Le syndrome de M. Perrichon, à l'occasion du bicentenaire de la naissance d’Eugène Labiche

Le 13 octobre 2015

Commémoration

Le syndrome de Monsieur Perrichon

 

« Les hommes ne s’attachent pas à nous en raison des services que nous leur rendons mais en raison des services qu’ils nous rendent. »

Qui est l’auteur de cette maxime ? La Rochefoucauld ? Pas tout à fait. On la doit à un autre moraliste, deux siècles plus tard : Eugène Labiche. Oui, Labiche, l’auteur infatigable de près de cent-quatre-vingts vaudevilles, farces et autres comédies, qui occupa le 15e fauteuil de l’Académie française, et dont on célèbre (dont on aurait dû bien davantage célébrer) en 2015 le bicentenaire de la naissance.

C’est entendu, il n’écrivit et ne signa seul quasiment aucune de ses pièces. Ce qui était monnaie courante à l’époque, pour ce type d’ouvrages. Doit-on pour autant le discréditer ou minimiser son talent ? Ses détracteurs ne s’étaient pas privés d’ironiser à son endroit. On connaît le mot de Ferdinand Brunetière, hostile à son élection à l’Académie, quand il écrivit en septembre 1879 dans La Revue des Deux-Mondes : « On ne fait pas asseoir une raison sociale dans un fauteuil académique. ».

Deux faits irréfutables plaident tout de même en sa faveur. Aucun de ses nombreux collaborateurs ne s’imposa jamais comme auteur à part entière de la moindre œuvre notable. Mais il y a plus. Une paradoxale unité règne dans la production si abondante de Labiche, en dépit de la variété de ses assistants qui l’aidaient à mettre au point ses rouages dramatiques ou à dialoguer certaines de ses scènes : une forme de folie, une cruauté caricaturale sans doute mais d’une justesse sans pitié dans son regard sur la petite ou moyenne bourgeoisie de son temps, un mouvement vertigineux de l’action dramatique qui flirte souvent avec l’absurde. Moderne, Labiche ? Ô combien ! Que l’on songe à La Cagnotte, La Station Chambaudet, La Poudre aux yeux et surtout, selon moi, à ces deux chefs d’œuvre absolus que sont Un Chapeau de paille d’Italie de 1851 et Le Voyage de Monsieur Perrichon de 1860 !

Saluons, pour le premier, la frénésie surréalisante de cette noce brinquebalée d’une catastrophe et d’un quiproquo à l’autre, tout cela parce qu’un minuscule brin de paille (ou chapeau de paille, c’est la même chose !) a déréglé le bon ordonnancement des convenances hyperboliquement petites-bourgeoises de la cérémonie à venir. On ne s’étonnera pas que le jeune cinéaste René Clair, encore si imprégné de l’influence avant-gardiste des années 20, auprès de ses amis Picabia, Erik Satie, Marcel Duchamp ou Man Ray, en ait fait, au temps du muet, l’adaptation la plus éloquente et délectable qui soit.

Mais venons-en au Voyage de Monsieur Perrichon dont nous avions extrait notre maxime initiale, et où triomphe l’impitoyable et si savoureuse férocité de sa vision.

J’ignore si les psychiatres parlent communément du syndrome de Monsieur Perrichon, comme on se réfère volontiers au syndrome de Stendhal : ce sentiment de mélancolie qui nous étreint quand nous sommes confrontés à trop de chefs d’œuvres à la fois, et qu’éprouva et décrivit à Florence l’auteur de La Chartreuse. Mais ils le devraient, tant paraît récurrent, permanent, ce sentiment plus ou moins diffus d’hostilité que les hommes ressentent à l’égard de ceux qui leur ont tendu la main, comme s’ils ne supportaient pas d’avoir révélé ou trahi devant eux leur état de faiblesse, de peur ou de manque, à un moment donné. Non, La Rochefoucauld n’est pas si loin.

Peut-être Labiche, en écrivant sa pièce, a-t-il été effrayé par ce qu’il avait découvert et révélé là. Du coup, de Monsieur Perrichon, du brave bourgeois qui, face aux deux prétendants qui courtisent sa fille, préfère à celui qui lui a sauvé la vie celui qui a feint d’être sauvé par lui et l’a mis ainsi en valeur, il n’hésite pas à faire un personnage parfaitement ridicule. « Un imbécile est incapable de supporter longtemps cette charge écrasante qu’on appelle la reconnaissance », écrit-il. Une façon pour lui, sans doute, de ne pas agresser son public, les braves spectateurs du Palais-Royal qui s’esclaffaient devant ses farces et ne songeaient pas une seconde à se reconnaître dans le miroir qu’il leur tendait. Le mari cocu ou l’imbécile, n’est-ce pas, ce n’est jamais soi, c’est toujours l’autre, le spectateur à côté, mettons. Ce syndrome de Monsieur Perrichon, en bref, ne saurait nous affecter. Ouf !

Et pourtant, pourtant !… Labiche pointe le bout de l’oreille quand il ajoute, à ce passage de Monsieur Perrichon, cette observation accablante : « Il y a même des gens d’esprit qui sont d’une constitution si délicate que… » Comprendre : qu’ils ne supporteraient pas non plus cette charge accablante de la reconnaissance.

Entre les imbéciles et les gens d’esprit, l’éventail, décidément, est bien large. Ne recouvre-t-il pas l’humanité en général, les hommes selon La Rochefoucauld ? En bref, le syndrome de Monsieur Perrichon est susceptible d’affecter n’importe lequel d’entre nous.

Résumons-nous ! Il n’est pas donné à tous les écrivains, à tous les dramaturges, d’avoir ainsi isolé un mal ou un travers si communément partagé. Seuls quelques-uns d’entre eux ont su créer des types humains qui incarnent ou résument des traits ou des symptômes cliniques de caractère universel: Harpagon, Don Quichotte, Don Juan, Rastignac, Oblomov etc. Pour ce syndrome de Monsieur Perrichon, Eugène Labiche mérite à jamais non seulement notre admiration mais aussi notre reconnaissance.

Frédéric Vitoux
de l’Académie française

 

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