Réception de Denys Cochin
M. Denys Cochin ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Vandal, y est venu prendre séance le 29 février 1912, et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Autrefois, lorsque d’ambitieux rêves de jeunesse me conduisaient jusqu’ici, au seuil de cette salle peuplée de grands souvenirs, et parmi vous, je me voyais commençant avec respect l’éloge d’un illustre aîné, déjà couvert de gloire et chargé d’années au temps où ces rêves me hantaient.
Aujourd’hui, je me présente à vous le cœur plein d’une double reconnaissance. L’Académie Française a accordé à ma vie, à mon nom, à ma famille, un honneur que j’osais à peine souhaiter. Et elle me confie une tâche beaucoup plus douce et plus aisée que je ne l’avais imaginée.
Celui dont je dois, non sans une profonde émotion, occuper la place et prononcer l’éloge, n’était pour moi rien moins qu’un devancier vénérable : c’était un contemporain, un ami de toute la vie, un camarade d’enfance.
Camarades, nous l’étions même avant le lycée, avant Bonaparte et Louis-le-Grand. Nous nous rencontrions au cours de piano et de solfège, élèves très jeunes et déjà sans avenir. En quelle année ? Peu après la guerre d’Italie. Car un autre enfant, amené par une mère en grand deuil, était vêtu d’un petit uniforme de zouave, et déjà soldat, en souvenir de son père mort en héros à Magenta.
Albert Vandal devint, au lycée Bonaparte, un fort brillant élève : l’honneur et l’espoir de ces excellents professeurs d’humanités qui savaient tirer pour nous de Virgile, de César, de Xénophon, de Thucydide, de si belles leçons de français. Il garda toujours pour l’enseignement classique, pour l’Université qui a instruit notre jeunesse, une profonde reconnaissance. Permettez à un rival d’alors, chargé de beaucoup moins de couronnes, d’exprimer le même sentiment. Dans les livres de Vandal, quelle que soit l’immensité du sujet, le nombre, l’importance des personnages qui entrent en scène, règne un ordre parfait. L’idée générale éclaire tout un chapitre, comme un même rayon dans un tableau bien composé illumine, sous le même angle, les arbres, les monuments et les hommes. Ces mérites d’ordre et de clarté sont justement ceux qu’à l’aide d’immortels exemples, l’enseignement classique essayait de nous faire acquérir. Un mauvais renom bien injuste a fait effacer des murs des lycées les mots de classe de rhétorique. Jugez, d’après l’exemple d’Albert Vandal, si la rhétorique universitaire était la recherche des vains ornements et des fleurs prétentieuses, ou n’était pas plutôt l’art et l’habitude de penser et de parler clairement et distinctement. Car ces deux adverbes, si chers à Descartes, résument, au moins en France, le meilleur cours de rhétorique aussi bien que de philosophie. J’avouerai si l’on veut que la politique les tient en moindre estime.
Vandal fut volontaire d’un an en 1873, tout au début de cette institution, et dragon à Compiègne, au 13e régiment, celui qui deux ans plus tôt, était fier de s’appeler dragons de l’Impératrice. En ce temps-là, les noms des vainqueurs du grand concours se répétaient partout, et leur jeune célébrité s’étendait au delà des murs du quartier Latin. Albert Vandal, un jour de revue du général de brigade, se tenait droit, le regard fixe, le casque en tête et le sabre à la main. Le général, M. de Gondrecourt, au pas de son cheval, passait devant la troupe, examinant la tenue de chacun. L’air novice, quoique plein de bonne volonté, d’un grand et mince dragon sans moustache, avant attiré son attention, il lui fait signe d’avancer à l’ordre. Rien de plus aisé, diront les gens qui n’ont jamais servi dans un escadron. Le cavalier se trouble, le sourire des camarades devient moqueur ; et le cheval, un vieux troupier auquel le conscrit est confié suivant l’usage, se refuse obstinément à sortir du rang. À grand renfort d’éperon, Vandal, son cheval, son casque, son sabre comparaissent devant le général.
Votre nom ? —Vandal, Albert. — Seriez-vous celui qui a obtenu l’année dernière le prix d’histoire au grand concours ? — Pardonnez-moi, mon général, c’est Pressensé qui me l’a enlevé. — Le second prix alors ? Eh bien ! dites-nous ce que vous savez d’une très ancienne campagne d’Afrique, celle de Metellus contre Jugurtha. — Notre volontaire n’hésite qu’une seconde, commence de bonne grâce, se met en verve, et résume brillamment quelques beaux récits de Salluste. Seulement, me racontait un ancien brigadier du 13e, témoin de l’aventure, il avait repoussé son casque sur sa nuque, lâché ses rênes, et son sabre, comme un enfant qu’on berce, reposait sur son bras gauche. — C’est bien, dit le général sans relever la faute. Albert Vandal, rentrez dans le rang. Inspirez le goût de la science à vos camarades ; apprenez d’eux le culte de la discipline et de la belle tenue militaire. Par cet échange de bons offices, la patrie sera mieux servie.
Un an après, le dragon de Compiègne était auditeur au Conseil d’État. Dans un éloge si achevé et si fidèle, que, l’ayant lu, je me suis senti fort embarrassé pour en ébaucher un autre, mon ami M. de Ségur rappelle que Vandal et lui furent alors collègues. Ils quittèrent le Conseil presque en même temps, presque pour les mêmes raisons. Il est des jours où les gouvernements éprouvent le besoin de décourager leurs plus précieux serviteurs ; et ne trouvent à alléguer que cette excuse médiocre : « D’autres gouvernements, avant le nôtre, n’ont pas été plus intelligents. »
Vandal aimait le Conseil d’État. Il en avait compris l’esprit et le rôle. Il y a de nombreux passages de l’Avènement de Bonaparte où se reconnaît l’ancien auditeur. Cet avènement fut aussi celui du Conseil d’État. Auxiliaire du souverain par ses avis, juge de ses actes au contentieux, souvent réformateur des décisions du Parlement, par les règlements d’administration publique ; le Conseil d’État grandit à mesure que grandit le Pouvoir exécutif. En pleine séance de cette haute assemblée, Napoléon déclarait : « Je veux que l’on me fasse un corps législatif qui n’exige rien de moi. Il ne faut pas toutefois le rendre plus faible qu’il n’est, car il ne pourrait plus me servir. »
Cette pensée fut recueillie, avec d’autres opinions de l’Empereur, par l’auditeur Pelet de la Lozère. L’auditeur Albert Vandal n’y eût point applaudi. Il aimait la liberté, M. de Ségur nous l’assure, sans cependant compter uniquement et aveuglément sur elle. Il appliquait à la liberté le mot fameux « servir à tout et ne suffire à rien », mot qui peut se dire de bien des choses : même de la santé, même de la jeunesse, même du courage. Inventé à propos de l’esprit, il convient ce me semble à l’esprit moins qu’à tout le reste, car en ce monde où rien ne suffit, l’esprit suffit pourtant à répandre quelques illusions.
