Dire, ne pas dire

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Faire au sens de Visiter

Le 5 novembre 2015

Extensions de sens abusives

Le verbe faire est victime de sa plasticité. Il tend à devenir un verbe passe-partout. L’employer ainsi amène à se priver de formes aux sens beaucoup plus restreints, mais aussi beaucoup plus précis, et à user d’une langue dont on semble s’appliquer à gommer toutes les nuances. Parmi les verbes qui disparaissent au profit de faire, il y a visiter : Nous avons fait le Mexique cet été. Est-ce à cause de la polysémie flatteuse de ce verbe qui nous élève du rang de touriste à celui d’architecte, voire de bâtisseur que cette substitution a autant de succès ? Ou est-ce parce le voyage devient aujourd’hui une forme d’obligation sociale, dont on ne s’acquitterait plus par plaisir, mais pour tenir un rang, et parce que, après tout, ce qui est fait n’est plus à faire ? C’est sans doute ce qui explique qu’on ne se contente pas de « faire », on indique une vitesse, on « fait » dans un temps donné : les châteaux de la Loire en trois jours et l’Espagne en deux semaines. On rappellera donc que si le proverbe dit que Rome ne s’est pas faite en un jour, c’est par allusion à la lente extension de cette ville et non au commentaire de quelque touriste qui aurait eu besoin de plus de vingt-quatre heures pour visiter la Ville éternelle.

La chute et la chance, les dés et les cas

Le 5 novembre 2015

Expressions, Bonheurs & surprises

Le nom chute n’a guère de chance, amputé qu’il est d’un accent circonflexe qu’il méritait autant que d’autres, comme sûr ou mûr, de conserver. Il l’avait encore dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie française. On y lisait en effet : « Il est tombé de son haut & a fait une lourde chûte. »

Cet accent était là pour signaler la disparition d’un ancien ; e que l’on trouvait aussi dans le nom chance, qui s’est d’abord écrit cheance. Rien d’étonnant à cela puisque ces deux noms, chute et chance, même s’ils sont éloignés par le sens, remontent l’un et l’autre au latin cadere, « choir, tomber ». Ils ont un autre point commun : les dés. On lit d’ailleurs dans le Thresor de la langue francoyse de Jean Nicot, à l’article Chance : « Est dit pour cheance, comme au jeu des dez. »

Ainsi, dès l’origine, la chance dépend de la manière dont s’effectue la chute des dés. Cela est sans doute lié à la représentation que se faisaient parfois les Anciens qui imaginaient les dieux jouant aux dés le destin des hommes.

En effet, le sort de ces derniers, c’est-à-dire leur bonne ou mauvaise chance, dépend du lancer des dés par les dieux, lancer dont le résultat est lié à leur volonté. Ne lit-on pas dans un fragment de Sophocle : Aei gar eu piptousin hoi Dios kuboi, « Les dés de Zeus tombent toujours bien » ? ; un texte dont on a cette variante: Aei tris hex piptousin hoi Dios kuboi, « Les dés de Zeus font toujours un triple six » (le triple six, appelé « coup d’Aphrodite », assurait la victoire, tandis que le triple un, « le coup du chien », assurait la défaite. Et Eschyle fait dire à Étéocle, au vers 404 des Sept contre Thèbes, que pour le combat la valeur des guerriers est importante, mais que, à la fin, ce sont les « dés d’Arès » qui choisiront le vainqueur.

Toutes citations qui montrent que c’est sans doute de quelque jeu de ce type que sont nées nos expressions tomber bien et tomber mal. On se souviendra d’ailleurs que le nom et adjectif méchant signifie d’abord « malchanceux » et qu’il est dérivé de l’ancien verbe mescheoir, « mal tomber ».

