Centenaire de l’École centrale des arts et manufactures célébré à Paris

Le 26 mai 1929

Maurice DONNAY

CENTENAIRE DE L’ÉCOLE CENTRALE DES ARTS ET MANUFACTURES

CÉLÉBRÉ A PARIS
le dimanche 26 mai 1929

DISCOURS

DE

M. MAURICE DONNAY

AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

 

MESSIEURS,

Parce que, depuis plus de vingt ans, aux yeux de mes camarades, les vrais ingénieurs, je représente l’École Centrale à l’Académie, mes confrères de l’Académie m’ont proposé l’honneur de représenter leur Compagnie, à cette solennité par laquelle l’École Centrale célèbre, aujourd’hui, son centenaire. Rien ne pouvait m’être plus doux que cette mission et, bien qu’à peine sorti de cette École, j’aie bifurqué dans la direction que l’on sait, je lui ai gardé une grande amitié et la plus vive reconnaissance. Je peux dire que je fus élevé dans l’admiration de l’École Centrale ; mon père y avait été, lui, un excellent élève et, dès ma plus tendre enfance, il me montrait la carrière d’ingénieur comme la plus belle qu’un jeune homme pût embrasser. C’est pourquoi, plus tard, et durant trois années, j’ai suivi des cours de mécanique, de physique, de chimie, d’architecture, de travaux publics, d’exploitation des mines, de résistance des matériaux, etc... En évoquant ces souvenirs, je revois le vieil hôtel de la rue de Thorigny, la petite cour, les sombres amphithéâtres où les deux cents élèves d’une promotion étaient un peu serrés, les laboratoires mesurés, les salles de dessin situées sous les toits et où la chaleur, aux beaux jours d’été, était terrible !

Combien différente de cette vieille École, celle qui fut inaugurée le 5 novembre 1884, et où je passai ma dernière année d’études. Qu’elle nous semblait magnifique avec ses larges galeries, ses vastes amphithéâtres, ses salles spacieuses, ses laboratoires modèles, cette École qui depuis s’est transformée sans cesse selon les besoins d’un enseignement intensif dans tous les domaines scientifiques et qui a donné aux diverses industries tant d’ingénieurs célèbres.

Et lorsque je parcours le bel ouvrage que mon camarade, mon confrère et mon ami M. Léon Guillet, l’actuel directeur de l’École Centrale, directeur fraternel et animateur l’on peut dire passionné, a consacré à son histoire, je suis véritablement confus si, à la tête de la liste de tant d’hommes qui ont joué un rôle important, prépondérant dans toutes les branches de l’activité industrielle, qui ont rendu les plus grands services à la métallurgie, à la sidérurgie, aux industries mécaniques, électriques, à celles de l’automobilisme et de l’aviation (j’en passe), qui ont été souvent des inventeurs, des créateurs, des chefs, je suis véritablement confus, si, sous ce titre : les Ingénieurs des Arts et Manufactures à l’Institut, je vois figurer mon nom, alors qu’il y a quarante-quatre ans, quand je sortais de l’École avec le plus modeste certificat, ce n’est pas précisément par des paroles d’espérance et de foi dans ma carrière d’ingénieur que mes professeurs et mes condisciples saluèrent cette sortie sans éclat.

Qu’on n’aille pas surtout se méprendre sur l’intention d’un tel aveu ; qu’on n’y découvre pas, surtout, un dilettantisme qui serait assez grossier ; mais qu’on y constate plutôt un regret sincère et pareil à celui de François Villon, patron des mauvais écoliers, lorsqu’il s’écrie :

O dieux, si j’eusse estudié
Au
temps de ma jeunesse folle !

Et, d’ailleurs, ma jeunesse ne fut pas tellement folle ! J’étudiais à ma façon ; seulement les écoliers ont parfois des façons d’étudier qui déconcertent leurs maîtres.

