Réception du cardinal Tisserant
Monsieur,
La première fois que j’ai eu l’honneur de vous rencontrer, c’était aux heures les plus sombres que la France ait jamais vécues. Je venais d’arriver à Rome à la fin de mai 1940. J’allais aussitôt vous voir. Dès les premières phrases que nous avons échangées, j’ai senti qu’un cœur ardent et ferme battait dans votre poitrine. Ce tragique été 1940, nous l’avons si je puis dire souffert ensemble, côte à côte, dans la Cité du Vatican où j’avais dû prendre asile. Vous souvenez-vous de ce 14 juillet où, dans une petite pièce du couvent de Sainte-Marthe, nous étions une poignée de Français serrés autour du drapeau tricolore ? Il y avait Votre Eminence, Mgr Jullien — qui vous a rejoint depuis au Sacré-Collège — l’abbé Jacques Martin, devenu prélat et chanoine de Saint-Pierre, Mgr Fontenelle, Jean Rivière — ces deux chers amis, hélas, ne sont plus de ce monde — ma femme, Mme Rivière, Yves Roger et moi. Ah ! notre patrie semblait alors comme engloutie dans un abîme de malheur. Il ne nous parvenait plus que des échos déformés de sa voix. Nous souffrions moralement tout ce que l’on peut souffrir. Mais nous nous trouvions dans le Haut Lieu qui garde depuis vingt siècles le dépôt des paroles éternelles. Elles éclairaient nos certitudes. Si j’évoque ces heures douloureuses en ce jour où tout s’assemble pour vous fêter, c’est que je considère comme un devoir — et Dieu sait s’il m’est agréable ! — de rendre témoignage à la force d’âme que vous n’avez cessé de déployer dans ces moments cruels, à l’exemple que vous nous avez donné à tous. Votre vie entièrement consacrée à l’Église, votre carrière qui depuis cinquante-quatre ans s’est exclusivement déroulée à Rome, ne vous ont jamais fait oublier — et surtout à l’heure de sa plus dure épreuve — que vous étiez un fils de cette France que vous chérissez. C’est que vous êtes jailli d’un sol où les vertus chrétiennes et les vertus françaises ne font qu’un. Ce n’est pas en vain, Monsieur le Cardinal, que la Lorraine vous a enfanté !
Les Tisserant y sont chez eux depuis des générations. On les trouve à Chatel-sur-Moselle, à Charmes, à Bayon avant de les voir s’installer à Nancy. Ils sont meuniers de père en fils, puis vétérinaires. Votre père, votre grand-père exerçaient cette profession. Votre père, homme de bien, fut, pendant vingt ans, secrétaire général de la Société d’Agriculture de Meurthe-et-Moselle, membre et secrétaire du Conseil départemental d’Hygiène. Votre grand-oncle, Eugène Tisserant, qui fut votre parrain, professa pendant quarante ans à l’Ecole vétérinaire de Lyon. Il était membre et devint président de l’Académie des Lettres et Sciences de Lyon. Avec trois de ses collègues de l’Ecole de Lyon, il avait composé et publié un Dictionnaire Général de médecine et de chirurgie vétérinaires et des sciences qui s’y rattachent, qui fut un ouvrage de pionniers. L’agriculture, la campagne, le monde animal qui la peuple et les soins attentifs qu’il requiert, voilà les tâches que se transmettent les vôtres. Tout cela ennobli, si je puis dire, par le goût de la culture générale. Votre grand-oncle Eugène possédait une bibliothèque importante, aux ouvrages précieux. Votre père économisait pour acheter des livres. Se doutait-il que son fils porterait un jour le titre magnifique de « Bibliothécaire de l’Église » et régnerait sur l’un des plus importants trésors de la chrétienté ? Une telle promotion n’est cependant pas surprenante si l’on songe que cette Église catholique, apostolique et romaine, votre famille n’a cessé de lui fournir des serviteurs. À chaque génération de Tisserant, je trouve des prêtres et des religieuses. Vos parents vous ont élevé dans une atmosphère de piété. Sur leurs six enfants, trois se sont consacrés à l’Église. Votre sœur, qui fut religieuse de la Doctrine Chrétienne, s’éteignit comme Supérieure de la Maison de Charmes-sur-Moselle. Votre frère cadet, Père de la Congrégation du Saint-Esprit, qui a passé quarante-trois ans de sa vie de missionnaire dans l’Oubangui-Chari, et Votre Éminence.
Ah ! Monsieur le Cardinal, quand on lit les souvenirs que vous avez rédigés de votre prime jeunesse, et qu’on plonge dans ces foyers de la campagne et de la province françaises ; quand on mesure ces disciplines, ce sérieux, cette ferveur, ce souci du devoir et du bien et que l’on considère les fruits qu’ils portent, l’on se demande s’il est bien vrai que l’éducation, telle qu’elle se pratiquait naguère, était inférieure à celle d’aujourd’hui et si les progrès accomplis sont tels que nous ayons motif de nous en glorifier ? Je sais bien ! Il faut vivre avec son temps. Et notre temps, c’est celui de la radio, du cinéma, de la télévision, de l’avion, de la fusée. Ce sont d’admirables choses, certes, et utiles, fécondes, parfois hallucinantes. Elles ouvrent à l’homme des champs nouveaux et des possibilités presque infinies. Mais à une condition. C’est qu’elles ne compromettent pas ce qui a permis à des familles comme la vôtre de se perpétuer. Quand je vous vois au milieu de vos cent quarante neveux, petits-neveux, arrière-petits-neveux — parmi lesquels il y a des séminaristes — et que je sais que tant et tant de familles semblables se trouvent enracinées dans les divers sols de notre pays, je suis sûr qu’il s’agit là de l’un des secrets essentiels de la pérennité française et je salue ces foyers dans votre personne, de toute mon âme, avec respect.
Vous êtes né à Nancy le 24 mars 1884, 3, rue Gilbert, dans une maison qu’un banquier israélite, attiré en Lorraine par la bienveillance des ducs, avait bâtie en 1703 et que vos grands-parents maternels avaient acquise en 1866. Sur l’un des montants de la porte d’entrée se trouvait encore en place une « mezouzah », c’est-à-dire l’un de ces petits tubes de fer-blanc que les israélites traditionnels fixent sur une porte de leur maison afin de penser au Tout-Puissant chaque fois qu’ils en franchissent le seuil.
En vous voyant pour la première fois dans les bras de votre mère, votre grand-oncle Eugène prophétisa : « Celui-là sera Evêque !... » A l’âge de six ans, vous déclariez à votre tour que vous comptiez vous « engager dans le régiment des généraux ». C’était une anticipation — bien à votre manière — du Sacré-Collège...