Est-il certain qu’à un peuple intelligent la liberté ne suffirait pas ?
Cette expérience a-t-elle jamais été sincère, complète, poussée jusqu’au bout ?
Chez nous elle a toujours rencontré une difficulté qui nous est particulière. Notre sol produit abondamment un personnage paradoxal : le révolutionnaire homme d’ordre, d’autorité et de gouvernement ; le libéral draconien. Je n’entends point par là celui que Vandal appelle spirituellement le Révolutionnaire nanti. — Je parle d’un homme sincère, aimant la liberté, mais d’un amour si jaloux qu’il la couvre de chaînes. — Ce genre ne fleurit, parait-il, que chez nous. « Les Jacobins d’Italie, écrit Albert Sorel, à propos de la République Cisalpine, ne sont pas des gens d’autorité comme ceux de France. » Le triomphateur du 18 brumaire connaissait ces Jacobins mieux que personne au monde. Quinze ans après, lors de l’Acte additionnel, il ne les avait pas oubliés. « Je me rappelle, a écrit Benjamin Constant, une esquisse de république où l’on proposait des inquisiteurs d’État, un conseil des Dix, des censeurs pour exclure de toutes fonctions les candidats suspects... des lois préventives, le tout dirigé, comme de raison, contre les ennemis de la liberté. Bonaparte en me communiquant cet écrit ne put s’empêcher de sourire : Celui-là encore, me dit-il, avait fait son éducation constitutionnelle dans la Convention. » Tant que cette éducation laissera des traces, l’expérience de la liberté sera faussée.
Albert Vandal n’était pas homme de parti. D’autres historiens n’ont pas dédaigné ce rôle. Il est pour les morts, princes ou tribuns, guerriers ou juristes, des accusateurs posthumes et aussi des champions. Ces écrivains, ardemment lancés dans les luttes contemporaines, ne remontent le cours des siècles que pour chercher encore des aliments à leurs passions politiques. Ils n’évoquent le passé que pour enflammer et enrôler la jeunesse, et ne font état des événements qu’en qualité d’arguments. Leur enseignement recrute des partisans plutôt qu’il n’instruit des disciples.
Telle n’était pas la manière de Vandal. Je ne connais que deux discours, dans lesquels les événements contemporains aient déchaîné sa colère. Il dénonça un crime, les massacres d’Arménie, — et une sottise, certains manuels scolaires. Son éloquence indignée poursuivit le crime ; et son esprit mordant fit justice de la sottise, bien avant les récentes polémiques. L’humanité offensée, l’histoire travestie : ces deux attentats purent seuls le faire sortir de sa souriante sérénité.
Avant de commencer, devant l’Académie, l’éloge de Léon Say, il se qualifiait lui-même de « simple historien, assez ennemi de la politique, pour n’avoir plaisir à l’observer que dans le passé et à distance ». Ce sont là de bien dédaigneuses paroles ! Il est permis, je le crois, de ne point tenir la politique à distance ; à la condition de garder une part de sa vie pour beaucoup de lectures et même quelques essais de Philosophie.
Politique, Philosophie, pôles extrêmes entre lesquels s’étend le domaine de l’histoire ! La politique, c’est l’action, la durée concrète et vivante, suivant l’expression de M. Bergson. Sitôt accomplis, les événements sont soustraits au temps réel, projetés pour ainsi dire dans l’espace, étalés simultanément devant nos regards. De ce trésor inanimé, divers talents s’emparent : Michelet forge l’acier de ses armes ; Vandal choisit les modèles et les couleurs de ses tableaux. Mais Vandal ne se contente pas de peindre et veut nous apprendre à déduire de l’histoire quelques conséquences générales.
Quelles conséquences ? Ce ne seront pas des lois mathématiques, car l’histoire ne peut pas les fournir. Demandons-nous (car chacun pour sa propre existence est un petit historien) si la série de nos jours et de nos actions forme, comme le cours de géométrie, une série de théorèmes ? En aucune façon. Des événements, petits ou grands, se dégagent quelques leçons utiles, quelques bons conseils ; mais non point des démonstrations catégoriques et définitives.
On m’assure que Fustel de Coulanges, irrité contre les faiseurs de théories et les tireurs d’horoscope, a prononcé ce jugement sommaire : « L’histoire ne sert à rien » ! Il a eu raison, s’il est permis d’ajouter : À quoi sert la vie ?
L’œuvre de Vandal est inspirée d’un bout à l’autre par une pensée directrice, aisée à reconnaître aussi bien dans ces charmantes préfaces qui s’appellent Louis XV et Élisabeth de Russie, ou bien la Mission du marquis de Nointel, que dans le grand monument élevé à la mémoire de Napoléon et d’Alexandre.
Je prévois ici des objections. On me dira : Quand vous visitez l’atelier d’un peintre, dans les croquis, les ébauches, aussi bien que dans les portraits achevés et les grands sujets d’histoire, vous reconnaissez la main du Maître. Sa fantaisie n’en a pas moins couru librement et sans méthode d’un sujet à un autre.
Vandal, répondrais-je, fut en effet un excellent peintre. Mais l’unité de son œuvre n’est pas seulement l’effet de sa manière personnelle : elle provient de sa volonté autant que de son talent. Il a voulu, j’essaierai de le montrer, qu’une grande leçon pût être tirée de ses livres. Mais parcourons d’abord, avec tout le désordre que comporte une pareille visite, l’atelier du peintre.