Elle est bien remplie, Messieurs, cette liste des anciens élèves de l’École centrale, et la nomenclature de leurs travaux est un sujet d’émerveillement. On est même surpris que bien des noms qui devraient être illustres ne soient pas connus davantage dans le public, tandis qu’un roman heureux, une comédie agréable rend bien vite célèbre le nom de son auteur. Quelle injustice ! Et pour prendre un exemple entre mille, combien de gens voyageant dans un pays de montagnes connaissent les noms des inventeurs de la houille blanche ? Ils s’étonnent des énormes canalisations qui amènent dans les usines l’eau tumultueuse des torrents ; il peut leur arriver de voir, par une nuit d’été, sous un beau clair de lune, la blancheur resplendissante d’un glacier et, au pied de la montagne, dans la même seconde, les rouges lueurs des fours électriques d’une usine où l’on traite quelque minerai. Synthèse admirable et qu’ils admirent, en effet, mais sans savoir que ce sont Aristide Bergès et Alfred Fredet qui, environ 1869, utilisèrent les premières chutes d’eau.

Nous vivons dans un siècle où les événements scientifiques se succèdent avec une rapidité inouïe. Chaque jour, un voile est soulevé, un secret pénétré. Ces recherches et ces travaux de quelques-uns, la foule en utilise les applications, avec une grande paresse d’esprit. On monte dans un wagon, dans une automobile, sans savoir, non pas où l’on va, mais pourquoi et comment l’on va. Combien de gens envoient une dépêche, téléphonent, quand ils peuvent avoir la communication, jouissent du phonographe, à peu près comme M. Jourdain faisait de la prose ! On a des notions vagues : vapeur, électricité, lumière, chaleur, ondes, vibrations. On pense que le reste est l’affaire des ingénieurs.

Les ingénieurs sont modestes. Il y a quelques années, Messieurs, lorsque Blériot a accompli son exploit, votre Groupe de Paris lui a offert un banquet.

Le président du Groupe a parlé, avec trop de modestie, de votre vie courante d’ingénieur, qualifiant de prosaïque votre lutte quotidienne contre la matière ; mais cette lutte contre la matière, c’est depuis des siècles, depuis que l’homme est apparu sur la terre, l’histoire même de l’humanité et, pour être quotidienne, elle n’est nullement prosaïque. En luttant, en agissant, vous atteignez parfois à la pure poésie. Lorsqu’en 1909, Blériot traverse le détroit sur son fragile appareil, il est le dernier anneau de la chaîne qui commence à Icare, cet ingénieur mythologique et, avec notre camarade, c’est Blériot que je veux dire, nos esprits et nos cœurs sont transportés.

J’étais élève à Louis-le-Grand, lorsqu’un jeudi matin, par une matinée de printemps, à l’heure de la récréation, nous vîmes passer au-dessus de nos têtes un ballon, tout doré par le soleil. C’était le Zénith qui montait dans le ciel bleu, emportant dans sa nacelle un de vos camarades, Crocé Spinelli, avec Gaston Tissandier et Sivel. Le surlendemain, nous apprenions la catastrophe. Gaston Tissandier, qui fut le seul survivant, a donné un récit pathétique de cette ascension restée célèbre dans les annales scientifiques : le ballon bondissant à 7.000, à 7.500 mètres ; les aéronautes jetant du lest, encore du lest, pour monter plus haut, encore plus haut ! Le ballon ne s’appelait-il pas le Zénith ? Et les lignes émouvantes qui terminent la narration :

« Que s’est-il passé ? Le ballon est remonté dans les hautes régions. À 3 h. 30, je me réveille, je me traîne sur les genoux, je tire Sivel par le bras, ainsi que Crocé : « Sivel, Crocé, réveillez-vous. » Je rassemble mes forces et j’essaie de les soulever. Sivel avait la figure noire, les yeux ternes, la bouche béante et remplie de sang. Crocé avait les yeux demi-fermés et la bouche ensanglantée... »

Quelle ode, quelle paraphrase pourrait mieux retracer un tel drame ? Et n’avais-je pas raison de dire qu’il peut y avoir dans la vie de l’ingénieur des minutes sublimes et la plus belle poésie, celle du sacrifice la science ? Tous, heureusement ne trouvent pas la mort dans d’aussi tragiques circonstances ; mais, poésie aussi les conceptions hardies, les grandes entreprises, les beaux travaux d’art. Quant à la vie courante de l’ingénieur, elle exige toutes sortes de qualités, techniques et pratiques ; la plupart du temps, ces hommes commandent à d’autres hommes, ils ont affaire à des ouvriers ; il leur faut aussi le sens social, avec tout ce que ce mot comporte de justice, de compréhension, de connaissance de la nature de l’homme.