Tout jeune, vous aviez une prédilection pour les sciences exactes. Vous aviez le goût — et des dispositions — pour la physique et la chimie. Vous avez même remporté plusieurs premiers prix dans ces matières. La carrière navale vous attirait. Sans doute vous sentiez-vous déjà une âme de voyageur. Vous demandâtes à votre père de vous envoyer à Jersey pour y préparer l’examen d’entrée au Borda. Si votre père avait exaucé votre vœu, vous auriez suivi de peu à l’École Navale celui dont vous venez si fidèlement d’évoquer la mémoire. Mais ce n’est pas la mer qui allait vous prendre. L’infini vers lequel vous alliez vous engager n’aurait plus de limites. En décembre 1895 — vous aviez onze ans — votre décision était prise, cette fois, irrévocable. Vous seriez prêtre. Cet irrésistible et mystérieux appel qui s’appelle la « vocation » vous avait saisi. Cette fois vous étiez embarqué, mais sur la mer de Galilée.
Après l’école des Sœurs de la doctrine chrétienne de Nancy, vous devenez, toujours dans la capitale lorraine, l’élève — très appliqué — des collèges Saint-Léopold et Saint-Sigisbert. Vous voilà bachelier en lettres et en mathématiques. En octobre 1900, vous entrez au Grand Séminaire de Nancy. Il comptait des professeurs éminents, comme Eugène Mangenot, titulaire de la chaire d’Ecriture Sainte — qui devait bientôt se faire connaître à l’Institut Catholique de Paris —, Léon Jérôme, agrégé d’histoire, et Charles Ruch, professeur de théologie — le futur grand évêque de Strasbourg.
C’est l’abbé Ruch qui discerna le premier vos exceptionnelles aptitudes à l’étude des langues orientales. Moment décisif dans votre vie que celui où, vous hésitez entre les sciences exactes, pour lesquelles vous aviez une prédilection — vous lisiez, pour votre plaisir personnel, des manuels de calcul différentiel et de calcul intégral — et des sciences d’une tout autre nature. Un jour, dans la bibliothèque d’un de vos professeurs, M. Vital Oblet, vous aviez trouvé deux grammaires syriaques et une grammaire arabe. M. Oblet vous expliqua l’importance de la littérature syriaque et de la littérature arabe chrétienne, dont beaucoup de textes étaient encore inédits, pour l’étude de la pensée chrétienne dans l’antiquité et le Moyen Age. Votre but était alors de devenir professeur de sciences. Vous mesurâtes cependant l’intérêt des textes orientaux chrétiens et leur considérable portée pour le développement du christianisme. Entre les deux voies qui s’offraient à vous, c’est Mgr Ruch qui décida de votre choix. Il était votre directeur spirituel et le demeura quarante ans. Vous connaissant intimement, Mgr Ruch traça lui-même votre programme d’études. Vous lui devez beaucoup. Vous le lui avez rendu en gratitude et en vénération.
En même temps que vous poursuivez vos études de théologie pour accéder au sacerdoce, vous apprenez l’hébreu, le syriaque, l’assyrien. Vous vous proposez de vous spécialiser dans l’étude de l’Ancien Testament. Vous vous voyez, un jour, professeur dans un Institut Catholique en France. Mgr Ruch sollicita de l’Évêque de Nancy, Mgr Turinaz, l’autorisation de vous envoyer un an à l’École Biblique de Jérusalem. Vous aviez vingt ans. Là, vous suivez les cours de l’École Saint-Etienne dont le directeur et l’animateur n’était autre que le R. P. Lagrange. Vous découvrez les Lieux Saints, la Palestine. Vous vous procurez une véritable bibliothèque de livres savants. Et votre plus grand bonheur est de vous y plonger. « Me voilà bien outillé pour travailler, écrivez-vous dans une lettre à vos parents ; il ne me reste qu’une chose à faire, c’est de ne pas perdre de temps. » Tous ceux qui vous connaissent savent que c’est un mot d’ordre auquel vous êtes resté prodigieusement fidèle depuis cinquante-sept ans.
En octobre 1905, le service militaire vous appelle. Vous l’accomplissez au 156e d’Infanterie à Toul. Aussitôt libéré, vous reprenez vos cours à l’Institut Catholique de Paris. Au bout de deux ans, vous êtes diplômé d’hébreu, de syriaque, d’arabe, d’éthiopien et d’assyrien. Simultanément vous avez suivi le cours d’arabe littéral à l’École des Langues Orientales vivantes et ceux d’Archéologie orientale, de paléographie grecque, assyrienne et arabe à l’Ecole des Hautes Etudes de la Sorbonne. Vous fréquentez aussi les cours de céramique grecque et de langue égyptienne à l’École du Louvre. Vous commencez à publier des études. Comme celle que vous inspirent les papyrus araméens provenant de la colonie juive établie dans l’île d’Eléphantine ; ou la traduction arabe d’un texte copte perdu ; ou la version éthiopienne de l’Ascension d’Isaïe avec l’aide de variantes fournies par les versions grecque, latine et slave. Dans ce labyrinthe d’érudition où de plus expérimentés risqueraient de se perdre, vous circulez à votre aise. Le 4 août 1907, vous êtes ordonné prêtre à Nancy. Cinq mois plus tôt, un appel vous avait été adressé. Il venait de Rome. La Commission des Etudes Bibliques — qui devança l’Institut biblique fondé en 1909 — avait besoin d’un professeur de langue syrienne pour remplacer le R. P. Scheill absorbé par d’autres travaux. Le pape saint Pie X chargea M. Vigouroux, secrétaire de cette Commission, d’en trouver un. Le Père Lagrange lui indiqua votre nom. C’est ainsi que vous arrivâtes à Rome en automne 1908. A vingt-quatre ans, vous voilà professeur à l’Université ecclésiastique de l’Apollinaire et « Scriptor » à la Bibliothèque Vaticane pour les manuscrits orientaux. Le cardinal Merry del Val, secrétaire d’État, vous accueille en s’écriant : « Ah ! voici notre assyriologue. » Vous allez vous présenter au cardinal Rampolla, qui vous produit une grande impression. Le Souverain Pontife lui-même vous reçoit avec bonté. Vous lui demandez de bien vouloir tracer de sa main quelques mots d’encouragement sur votre bréviaire. Saint Pie X écrit : « Que Dieu te remplisse de toute bénédiction et qu’Il exauce ta prière. » Ces lignes datent du 23 décembre 1908. Il y a cinquante-quatre ans. Et vous êtes, Monsieur, depuis déjà onze ans, le second personnage de l’Église. Votre prière pourtant n’appelait pas tant d’honneur. Ce à quoi vous aspiriez, c’était d’abord et surtout à être un prêtre dans le sens absolu de ce mot. Ensuite un professeur, un savant, un érudit, capable de faire progresser les sciences auxquelles vous étiez initié et de les enseigner. Tous ces vœux ont été exaucés. Saint Pie X vous a porté bonheur.
Alors commence pour vous cette carrière étonnante et par sa rectitude, la sûreté de ses étapes, et la régularité de son ascension. Un à un, vous gravissez les échelons de la hiérarchie — mais vous les gravissez vite parce que partout où vous travaillez, où vous enseignez, votre valeur s’impose. Les charges vont s’ajouter aux charges sur vos épaules — mais ces épaules sont robustes. Les missions vont s’ajouter aux missions dans une existence absorbante — mais ces voyages vous permettront de découvrir le monde et n’épuiseront jamais votre curiosité.