On retrouve l’idée de chute dans le français cas. Ce nom est polysémique, aussi n’allons-nous nous intéresser qu’au sens qu’il a en grammaire. Il existe deux hypothèses pour expliquer le rapport entre la chute et le cas. Dans ses très sérieux Éléments de phonétique et de morphologie du latin, Pierre Monteil écrit :

« La terminologie concernant les cas nous a été léguée par le latin, où casus constitue la traduction littérale, mais peu explicite, du grec ptôsis, “chute”. L’application de ce terme à la catégorie linguistique du cas paraît procéder en grec d’une métaphore empruntée au jeu de dés : tout comme un joueur tient dans sa main un cube, virtuellement porteur de six valeurs différentes, dont une seule sera réalisée par le coup de dés (ptôsis), l’usager d’une langue tient dans son esprit un signifiant virtuellement passible de formes différentes, dont une seule, compte tenu des exigences syntaxiques de l’énoncé, sera réalisée dans la parole. »

D’autres ont évoqué, à ce sujet, le fait que le mot chute signifie parfois « fin » et que le cas grammatical est indiqué par la terminaison du mot. C’est le sens qu’il a quand on parle, par exemple, de la chute d’une histoire.

Ces deux explications pourraient nous faire douter du sérieux que l’on prête à des langues comme le latin, le grec ou l’allemand, toutes langues à cas, puisque ce qui les distingue des autres langues, ce cas, semble sorti du vocabulaire de quelque amuseur, de quelque diseur d’histoires drôles s’attachant à provoquer les rires par une chute bien amenée ou, pis encore, de quelque bas-fond de l’Antiquité où l’on s’adonnait sans vergogne à la funeste passion du jeu de dés. Pauvres élèves, à qui l’on faisait parfois apprendre naguère ces trois langues à déclinaison, c’est miracle que vous ne soyez pas devenus ou des histrions ou des drogués du jeu.

Paul D. (France)

Le 5 novembre 2015

Courrier des internautes

Bonjour ! Une petite question qui est source d’énervement à la maison : Le conditionnel est-il un mode ou un temps qui fait partie de l’indicatif ?

Paul D. (France)

L’Académie répond :

La grammaire traditionnelle fait du conditionnel un mode, mais nombre de grammairiens en font aujourd’hui un temps de l’indicatif ou du subjonctif.

Le conditionnel passé 2e forme est un subjonctif plus-que-parfait que l’on emploie dans certaines circonstances. Les conditionnels présent et passé 1ère forme sont des futurs du passé : Il dit qu’il viendra, il a dit qu’il viendrait ; il dit qu’il aura fini demain,  il disait qu’il aurait fini le lendemain.

On les trouve aussi, avec l’indicatif imparfait et plus-que-parfait, dans des systèmes conditionnels.

C’est aussi parce que notre langue est héritière du latin, dans lequel il n’y a pas de conditionnel, mais de l’indicatif et du subjonctif dans les systèmes hypothétiques, que certains font des temps du conditionnel des temps de l’indicatif ou du subjonctif.

Divagation sur l’esprit des mots

Le 1 octobre 2015

Bloc-notes

Michael Edwards
Divagation sur l’esprit des mots

Si, depuis qu’un instinct clair mais néanmoins curieux nous y pousse, nous créons des mots en leur donnant un sens, les mots semblent parfois nous répondre, en offrant des sens supplémentaires. Vivant bien plus longtemps que nous, ils se présentent accompagnés d’une riche histoire, d’une mémoire souvent foisonnante. Nous y trouvons des sens qui échappent aux dictionnaires.

Exemple : univers, du latin universum, à l’origine neutre singulier de l’adjectif universus, « universel, général, intégral ». Universum laisse voir une pensée plus qu’intéressante. Lui-même dérivé de unus et du participe passé de vertere, « tourner, se tourner », il suppose que tout ce qui existe tourne pour se joindre, que tout se rassemble en un seul étant. Que la multiplicité cherche l’unité ; que le multiple est un, et l’un, multiple. Le mot donne un sens très lumineux et très fort à la totalité de ce qui est. Cependant, c’est une vision des choses, une perspective sur l’espace-temps qui ne va pas de soi, et que les Grecs ne partageaient pas : ils tenaient plutôt l’univers pour un système bien ordonné, un kosmos. Nous héritons le mot univers, qui nous induit peut-être, de façon subliminaire, à voir le monde à sa manière. Ceux qui ne considèrent pas l’univers comme une unité accueillant le multiple, comme une multiplicité s’accomplissant dans l’un (ni comme un cosmos dont les lois ne résultent pas simplement des hypothèses vérifiées des hommes), pourraient désirer un autre terme. La théorie qui domine aujourd’hui paraît même le contraire de la conception romaine. Le noyau primitif super condensé figurerait l’unité, que la multiplicité, constituée par les galaxies issues du big bang, fuirait avec une insouciante précipitation. L’expression l’univers en expansion est un oxymore.

