« Défendons nos valeurs ! », « Revenons à nos valeurs ! », « les valeurs de la démocratie et de l’école », « les valeurs chrétiennes de l’Europe » – dans le discours, le recours aux valeurs devient d’autant plus commun que les difficultés de la société conduisent à des crises que l’on ne peut plus dénier. Dans ces emplois, la valeur prend le rang de la règle fondamentale, de la loi morale, du bien et du mal, bref d’une instance normative, indépendante des errances du moment, à laquelle, dans le désarroi général, on pourrait toujours avoir recours.
Il s’agit d’un contresens sur le sens du mot. Car une valeur dépend toujours d’une évaluation, et donc d’un évaluateur. Même la valeur d’un guerrier ou d’un héros, au sens ancien, suppose, pour se manifester, la comparaison avec un autre, moins valeureux. Dans la plupart de ses emplois modernes, la valeur tire son sens d’une valorisation, d’une appréciation : la valeur d’une action en Bourse dépend du nombre d’acheteurs réels ou potentiels rapporté au nombre de vendeurs potentiels ou réels – ce qui reproduit le mécanisme de la valeur des produits sur tout marché. Ce modèle économique, en fait financier, de la valeur ne se développe dans de nouveaux domaines (l’art, les œuvres de l’esprit, mais aussi le travail salarié, les systèmes de protection, la santé, l’éducation, l’image de marque dans l’opinion publique, etc.) qu’à la mesure de l’interprétation de ces domaines selon le système du marché, selon les lois de l’offre et de la demande, selon le qu’en dira-t-on électronique. Notre époque tend à généraliser cette interprétation et l’extension du marché, même aux domaines jusqu’alors non inclus dans l’économie et dans l’échange (le travail non salarié, les relations familiales, etc.), en recule les limites.
Dès lors, les croyances, les opinions et même les idéologies peuvent, par analogie, devenir des valeurs : de fait, il y a un marché des croyances et des opinions que soutient la demande de certains groupes, qui les imposent comme le signe et le résultat de leur propagande ou de leurs pressions. Chaque groupe social vante ses valeurs, combat, pétitionne, manifeste, influence et manœuvre pour elles.
Mais cette logique, bien connue et quotidiennement constatée, définit – et l’on peut se référer ici à Nietzsche – le nihilisme, l’époque où « les plus hautes valeurs se dévalorisent ». Elles ne se dévalorisent pourtant pas parce qu’elles manquent de soutien, puisque le marché des valeurs n’a jamais été plus concurrentiel qu’aujourd’hui. Elles se dévalorisent au contraire parce que nous savons tous que ce qui s’imposera, au terme d’une lutte confuse et arbitraire n’offre que la valeur qu’un groupe social, simplement plus nombreux ou mieux organisé que les autres, aura réussi à imposer. La victoire d’une valeur, quand elle apparaît comme ce qu’elle est, à savoir l’effet d’une force politique et idéologique, signifie donc qu’elle n’a aucune validité en elle-même, mais qu’elle résulte du succès, un temps heureux, de ses évaluateurs. Elle triomphe, mais jamais par elle-même. Elle triomphe, mais, pour cela même, ne vaut rien d’autre que ce que veulent ses soutiens.
On comprend donc que l’affirmation frénétique de nos valeurs confirme le nihilisme autant et même mieux que leur défaite. Dans les deux cas, il ne s’agit que des sous-produits de la volonté de puissance. On comprend que certains aient pu stigmatiser la qualification de valeur comme « le plus grand blasphème » que l’on puisse jamais porter contre une chose. Ni, par exemple, Dieu, ni la liberté, ni la famille, ni même la démocratie ne méritent qu’on les ravale au rang sans honneur de valeurs, ce résidu de la volonté de puissance et de son arbitraire. Mais alors, que sont-elles ? Des réalités, que nul ne peut ni ne doit défendre, mais qui, au contraire, défendent, par leur inébranlable force, interne et irréfutable, ceux qui les honorent. Rien de réel ni de significatif ne s’abaisse au rang d’une valeur. Tout cela nous offre une réalité, qui nous soutient et nous fait nous en réclamer.
Les discours politiques et idéologiques devraient le savoir. Et, puisqu’ils ne le savent pas, le dictionnaire doit le rappeler.
Jean-Luc Marion
de l’Académie française