L’enseignement que vous dispensez à l’Apollinaire vous intéresse, mais c’est à la Bibliothèque vaticane que vous consacrez le plus de temps et d’efforts. Vous dressez le catalogue des manuscrits orientaux qui constituent l’une des richesses de ce prodigieux dépôt. Travail qui vous amène à effectuer des recherches en dehors du Vatican. Et c’est ainsi que vous étant rendu à Milan pour y consulter les manuscrits de l’Ambrosienne, pour la première fois vous approchez celui qui sera un jour Pie XI et fera de vous un prince de l’Église. Vous allez à Londres, à Leyde, en Autriche, toujours en quête de nouvelles découvertes. Vous parcourez l’Égypte, la Palestine, la Transjordanie ; vous allez à Assour et à Baby- love pour y acquérir des textes cunéiformes. Votre tâche de « Scriptor » vous passionne au point que vous ne voulez plus la quitter. Car l’on vous réclame à Paris. L’Institut Catholique vous offre la chaire de langues orientales. Si flatteuse qu’elle soit, vous écartez cette proposition. Mgr Ratti, qui vous apprécie déjà, vous en est reconnaissant. Le 18 juin 1913, il vous dit dans une lettre que vous avez précieusement conservée : « Sans vous, nous serions restés comme un homme auquel on viendrait de couper un bras au moment même où il en aurait eu le plus besoin et en bénéficiait le plus largement. » Vous resterez donc à Rome. Rome sera le centre de vos occupations, votre port d’attache. Vous y résiderez cinquante-quatre ans et vous y accéderez — après la papauté — à la plus haute charge de la Curie.
Cette carrière exceptionnelle est d’autant plus frappante que vous ne sembliez pas, a priori, taillé pour elle. Quand on ne connaît pas, ou quand on connaît mal le Vatican, l’on imagine volontiers que tout y est onctueux, nuancé, amorti, ouaté ; que l’art des ménagements et des balancements subtils y atteint son point de perfection. Or, Monsieur le Cardinal, votre personnalité ne s’accommode guère de ces traits. Quand vous marchez, d’un air sévère et d’un pas décidé, en tête du cortège — j’allais dire du régiment — des cardinaux, il semble que vous ne soyez pas resté tout à fait infidèle à votre vocation enfantine. J’ai souvent pensé à vous en contemplant dans une salle du Musée du Vatican la cote de maille que revêtait, dit-on, le pape Jules II. On vous voit fort bien à cheval, l’étendard — je veux dire le labarum — à la main.
À cheval, d’ailleurs, vous y avez été. Je ne fais pas seulement allusion à cette randonnée que vous accomplîtes de Jérusalem à Bagdad et où vous visitâtes les châteaux arabes situés à l’est de la Mer Morte. Non, c’est sous l’uniforme militaire que je vous évoque cette fois. Car la guerre, hélas, a éclaté et son feu va se propager. Vous êtes mobilisé au 26e de ligne. Dans la nuit du 4 au 5 septembre 1914 — vous étiez caporal depuis l’avant-veille — vous êtes blessé en bordure d’un champ à côté de la fameuse ferme de Léomont. À votre sortie d’hôpital, l’on vous affecte à la section d’Afrique de l’État-major de l’Armée. Au bout de quelque temps, comme l’expédition en Proche-Orient se prépare, vous êtes chargé de recopier un projet d’opération dans la région de Beyrouth. C’est ainsi qu’avec ce souci d’exactitude que vous portez en toutes choses, vous vous apercevez que dans le plan conçu par un officier breveté, il était prévu que l’on construirait des baraquements pour les troupes débarquées avec le bois des cèdres du Liban. Vous prenez alors l’initiative, tout modeste caporal que vous êtes, d’attirer l’attention de vos chefs sur le fait qu’il n’y avait plus de cèdres au Liban, sauf en un point, d’accès très difficile, et que les cèdres subsistants, entourés d’un mur, étaient considérés comme une relique du passé. Du coup, l’on fait la plus grande attention à vous. Vous êtes chargé de préparer pour le Ministre un bulletin quotidien sur les opérations de l’armée russe du Caucase, sur celles du corps expéditionnaire britannique en Mésopotamie et sur les préparatifs turcs en vue de l’attaque du canal de Suez. Enfin, en liaison avec René Piron, vous tenez à jour l’ordre de bataille de l’armée turque. Vous travaillez à la formation de cette Légion d’Orient constituée par des volontaires arméniens venus de tous les coins du monde qui écriront bientôt une page glorieuse dans l’histoire du conflit mondial et bien des Arméniens — j’en ai reçu le touchant témoignage — gardent encore un reconnaissant souvenir de votre action.
En avril 1917, le détachement français de Palestine, composé d’un régiment de marche formé de deux bataillons de tirailleurs algériens et d’un bataillon du 115e Régiment territorial d’infanterie et d’un peloton de spahis, allait quitter Marseille à destination de la région de Gaza, sous les ordres du général de Piépape. Vous faisiez partie de son état-major et en dirigiez le Ier Bureau. Un retard du train vous fit manquer de quatre heures le bateau sur lequel vous deviez vous embarquer avec une partie du détachement et un important matériel. Vous l’avez échappé belle car ce bateau fut torpillé au large de Bône. Bientôt, le détachement français occupa l’oasis de Khan Yunus. Le peloton de spahis fut engagé dans les opérations qui amenèrent la prise de Gaza. Vous prîtes, à un moment, le commandement de ce peloton. La croix de guerre devait récompenser vos services. Vous finissez la guerre comme lieutenant de tirailleurs algériens.
La paix revenue, vous reprenez aussitôt vos fonctions à la Bibliothèque Vaticane. Le 1er décembre 1919, vous êtes nommé assistant du préfet (qui est Mgr Mercati). Onze ans plus tard, vous êtes promu pro-préfet. Vous le resterez six ans avant que le cardinal Ratti, devenu le Pape Pie XI, jette le manteau de pourpre sur vos épaules et vous appelle au Sacré-Collège. Ainsi dix-sept ans de suite, vous aurez consacré votre activité à la Bibliothèque Vaticane et, pendant cette période, il n’est pas exagéré de dire que vous l’avez transformée.