Univers contient d’autres surprises, moins visibles et encore plus réjouissantes. On y aperçoit le vers, non pas en jouant sur les mots, mais en remontant de nouveau à l’origine. Vers aussi vient du participe passé de vertere, versus, qui, substantivé, signifie « ligne, sillon, ligne d’écriture, vers ». Le poète se tourne à la fin de son vers, comme le laboureur au bout de son sillon. Le poème réussi ressemble à un champ bien labouré. La poésie prendrait sa source à la fois dans le contact avec la terre (on pourrait ajouter : avec ce qui nous entoure au quotidien, avec le travail), et en même temps avec l’univers, avec l’immensité qui nous reçoit. Elle porterait à sonder à la fois l’ordinaire et le sublime, le vécu au jour le jour et les aspirations les plus élevées.

Dans univers on découvre également la préposition vers, puisqu’elle aussi vient de versus dans le sens de « tourné dans la direction de… ». Un poème ne serait pas tout à fait un monde clos, immobile, intemporel : il s’ouvrirait à l’ailleurs et à l’avenir. Il représenterait, non la fin, mais le commencement d’un voyage vers quelque chose. L’univers aussi aurait une direction à prendre, un but à atteindre.

D’autres mots invitent à réfléchir ainsi, de façon libre et spéculative. Sens est particulièrement piquant. Deux origines : sensus, « signification » en latin, et sinno, « direction » en germanique, semblent s’être confondues en ancien français. Que cette confusion est judicieuse ! Elle nous souffle, si nous voulons bien l’écouter, qu’une signification à chercher est un chemin à suivre, que le sens d’une œuvre littéraire, artistique, philosophique, théologique, est moins une interprétation bien structurée, une paraphrase à contempler, qu’une direction indiquée. Le sens d’une œuvre serait le sens dans lequel elle s’engage.

Si nous voulons bien, en effet, car les allusions répandues par l’évolution des mots ne prouvent rien et sont, en elles-mêmes, sans signification. On ne peut pas conclure de quelqu’un, s’il est obsédé par la peur, que la peur s’assoit devant lui, s’il conspue un orateur, qu’il lui crache dessus, ou si un désastre le frappe, qu’il est né sous une mauvaise étoile. La notion du sens étymologique d’un mot nous fourvoie. Les mots nous suggèrent simplement, par les conversations qui se développent entre eux, par l’intelligence qu’ils semblent avoir de rapports insoupçonnés entre divers phénomènes, des pensées neuves, d’attirantes possibilités, des idées à poursuivre, ou à abandonner.

Sir Michael Edwards
de l’Académie française

Choisir au hasard

Le 1 octobre 2015

Emplois fautifs

Choisir consiste à sélectionner une ou plusieurs personnes, une ou plusieurs choses parmi d’autres plus nombreuses en fonction de critères particuliers. Cette action suppose donc que l’on examine sérieusement les qualités et les défauts des éléments, des candidats en présence. Il ne s’agit en rien d’un tirage au sort où seul le hasard décide : on évitera en conséquence d’accoler les termes choisir et hasard puisqu’ils sont contradictoires.

 

On dit

On ne dit pas

Prendre une personne, un livre au hasard

Choisir une personne, un livre au hasard

Tirez une carte au hasard

Choisissez une carte au hasard

 

Attardé au sens de retardataire

Le 1 octobre 2015

Extensions de sens abusives

Attardé peut être adjectif : il qualifie alors quelqu’un qui se trouve à une heure tardive en quelque endroit (Des passants attardés se hâtaient de rentrer) ou, figurément, ce qui est d’un autre temps, qui est démodé (Des conceptions attardées). Employé comme nom, il prend un sens différent et désigne une personne dont le développement intellectuel a été entravé. On se gardera donc bien de le confondre, en ce sens et dans la langue du sport, avec des mots ou expressions comme retardataire, qui a pris du retard, etc.

