Communication prononcée dans la séance du jeudi 16 novembre 2017
M. Michel Serres indique tout d’abord qu’il n’entend pas aborder la question des nouvelles technologies d’un point de vue théorique ou technique : il ne s’intéressera donc ni aux algorithmes mathématiques ni aux supports matériels (circuits intégrés, mémoires, etc.) qui permettent le transfert à grande vitesse de l’information et le stockage des données. Son propos se limitera à quelques considérations d’ensemble, qui lui sont inspirées à la fois par une longue pratique des dispositifs numériques et par l’expérience acquise durant trente-cinq années d’enseignement en Californie, à l’université de Stanford, située au cœur de la Silicon Valley – qui abrite le plus grand pôle de recherche mondial des industries de l’information et de la communication.
Son propos s’articulera autour de trois axes différents, qui permettent d’apprécier sous ces différents aspects les enjeux et la portée de ce qu’il est convenu d’appeler la « révolution numérique » : 1) le rapport au temps ; 2) le rapport à l’espace ; 3) la connaissance elle-même.
1. Le rapport au temps :
Concernant ce premier point, il convient tout d’abord, pour prendre la mesure des avancées liées aux « nouvelles technologies », de les inscrire dans un long processus d’évolution, qui renvoie aux origines de l’histoire humaine : les premiers hommes communiquaient entre eux en émettant des sons ; l’invention du langage marque une première révolution. La communication langagière repose sur la combinaison de deux éléments : un support matériel (le corps humain, ou plus exactement les organes de la phonation, pour l’émission, et les organes de l’ouïe pour la réception) et un message (signes, puis mots lorsque le langage devient articulé). Entre les deux circule un train d’ondes, qui produit des signaux, puis des phonèmes.
Les deux éléments de ce couple, dont l’articulation rend possible la communication, connaissent une profonde mutation avec la seconde révolution que constitue l’invention de l’écriture : le support matériel n’est plus désormais le corps humain – cette étape de l’histoire humaine est marquée par une externalisation du support, qui passe du corps humain à un objet extérieur (papyrus, rouleau, parchemin, vélin, papier, etc.) ; l’élément immatériel du couple connaît une transformation analogue : aux phonèmes succèdent les graphèmes (ordonnés selon un code déterminé : l’orthographe).
L’écriture entraîne une mutation complète du couple support/message, dont les conséquences ne sont pas toujours suffisamment mises en lumière : elles vont de la formation d’une classe de « scribes » et de « lettrés » à la création d’un droit écrit (code d’Hammourabi, Lévitique, loi des Douze Tables, etc.) et à l’invention de la monnaie – qui redouble en quelque sorte le couple support/message (avec un élément matériel, le métal, et un élément immatériel, la valeur). L’écriture bouleverse en profondeur tout le champ des relations et des échanges entre les hommes : le spectre de cette transformation couvre l’ensemble des activités humaines – elle touche aussi bien l’économie que le droit, la religion, etc.
Une nouvelle mutation radicale du couple support/message intervient à l’époque de la Renaissance, avec l’invention de l’imprimerie. La mutation n’affecte en réalité aucun des deux éléments du couple, mais bien plutôt la relation qui les unit. Elle prend la forme d’une nouvelle externalisation d’une action humaine vers des objets. M. Michel Serres fait observer que dès l’instant qu’apparaît l’écriture et que l’imprimerie se répand, se développe ce que l’on peut nommer une « mémoire artificielle » : la maîtrise de l’écriture entraîne inéluctablement une altération de la mémoire, liée à un transfert d’informations sur un support matériel. C’est la diffusion de l’imprimerie qui fait préférer une « tête bien faite » à une « tête bien pleine » par celui qui s’en remet pour le « stockage » du savoir à sa « librairie ». L’imprimerie consacre en quelque sorte l’apparition d’une première forme de « mémoire artificielle », qui s’appelle le livre.
Une révolution dont la portée n’est pas moindre s’opère quelques siècles plus tard avec l’arrivée de ce qu’il est convenu d’appeler les « nouvelles technologies ». Elle trouve de la même façon son origine dans une mutation du couple support/message : le support est constitué par la puce de silicium (ou d’autres métaux précieux) qui permet d’engrammer les programmes ; aujourd’hui, les signaux qui forment le contenu du message sont codés en langage binaire (dont l’invention est due à Leibniz). Cette révolution affecte moins les deux éléments du couple que la relation qui les unit – il importe de souligner que cette nouvelle mutation de la notion de « mémoire artificielle » s’inscrit dans une histoire déjà longue, et très ancienne (plus de trois milliers d’années), dans laquelle elle doit être replacée. L’invention des machines – les « ordinateurs », ou calculateurs à grande puissance (computers en anglais) – renvoie elle-même à une longue tradition, dont Leibniz et Pascal furent les précurseurs (algorithmiciens tous les deux, ils construisirent des « machines à calculer », qui annoncent les ordinateurs modernes).