« Le Christianisme, avez-vous écrit dans une substantielle étude sur les Bibliothèques pontificales, dès son origine eut des livres sacrés. Ancien et Nouveau Testament et ces écrits tinrent une telle place dans la vie des premiers chrétiens que plusieurs persécuteurs crurent obtenir l’anéantissement de l’Église en contraignant les clercs à livrer les volumes dont ils avaient la garde. Les plus anciens témoignages relatifs aux bibliothèques ecclésiastiques se trouvent dans les Actes des Martyrs. » On connaît mal ce qui précéda à Rome la paix constantinienne, en fait de bibliothèque ecclésiastique. En revanche, on sait qu’à la fin in du IVe siècle, saint Damase restaura le local des « archiva » contigu au quadriportique de Saint-Laurent in damaso et c’est sans doute ce bâtiment que saint Jérôme appelle : « Romance ecclesiae Chartarium ». Voilà les premiers témoignages certains. Il semble que la Bibliothèque soit devenue une institution distincte sous le règne de Serge ler, aux toutes dernières années du VIIe siècle. Dans les siècles suivants, il y eut plusieurs dépôts, dont il est difficile de déterminer l’emplacement et la spécialité. Au Moyen Age, l’histoire de la Bibliothèque pontificale se confond avec celle des Thesaurus romance Ecclesiae. Les papes conservent les livres avec leurs objets précieux. Ils en reçoivent et ils en donnent. Entre 761 et 763, Paul Ier envoie en France, pour Pépin le Bref, des livres liturgiques et des manuscrits grecs. Mais la Bibliothèque, comme le trésor, participe aux déplacements de la Curie pontificale lorsque les pontifes se voient contraints de quitter Rome pour Orvieto, Viterbe, Agnani, Pérouse, etc. On essaye de la mettre en sûreté sur le sommet du Soracte ou ailleurs. A la fin du XIIe siècle, la ruine semble complète. La bibliothèque pontificale se reconstitue pourtant au cours du XIIIe siècle. Quand Boniface VIII ramena la Curie de Naples à Rome, sa bibliothèque se composait de quatre cent quarante-trois articles. Elle connut encore bien des vicissitudes avant d’échouer à Avignon le 28 avril 1339, où on l’installe dans la Tour des Anges, au-dessus de l’appartement du pape. Le retour des papes à Rome ne s’accompagne que partiellement du retour des livres de la Bibliothèque et ce rapatriement durera quatre siècles. C’est l’humaniste de Sarzana, Tommaso Parenticelli, devenu le pape Nicolas V, qui, grâce aux riches aumônes de l’année sainte 1450, put un jour réaliser son rêve de collectionneur et devenir le véritable fondateur de la Bibliothèque Vaticane. Lorsqu’il mourut en 1455, il laissait le Saint-Siège en possession de la plus riche bibliothèque d’Italie. Sixte IV l’installe royalement dans le Palais du Vatican. Sixte-Quint élève un local nouveau, en coupant dans son milieu l’ensemble des trois cours créé par Bramante entre le palais pontifical et le bâtiment du Belvédère. Dès ce moment, la Bibliothèque ne fit que s’agrandir et s’enrichir. Urbain VIII, Alexandre VII, Alexandre VIII, Clément XII, Clément XIV, que sais-je, jusqu’à Pie IX et Léon XIII s’attachèrent à lui donner toujours plus d’espace, plus de livres, plus de manuscrits. Sous le règne de ce grand pape que fut Pie XI, la Bibliothèque Vaticane devait trouver son épanouissement. L’ancien conservateur de l’Ambrosienne était bibliothécaire dans l’âme. Il avait reconnu en vous un alter ego. En 1927, il vous confia une mission de confiance. Il s’agissait d’aller étudier sur place l’aménagement et le fonctionnement des grandes bibliothèques américaines. C’est que l’installation de la Bibliothèque Vaticane restait assez archaïque. Elle n’était pas outillée pour offrir au monde scientifique la possibilité de consulter ses richesses. Elle n’offrait même pas la sécurité nécessaire. L’incendie de la Bibliothèque de Turin, survenu en 1904 avait donné l’alerte et fait réfléchir. Concurremment à cette étude d’ordre technique, vous eûtes également pour mission d’établir des relations plus étroites de collaboration scientifique avec les centres universitaires américains les plus importants. C’est ainsi que vous traversez pour la première fois l’Océan — que de fois l’avez-vous franchi depuis ! — pour vous rendre aux États-Unis. Vous allez à Princeton, à Philadelphie, à Baltimore, à Washington, à Pittsburg, à Détroit, à Cleveland, à Buffalo, que sais-je. Vous visitez toutes les bibliothèques. Vous rapportez de cette visite une masse de documents, de notes et d’impressions. La réorganisation de la Bibliothèque Vaticane ne tardera pas à en recevoir les effets. De puissantes armatures de métal vont se substituer à des armoires plus ou moins vermoulues. Des rayonnages vont désormais conserver les manuscrits dans des salles à air conditionné. Des catalogues modernes faciliteront les recherches. Des salles de lecture seront aménagées. Bientôt le micro-filmage fera son apparition. Six ans plus tard, une nouvelle mission aux Etats-Unis vous est confiée. Elle est en rapport avec les séances du Comité International des Bibliothèques et du Congrès des Bibliothécaires américains qui se tient à Chicago. Cette fois, vous visitez Yale University, les Bibliothèques de Harvard, de Boston, la Bibliothèque Morgan, l’University Columbia, la Rockefeller Foundation, etc. « Tisserant l’Américain » — ainsi vous appelle Pie XI. Les fruits de vos missions sont tels que le 15 juin 1936, le Souverain Pontife vous décerne la pourpre romaine. Vous n’avez que cinquante-deux ans. Un an plus tard, le 25 juillet 1937, vous êtes sacré Evêque par le cardinal Pacelli, alors Secrétaire d’État.
Mais d’autres fonctions vous appellent et pour celles-là aussi vous êtes spécialement désigné. Le cardinal Sincero vient de mourir. Il était le secrétaire de la Congrégation Orientale — dont le pape lui-même est le préfet. Pie XI vous réserve sa succession. « L’Église n’est ni latine, ni grecque, ni slave, elle est catholique », avait dit le pape Benoît XV lorsqu’il décida le 1er mai 1917 d’ériger en Congrégation autonome la Congrégation pour l’Église Orientale que le pape Pie IX avait créée le 6 janvier 1862, mais qui, à cette époque, était unie à la Congrégation de la Propagation de la foi et en formait une branche. Par le Motu proprio « Sancta Dei Ecclesia » du 25 mars 1938, le pape Pie XI étendit encore la compétence de cette nouvelle Congrégation. Sa juridiction à la fois législative, administrative et judiciaire, s’étend à tous les catholiques — même ceux qui suivent le rite latin — qui vivent en Égypte et dans la presqu’île du Sinaï, à Chypre, en Grèce et au Dodécanèse, en Iran, au Liban, en Palestine, en Syrie, en Israël, en Transjordanie, en Irak, en Turquie, en Bulgarie, en Afghanistan, en Éthiopie et dans certaines parties de l’Inde. Cet ensemble représente environ dix millions d’âmes. Les fidèles qui le composent sont attachés à des rites différents, antiochiens, byzantin grec et byzantin slave, alexandrin, arménien, chaldéen, syrien, melchite, copte.
Par la force des choses, la Congrégation pour l’Église Orientale a aussi des contacts plus ou moins fréquents, plus ou moins poussés, selon les régions et les circonstances, avec les Églises chrétiennes séparées depuis des siècles du Siège de Rome.