Il avait rapporté de Suède de fort jolies ébauches prises au vol, presque sans arrêter le galop de sa karriole ; études de lacs, presqu’îles, sombres sapinières, églises, usines ; silhouettes de pasteurs, d’hommes de loi, de paysans. Il expose bientôt des œuvres plus achevées.
Dans le Paris de Louis XIV, un conseiller au Parlement, que la robe, le Palais et la vie bourgeoise ennuient, s’en va, avec une mission du Roi, chez le Grand Seigneur, Commandeur des Croyants. C’est Charles-Marie-François Olier, marquis de Nointel. Et quel est son compagnon ? Antoine Galland, auquel nous devrons de connaître les Mille et une Nuits. Vandal nous conduit avec eux, à travers mille aventures, à Andrinople ; et ne cherche pas à nous éblouir dès l’arrivée : il nous montre un ciel noir et bas, des ruelles sales, la neige mêlée aux ordures. Par bonheur nous rencontrons de beaux Turcs qui eussent ravi M. Jourdain : le maire héréditaire du palais, deuxième ou troisième des Kupruli, les jambes croisées sur son sofa, coiffé jusqu’aux yeux d’un turban gigantesque, avide de génuflexions et de présents. Voici le Commandeur des Croyants lui-même, Mohammet Ali, noir comme un More, le regard violent et triste, la moustache épaisse il revient de la chasse, plaisir invariable de chacun de ses jours, et pousse son cheval avec impatience, suivi d’une bande de gens essoufflés et mal montés, et de trois joueurs de flûte qui ne cessent, au grand galop, de filer des sons lugubres.
La mission de Nointel fournit à notre peintre de plus riants tableaux, la fête du Selamlik, ses cavalcades avec des harnais d’or, des housses usées et des costumes râpés, mais le tout chargé de diamants et d’émeraudes. Au-dessus de la foule, se balancent les cous gigantesques de deux grands dromadaires, qui portent, dans des boites de cèdre, le Coran, et le vêtement du Prophète. Une apparition du diable lui-même, disaient les serviteurs de l’ambassade.
Nointel et Galland s’en vont en Syrie, en Palestine, puis en Grèce à travers les Cyclades ; voyage de poètes, de chercheurs et d’érudits. Une galiote, poussée par quatre-vingts rameurs, les attend à la Corne d’Or, et les porte, en longeant Tenedos et les rivages de Troie, à Chio, où la vie est si douce que les esclaves chrétiens refusent la liberté ; puis à Alexandrette, à Tripoli de Syrie. Ils gravissent, pour rendre visite aux chrétiens Maronites amis des Francs, les pentes des montagnes du Liban aperçues de la mer, et se reposent sous le dôme antique des cèdres. Des ordres inquiets, venus en même temps de Stamboul et de Versailles, arrêtent le fantaisiste ambassadeur sur la route d’Égypte. Il se console en visitant Délos, Milo. Enfin, il monte à l’Acropole, alors enveloppée des grossières murailles d’une bicoque turque, mais non encore dépouillée de ses marbres divins.
L’imagination de Vandal avait peine à se détacher de l’Orient. Les élèves de l’École des Sciences politiques le savent, personne ne connaissait mieux l’Empire Ottoman : bizarre assemblage de races diverses et de pays mal assortis, que, depuis des siècles, la domination turque tient médiocrement unis ; avec des périodes de laisser aller, des explosions de férocité, et même, de loin en loin, des velléités de réforme !
Il y retourne, en compagnie du marquis de Villeneuve, ambassadeur de Louis XV, et il rencontre cette fois cet étrange et amusant personnage, vaillant soldat, hautain gentilhomme, qui finit par déguiser sa personne et son nom, pour devenir Bonneval Pacha.
Un siècle s’est écoulé depuis le voyage de Nointel ; et l’Orient est toujours aussi fastueux et barbare. Il le sera longtemps. Le sultan Ahmed III — assassin de ses frères — n’aime que les fleurs et les oiseaux. Son sérail est un jardin d’hiver et une volière : et ses femmes trouvent des pierreries à cueillir dans les roses et les tulipes. Vandal excelle à nous dépeindre l’arrivée des ambassades du roi de France dans cette cour étrange. Ambassades nombreuses : plus de cinquante gentilshommes ont volontairement suivi M. de Villeneuve ; et aussi deux savants membres de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, les abbés Sevin et Fourmont. Demandez à Vandal par quels artifices le subtil Villeneuve sut obtenir pour les religieux et les commerçants français d’importants privilèges ; et comment il sut poursuivre ses négociations tantôt avec Ahmed, au milieu de ses oiseaux et de ses tulipes ; tantôt avec Padrona, chef d’une émeute militaire et souverain provisoire ; tantôt avec le capitan Pacha Djanum, terrible vieillard, redouté de toute la Méditerranée, qui, à 70 ans, s’oublie une année entière à Alger, amoureux d’une esclave Candiote ; et tout à coup, la Candiote s’étant enfuie, reparaît furieux à Constantinople pour couper la tête à Padrona et replacer Ahmed sur son trône ! Mais vous auriez voulu aussi, j’en suis sûr, demander à Vandal s’il pensait que sur les rives du Bosphore de grands progrès dans les mœurs politiques fussent survenus entre le règne d’Ahmed III et celui d’AbdulHamid !
Poursuivons notre revue de l’œuvre pittoresque d’Albert Vandal, et nous verrons qu’il ne fut pas seulement un Orientaliste, disciple de Decamps et de Marilhat. Il s’essaie à de plus grands sujets, émule d’abord du baron Gros ; tout près d’égaler, plus tard, la vaillance souriante ou la tragique mélancolie de Charlet.
Nous sommes à Tilsitt, sur le radeau du Niémen où les empereurs d’Orient et d’Occident règlent fraternellement, quoique non sans peine et pour peu de jours, leurs immenses affaires.