La pratique des nouvelles technologies permet de donner un sens nouveau à l’adverbe « maintenant » : on oublie trop souvent que « maintenant » signifie proprement « tenant en main ». Si l’on interroge Petite Poucette et qu’on lui demande ce qu’elle tient en main, elle pourrait répondre qu’elle dispose grâce à une tablette ou un téléphone mobile et un accès à l’internet de la somme totale des informations mises en ligne de par le monde (la constitution de grandes « banques de données », la diffusion par les entreprises et les institutions publiques de « mégadonnées », ou big data, offrent des ressources quasi infinies dans tous les domaines d’activité et tous les champs du savoir). Un ordinateur portable est doté à l’heure actuelle d’une capacité de stockage qui lui permettrait de contenir dans sa mémoire la totalité des ouvrages inscrits au catalogue d’une grande bibliothèque nationale. On passe de ce fait d’une logique de concentration de l’information (c’est la raison qui a présidé à la construction de ces grandes bibliothèques publiques partout dans le monde) à une logique de diffusion et de distribution. La logique de concentration a prévalu dans tous les domaines de la vie sociale du xixe siècle à la fin du xxe siècle : c’est ainsi que sont nés les « grands magasins » (concentration de produits et denrées), les grandes universités (concentration d’étudiants et de chercheurs) ou les grandes banques (concentration de capitaux et de valeurs). On peut se demander quel secteur de la vie sociale (politique, économie, droit, éducation, religion, etc.) n’est pas aujourd’hui bouleversé par les progrès des « nouvelles technologies » et plongé dans une situation de crise par la dernière mutation du couple support/message. Si Petite Poucette a maintenant en main toutes les informations du monde (elle n’a plus besoin de se déplacer pour les obtenir), l’accès à tous les lieux du monde lui est ménagé grâce à des logiciels tels que « Google Earth » et « Street View » et par le G.P.S. (global positioning system).
Les statisticiens ont déterminé le nombre d’appels téléphoniques nécessaire pour parvenir à joindre un correspondant anonyme situé en un point quelconque du monde : la communication pouvait être établie en six ou sept appels il y a dix ans ; quatre seulement suffisent à mettre en relation deux correspondants.
Petite Poucette tient désormais en main le monde : elle peut accéder de façon quasi instantanée à toutes les informations et à tous les lieux du monde, et joindre en un temps de plus en plus réduit n’importe lequel de ses semblables, quel que soit le lieu où il se trouve.
Du fait que trois milliards sept cent cinquante millions d’individus ont ce pouvoir de tenir en main le monde, il n’est aucune institution humaine qui ne connaisse une situation de crise – cette situation nouvelle rend caducs tous les systèmes de référence édifiés par les hommes au fil des siècles dans les différents domaines de la vie sociale et balaie toutes les règles qui ont présidé depuis deux mille ans à leurs échanges.
Les préhistoriens et les historiens ont l’habitude de distinguer en fonction du support les grandes étapes correspondant aux progrès accomplis par l’humanité : à l’« âge de pierre (avec plusieurs subdivisions : l’« âge de la pierre polie », l’« âge de la pierre taillée »…), ils font succéder l’« âge de fer », puis l’« âge du bronze » et l’« âge du cuivre », au prix d’une certaine indifférence pour l’élément immatériel. Or la révolution liée à l’essor des nouvelles technologies consacre peut-être pour la première fois dans l’histoire de l’humanité la primauté de l’immatériel sur le matériel.
2. Le rapport à l’espace :
Le développement concernant ce second point ne s’appuiera lui non plus sur aucune considération théorique, mais suivra le fil d’un exemple concret : l’adresse postale d’un particulier. Cette adresse peut être définie comme une combinaison de chiffres et de lettres qui se réfère à un point précis de l’espace – cette distribution repose sur le découpage de plusieurs entités, dont chacune comprend par convention un certain nombre de subdivisions : en France, il s’agit de la nation, du département, de l’arrondissement (pour les grandes villes), de la voie, et la distance entre 0 et le point lui-même. Le point désigné par ce code s’inscrit dans un espace précis, défini par la distance : ainsi les limites de chaque département correspondent-elles à la distance maximale qu’un cheval pouvait jadis parcourir pour atteindre le chef-lieu en une journée. Cet espace mesurable, déterminé par des distances correspondant à la situation de certains points, est celui d’Euclide et de Descartes – c’est-à-dire celui des architectes et des maçons.