Vingt-trois ans de suite, vous êtes resté, Monsieur le Cardinal, à la tête de cette Congrégation — l’un des plus importants ministères, dirions-nous dans notre langage laïc — du Saint-Siège. Il suffit de vous connaître pour deviner l’action que vous y avez entreprise et menée. À dire vrai, vous avez fait de ce dicastère un organe essentiel du gouvernement de l’Église. Vous lui avez donné une résonance, une influence mondiales. Vous avez réorganisé la Commission liturgigue qui s’est consacrée à la révision et souvent à la réédition des livres liturgiques orientaux et à la sauvegarde de l’authenticité des liturgies orientales. Vous avez réorganisé la Commission des mariages. Mais vous n’avez pas seulement accompli chaque jour, dans ce palais de la via Conciliazione où il m’a été si souvent donné de vous voir, un travail de direction et d’impulsion ; vous vous êtes attaché à visiter les populations sur lesquelles s’exerçait votre autorité religieuse, à les mieux connaître, à vous enquérir de leurs besoins spirituels ; à leur apporter le témoignage de la constante sollicitude du Saint-Siège. On perd le souffle en vous suivant dans vos voyages. Il n’est pas un pays du Proche — et du lointain — Orient que vous n’ayez visité et où vous ne soyez retourné, souvent plusieurs fois ; pas de pays non plus où vous n’ayez été l’objet d’accueils chaleureux. Comme, par exemple, cette tournée que vous fîtes en 1953 dans les diocèses syro-malabars de l’Inde.
Vous avez créé une vingtaine d’exarchats, d’ordinariats et de diocèses. Partout où cela vous a été possible, et surtout en Proche-Orient, vous avez bâti des écoles, construit des séminaires pour la formation du clergé oriental, des crèches, des dispensaires, des hôpitaux, des maisons d’œuvre. Par-dessus tout, vous vous êtes attaché à fortifier les grandes traditions qu’entretiennent ces rites vénérables. Car si le Saint-Siège est comme un cœur qui règle la circulation catholique, chaque membre du corps mystique qu’est l’Église garde son caractère, sa tradition. La mesure latine va de pair avec les floraisons orientales. Elle les respecte, elle les aime, elle s’en pare. Rien n’est émouvant comme ces cérémonies auxquelles il m’a été donné d’assister — notamment à la fin de l’Année Sainte 1950 — où, devant le Pape, tenant dans sa main la croix d’argent, plusieurs évêques du rite byzantin concélèbrent devant l’autel de la confession de saint Pierre ! Ce ne sont pas seulement la liturgie, les chants, les prières qui sont de toute beauté et deviennent plus beaux encore en s’élevant, au milieu des encens, dans ce lieu auguste. C’est encore, c’est surtout, la plénitude qui s’en dégage. Ah ! que l’on voudrait que cette plénitude devînt vraiment « œcuménique » — dans le sens exact du mot qui signifie : toute la terre habitée ! « Comment peut-on être chrétiens et séparés ! » s’est écrié il n’y a pas longtemps le patriarche de Constantinople, Mgr Athênagoras. Ces mots bouleversants, permettez, Monsieur le Cardinal, que je rende hommage — avec respect et avec espoir — devant vous, à celui qui les a prononcés ! Les seuls pays où la Congrégation de l’Église Orientale compte, ici et là, des ressortissants et où il vous fut cependant impossible de pénétrer sont ceux sur le seuil desquels le rideau de fer s’est abaissé... Mais les catholiques qui y résident savent déjà — ou, en tout cas, ils sauront un jour — ce que vous avez fait pour eux. C’est la simple vérité de dire que partout dans cet Orient, par les fidèles — et même par les infidèles — votre nom est honoré et béni. En vous confiant cette grande Congrégation, Pie XI savait ce qu’il faisait.
La place que vous teniez, l’influence que vous exerciez, peut-être aura-t-il fallu qu’elles cessassent pour que l’on en mesurât l’étendue. Vous aviez si longtemps administré cette Congrégation que l’on avait oublié qu’une fonction, c’est souvent l’homme qui l’exerce. Il est vrai qu’à la mort du cardinal Mercati, vous étiez déjà devenu « Bibliothécaire de l’Église », accédant ainsi à la magistrature suprême de la Bibliothèque Vaticane. L’augmentation et le renouvellement du Sacré-Collège justifiaient sans doute une répartition nouvelle des grandes charges de la Curie, concentrées jusque-là sur peu d’épaules. Bien que l’âge n’ait en rien diminué votre activité et que cette activité —je vais le montrer — n’ait cessé de se développer sur un tout autre champ, il était naturel que l’on vous déchargeât d’une partie de vos occupations. Mais ce n’est pas sans un immense regret que l’on vous a vu quitter la Congrégation pour l’Église Orientale à laquelle votre nom restera à jamais associé. Il est vrai qu’elle est en bonnes mains aujourd’hui puisqu’à sa tête se trouve le cardinal Coussa — lui-même ancien religieux basilien du rite melchite — qui fut, de longues années, votre collaborateur au palais de la via Conciliazione. Il est vrai aussi que vous n’avez pas tout à fait abandonné le Proche-Orient puisque Sa Sainteté Jean XXIII a fait de vous le Grand Maître de l’Ordre du Saint-Sépulcre qui est pour les chrétiens d’Orient et pour les Lieux Saints un soutien efficace.
Vous voilà donc revenu, Monsieur le Cardinal, à la tête de cette glorieuse institution qu’est la Bibliothèque Vaticane, où vous avez passé tant d’années de votre jeunesse et de l’âge mûr. Maintenant vous êtes son « Protecteur ». Ce titre superbe de « Bibliothécaire de l’Église », on le voit apparaître pour la première fois en 817, sous la signature d’un certain Georges, au bas d’un acte du pape Pascal Ier. Vers la fin du Xe siècle, ce titre est porté par plusieurs personnages qui s’en partageaient les attributions. Il y en a quatre sous Benoît VII, trois ou quatre sous Jean XV. À la moitié du XIe siècle, Hildebrand est l’un d’eux. Sous Léon X et Jules III, le titre et le poste de Bibliothécaire de la Sainte-Église romaine et de protecteur de la Vaticane sont rétablis dans leur unité. Depuis ce temps, ils n’ont jamais subi de changement. C’est toujours à un Cardinal qu’ils sont octroyés. Dans cette longue liste, où figurent tant de noms illustres — dont plusieurs ont été couronnés par la tiare — vous succéderez à deux « protecteurs » que vous avez particulièrement admirés et aimés, le cardinal Ehrle et le cardinal Mercati.
Mais la Bibliothèque Vaticane est bien loin d’absorber à elle seule votre activité légendaire. Vous ôtes également préfet de la Congrégation du Cérémonial — parce que vous êtes le doyen du Sacré-Collège — et vous remplissez scrupuleusement ces fonctions. Si simple que vous soyez dans votre existence quotidienne, vous tenez fortement aux traditions — et Dieu sait si vous avez raison ! — Vous considérez comme un devoir de les faire respecter par tous. Aucune de celles qui ont trait au protocole ne vous est étrangère. Vous veillez sur elles le sourcil froncé ! Gare au prélat qui pour telle ou telle cérémonie ou dans telle ou telle circonstance, n’aurait pas revêtu la tenue prescrite ou en aurait négligé un détail ! Rien n’échappe à un œil habitué à déchiffrer les palimpsestes. Vous n’avez pas votre égal dans la connaissance de cette liturgie ni dans celle du cérémonial de l’Église. Vous ne l’avez pas non plus dans l’autorité qu’ils requièrent. Pourtant, c’est bien mal vous connaître que de ne pas savoir quelle sensibilité se cache sous des dehors parfois rugueux. Qu’il me soit permis de révéler que si vous étiez, et avec ardeur, du côté de la Résistance pendant la guerre où ce n’était pas seulement la liberté de la France mais celle de l’Église qui étaient en jeu, dès le lendemain de la victoire vous tendiez une main secourable, dans tous les sens du mot, à des égarés que les circonstances avaient contraints de se réfugier à l’étranger. Avant tout, par-dessus tout, vous êtes un prêtre et ce mot suffit à tout dire. Ce ne sont pas seulement les grandes charges que vous assumez qui vous valent à Rome l’autorité morale dont vous jouissez, c’est votre personnalité. Nous pouvons, nous Français, en être fiers.
