La langue permet-elle de dire l’évènement ? La question se pose d’autant plus que la philosophie ne se trouve, aujourd’hui encore, pas très équipée en concepts pour le penser. Or, le français a ses ressources pour dire l’évènement. D’où vient l’évènement? Avant de tenter de répondre, notons qu’« avenir » recèle déjà une possibilité oubliée : le substantif « avenir », qu’on tient trop facilement pour un synonyme du futur (qui, lui, appartient au temps comme flux continu), renvoie aussi à un verbe, « avenir », contraction d’« advenir ». L’avenir advient, ou même avient, les auteurs du xviie siècle le disaient souvent. Il arrive sans qu’on puisse toujours, ni même souvent le prévoir, le voir à l’avance. Ce qui avient vient par surprise, comme le voleur dans la nuit, dit l’Écriture. Son advenue ne s’avance pas de loin comme dans nos avenues, où l’on voit bien à l’avance ce qui arrive, voiture ou piéton. Elle avient, d’un coup, d’elle-même et d’elle seule. L’arrivée le cède ici à l’arrivage. « Arrivage », c’est-à-dire, au contraire de l’arrivée à l’heure, selon l’horaire prévu, d’un train en gare, une arrivée imprévue : celle de la pêche, où le nombre, la qualité et l’heure des poissons délivrés dépend des circonstances, de la chance, du transport, et ne peut se prévoir dans un menu de restaurant, qui indique seulement « selon l’arrivage ». Descartes, pour définir la surprise caractéristique de la première de toutes les passions, l’admiration (car on ne peut admirer que ce qu’on ne connaît pas encore, ni ne prévoit, voire ce qu’on voit même à peine), n’hésite pas à parler de l’« ... arrivement subit et inopiné de l’impression » (Passions de l’Âme, § 146).
Ne pourrait-on pas trouver un verbe pour soutenir, comme « avenir » soutient l’avenir, l’évènement ? Que fait l’évènement quand il se produit, se met en avant et en avance sur nous ? Péguy, dans un brouillon, imagine une réponse : « Le monde travaille aux pièces, mais (devient, évient, s’écoule) passe à l’heure. » À quelle heure passe le monde ? À la sienne, pas à la nôtre. Ainsi vient l’évènement, en évenant envers et contre tout.
Jean-Luc Marion
de l’Académie française