C’est un lieu commun de dire que les nouvelles technologies ont « réduit » les distances et entraîné un « raccourcissement » de l’espace – chacun pouvant de façon quasi instantanée, en tenant en main un outil numérique (téléphone mobile ou tablette), entrer en communication avec n’importe qui en n’importe quel lieu du monde. Ce constat vaut en réalité pour tous les moyens de transport : le cheval, le chemin de fer, l’automobile et l’avion – les distances étant réduites en proportion de l’augmentation de la vitesse. Il n’en va plus de même avec les nouvelles technologies : la distance n’est plus seulement réduite, elle est abolie ; l’espace n’est plus seulement raccourci, il est annulé. Je suis simultanément – quel que soit l’endroit où je me trouve – en tout point du monde par le moyen de l’outil numérique qui tient dans ma main. De ce fait l’adresse postale, qui m’assigne à un point précis de l’espace – et à un seul, exclusif de tout autre – est-elle aujourd’hui remplacée par l’adresse électronique ou le numéro de téléphone mobile, grâce auxquels je peux me trouver simultanément, en tenant en main un moyen de communication numérique, en plusieurs lieux d’un espace « virtuel », dans lequel l’idée même de « déplacement », caractéristique de l’espace euclidien, est devenue sans objet. Nous habitons de ce fait un nouvel espace, qui n’est plus l’espace local – de la même façon les messages que nous échangeons ne sont plus des messages matériels –, mais ce que les mathématiciens appellent un espace « topologique ». Un espace topologique n’est pas un espace dans lequel on se meut localement, mais un espace qui se définit par des « voisinages » : je n’ai pas à me rapprocher d’un point pour réduire la distance qui me sépare de lui – je me situe immédiatement au voisinage de lui.
Il convient alors de tirer les conséquences de ce changement d’espace qui affecte l’espèce humaine avec l’apparition des « nouvelles technologies » de l’information et de la communication – en tentant notamment d’instaurer un nouvel équilibre entre l’élément matériel et l’élément immatériel. L’exemple de l’automobile est à cet égard éclairant : il existe dans tous les pays industrialisés un parc automobile comprenant des millions de véhicules – or la durée moyenne d’utilisation de chacun d’eux n’excède pas 8 % du temps total d’activité de son propriétaire. Des moyens logiciels faciles à concevoir et à développer offriraient la possibilité de partager de façon souple et aisée l’utilisation des voitures individuelles en tenant compte des contraintes spécifiques propres aux zones urbaines, suburbaines, rurales ou semi-rurales. Le nombre de véhicules en circulation pourrait de ce fait être considérablement réduit, ce qui ferait baisser les taux de pollution atmosphérique, diminuerait les temps de transport, etc. Sous ce rapport, ce qu’on a appelé la « révolution industrielle » du xixe siècle apparaît comme un gigantesque gâchis : on a fabriqué des outils et des machines de plus en plus puissantes, consommant toujours davantage d’énergie, pour transformer toujours plus de matières premières et accroître sans cesse le rendement et la production. L’essayiste américain Jeremy Rifkin parle de « deuxième révolution industrielle » pour désigner l’essor des « nouvelles technologies » : il serait plus juste d’observer que cette mutation subvertit de fond en comble la logique « productiviste » du capitalisme conquérant des deux derniers siècles – au produit fini, matériel, elle substitue l’information, par nature immatérielle. La réflexion portant sur l’automobile peut être étendue à tous les outils et à toutes les machines : le gaspillage des matières premières, la dépense inconsidérée d’énergie, qui ont eu pour effet de transformer la Terre en un gigantesque stock en voie d’épuisement, apparaissent comme une catastrophe sans précédent dans l’histoire de l’humanité. L’essor des « nouvelles technologies » doit bien plutôt être regardé comme une « contre-révolution » industrielle, qui permet de peser à l’aune de l’information l’immense gâchis de l’économie de production qui a caractérisé l’« âge d’or » du capitalisme. Cette contre-révolution revient à consacrer le primat de l’immatériel sur l’immatériel – en l’espèce, du message sur le support.
3. La cognition :
Un bref apologue aidera à saisir les enjeux pour la connaissance de la révolution numérique.