D’autant plus fiers que vous êtes le second personnage de l’Église puisque, depuis déjà onze ans, vous êtes le doyen du Sacré-Collège.
Ce décanat n’est ni celui de l’âge, ni même celui de l’ancienneté de la pourpre (encore que vous soyez l’un des plus anciens cardinaux). Il tient au fait que vous étiez au Sacré-Collège le Doyen de l’Ordre des Evêques. De ce fait vous deveniez évêque d’Ostia Antica qui, après Rome, est le plus ancien évêché de la chrétienté.
On sait mal, je crois, que le Sacré-Collège des Cardinaux est en quelque sorte la survivance de la Rome chrétienne primitive et que dans le premier âge chrétien, un évêque ou un prêtre ou un diacre quand ses fonctions l’attachaient d’une façon stable à une Église était dénommé « Cardinales ». C’est ainsi que le Sacré-Collège des Cardinaux se divise toujours en trois ordres. Les six Cardinaux-évêques, qui sont les successeurs des évêques de la banlieue de Rome — ou évêques suburbicaires. Les Cardinaux-prêtres qui sont les successeurs des curés des premières paroisses romaines. Les Cardinaux-diacres qui sont les successeurs des premiers diacres. Si le pape est le pape, c’est parce qu’il est l’Évêque de Rome, c’est-à-dire le chef de l’Église romaine et il est encore élu aujourd’hui comme il l’était au début de l’Église par les membres du collège ecclésiastique romain. Cela est si vrai que chaque cardinal est titulaire soit d’un évêché suburbicaire, soit d’une paroisse romaine, soit d’une diaconie romaine... Poussant cette tradition vénérable jusqu’à ses plus strictes limites, les cardinaux pourvus d’un archevêché ou d’un évêché résidentiel en dehors de Rome et de sa périphérie, sont « autorisés » à y résider.
Vous avez vous-même, Monsieur le Cardinal, successivement appartenu aux trois ordres du Sacré-Collège. En 1936, au moment de votre élévation à la pourpre, vous fûtes diacre et titulaire de la très ancienne diaconie de Saint-Guy, Modeste et Crescent. En 1937, vous fûtes sacré évêque et passâtes ainsi dans l’ordre des Cardinaux-prêtres. Vous reçûtes alors l’Église de la Minerve. Puis, en 1946, l’évêché suburbicaire de Porto et Santa-Rufina étant devenu vacant, vous optâtes en sa faveur, selon les usages alors en vigueur, et vous passâtes ainsi dans l’Ordre des Évêques suburbicaires. Enfin, la mort du cardinal Marchetti ayant fait de vous en 1951 le doyen des Évêques, et par conséquent l’Évêque d’Ostie, vous devîntes doyen du Sacré-Collège des Cardinaux. Cette primauté n’est pas seulement un honneur. Elle vous confère des obligations de toute sorte. Elle vous vaut de grandes responsabilités. Mais vous savez les assumer.
On en a eu une preuve éclatante au moment de la vacance du trône pontifical. La manière avec laquelle vous menâtes les choses jusqu’à l’élection au Conclave du nouveau pape, a forcé l’admiration générale. En ce moment même, vous êtes appelé, lorsque le Souverain Pontife n’y assiste pas en personne, à présider la Commission Centrale qui ordonne les travaux du prochain Concile. Lorsque la grande assemblée œcuménique s’ouvrira en octobre prochain, quel ne sera pas le rôle que vous y tiendrez ! Mais aussi à quel moment de l’histoire de l’Église, votre nom, Monsieur le Cardinal, ne sera-t-il pas associé ! Face aux problèmes contemporains, l’Église a d’immenses responsabilités à assumer. Les chrétiens attendent du Concile qu’il crée une sorte de renouveau chrétien.
Dans cette Rome où vous vivez depuis plus d’un demi-siècle, vous aurez servi cinq papes. Pie X, dont la pure sainteté a illuminé l’Église et que le déchirement de la chrétienté fit mourir de douleur. Benoît XV, qui souffrait avec une lucidité pleine d’angoisse du suicide de l’Europe. Pie XI, robuste et résolu, comme un guide de montagne, qui libéra le Saint-Siège des entraves du passé et dénonça l’hérésie des idéologies totalitaires. Pie XII, dont la haute spiritualité, comme une flamme, projeta très loin le rayonnement de la papauté. Jean XXIII, enfin, qui, les bras ouverts, avec sa bonhomie et sa charité, a su poser à la chrétienté désunie le plus grave, le plus impérieux, le plus sacré des problèmes.
Suite auguste et remarquable, à la fois une et diverse. Chacun apporte son accent, son tempérament propre... L’action de l’un complète celle de l’autre. Tous se relient à la chaîne aux deux cent soixante-quinze anneaux, rivée depuis vingt siècles sur la colline ‘du Vatican, au martyr du Premier Apôtre, dans cette Rome, où comme l’a écrit superbement Claudel, « se tient le vieillard sans armée, ce grand mendiant que nous appelons notre père... »
Monsieur le Cardinal, vous êtes protecteur de je ne sais combien d’ordres religieux — leur liste couvre deux pages de l’Annuaire pontifical — et vous êtes toujours prêt à répondre aux incessantes sollicitations que vous vaut cette tutelle.
Vous appartenez au Conseil de diverses Congrégations romaines celle de la Consistoriale, de l’Église Orientale, des Sacrements, des Affaires ecclésiastiques extraordinaires, de la Propagation de la foi, des Rites, des Séminaires et Universités, sans compter celle du Cérémonial que vous présidez. Or ces Conseils se réunissent fréquemment et ont à traiter toutes sortes d’affaires. Le Saint-Siège est en quelque manière une polysynodie. Vous voyagez. Vous avez été plusieurs fois Légat du Pape. Vous avez accompli je ne sais combien de missions. En lisant une partie des lettres que vous adressez à votre famille et qui constituent un véritable journal, j’ai voulu dresser la liste des pays où vous vous étiez rendu. J’y ai renoncé, car vous avez été partout, ou presque. Vous écrivez. A l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de votre nomination de pro-préfet de la Bibliothèque Vaticane, le Centre international de dialectologie de l’Université de Louvain a publié deux gros volumes où sont réunis une partie — mais une partie seulement — de vos œuvres écrites. Elles ont trait à l’Église nestorienne, à l’Église syro-malabare, à l’Église chrétienne d’Ethiopie, au christianisme en Egypte ; à l’analyse du développement à travers les siècles du christianisme et de la civilisation occidentale. Vous avez publié un livre ardent sur l’Église Militante. Vous êtes membre libre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres où vous avez été élu en 1938, et de plusieurs autres Académies, dont l’Académie Stanislas à Nancy. Vous faites des conférences. Vous entretenez — et cela de tous les côtés du monde — une vaste correspondance et vous y répondez vous-même, chaque jour, au dictaphone, après avoir célébré votre messe, à 6 heures du matin. On est littéralement stupéfait devant l’ampleur de vos tâches. Et cependant je n’ai pas encore parlé de celle qui vous tient peut-être le plus à cœur. Car vous êtes Évêque, Monsieur le Cardinal. Vous avez un diocèse. Vous en avez même trois. Et vous vous y consacrez corps et âme.