On dit

On ne dit pas

Le peloton des retardataires

Le retour des coureurs qui avaient été distancés

Le peloton des attardés

Le retour des attardés

 
 

Urgence au sens d’imminence

Le 1 octobre 2015

Extensions de sens abusives

Les mots urgence et urgent s’emploient pour évoquer ce qui requiert une action, une décision très rapide : on parlera par exemple de l’urgence d’une mesure, d’une intervention. On se gardera donc bien de les confondre avec les mots imminence et imminent, qui servent à évoquer ce qui menace de survenir très prochainement. On ne parlera donc pas, comme le faisait il y a peu une chaîne d’informations en continu, de « l’urgence du réchauffement climatique », mais bien de « l’imminence du réchauffement climatique ».

On dit

On ne dit pas

L’imminence d’une guerre, d’une crise

La catastrophe est imminente

L’urgence d’une guerre, d’une crise

La catastrophe est urgente

 

Isabelle-Cristina de S. (France)

Le 1 octobre 2015

Courrier des internautes

Auriez-vous la gentillesse de me dire si on dit « la communion de Tom » ou bien « la communion à Tom » ?

J’en profite pour vous féliciter. J’ai regardé l’émission sur Antenne 2 et vraiment j’ai apprécié ce que fait l’Académie. Il est vraiment dommage que l’Éducation nationale ne suive pas la même ligne ! Merci pour votre réponse... Je suis une banlieusarde, immigrée, mais amoureuse de la France (ma mère patrie adoptive) et je souhaite lui rendre honneur en appliquant correctement son langage.

Isabelle-Cristina de S. (France)

L’Académie répond :

Au nom de toute l’équipe de Dire, Ne pas dire et du Service du Dictionnaire, merci pour vos compliments. Nous essaierons de nous en montrer dignes. On dit La communion de Tom.

La préposition à marque normalement l’appartenance après un verbe (cette maison est, appartient à notre ami). On l’emploie avec la même valeur devant un pronom, seule (un ami à nous) ou pour reprendre un possessif (c’est sa manière à lui). Mais on ne peut plus l’employer entre deux noms, comme on le faisait dans l’ancienne langue, sauf dans des locutions figées (une bête à Bon Dieu), par archaïsme ou dans un usage très familier. On dira : la voiture de Julie, les fleurs de ma mère.

Richard-Emmanuel R. (Belgique)

Le 1 octobre 2015

Courrier des internautes

Voilà plusieurs temps que je me pose une question. Fort de mon bilinguisme, je sais qu’en allemand, en présence d’un mot composé, celui-ci prend le genre du deuxième mot.

En français, c’est une tout autre affaire. Un porte-manteau, pas de soucis.

Mais j’entends souvent « le » multiprise, ou plus couramment « le » porte-monnaie.

Existe-t-il une règle régissant la détermination du genre de ces mots composés, ou bien est-ce au cas par cas ?

Richard-Emmanuel R. (Belgique)

L’Académie répond :

Les noms composés dont le premier élément est une forme verbale sont en règle générale du masculin (et l’élément verbal est invariable). Pour le pluriel du second élément, l’usage est mal fixé, mais le Conseil supérieur de la langue française a conseillé en 1990 de le faire varier dans tous les cas où cela est possible. Donc : un pince-affiche, des pince-affiches.

Le genre des autres noms composés est celui de l’élément qui porte l’essentiel du sens, et qui vient le plus souvent en tête dans les cas où l’on trouve nom + nom (un bracelet-montre, une montre-bracelet), mais bien sûr en second dans les cas où l’on trouve préposition ou adverbe + nom ou verbe (un sous-vêtement, une sous-station ; le non-être).

Densification personnelle

Le 7 septembre 2015

Emplois fautifs

Pour avoir égorgé leurs maris la nuit de leurs noces, les Danaïdes furent condamnées à remplir éternellement d’eau un tonneau sans fond. On peut parfois se demander si nombre d’experts en communication ne commirent pas le même crime, puisqu’ils semblent victimes de la même punition, obligés qu’ils sont de créer toujours de nouvelles tournures, qui sortent de l’usage presque aussi vite que le faisait l’eau du tonneau des filles de Danaos. On a ainsi appris, il y a peu, que tel personnage politique devait travailler sa densification personnelle. Il ne s’agissait pas pour lui de se livrer aux joies du culturisme et d’aller transpirer en soulevant de la fonte, mais d’améliorer son image afin d’être plus courtisé par des médias. On abandonnera sans regret à leurs ingénieux créateurs ce type de productions qui semblent amenées à disparaître aussi rapidement que s’enfuyait l’eau des Danaïdes.

 

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