Au iiie siècle après Jésus-Christ, à Lutèce, les communautés chrétiennes se réunissaient en divers lieux secrets pour tenter d’échapper aux persécutions diligentées par Rome. Elles célébraient leur culte et étaient nourries par la parole de celui qu’elles avaient élu comme évêque : l’un de ces pasteurs, que l’Église élèvera ensuite à la gloire des autels, s’appelait Denis. Trahie, sa communauté est dispersée et subit le martyre – lui-même est décapité. Or la légende rapporte que, sur le lieu de son supplice, Denis se penche et ramasse sa tête, qui vient d’être emportée par le glaive du bourreau – d’après les vies de saint Denis écrites à l’époque carolingienne, il aurait marché vers le nord durant plusieurs kilomètre, sa tête sous le bras, traversant « Montmartre » en empruntant la voie qui sera appelée la « rue des Martyrs » ; au terme de son parcours, il aurait remis sa tête à une femme pieuse originaire de la noblesse romaine, avant de se laisser tomber à terre. On l’ensevelit à cet endroit précis, et une basilique fut édifiée ensuite en son honneur.
Ce récit fait saisir l’externalisation opérée par les nouvelles technologies : l’ordinateur est l’instrument de cette extériorisation de tout le savoir. Mais il n’est pas seulement doté d’une mémoire « artificielle », dont la capacité ne cesse d’augmenter (un téraoctet, qui correspond aujourd’hui à la capacité moyenne d’un ordinateur de bureau, équivaut à la quantité d’information contenue dans la collection des livres et imprimés de la Bibliothèque nationale de France) et qui constitue un réservoir presque inépuisable de connaissances ; cette mémoire n’est pas inerte : elle est rendue active et opérante en permanence par un « souvenir » artificiel qui permet de la mobiliser en un temps toujours plus court et de sélectionner en les ordonnant les informations dont on a besoin. Avant la révolution numérique, le temps d’accès au savoir était extrêmement long : il fallait consulter de nombreux ouvrages pour chercher de manière souvent aléatoire (en l’absence de moteurs de recherche…) une information, et il était nécessaire, en tous domaines du savoir, de se déplacer d’une bibliothèque à une autre, jusqu’aux grandes concentrations nationales dont se sont dotées toutes les nations du monde, et qui étaient généralement édifiées dans la capitale des États. Aujourd’hui, le temps d’accès à un stock quasi infini de textes, de documents, d’images ou de films est instantané : tous les catalogues des grandes bibliothèques, toutes les collections des grands musées sont désormais numérisés et peuvent être consultés d’un simple clic. Les moteurs de recherche, qui sont en réalité des opérateurs rationnels permettant de sélectionner l’information, offrent aussi la possibilité de résoudre aisément des problèmes d’une grande complexité qu’il était jusqu’alors rigoureusement impossible de traiter seul – ainsi les équations différentielles, à la portée d’un calculateur de bureau.
Les philosophes distinguaient traditionnellement trois facultés à l’œuvre dans la connaissance humaine : la mémoire, l’imagination et la raison. Les spécialistes des « sciences cognitives » avaient repéré dans le cerveau humain des « zones » (appelées « aires cérébrales ») correspondant à telle ou telle de ces facultés (notamment aux différentes formes de la mémoire). L’ordinateur représente la dernière étape d’un processus d’objectivation du support matériel de la connaissance – le corps humain – et accomplit en quelque sorte l’externalisation opérée par l’invention de l’écriture et celle de l’imprimerie. Quand on allume son ordinateur, on a devant soi les facultés cognitives et les opérateurs rationnels qui ont été externalisés du cerveau humain vers les circuits intégrés, les disques durs et les moteurs de recherche. Nous avons de ce fait perdu en quelque sorte la mémoire, puisque la fonction mémorielle de l’esprit humain a été presque entièrement objectivée.
Si l’intelligence, sous toutes ses formes (mémoire, souvenir, facultés opératoires de la raison…), est devenue entièrement artificielle, quelle faculté l’homme a-t-il conservée ?