Si le diocèse d’Ostie est exigu, ceux de Porto et de Santa-Rufina sont très vastes. Ils avaient beau faire partie de la banlieue la plus proche de Rome, que de choses y étaient à faire quand vous les avez pris en mains il y a seize ans ! Vous vous êtes attaché à bâtir, à organiser, à éduquer, à équiper. Vous avez mis votre point d’honneur à prendre la tête de la renaissance économique et sociale de cette région que la proximité de Rome avait en quelque sorte écrasée et qui était presque aussi abandonnée que du temps où Chateaubriand, au milieu des troupeaux sauvages, s’enchantait de cette solitude et de ces ruines. Vous avez favorisé cette renaissance de votre autorité morale. Vous avez créé vingt paroisses nouvelles, bâti huit églises, dix-huit chapelles auxiliaires, sans compter celles que vous avez fait réparer. Vous avez ouvert des maisons d’œuvre, des dispensaires. Il vous fallait une cathédrale. Vous l’avez construite. Avec cet esprit de précision que vous apportez en toutes choses vous avez choisi le lieu central de votre diocèse pour l’élever. C’est ainsi qu’une très belle et vaste cathédrale domine maintenant, sur la route qui va de Rome à Florence, la bourgade de la Storta. Cet édifice se trouve à quelques pas de la chapelle où, en novembre 1537, Ignace de Loyola reçut l’inspiration grâce à laquelle l’ordre qu’il venait de fonder prendrait le nom de Compagnie de Jésus. J’ai eu la joie d’assister le 24 mars 1954 à la consécration de votre cathédrale. Vous étiez visiblement heureux ce jour-là et nous aussi.
À côté de l’église, vous avez construit comme il se doit un vaste séminaire et un collège. Il n’est pas de semaine où vous ne vous rendiez dans votre diocèse. Vous vous êtes attaché à revivifier partout la vie paroissiale, à répandre l’action catholique, à fortifier l’enseignement du catéchisme. Vous faites vous-même l’inspection des cours de religion donnés dans les écoles publiques de vos diocèses et cela en vertu d’une disposition du Concordat italien qui stipule que les Évêques ont le droit de procéder eux-mêmes à ces inspections. Je crois, Monsieur le Cardinal, que l’on n’avait jamais vu cela en Italie et que les inspecteurs de l’instruction publique en ont été les premiers stupéfaits. Vous avez organisé des colonies de vacances qui n’existaient pas et qui sont florissantes, particulièrement en faveur des enfants débiles. Vous avez créé des terrains de sport, de récréation, des crèches, des maisons d’œuvre, que sais-je ! En juin de l’année dernière, le gouvernement de la République italienne a tenu à vous élever à la dignité de Grand-croix du Mérite en raison de votre action sociale dans ces trois diocèses italiens.
Cette sollicitude pastorale ne s’adresse pas seulement aux populations dont vous êtes le pasteur. Elle va à vos prêtres. Ils vous sont — je le sais — profondément attachés. Deux fois par an — en juin et en novembre — vous réunissez tout le clergé de vos diocèses. Vous présidez ses retraites. Ainsi un Français administre — et de façon exemplaire — trois diocèses devenus proprement italiens. On trouverait des précédents, mais on en trouverait peu. Le cardinal Pitra, votre prédécesseur à la Bibliothèque Vaticane, avait été évêque suburbicaire. Le cardinal Maury fut jadis évêque de Montefiascone. Le cardinal d’Estouteville, qui a bâti à Rome l’église de Saint-Augustin, fut pendant vingt et un ans évêque d’Ostie et de Velletri après avoir été évêque de Porto et Santa-Rufina pendant huit ans. C’est lui qui a élevé la petite cathédrale d’Ostia Antica.
À l’inverse, la France a connu naguère de nombreux évêques italiens. Tel le diocèse de Béziers qui est un peu le mien puisque j’ai des attaches languedociennes qui me sont chères. Pendant plus d’un siècle, de 1547 à 1669, un Stozzi, un Médicis et cinq Bonsi, tous toscans, se succédèrent sur le siège de Béziers. Que d’autres exemples l’on pourrait citer ! Pour le plus grand bien de l’âme et de l’esprit, les échanges entre la France et l’Italie n’ont cessé d’enrichir le trésor commun.
Nul n’en apporte une preuve plus sûre que ce grand seigneur, ce savant illustre, dont vous venez de retracer la vie et d’analyser l’œuvre. Car c’est l’Italie qui a donné les Broglie à la France. Quel cadeau elle lui a fait ! Vous n’avez pas connu celui dont vous occuperez le fauteuil. Je le regrette pour vous. Il n’est guère aisé de rencontrer ici-bas un plus parfait chef-d’œuvre de la civilisation occidentale. À ce génie qui fit de lui un savant fameux, il joignait une affabilité, une simplicité, je dirais même une modestie tellement exquises que l’on oubliait vite, auprès de lui, et ce qu’il était et ce qu’on était. Son regard, son attitude, tout cependant reflétait sa valeur et l’imposait. On lui rendait en respect ce qu’il vous apportait en courtoisie. Bien que sa vie fût consacrée à la science, il suivait avec soin les événements contemporains. Il n’aurait pas été un Broglie s’il ne s’était intéressé à la politique. C’est lui qui a publié les Mémoires du duc Albert de Broglie, son grand-père, et je connais peu d’ouvrages qui soient plus riches en observations, ni plus utiles à méditer. Vous avez rendu hommage, Monsieur le Cardinal, à cet homme d’État. Vous avez eu raison. Dans cette étonnante famille Broglie, où les armes, la science, la politique, ne comptent que des maréchaux et où le génie et la gloire sont fraternels, Albert de Broglie, petit-fils de Necker, reste une figure impressionnante. Daniel Halévy l’a fait revivre dans un livre qu’il faut lire et relire si l’on veut bien comprendre la suite des espoirs et des erreurs qui ont engendré notre génération.
