Dire, ne pas dire

De la dictée

Le 13 décembre 2018

Bloc-notes

Ceux qui fréquentent les Salons et foires du livre peuvent en témoigner : la pratique solennelle de la dictée, cet exercice scolaire si souvent brocardé, y est instaurée un peu partout. L’Académie se voit souvent sollicitée de présider à ces séances qui font l’objet d’une cérémonie très attendue, à laquelle participent des adultes de tout âge. La dictée tant décriée dans les années 1960-1970 a fait son grand retour et le ministre de l’Éducation nationale a décidé qu’elle reprendrait toute sa place à l’école primaire.

Il entre beaucoup de nostalgie dans les applaudissements qui saluent ces initiatives. La dictée est le symbole non seulement d’une école qui n’existe plus mais d’un temps disparu qu’on pare à distance de toutes les vertus. Sans doute. Mais on ne s’interroge cependant pas assez sur le sens et la valeur d’un exercice où l’on ne veut voir qu’un rituel scolaire périmé.

Le mécanisme en est simple : mais la dictée est une opération d’une portée considérable. Dans un aller-retour entre l’écrit et l’oral, un texte écrit devient ou redevient un texte oral, puis il est restitué sous la forme la plus proche possible de l’original ; tout écart est considéré comme une faute. On a beaucoup glosé sur le choix du mot ; pourquoi faute, et non erreur, comme en calcul ? Le mot « faute » ne révèle-t-il pas une dimension morale sous-jacente, et une révérence excessive pour la langue ? Peut-être. Le choix du mot est pourtant juste : une faute est un manquement à la règle, une erreur le fruit d’une ignorance ou d’une étourderie.

La difficulté de l’exercice vient de ce que cette (re)transcription est un codage, largement arbitraire, du fait de l’inadéquation entre l’orthographe et la prononciation. Au début du siècle dernier, le linguiste Ferdinand Brunot, dans une lettre ouverte au ministre de l’Instruction publique, plaidait ainsi en faveur d’une réforme : « L’orthographe est le fléau de l’école », écrivait-il. C’est un handicap pour l’ensemble des élèves, et surtout pour les moins favorisés. S’appuyant sur les travaux de la phonétique expérimentale, l’objectif de Ferdinand Brunot était de réduire autant que faire se peut l’écart entre signe graphique et chose signifiée. Objectif en grande partie inatteignable, mais qui peut tout de même susciter (et il l’a fait) d’utiles simplifications. Resterait cependant une question : de quelle prononciation faut-il s’inspirer ? « La première règle que les maîtres doivent s’imposer, s’ils veulent imposer les autres aux enfants, c’est de respecter le langage réel, la vérité du langage. » Mais tous les mots sont-ils prononcés de la même façon dans les divers lieux où l’on parle le français ? Évidemment, non. Très habilement, Ferdinand Brunot se réfère conjointement à la langue en usage (cultivé) du début du xxe siècle, et à une approche logique du système. C’est une démarche « pré-structuraliste », notent en 2006 Jean-François P. Bonnot et Louis-Jean Boë dans leur article « L’utopie de la notation exacte de la parole à l’aube du xxe siècle ».

Pendant longtemps, cet exercice essentiellement scolaire a servi à déterminer le niveau d’orthographe et de grammaire des élèves. C’est une vision trop réductrice. La dictée est la mise en pratique d’un certain nombre de capacités essentielles à la connaissance d’une langue. En exerçant la faculté de transcrire l’oral en écrit, on en exerce bien d’autres. Se soumettre à l’exercice de la dictée oblige à analyser la chaîne sonore continue, à y découper des unités séparées par des blancs, à identifier correctement les unités qui composent la phrase et le discours, et à saisir leurs rapports.

Apprendre l’« ortho-graphe », c’est donc apprendre quelles sont les formes graphiques reconnues comme « justes » à une époque donnée, mais c’est aussi accéder à la compréhension des énoncés. Passer de l’écrit à l’oral, puis de l’oral à l’écrit, c’est accepter les règles souvent arbitraires de cette transcription, mais c’est aussi et peut-être surtout prendre conscience des modes d’organisation fondamentaux de la pensée. C’est apprendre le rôle et la signification de cette trace graphique des inflexions syntaxiques de l’écrit, donc de la pensée : la ponctuation. La ponctuation ne se contente pas de restituer les marques de la langue orale, l’intonation, les pauses. Elle rend visibles les degrés de subordination entre les différents éléments du discours. Elle souligne les liens logiques, liens de sens, entre ces éléments. La « dictée » est donc un exercice d’apprentissage lexical, grammatical, syntaxique et sémantique. Or justement, les grand-messes de dictées publiques conduisent à un constat préoccupant : « écrire sous la dictée » est devenu un exercice difficile. Un certain nombre (non négligeable) de participants échoue non seulement à produire une graphie correcte, lexicale et/ou grammaticale, mais dans la transcription elle-même de la « chaîne vocale » en éléments discontinus, repérables et organisés. C’est donc la compréhension d’un énoncé qui n’est pas réalisée.

La « dictée » a donc toute sa place dans un apprentissage rigoureux de la logique discursive. La supprimer serait se priver d’un exercice fondamental pour l’esprit : la saisie logique de la langue. La pratique orale seule n’y parvient pas car l’intonation ou la mimique peuvent suppléer à une logique défaillante. Et elle ne s’améliore vraiment que par cet aller-retour entre l’oral et l’écrit. La dictée est en même temps l’occasion de fréquenter des textes écrits plus complexes et plus riches dans leur vocabulaire et leur structure que ne l’est la pratique orale quotidienne.

De très nombreuses langues sont des langues uniquement orales : tout au plus deux cents sont écrites sur plus de sept mille cent langues existantes. Une langue dotée d’une représentation écrite est d’abord et demeure une langue orale, une langue parlée. Toute l’histoire de la linguistique est donc marquée par le questionnement sur leurs rapports : l’écrit est-il la mise aux normes de l’oral ? L’oral et l’écrit fonctionnent-ils en synergie ou se développent-ils séparément ? Notre culture et notre école ont admis (et mis en pratique) qu’apprendre correctement une langue, c’est apprendre à passer aisément de l’oral à l’écrit (et inversement). Apprendre à lire doit aussitôt associer les sons à des signes écrits. La « dictée » poursuit donc l’établissement de cette démarche associative. Mais quelle qu’en soit la forme, aujourd’hui diversifiée, la dictée ne peut avoir de sens, de rôle, de fonction et donc de bénéfice, que si elle s’accompagne de deux autres pratiques, nécessaires elles aussi pour élargir la pratique de la langue, l’assouplir, l’ouvrir à des usages plus anciens et plus riches. Ces deux autres pratiques sont la lecture assidue, et la mémorisation de textes. Dictée, lecture et mémorisation reprennent dans leur logique et leur articulation la démarche constitutive de tout apprentissage d’une langue.

Si l’écriture est un système de codage largement arbitraire, il faut aussi ne jamais oublier, comme le souligne Stanislas Dehaene, que la lecture n’est pas une activité naturelle. Les capacités requises pour la parole émergent sans formation systématique. Tandis que lire doit s’apprendre. Et une fois acquis les mécanismes de lecture, une pratique régulière, quotidienne, est indispensable à leur consolidation.

En assouplissant le passage oral/écrit et réciproquement, la « dictée », selon des modes nouveaux qui la dégagent d’une sacralité excessive, y participe dès le temps des premiers apprentissages.

 

Danièle Sallenave
de l’Académie française