L’an d’après, il nous conduit à Erfurt où les deux Empereurs éblouissent et encombrent une petite cour allemande. Des comédiens sont venus de Paris, et des danseurs de Moscou. Des troupeaux de cerfs chassés et réunis entre des toiles, sont offerts par douzaines aux balles impériales. Comme on les voit dans le tableau de Cranach, à Vienne, percés par les flèches d’arquebuse de l’empereur Maximilien. Cet antique amusement est encore en faveur, dit-on, chez les princes allemands.
L’amitié se refroidit, et pendant les longs mois qui précèdent l’éclatante rupture, Vandal, devenu peintre d’intérieurs et de portraits, nous introduit à Saint-Pétersbourg dans le salon de Mme Nahrichkine, ou chez la jeune et spirituelle grande-duchesse Catherine Pawlowna, sœur d’Alexandre, celle qui disait : « J’aimerais mieux être la femme d’un pope que d’un roi soumis à l’empire français. »
Quoi de plus saisissant que le chapitre intitulé le secret du Tsar ! Il nous montre un tout jeune Alexandre, irrité contre le despotisme de Catherine, heureux sans oser le dire des succès de la Révolution française, et rêvant avec Czartoryski la liberté et le bonheur des peuples. C’est, dit Albert Vandal, le don Carlos de Schiller, et Czartoryski c’est Posa. Puis apparaît Alexandre empereur, obligé de renoncer à ses rêves ; allié des rois, mais bientôt las de l’égoïsme et des vues étroites de ses alliés ; et pris d’enthousiasme pour l’homme de génie qui renverse les trônes. Enfin ce même Alexandre revient à Czartoryski ; et voudrait regagner le cœur de la Pologne, pour la disputer à Napoléon. Pendant ce temps les vieux Russes, ennemis des idées libérales et xénophiles se réunissent à Vienne. À Prague viennent conspirer les officiers des armées détruites : Prussiens, Croates, Napolitains, Espagnols.
Dans l’autre camp, que de projets gigantesques !
Un jeune officier russe, Tchernitcheff envoyé secret d’Alexandre, apprend un jour tout ce qu’ignorait le fastueux et obèse prince Kourakine, poudré, chamarré, perclus de goutte, montant avec peine en son carrosse de gala ; ambassadeur plein de magnificence, dont le portrait nous prouve qu’Albert Vandal, comme beaucoup de bons peintres, à pris plaisir à crayonner des caricatures. Pendant une chasse, oubliant le cerf et la meute, Napoléon a mis son cheval au pas, et dévoile ses desseins formidables à Tchernitcheff, épouvanté, tandis que les fanfares s’éloignent et s’éteignent sous les futaies de Fontainebleau.
L’effroyable guerre se déclare. Contre un Empire grand comme la moitié de l’Europe, les armées de l’autre moitié de l’Europe dominées par la victoire et rassemblées par la force s’amassent et se précipitent. Le tableau du passage du Niémen, effrayant sujet qui a inspiré les plus vastes imaginations, n’est pas au-dessus du talent de Vandal. Je ne connais qu’une peinture, une seule, qui soit encore supérieure à la sienne. Celle-là fait briller dans la nuit les feux de l’immense bivouac ; puis, au petit jour, montre le défilé de l’armée formidable. Nous entendons le pas des chevaux et le roulement des voitures d’artillerie sur les ponts ; et nous demeurons stupéfaits, éperdus, dans le silence et le désert de l’autre rive, entre tant de guerriers que surprend un mystère nouveau pour eux : manquer d’ennemis, ne se heurter à aucun obstacle, et sentir leurs forces s’abattre dans le vide ! Non, rien n’égalera jamais l’émotion et l’éclat de cette peinture sinistre. Aussi est-elle l’œuvre d’un témoin, d’un acteur de la grande scène, le général Philippe de Ségur.
Par un matin de printemps, le vieux Corot, devant son chevalet, dans une prairie, à un enfant indiscret qui lui disait : « Où donc est l’étang que vous venez de faire ? », répondit : « Le temps est lourd, je venais de peindre un ciel d’orage ; j’ai mis cette eau pure sous ces arbres, pour me rafraîchir. » L’enfant, devenu un maître, m’a conté l’anecdote. Il est probable que Vandal, lorsque après la catastrophe de Russie il se mit à écrire l’Avènement de Bonaparte, obéit au même sentiment. Il veut se rasséréner et se rafraîchir. Paris, gai par nature, délivré des horreurs sanguinaires et des absurdités économiques, rendu au travail et à la richesse, content de la paix, fier des victoires : Vandal nous l’a dessiné avec toute la verve d’un Debucourt ou d’un Boilly.
Il en connaît les rues, les places, les théâtres, les traiteurs, les modistes, les rares journaux, aussi bien que Frochot, Préfet de la Seine ; et sur l’esprit des habitants, il est aussi bien renseigné que Fouché ou Talleyrand. Esprit singulier ! Tant de terreurs, tant de tyrannies subies au milieu de tant de déclamations ! Le peuple est sincère, il tient encore au langage révolutionnaire ; et malgré tout ce qu’il a vu, garde sa foi en de magnifiques promesses. Le matin même du 18 Brumaire, des grenadiers refusent d’obéir à Moreau, suspect de modérantisme ; il faut que Bonaparte, dont le civisme est plus pur, vienne les rassurer.
Et lui ! jeune triomphateur des campagnes d’Italie et d’Égypte, par quelle journée des dupes, par quelle folle journée va-t-il s’emparer du pouvoir ? Vandal admire, ainsi que nous tous, le héros. Il fait mieux : il l’aime. Et pourtant il ne cache ou n’embellit rien. Ni la cavalcade militaire qui s’en alla piaffante et empanachée, depuis la rue Chantereine où Joséphine retenait et chambrait Gohier, jusqu’aux Tuileries. Ni la montée des voitures en long cortège, sur la route de Saint-Cloud : chacun ayant choisi pour compagnon de carrosse son affidé le plus sûr, Sieyès, son fidèle Ducos, Rœderer son fils, et Talleyrand, son grand vicaire des Renaudes. Il n’oublie ni le discours aux Anciens, discours pompeux et déclamatoire, qui fait penser à Ruy Blas devant le conseil de Castille, — ni la scène tragi-comique chez les Cinq-Cents, les cris, les menaces, les gestes, le général soulevé de terre par l’énorme Destrem, ivre de colère : Lucien plein d’assurance, et Murat plein d’à-propos, quand il crie enfin : « Jetez ces gens-là à la porte ! » Ni le retour : car le plus curieux de l’affaire est qu’après la fuite éperdue qui sema les toges écarlates sur les buissons, on alla chercher partout les législateurs affolés, et que beaucoup se laissèrent ramener la nuit, dans la salle éclairée par quelques chandelles où se débitaient d’inutiles harangues. Préface ridicule d’une épopée gigantesque !