La fresque de Léon Bonnat, intitulée Le Martyre de saint Denis, qui orne le Panthéon, présente le moment où l’évêque décapité ramasse sa tête et la prend entre ses mains : du coup tranché jaillit un jet de lumière qui illumine la pièce et l’ensemble de l’œuvre – la lumière naît de la décollation. Munis d’un ordinateur, d’une tablette ou d’un téléphone « intelligent », nous sommes tous devenus semblables à saint Denis ; nous nous saisissons chaque jour de cette « tête artificielle » qui gît devant nous. Nos ancêtres apprenaient par cœur des centaines de livres – aujourd’hui nous stockons l’information sur un support électronique : certes, nous perdons la mémoire, mais nous rendons ainsi notre cerveau disponible pour d’autres tâches. De même que l’homme préhistorique, en se redressant, a pu attribuer à la main et à la bouche d’autres fonctions que marcher ou saisir, nous pouvons nous consacrer à l’observation, à la méditation, au raisonnement ou à l’invention. « Mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine », disait Montaigne. N’ayant plus à accumuler des souvenirs, notre tête s’est vidée, laissant place à un « homme sans facultés », pour paraphraser Robert Musil. Une personne isolée (le cogito) ne peut traiter que quelques centaines de données. Avec les appareils de mesure automatiques, un ordinateur ou plusieurs calculateurs à grande puissance reliés en réseau peuvent en stocker et en traiter des millions : au cogito de Descartes s’ajoute ainsi un cogitamus qui consacre une intelligence collective (elle s’accomplit dans la relation et l’échange permanent de données), mais artificielle et virtuelle. Les nouvelles technologies nous ont fait « perdre la tête » : mais elles nous condamnent en quelque sorte à devenir intelligents – d’une manière qui n’aurait pu être imaginée dans les siècles passés, et selon un mode opératoire qui ne connaît pas de précédent. L’intelligence morte est dans l’ordinateur comme la mémoire était dans le rouleau de parchemin ou dans le livre – mais tout ce qui n’est pas elle demeure « à portée de main » : l’intuition, l’innovation, la création, l’invention ne peuvent s’externaliser et demeurent le propre de l’homme, débarrassé de ce qui n’est pas lui et qu’il peut déléguer à des machines.
La spécificité des nouvelles technologies, c’est que l’externalisation des fonctions cognitives a lieu cette fois-ci en totalité. Cette nouveauté s’inscrit comme on l’a vu dans une longue histoire. Mais elle induit une révolution sans précédent dans la manière de connaître : la pensée n’est plus la répétition de ce qu’on sait (parce que l’on a appris). L’homme est désormais totalement déchargé de l’apprentissage mnémonique, ce qui rend possible une bifurcation de l’intelligence elle-même : c’était déjà le cas avec l’apparition de l’écriture ou de l’imprimerie – mais l’externalisation et l’objectivation affectant aujourd’hui l’ensemble des fonctions cognitives, la mutation en cours est d’une autre portée.
Au cours de son exposé, M. Michel Serres s’est abstenu de tout jugement de valeur sur les évolutions dont il s’est borné à décrire les modalités et à dégager les enjeux.
Si l’on souhaitait porter un regard critique sur les nouvelles technologies et en apprécier les conséquences pour l’existence des hommes d’un point de vue moral, il serait sans doute bienvenu de s’inspirer de la sagesse d’Ésope le Phrygien : sommé par son maître de lui préparer le mets le plus exquis puis le plat le plus exécrable, celui-ci lui servit de la langue, expliquant qu’elle était à la fois la meilleure et la pire des choses.
L’espèce humaine se trouve placée à la croisée des chemins : il lui appartient de se choisir son destin.
L’ère du travail et de la production, dont les processus et les contraintes ont rythmé le cours de l’existence humaine pendant des millénaires, est désormais révolue. La question qui assaille l’humanité est aujourd’hui : « Que faire ? » Un apologue permet de saisir le lieu même de cette interrogation : une jeune secrétaire diplômée est recrutée dans une grande entreprise internationale ; les nouvelles technologies font qu’elle n’a en réalité aucune tâche à accomplir. Ses efforts pour dissimuler cette situation – elle fait semblant de travailler avec affairement – portent si bien leurs fruits que ses chefs, pour lui marquer leur contentement, lui affectent au bout de six mois un assistant pour alléger sa charge. Or cet « assistant » est un robot. Le problème auquel est confrontée la jeune secrétaire semble insoluble : un robot peut être programmé pour accomplir un certain nombre de tâches et remplir un certain nombre de fonctions à la place de l’être humain – est-il possible de programmer un robot pour ne rien faire, ou mieux, pour qu’il fasse semblant de travailler ? En réalité, il conviendrait d’observer que nous sommes entourés dans la nature d’êtres vivants mieux programmés que nous pour accomplir un certain nombre d’actions (beaucoup d’espèces animales sont douées par ailleurs d’une étonnante capacité d’adaptation à leur milieu) – ce qui distingue l’être humain, c’est qu’il est par essence « déprogrammé » et même non programmable : il n’est donc prisonnier d’aucun code lui assignant une fonction donnée et peut en permanence mobiliser en toute indépendance la totalité des capacités qui se refusent à une quelconque externalisation, et qu’il peut de ce fait appliquer à sa guise à la réalisation des fins qu’ils se donne à lui-même.
Michel Serres
de l’Académie française