Dire, ne pas dire

Avenir

Le 7 mars 2013

Bloc-notes

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Dans l’attitude naturelle, le temps passe pour ainsi dire uniformément : avant, pendant, après, futur, présent, passé. Un flux, un flot, un courant, régulier et homogène, littéralement sans histoire. Et cette conception suffit bien à la vie au jour le jour, où, finalement, il ne se passe pas grand-chose, sinon ce qui pouvait se prévoir et, sitôt vécu, ne perd rien à se faire oublier. Pourtant, quand quelque chose arrive vraiment, cette uniforme régularité se brise : il y a un avant et un après, entre lesquels, pour le meilleur parfois, pour le pire souvent, nous ne sommes plus le même, parce que le monde aussi a radicalement changé d’allure. Nous expérimentons alors un autre temps, non pas celui qui coule régulièrement, en bon compagnon de route, animal de compagnie sans surprise (peu importe qu’il s’agisse d’ailleurs du temps de la métaphysique classique ou de la durée de Bergson, en l’occurrence du même bord), mais la rupture franche, l’irréductible altération, le surgissement ou l’engloutissement. On parle alors d’évènement.

La langue permet-elle de dire l’évènement ? La question se pose d’autant plus que la philosophie ne se trouve, aujourd’hui encore, pas très équipée en concepts pour le penser. Or, le français a ses ressources pour dire l’évènement. D’où vient l’évènement? Avant de tenter de répondre, notons qu’« avenir » recèle déjà une possibilité oubliée : le substantif « avenir », qu’on tient trop facilement pour un synonyme du futur (qui, lui, appartient au temps comme flux continu), renvoie aussi à un verbe, « avenir », contraction d’« advenir ». L’avenir advient, ou même avient, les auteurs du xviie siècle le disaient souvent. Il arrive sans qu’on puisse toujours, ni même souvent le prévoir, le voir à l’avance. Ce qui avient vient par surprise, comme le voleur dans la nuit, dit l’Écriture. Son advenue ne s’avance pas de loin comme dans nos avenues, où l’on voit bien à l’avance ce qui arrive, voiture ou piéton. Elle avient, d’un coup, d’elle-même et d’elle seule. L’arrivée le cède ici à l’arrivage. « Arrivage », c’est-à-dire, au contraire de l’arrivée à l’heure, selon l’horaire prévu, d’un train en gare, une arrivée imprévue : celle de la pêche, où le nombre, la qualité et l’heure des poissons délivrés dépend des circonstances, de la chance, du transport, et ne peut se prévoir dans un menu de restaurant, qui indique seulement « selon l’arrivage ». Descartes, pour définir la surprise caractéristique de la première de toutes les passions, l’admiration (car on ne peut admirer que ce qu’on ne connaît pas encore, ni ne prévoit, voire ce qu’on voit même à peine), n’hésite pas à parler de l’« ... arrivement subit et inopiné de l’impression » (Passions de l’Âme, § 146).

Ne pourrait-on pas trouver un verbe pour soutenir, comme « avenir » soutient l’avenir, l’évènement ? Que fait l’évènement quand il se produit, se met en avant et en avance sur nous ? Péguy, dans un brouillon, imagine une réponse : « Le monde travaille aux pièces, mais (devient, évient, s’écoule) passe à l’heure. » À quelle heure passe le monde ? À la sienne, pas à la nôtre. Ainsi vient l’évènement, en évenant envers et contre tout.

 

Jean-Luc Marion
de l’Académie française