Un coup d’État a besoin d’une formule justificative : « Sortir de la légalité pour rentrer dans le droit », a passé pour le modèle du genre. « L’arbitraire libéral », dit Vandal, « succédait à la tyrannie législative. » Ne trouvez-vous pas cette invention presque aussi heureuse ? Comme il me connaissait bien, il m’eût pardonné de donner ma préférence, quoique ayant été souvent blessé dans mes convictions les plus chères par la tyrannie législative, à une troisième formule. Cavour disait à M. le marquis Visconti Venosta, son neveu, qui me l’a conté : « Croyez-moi, j’ai connu les deux régimes : et la plus mauvaise Chambre vaut encore mieux que la meilleure antichambre. »
Dans les antichambres règne la faveur, et aussi la police : Vandal compte quatre polices à Paris, outre la police particulière des Consuls.
Il célèbre la renaissance des théâtres ; mais la censure s’y donnait beau jeu. Esménard, policier plus que poète, corrigeait l’Hector de Luce de Lancival, ce qui n’était pas un grand malheur, mais aussi l’Héraclius de Corneille. Un Bélisaire était interdit sous prétexte d’allusions au procès de Moreau ; un Roland, à cause de Roncevaux qui pouvait paraître une menace. L’aventure de M. Brifaut mérite d’être aujourd’hui rapportée, M. Brifaut ayant occupé ce même fauteuil qui devait appartenir à Vandal. Un Don Sanche, proposé par ce poète, pendant la guerre d’Espagne, parut inacceptable. Mais, obéissant à d’ingénieux conseils, M. Brifaut voulut bien changer Barcelone en Babylone, et don Sanche en Ninus, magnanime empereur et conquérant de la Bactriane. Il obtint un grand succès. Nous dûmes cependant renoncer, dit l’auteur en une préface explicative, « à quelques couleurs locales toujours précieuses » ([1]).
Vive la liberté ! Vive la paix ! criaient les Parisiens. Ils eurent l’Empire. M. de La Fayette, dans son curieux écrit intitulé : « Mes rapports avec le Premier Consul », raconte que la paix d’Amiens avait amené à Paris des Anglais de distinction, lord Holland, le duc de Bedford, M. Erskine, d’autres encore ou conservateurs ou libéraux. Les uns, lui dit l’ambassadeur Livingston, comptaient bien ne trouver ici que des ruines ; les autres espéraient voir un pays libre : tous vont s’en aller déçus.
La Fayette lui-même augurait mieux. Il se tenait à l’écart et refusait l’ambassade de Washington, car il avait le caractère fier ; mais il espérait, il en convient, tirer quelque profit pour la liberté, de Bonaparte et de Brumaire, car il avait l’âme confiante. « J’allai le voir, dit-il, et tout en l’absolvant de l’an VIII, je ne le taxais que d’avoir fait bonne part au pouvoir exécutif. » Il me répondit : « Vous savez que Sieyès n’avait mis partout que des ombres : ombre de pouvoir législatif, ombre de pouvoir judiciaire, ombre de gouvernement. Il fallait bien de la substance quelque part ; ma foi, je l’ai mise là. »
Elle y est restée, en somme. « Assez de périodiques ! » criaient les plaisants, à l’annonce d’une nouvelle constitution. Mais celle-là ne devait pas être éphémère. La substance de la constitution de l’an VIII, composée et pétrie par la main de Napoléon, devait posséder une densité singulière. Car, en dépit de beaucoup d’effervescences, elle ne s’est jamais tout à fait évaporée.
J’ai terminé, Messieurs, ce que j’appelais la visite de l’atelier du peintre. Et je dois tenir maintenant la promesse faite de chercher, à travers l’œuvre considérable d’Albert Vandal, la leçon générale, l’idée directrice. Je vais l’essayer en quelques mots, m’excusant d’exprimer des idées fort complexes d’une manière trop absolue. C’est l’inconvénient (et le seul) de la brièveté.
Messieurs, au temps où nous vivons, la patrie n’a pas moins besoin qu’autrefois de la vaillance et du dévouement militaires. Mais elle trouve de nouveaux emplois pour les vertus et les talents de ses soldats. Elle est moins prompte à les lancer contre ses voisins immédiats, rivaux de sa prospérité. Elle aime mieux les envoyer au loin pour soumettre, mais aussi pour éclairer et enrichir des races inférieures. Les mots changent de sens, et, dans la langue française, depuis quarante ans, le mot conquérir ne signifie plus abattre et détruire, mais instruire et amener à un état meilleur.
« Quelle belle tâche nous est réservée ! écrivait il y a deux ou trois ans un jeune officier en campagne. Quelle belle existence et comme je l’aime ! C’est l’action au milieu des vastes horizons, la vie au grand air, au soleil. C’est prendre en mains un pays qui ne produit rien, ravagé par les Touareg ; c’est rappeler la population dispersée ou captive, et soit par la force, soit par l’exhortation au bien, décider ces Touareg à restituer le fruit de leurs rapines. C’est amener des troupeaux sur cette terre dévastée, y semer des champs de coton et de mil. C’est parler aux nègres primitifs de progrès, de commerce, de justice, de bien, et d’Allah qui est leur Dieu, car l’islamisme a jadis pénétré jusqu’ici. C’est les assembler dans de longs et patients palabres, et si ce n’était point profaner un mot sacré, je dirais presque les évangéliser ! »
Ainsi parlait Henri Moll, Français d’Alsace, colonel à 38 ans et tué l’an passé en combattant Doudmourah, sultan du Ouadaï, et marchand d’esclaves. Pouvais-je mieux, qu’en citant les paroles de ce héros, définir le guerrier moderne ? N’est-il pas vrai que de tels exemples permettent d’espérer le progrès de la justice et de l’humanité même dans la guerre ?