Les ingénieurs constituent un ordre important, un rouage essentiel dans la société moderne. Ils ont de l’ancienneté et de la noblesse ; ils remontent aux croisades. Ils ont d’abord été les engeigneurs, les directeurs de travaux et les constructeurs d’engins militaires ; puis ils ont été les ingénieux, et ils le sont encore, ceux qui étudient, cherchent, perfectionnent, inventent. Nous ne pouvons pas nous passer d’eux. Leur art s’exerce partout, en tout. Et, puisque je me suis spécialisé dans l’art dramatique, comme autrefois dans la mécanique, avec plus de fidélité cependant, je constate qu’ils ont eu, par la mise au point d’une géniale invention, une influence sur le théâtre. Depuis déjà plusieurs années, au cours d’une comédie ou d’un drame, l’usage du téléphone a permis de faire tenir dans la même soirée, dans le même acte, des situations qu’il eût été impossible d’y faire tenir sans son aide. Il est vrai, d’autre part, que le cinéma et la radio portent les plus rudes coups à l’art dramatique.

On trouve donc les ingénieurs partout. Chaque jour, ils transforment les conditions de la vie ; ils courent au-devant de nos désirs, et comme ils courent très vite, ils nous créent même de nouveaux besoins, dont le moins inquiétant n’est pas celui de la vitesse et, dans ce mouvement vertigineux où les sciences, avec leurs applications pratiques, nous entraînent, on peut se demander si tout un ordre de beauté n’est pas en péril et, comme une allégorie romantique, les Lettres, les douces Lettres s’écrient : « Et nous, nous allons donc mourir ! »

Vers le milieu du siècle dernier, le P. Gratry, un Oratorien qui avait passé par l’École polytechnique, écrivait : « Le premier qui, en France, instituera sur une base durable la pénétration mutuelle des lettres et des sciences, celui-là doublera les lumières de la génération suivante. »

Un exemple merveilleux de cette pénétration des lettres et des sciences, n’est-ce pas le génie d’un Pascal, qui eut à la fois l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse et, à plus d’un endroit dans son style, la sécheresse émouvante de l’algèbre et la sobriété nourrie des démonstrations mathématiques Certaines de ses pensées où tout un cycle de réflexions philosophiques, de faits psychologiques ou d’événements historiques se résume en un trait bref, net et qui va loin (le cœur a ses raison, le nez de Cléopâtre, vérité en deçà des Pyrénées, etc.), si elles ont cette frappe saisissante, ce raccourci substantiel, n’est-ce pas que leur expression a ses racines dans l’étude des sciences exactes Mathématicien, philosophe, l’auteur des Provinciales et des Pensées était aussi un ingénieur : il a perfectionné la brouette.

Un autre exemple prodigieux est celui d’André-Marie Ampère qui, tout enfant, dans la convalescence d’une maladie, fut surpris faisant des calculs avec les morceaux d’un biscuit qu’on lui avait donné ; à dix-huit ans il lisait la Mécanique analytique de Lagrange ; à vingt ans, il étudiait les poètes latins et bientôt entamait le grec. Il a écrit un grand nombre de vers français, et ébauché quantité de poèmes, tragédies, comédies, sans compter les chansons, madrigaux et charades ; poèmes que l’on a retrouvés dans ses papiers et qui sont coupés à chaque instant, nous dit Sainte-Beuve, par des x et des y, par des phrases dans le genre de celle-ci : formules générales pour former immédiatement toutes les puissances d’un polynôme quelconque.

