Réponse de M. de Crébillon
aux discours de M. l'abbé Girard,
& de M. l'abbé de Bernis
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le mardi 29 décembre 1744
PARIS PALAIS DU LOUVRE
Monsieur 1,
Vous avez recherché avec empressement l’Académie, c’étoit faire son éloge ; elle vous reçoit, c’est faire le vôtre ; heureux si, en nous associant les Hommes célèbres qui nous sont indiqués par les suffrages du Public, nous n’avions pas de si grandes pertes à déplorer ; celle que nous venons de faire dans la personne de votre illustre prédécesseur, nous coûtera des regrets éternels ; en vain nous retrouvvons en vous ses vertus & ses talens ; les mêmes charmes ne font pas la même personne, & il est souvent plus ais&é d’être dédommagés que consolés ; d’ailleurs, l’estime, l’amitié & la reconnoissance perdroient trop de leurs plus belles fonctions, si l’on pouvoit oublier les morts : un souvenir durable est le plus digne monument que nous puissions ériger aux Hommes vertueux ; & que ne devons-nous point à la mémoire de M. l’Abbé Rothelin ? Ce fut un des plus grands sujets que l’Académie ait jamais eu ; recommandable par sa naissance, par son attachement à ses devoirs, par ses liaisons, par ses mœurs ; l’esprit orné, mais naturel, & qui ne connut jamais d’autre art que celui de dire son avis, sans humilier celui des autres.
Critique sage, profond & poli ; mais ferme lorsqu’il s’agissoit de sacrifier ces endroits défectueux que les Auteurs, soit dégoût, soit paresse ou vanité si l’on veut, cherchent toujours à justifier ; ce seroit peu de dire qu’il aima les Lettres, il les protégea, & plusieurs d’entre ceux qui les cultivent, ne le désavoueront point pour protecteur, ni même pour bienfaiteur : magnifique, libéral, il ne lui manqua, pour être un second Mécène, que les trésors du favori d’Auguste ; mais s’il ne les eut pas dans les mains, il les eut dans le cœur. L’air de dignité qui donne du relief aux plus grandes vertus, ou qui sert du moins à les faire respecter, la décence qui les décore, si elle ne les suppose pas toujours, regnoit dans les moindres actions de M. l’Abbé Rothelin, non comme des ornemens empruntés pour parer les dehors, mais à titre de qualités personnelles & nées avec lui ; enfin il fit honneur à sa naissance, à son état & à l’Académie. Les louanges que je donne à votre Prédécesseur, Monsieur, sont d’autant moins suspectes, que je suis peut-être de tous les Académiciens, celui qui a le moins profité du bonheur de l’avoir pour Confrère.
Puisque nos usages, Monsieur 2, & la fatalité de mon ministère me forcent, pour ainsi dire, de rendre aujourd’hui les derniers devoirs au mort que vous remplacez, & que d’ailleurs il est naturel d’entretenir de nos pertes ceux que nous avons choisis pour les réparer, je viens à M. l’Abbé Gédoyn. Si le genre de vie qu’il avoit embrassé, ne lui permit point de se dévouer au service de l’État, ainsi que ses ancêtres, il n’en fut pas moins utile à sa Patrie, par le désir ardent qu’il avoit pour l’accroissement des Lettres, auquel il contribua si long-temps lui-même. Son assiduité parmi nous, son attachement pour la Compagnie, non-seulement nous le rendirent infiniment cher, mais lui avoient gagné toute notre confiance ; & nous regretterons toujours cette aimable franchise avec laquelle il nous disoit si souvent & si bien nos vérités ; talent désirable dans la société, mais quelquefois dangereux, à moins qu’il ne soit soutenu par les qualités qui brilloient dans Monsieur l’Abbé Gédoyn ; beaucoup de probité, beaucoup d’esprit, beaucoup d’érudition, & un grand usage du monde. Je ne dirai rien de ses Ouvrages, ce ne seroit qu’une répétition de ce que vous en avez dit, & il seroit difficile de rien ajouter au tour ingénieux que vous avez pris pour louer votre Prédécesseur. Votre génie a paru jusqu’ici tourner du côté de la Poësie ; mais vous avez généreusement sacrifié votre goût particulier à celui que M. l’Abbé Gédoyn avoit pour l’Histoire, en nous donnant vous-même celle du progrès des Lettres en France, & qui amenoit si naturellement l’éloge de notre Fondateur ; éloge tant de fois entrepris, & avec si peu de succès, que l’on pourroit nous regarder moins comme ses Panégyristes, que comme un monument tacite de sa gloire.
Mais c’est le sort de ces mortels fameux que la vertu élève au-dessus des autres hommes, de ne pouvoir être loués que par leur réputation. En vain les murs de ce Palais retentissent du nom de Louis LE GRAND : après beaucoup de louanges, & multipliées presque à l’infini, qui de nous pourra se flatter de lui en avoir donné qui fussent dignes de lui ? & que n’aurons-nous point à craindre, si nous osons célébrer les vertus de son Successeur ; de ce Roi l’objet de notre admiration, mais trop souvent le douloureux objet de nos larmes ; de ce Père aimable qui fait voir chaque jour avec tant d’éclat, & à la gloire de notre Nation, que l’amour prodigieux des François pour leur Souverain, n’est pas un amour de caprice ? Avec quelles couleurs enfin peindre un Héros que l’on vient de voir, jeune encore, & à peiné échappé au danger qui menaçait sa vie, que dis-je, presque mourant, se frayer tout-à-coup un chemin des bords de l’Achéron au faîte de la gloire ? Ce dernier trait paraîtra sans doute trop poétique dans un discours en Prose ; mais, Monsieur, en vous adressant la parole, il étoit bien juste de vous parler un moment votre langue maternelle.