À la suite des innombrables découvertes de la science au XIXe siècle, le monde était devenu trop petit, et la barbarie y tenait trop de place. La science et le progrès industriel ont préparé un nouvel exode, semblable à celui dont la Foi chrétienne avait été, au temps de Christophe Colomb, la principale inspiratrice. Et, en notre siècle où les changements vont vite, la période historique pendant laquelle les nations à l’étroit dans la vieille Europe, ont planté leurs jalons dans les pays encore incultes, a été courte. Quinze ou vingt ans ont suffi. Ce fut une course à travers le monde, chacun sentant bien que les retards ne seraient pas réparables. Car, pour les Nations, planter un jalon, c’est arborer un drapeau. Dans cette course, la France est arrivée en bon rang. Ainsi s’est créée une nouvelle politique appelée mondiale, par un néologisme que l’Académie, je le pense, n’a pas encore ratifié, et dans laquelle l’Angleterre seule avait devancé les autres puissances.
Devant ces vastes ambitions civilisatrices, les luttes intestines pour des territoires limitrophes, les partages de peuples contre leur volonté, les remaniements artificiels de la carte d’Europe paraîtront désormais inspirés par une politique surannée et d’ancien régime. De la politique moderne, le vrai inventeur fut Leibnitz. Le fameux mémoire sur l’Égypte et la route des Indes est une œuvre prophétique, digne de son génie. Il l’offrit à Louis XIV, le plus grand roi de son temps, et le plus craint et révéré dans les pays du Levant. Mais avant de se livrer à ce lointain essor, la France avait besoin d’élargir le sol national et de l’affermir. Les vieilles méthodes devaient durer longtemps encore, et la Révolution qui bouleversait tout au dedans, prit au dehors, avec un langage différent, la suite des affaires de l’ancienne Monarchie.
Au temps où la République Française luttait pour la frontière du Rhin, et fondait les républiques Helvétique et Cisalpine ; Charles Fox, dans la Chambre des Communes raillait les Tories, qui se croyaient exposés à des périls jusqu’alors inconnus.
« Cela n’est pas nouveau, disait-il ; nous avons connu sous la Monarchie les mêmes ambitions soutenues de la même manière. On parle, quand on veut occuper la Savoie, de convenance physique et morale : sous les Bourbons nous avons entendu ce même langage. »
L’Empire continua les mêmes luttes : « Après la campagne d’Austerlitz et le traité signé à Presbourg avec l’Autriche, a écrit votre éminent confrère M. Frédéric Masson, l’Empereur a résolument cherché à constituer en Europe un équilibre de paix où la France sans doute eût eu la prépondérance, mais point différemment du temps de Louis XIV... Si Louis XIV avait échoué en Hollande, si dans quelques parties de l’Italie il avait été moins heureux que « son successeur » ; il avait, par l’accession de l’Espagne à son système, plus que compensé ces différences ([2]). »
Aux anciennes ambitions, aux anciennes méthodes, le génie de Napoléon donna un accroissement prodigieux sans en changer la nature. Cet inventeur, étonnant dans la direction des armées, est un diplomate de très ancien régime, qui persiste dans les idées et les mœurs féodales. Provinces conquises par l’épée, royaumes feudataires, mariages impériaux, pactes de famille ; rien ne manque à ce tableau des temps passés : pas même les violences envers le Saint-Siège !
Comme Louis XIV à son petit-fils, il voulait dire à son frère, en abaissant les Pyrénées : « Les grands vous appellent, les peuples vous souhaitent ; et moi, j’y consens. » Comme Louis XV, pour Madame Infante, il allait prendre par delà les Alpes des apanages pour ses sœurs.
Je ne sais pourquoi Taine prend tant de soins pour le tirer de son siècle et de son pays, et veut en faire un Florentin du temps des Médicis : comme si le Jacobinisme n’était pas le terrain le plus propre à l’éclosion d’un César, et comme si tant de guerres antérieures n’avaient pas été une préparation favorable à l’essor d’un conquérant ! Il a plu à beaucoup d’historiens d’enseigner que ses guerres n’eurent point d’autre objet que de répandre les idées nouvelles. Ce n’est pas l’impression que produisit à Tolstoï la grande armée conduite à Moscou par des rois, des ducs et des princes. — Et ce ne furent pas des exemplaires de la déclaration des droits de l’homme que les Cosaques tirèrent d’un fourgon effondré dans la neige ; ce furent, d’après une tradition que rapporte Vandal, le sceptre, le globe, et le manteau d’un Empereur d’Orient.
La politique d’ancien régime n’a pas eu en lui sa dernière manifestation éclatante. Devant la France d’aujourd’hui, victime encore sanglante du dernier grand homme issu de cette école surannée, mutilée par un de ces génies funestes qui croient avoir tout fait pour leur Prince et leur nation en asservissant une province et extorquant un tribut ; l’Allemagne s’aperçoit que les événements actuels font pâlir la gloire de celui qu’elle avait appelé le Chancelier de fer. Il ne pénétrait pas les secrets de l’avenir, cet homme d’État qui poussait Ferry vers les expéditions lointaines, comme on conseille les voyages aux personnes affligées. Si vous voulez apprécier justement le présent qu’il a fait à sa patrie, demandez-vous quelle serait aujourd’hui la reconnaissance de l’Angleterre envers un ministre qui l’aurait laissée sans colonies, mais avec une Irlande !
Messieurs, par tout ce qu’il loue et tout ce qu’il blâme dans le passé, par les sujets d’étude qui obtiennent sa prédilection, Vandal est un apôtre de la politique moderne que j’ai essayé de définir. L’intérêt primordial que présentent pour la mère patrie les lointaines conquêtes civilisatrices, apparaît clairement à ses lecteurs. Là est l’idée directrice de son œuvre.
Qu’est-ce, par exemple, que la mission de M. de Nointel, ou bien que la mission de M. de Villeneuve ? — Le vrai sujet de ces beaux livres est plus vaste. C’est la France en Orient, titre donné par Vandal à l’un de ses plus éloquents et lumineux chapitres.