J’entends bien que Pascal et Ampère sont des cas exceptionnels, des sommets, des limites. Aussi bien, depuis trois quarts de siècle, la littérature emprunte à la science ses méthodes et ses procédés et, sous la poussée des découvertes scientifiques, la philosophie, la critique, l’histoire et même le roman et la poésie se sont transformés dans le sens de la certitude objective. Il n’est plus possible à la littérature d’ignorer la science. Mais si l’on médite le vœu du P. Gratry, si l’on songe aux conditions d’une culture générale, la question peut se poser dans ce lieu où j’ai l’honneur de parler au nom de l’Académie française : les études classiques, les humanités sont-elles nécessaires à de futurs ingénieurs ? Indispensables, en toute bonne foi je ne le crois pas ; mais utiles, très utiles, oui. Les grammairiens disent que les humanités exercent l’esprit d’analyse en nous forçant à comparer les formes du langage. M. Hermite, le célèbre géomètre, à chaque fois qu’il en trouvait l’occasion, ne manquait pas à vanter l’importance du thème, latin ou grec. Il y voyait un exercice qui plie de bonne heure l’écolier à la discipline en l’assujettissant à appliquer une règle.

Pour M. Henri Poincaré. c’est la version qui exerce merveilleusement l’enfant et l’adolescent à l’art de deviner, et, dans un beau discours qu’il a prononcé dans une séance de la Ligue pour la Culture française, il déclare que « c’est par le contact des lettres antique que nous apprenons le mieux à nous détourner de ce qui n’a qu’un intérêt contingent et particulier, à ne nous intéresser qu’à ce qui est général, à aspirer toujours à quelque idéal ».

Et voilà un noble témoignage.

D’autre part, et de toutes parts, on constate l’affaiblissement de la culture générale ; on parie d’une crise du français et, dernièrement, l’Académie décidait d’établir une grammaire française, décision un peu tardive et qui semblerait excuser tous ceux qui jusqu’ici n’ont pas écrit correctement. Je sais que cette question du français préoccupe également les membres du Conseil de l’École centrale, cette école scientifique et industrielle de culture générale. Déjà, avant la guerre, le Conseil avait décidé qu’une composition française serait exigée au concours d’entrée et, cette année même, il a voulu que dans chaque année d’études, une composition française fût instituée et qu’une note spéciale relative à la présentation, à l’orthographe et à la correction de l’expression fût donnée à chaque projet. Ah ! Messieurs, que ces mots nous font plaisir et, devant : la crise du français, s’il nous est permis de vous adresser une prière, maintenez-la cette composition française, et, donnez-lui le coefficient le plus élevé que vous pourrez. Tous vos jeunes gens en comprendront la nécessité.

Lorsqu’on visite l’École centrale, dès l’entrée on se recueille devant un monument aux morts. Tout près, sur de grandes plaques de marbre sont inscrits en lettres d’or les noms de cinq cents cinquante Centraux morts pour leur pays. 1914 ! L’Allemagne nous déclare la guerre ; des jeunes gens qui viennent de sortir de l’École avec leur diplôme d’ingénieur, d’autres qui n’ont pas encore terminé leurs études et d’autres plus anciens, tous ceux qui sont mobilisables répondent l’appel de la France brusquement attaquée et bientôt envahie. Quatre mille cinq cents ingénieurs ! C’est, comme on l’a dit, la science qui se porte au secours de la guerre. Sont-ils humanistes, ou non humanistes La question ne se pose plus : ils ont l’amour de la patrie, la même volonté et le même idéal. Ils servent dans les armes savantes : avec leur courage, leur énergie, leur endurance, leur moral, leur cran, ils y apportent leurs qualités techniques et pratiques, leur esprit d’organisation, de méthode, d’initiative. Ce sont les engeigneurs, les maîtres des engins. Ils servent de toute leur intelligence et de tout leur cœur. Et tant de faits glorieux, tant de citations magnifiques à l’ordre de la brigade, de la division, de l’armée ! Et je me rappelle, après la guerre, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, une cérémonie en l’honneur des Centraux combattants. Spectacle inoubliable que celui de tous ces ingénieurs guerriers dont beaucoup étaient blessés, de ces uniformes bleu horizon, avec, au col, la tache écarlate des écussons, et, sur les poitrines, tant de palmes et tant de croix !

Et, aujourd’hui, tous ces jeunes élèves de l’École centrale qui seraient prêts, s’il le fallait, à défendre la France comme l’ont défendue leurs aînés, comment ne comprendraient-ils pas que, dans la paix, il faut défendre le français, le langage qui est une des conditions de la patrie, la langue maternelle dans laquelle se sont toujours exprimées les idées les plus aimables et les plus généreuses ?