Maurice de Broglie avait l’esprit ouvert à toutes les réalités. Au cours des années qui suivirent le premier conflit mondial, tout en n’abandonnant aucun principe et en ne versant dans aucune chimère, il souhaitait la réconciliation franco-allemande dans laquelle il voyait la condition première de la paix en Europe. Lorsque mon ami Pierre Viénot eut l’idée, en 1926, de créer le Comité franco-allemand d’information qui devait essayer de servir cette politique, l’une des premières personnalités qu’il approcha pour entrer dans la section française de ce Comité fut le duc de Broglie. Celui-ci accepta aussitôt. Il ne se contenta pas d’accorder son nom à ce Comité franco-allemand. Il lui donna sa présence et son temps. Il se rendit en Allemagne à des réunions plénières. C’est ainsi que le 8 février 1927, il se trouvait à Berlin. Je n’ai pas seulement gardé le vif souvenir de cette séance où nos collègues allemands avaient prié Einstein de souhaiter la bienvenue à Maurice de Broglie. J’ai conservé le texte de l’allocution d’Einstein et je crois qu’à plus d’un titre il est intéressant à relire aujourd’hui. Le voici :
« Cher Monsieur de Broglie,
« C’est à moi qu’est revenue l’agréable tâche de vous saluer dans cette assemblée. Vous et votre frère, vous avez provoqué maintes discussions entre vos collègues allemands. Personne ne doutait en effet de la haute importance et de l’exactitude de vos recherches sur les « enveloppes des électrons » des atomes. Tous étaient également d’accord pour reconnaître que l’introduction de la notion de l’onde dans la dynamique des quantas constituait un progrès remarquable. Le différend a porté sur le point de savoir si votre nom devait se prononcer « de Brogli » ou « de Broil ». Je ne doute pas qu’après avoir mis vos forces au service de la grande œuvre de l’entente, vous ne veuillez bien trancher aussi cette controverse.
« Passons donc à cette œuvre d’entente. Autrefois, j’avais espéré, probablement comme vous, que ce seraient les savants, gardiens des biens de la culture internationale, qui prépareraient l’entente entre nos deux peuples divisés par le malheur de la guerre mondiale. Nous avions cru que la résistance viendrait surtout des hommes politiques et des milieux économiques. Mais il en a été tout autrement. C’est de ces milieux politiques et économiques que le salut est venu et les savants en chambre sont actuellement presque les seuls à continuer à vivre dans une sorte d’état de guerre déguisé. Painlevé, Briand, Rathenau et Stresemann au contraire seront glorifiés un jour par les générations futures comme les pionniers de l’Union des Etats Européens qui sortira naturellement de l’entente franco-allemande. Non moins grand est le mérite de ces dirigeants de la production qui ont eu la sagesse de s’imposer les limitations qui permettent de réaliser une collaboration industrielle. Cette collaboration tend à écarter les conflits dangereux qui pourraient résulter de la concurrence entre nos deux pays voisins. Ce n’est que lorsque ces efforts faits dans tous les principaux domaines économiques auront abouti qu’une atmosphère sera créée rendant possible pour les hommes politiques la suppression des barrières douanières, si importante pour le développement de l’Europe, ainsi que le rétablissement des libertés individuelles.
« Nous nous réjouissons donc extrêmement que vous, l’un des plus grands physiciens, vous participiez à ces efforts vers l’entente. Souhaitons que votre exemple soit suivi par les savants des deux côtés du Rhin. Nous vous saluons comme grand physicien et comme ami de l’entente européenne. »
Hélas ! ces vœux d’Einstein, comme les efforts que nous étions quelques-uns à accomplir à cette époque — non par illusion mais au contraire parce que nous n’avions pas d’illusions ! — se sont brisés contre la démence de quelques hommes Il reste que la raison — après quels drames ! — a fini par avoir raison. En politique européenne comme en physique, Maurice de Broglie aura été un précurseur. Au reste, les rapports entre les peuples ne constituent-ils pas une « physique » P Et celle-ci n’exige-t-elle pas elle aussi l’illumination de l’hypothèse ?
Vous venez, Monsieur le Cardinal, de résumer avec une exactitude remarquable l’œuvre à laquelle M. le duc de Broglie avait voué sa vie. J’ai essayé de donner une faible idée de la vôtre. Si différentes qu’elles soient, il s’en dégage un même effort, une même noblesse. Le mystère dans lequel nous vivons, un Broglie en a recherché les secrets scientifiques. Vous vous êtes consacré à leur interprétation chrétienne. Dans les deux cas, il s’agit d’agrandir l’homme. Peut-être n’a-t-il jamais été plus nécessaire que ces deux actions restent étroitement parallèles ?
« La véritable difficulté posée par l’homme, a écrit le Père Teilhard de Chardin, n’est pas de savoir s’il est le siège d’un progrès continué, mais c’est bien plutôt de concevoir comment ce progrès va pouvoir se poursuivre longtemps, au train dont il va, sans que la vie n’éclate pas sur elle-même ou ne fasse éclater la terre sur laquelle elle est née. »
Einstein faisait allusion dès 1927 aux responsabilités politiques des savants. Mais si, de tous côtés, ces modernes Prométhéen refusaient de tourner vers une destruction possible de l’humanité leur génie créateur, qu’adviendrait-il de ceux qui fondent sur lui leur volonté de puissance ?
Il est vrai que la paix ne tient plus aujourd’hui qu’à un équilibre de terreur. L’Occident est bien obligé de décourager la tentation. Etat fragile, pourtant, et qu’une imprudence peut ruiner. C’est ici, Monsieur le Cardinal, où l’idéal que vous représentez, la morale individuelle, sociale et internationale qu’il exige, ne doivent pas seulement compléter les progrès extraordinaires de la science mais les dominer. Dans ce monde qui brûle de passions, le rôle de l’Église — et le Concile le soulignera avec force — le rôle de toutes les Églises, qu’elles soient catholiques, réformées ou orthodoxes, revêt une importance sans précédent. Et non seulement le rôle du Christianisme, mais de toutes les croyances, de tous les cultes qui reconnaissent un Créateur, qui ne conçoivent pas la vie en dehors d’un principe transcendant, d’un idéal supérieur et universel. Dans ces temps graves, nous portons tous, solidairement, la responsabilité du destin des hommes. Si, par orgueil ou par sophisme, un déséquilibre devait se produire entre l’autorité de la loi morale et la puissance de la technique, si cette loi morale ne conservait pas toujours, en tout, et partout, la primauté, nous serions d’ores et déjà condamnés à périr. Ce n’est point le hasard qui a fait naître le mot conscience du mot connaissance. « Que servirait-il à un homme de gagner tout le monde et de perdre son âme ? » dit l’Évangile. C’est parce que le génie humain commence à pénétrer dans les espaces infinis que, loin de ramener la vie à un fait, il la remplit plus que jamais du mystère de Dieu.
Monsieur le Cardinal, depuis que Son Eminence le cardinal Grente, de sereine mémoire, nous a quittés, notre Compagnie désirait que l’Église Catholique fût représentée dans son sein. Ce n’est pas seulement parce que l’Académie Française a été fondée par le grand Cardinal dont la dépouille mortelle repose à quelques pas d’ici. Votre présence lui était nécessaire en raison de ce que vous incarnez. Chacun de nous a ses convictions philosophiques et nous les respectons réciproquement. Mais nous sommes tous également pénétrés du caractère souverain des valeurs spirituelles.
C’est au nom de tous mes confrères que j’ai l’honneur, Monsieur, de vous souhaiter la bienvenue. L’immortalité que nous vous offrons est certes relative et surtout bien éphémère. Mais toute votre vie est tendue vers celle qui n’aura pas de fin...