Lorsque Nointel s’embarque, le règne de Louis XIV est à son début. Le jeune roi hésite. Un nouvel élan paraît emporter la Chrétienté contre l’Infidèle. La Crète, avec une énergie désespérée, repousse le Turc. Comment le roi très chrétien retiendrait-il la vaillante noblesse qui suit La Feuillade sous les murs de Candie ? D’autre part, il importe de ménager le grand Seigneur. François Ier, après la bataille de Pavie, a noué avec le Sultan des relations qui se sont maintenues. Des capitulations ont assuré des privilèges à notre commerce, aux établissements religieux que nous protégeons. Croisade contre le Turc ? Bonne entente avec les Ottomans ? Le Roi de France ne sait que résoudre. La République française peut-elle lui faire reproche de cet embarras ?
La Feuillade s’est fait tuer en Crète il y a 250 ans : la situation a-t-elle beaucoup changé ? Les Crétois ne sont pas plus soumis qu’alors. Leur fidélité à leur foi et à leur patrie les tient encore debout contre le Turc. Cependant, chez les grandes protectrices, France, Russie, Italie, Angleterre, l’hésitation qui s’était emparée de Louis XIV dure encore. Elles envoyaient, il y a douze ans, leurs escadres à la Canée ; elles faisaient débarquer des troupes sur le rivage : était-ce pour protéger, ou bien pour contenir la Crète ? Leurs ministres ne le sauraient dire ; et les instructions de La Feuillade, j’oserais en jurer, étaient moins timides et moins obscures que celles que reçut notre vaillant amiral Potier.
Cependant, la révolte de Candie étant écrasée, Louis XIV se tourne du côté des Turcs. De grands intérêts le préoccupent. Il importe d’obtenir du Sultan la signature de capitulations nouvelles, reconnaissant au Roi très chrétien le protectorat des Francs, ce nom qui pour les Turcs confondait toutes les nations catholiques.
Le Protectorat des chrétiens en Orient ! Première manifestation de la politique extérieure moderne ! Charge glorieuse acceptée par nos Rois, et dont, après eux, la Convention nationale, comme la mission du général Aubert Dubayet en témoigne, se montra jalouse ! Notre république ne veut pas laisser périr le Protectorat. Ce serait laisser abattre une des grandeurs de la Patrie : seulement l’embarras recommence pour elle ; car le fanatisme turc n’est pas le seul qu’il importe de ménager.
L’Anticléricalisme n’est pas un article d’exportation. Gambetta l’a dit et cela se répète. Est-il donc si aisé de changer, pour les articles d’exportation, la marque de la fabrique métropolitaine ? En Syrie, en pays Maronite, presque français, cette année même, des moines, reniant notre Protectorat, avaient fait disparaître, du chœur de leur église, le fauteuil du Consul de France Il l’y reporta lui-même. À la fin de l’Office, plus de prières pour la France ; et la voix de notre consul, aussitôt accompagnée par toutes celles de la foule, entonna le Domine Salvam fac Rempublicam. Le Consul a reçu des compliments de ses chefs. Le compliment est, par excellence, un article d’exportation. Mais l’avancement se règle à Paris ; et vous ne me demanderez pas — car ce serait imprudent — de publier, dans nos murs, le nom d’un fonctionnaire, qui, même pour maintenir les droits de la France, osa chanter à la grand’messe.
Cependant, devant un si grand intérêt national, tous les partis se sont bien souvent confondus. Tous, à l’envi, ont fourni des défenseurs de cette cause patriotique ; et j’en aperçois plusieurs sans porter bien loin mes regards. La Chambre française se souvient, après vingt ans, d’un discours magnifique prononcé pour la défense du Protectorat par un de ses plus jeunes membres d’alors qui devint bientôt votre confrère. Et quand Vandal, dénonçant les massacres d’Arménie, faisait appel à la protectrice des Chrétiens d’Orient, un orateur illustre entre tous avait voulu faire à son jeune confrère l’honneur de présider la réunion, et d’applaudir sa conférence.
Cette grande cause a réuni des combattants venus de camps encore plus éloignés les uns des autres.
Sur un îlot des lagunes de Venise, devant la porte d’un antique couvent arménien, un voyageur, qui me tient de près, m’a conté qu’il avait entendu pour la première fois le nom de Vandal, rapproché du mien. Un vieux moine Méchitariste lui avait dit qu’il nous unissait tous deux dans ses prières. Et nous n’étions pas seuls ; car cette bouche pieuse recommandait deux autres noms aux mêmes bénédictions du ciel : Jean Jaurès et Anatole France.
Messieurs, dans son œuvre capitale elle-même, qui est le monument élevé à la mémoire de Napoléon et d’Alexandre, Albert Vandal se montre beaucoup plus favorable aux lointaines expansions de l’influence française, qu’à l’ancienne politique de conquêtes et de partages européens. Quand on a lu ces beaux livres, et médité sur ces profondes leçons historiques, savez-vous où apparaît la véritable grandeur de l’Empereur Napoléon ? Précisément dans les pensées qui l’entraînaient vers l’Égypte, la Syrie, la Mésopotamie, les Indes ; pensées que la plupart des écrivains ont jugées les plus folles et les plus chimériques.
Il ne nous semblera nulle part aussi grand, même à Tilsitt, même à Erfurt, qu’aux Pyramides, accompagné de Berthollet et de Monge. Vandal se plaît à rapporter ses projets féconds et, dans tous les détails, prophétiques. Il avait prévu le canal de la Méditerranée à la mer Rouge et même la nouvelle route des Indes par l’Asie Mineure, Mossoul et Bagdad. À la fin de sa carrière, dans une chaise de poste roulant de Dresde vers le Niémen, il racontait à M. de Lauriston ses anciens désirs. « J’aurais fait tout cela, disait-il, si la peste et un émigré (son ancien camarade Philippeaux, qui commandait l’artillerie turque) n’avaient brisé mon effort sous les murs de Saint-Jean-d’Acre. Mais cela peut se reprendre. Et après tout, les Indes ne sont pas plus loin de Moscou que de la patrie d’Alexandre le Grand ! »
Lord Rosebery, dans son histoire de Napoléon, résume ces paroles et conclut que « l’abus du pouvoir absolu avait, suivant l’usage, troublé cette tête puissante ». Singulière réflexion pour un Anglais ! Car cette même folie a fait la grandeur de sa propre patrie. L’Égypte, Suez, les Indes, étaient les conquêtes profitables, dans lesquelles l’Angleterre nous a tantôt devancés, tantôt supplantés. Au temps de Napoléon (car les possibilités changent avec les siècles) le rêve insensé, c’était la couronne de Charlemagne ce n’était pas l’empire des Indes.
L’esprit sage et impartial d’Albert Vandal se refusait à ériger un magnifique roman de chevalerie en système politique ; et la diplomatie impériale a trouvé en lui un juge sévère.
En trois pages mémorables, il a résumé son grand ouvrage. Il compare la fragile entente, survenue entre Alexandre et Napoléon, à la solide alliance qui règne aujourd’hui entre la France et la Russie. À Tilsitt, à Erfurt, nous dit-il, s’était formée une association « spoliatrice et dévorante pour la guerre et pour la conquête. ... Assuré de la Russie, Napoléon se crut libre de tout entreprendre, de bouleverser le monde, de saisir, de courber violemment et d’assujettir les États réfractaires à son système... Il vendit aux Russes la Finlande contre l’Espagne ; plus tard... il livra au Tsar les principautés ; il acheta avec un morceau de l’Orient une promesse de concours contre les révoltes de l’Autriche... Puis il lui fallut disproportionner les lots, récompenser le dévouement des Polonais au détriment de la Russie. Dès ce jour, l’alliance fut blessée à mort. »
Voici maintenant comment il apprécie l’alliance nouvelle : « Il a fallu, dit-il, que le parallélisme des intérêts apparût évident, manifeste, indéniable, que le sentiment de cette solidarité s’imprimât des deux parts au plus profond de la conscience nationale, se traduisît en un élan d’amour et fit succéder à l’accord éphémère des souverains, tel qu’il avait existé en 1807 et en 1808, le pacte des peuples. »
Il y voit aussi « un ajournement d’ambitions traditionnelles et d’indestructibles espérances ». Et il emprunte pour définir l’alliance franco-russe la vieille et fameuse devise : « Je maintiendrai. »
A-t-il bien compris la vraie pensée de l’alliance ? J’hésite à me prononcer devant des hommes qui en connaissent mieux que moi les secrets : ayant eu l’honneur et le mérite ou de la conclure et de la signer, ou de la consolider par des soins intelligents et jaloux.
Quel sens a prêté Vandal à cette devise ? Pense-t-il que, satisfaits du présent, au dedans et au dehors, Français et Russes ne se soient alliés que pour le maintenir ?
Un si parfait accord entre deux grands peuples ne peut pas aboutir de parti pris à l’immobilité. Des réformes sociales se réalisent, des efforts économiques et industriels se multiplient ; Russes et Français s’en vont en Perse, en Chine, ou bien au Maroc grâce à la sécurité que l’alliance leur assure. Une alliance qui procure à deux grandes nations le libre essor de leur génie ne saurait être expliquée par ces mots : « Je maintiendrai. » Elle fait plus, elle étend, elle augmente, elle fortifie et elle dure, étant la condition de durables entreprises poursuivies en commun.
A-t-elle ajourné des ambitions traditionnelles et d’indestructibles espérances ? Les ambitions de la Russie et de la France, ne subissent ni restriction, ni retard ; mais, comme je viens de l’expliquer, la direction et le caractère en ont changé. Elles ne sont plus celles ni d’Alexandre ni de Napoléon. Et quant aux espérances indestructibles, comment supposer, alors qu’elles vivent dans l’âme d’un grand peuple, que le bienfait de la plus solide et affectueuse alliance avec un autre grand peuple aura pour effet de les endormir ?
En résumé, si Vandal avait eu l’habitude fâcheuse d’employer en dehors de leur domaine les termes de la mécanique, habitude propre à notre sociologie contemporaine, il eût appelé l’alliance franco-russe un phénomène statique et non dynamique.
Mon opinion est autre. Je maintiendrai ! — Voilà une bien vaine résolution de l’homme au milieu des forces de la nature ! Ces forces ne sont jamais en repos hormis le cas où elles sont en équilibre ; et l’équilibre des forces, c’est leur annulation mutuelle : tout justement le contraire que signifie ce mot : alliance !
Je ne puis, Messieurs, terminer ce discours sans remercier de nouveau l’Académie qui, en me décernant un honneur si grand, m’a confié une tâche si douce et si facile.
Je vous ai parlé de l’œuvre de Vandal plus encore que de lui-même. Entre un homme et son œuvre, règne souvent une profonde inégalité. Souvent, l’homme est charmant, avisé, spirituel, de rapports sûrs, de conversation instructive et agréable, et trop de modestie et de défiance de soi-même ont empêché l’œuvre de venir à bien. D’autres fois au contraire, l’œuvre est originale, puissante, abondante ; mais l’homme est sombre, insociable, dédaigneux ou jaloux d’autrui.
Le docteur Max Nordau, qui prétend trouver des déséquilibrés même parmi les hommes de génie, propose l’épreuve suivante : supprimer leurs ouvrages. Il efface, par exemple le Monde, comme représentation et comme volonté, et soutient qu’il ne doit demeurer, de Schopenhauer, que le souvenir d’un personnage insupportable. Il suppose que Goethe n’ait rien écrit ; et nous assure que dans tout le duché de Weimar, il eût laissé derrière lui la plus honorable mémoire, et les plus affectueux regrets.
Voici une épreuve de laquelle personne plus que Vandal n’eût été assuré de sortir triomphant.
Entre l’œuvre solide, sincère et brillante de l’écrivain, et le caractère aimable et sûr de ce galant homme règne une parfaite harmonie. Notre amitié était fière d’une gloire si pure, mais n’avait pas attendu qu’elle se posât sur son front. Et tous ses amis, j’en suis sûr, estimeront, comme je l’ai fait, que le plus bel éloge d’Albert Vandal consiste en le résumé de son œuvre, et le récit de sa vie.