Réception de M. HENRI-ROBERT
MONSIEUR,
Cette fois, vous n’aurez pas le dernier mot. Le droit de réplique que vous exercez ailleurs et dans lequel vous excellez ne se concilie pas avec les traditions de l’Académie française, et vous ne pourrez pas me répondre. Ainsi vous aurez gardé pour vous le meilleur de vous-même, cette audace foudroyante, cette assurance combative, ce mouvement précipité et calculé, qui donnent à vos plaidoiries l’élan d’une force et l’attrait d’une conquête. Vous êtes un improvisateur. Pourtant, vous savez écrire et vous lisez si bien que, même imprimée, votre parole est la sœur vivante de l’action.
En vous donnant pour successeur à M. Alexandre Ribot, nous attendions de vous un hommage digne de lui. Vous n’avez pas trompé notre espérance et nous avons trouvé dans votre beau discours les traits qui, pour quelques instants, nous ont rendu notre regretté confrère. Son élection à l’Académie lui avait donné une des plus grandes joies, sinon même la plus grande, d’une carrière où les succès ne se comptaient plus. Tout le monde est ministre, ou peut l’être, ou aspire à le devenir. Ces galons de la politique sont, à tout prendre et à les prendre, assez accessibles. Mais l’Académie se conquiert moins aisément et nous savons le prix exceptionnel de la faveur, ou plutôt de la consécration, qu’elle nous accorde. M. Ribot avait, jusqu’à ses derniers jours, marqué par sa collaboration fidèle que sa fierté d’être de notre Compagnie restait intacte. Nous l’écoutions avec respect et avec profit. Sa longue expérience, son universelle érudition et son goût délicat lui assuraient dans nos discussions une autorité toute particulière. Partagé entre le Sénat et l’Académie, il s’efforçait de concilier des exigences que la vie parlementaire ne permet pas toujours d’accorder aisément. L’assiduité était partout une de ses vertus exemplaires. Il la pratiquait comme une obligation de convenance, mais il savait aussi quels avantages elle donne aux esprits attentifs. Ayant beaucoup lu et beaucoup vu, il avait acquis un fond solide, qu’il enveloppait d’élégance. La vieillesse peut devenir une parure sans être une abdication. M. Ribot portait la sienne avec la plus ferme et la plus, gracieuse dignité. Frappé par la maladie et jusque sous les atteintes de la mort, il avait la coquetterie de tous ses devoirs et il ne cessa de travailler que pour cesser de vivre. Vous avez évoqué avec émotion le souvenir et le spectacle de cette mémorable séance où, vaincu par la fatigue, il dut s’asseoir à la tribune du Sénat, devant ses collègues descendus dans l’hémicycle et avides de recueillir, pour la dernière fois, hélas ! les restes d’une voix qui tombait. Ce fut la voix d’un confrère qui fit entendre, un mois après la mort de M. Ribot, le discours que celui-ci, dont les souffrances n’avaient pas éteint l’ardeur, avait écrit pour la réception de M. Georges Goyau. Il s’y était donné tout entier, comme s’il avait pressenti sa fin prochaine, confiant dans les destinées de la France, fidèle aux principes de la société moderne et appelant, dans la patrie victorieuse, tous les hommes de bonne volonté à la réconciliation dans la liberté.
Il avait raison de dire qu’il avait formé ce vœu à toutes les époques de sa vie. Il était un libéral impénitent. Mais il y a tant de façons d’entendre la liberté ! Il n’est personne qui, même en la violant, ne se réclame d’elle et l’histoire est pleine des crimes que l’on a commis en son nom. La liberté abrite, sans les réconcilier, les conceptions les plus contradictoires et il n’y a pas moins de péril à la définir qu’à la pratiquer. M. Ribot et M. Goyau étaient également sincères dans leur amour de la liberté, mais, entre eux, quels désaccords, dont la Révolution française n’était pas, à coup sûr, celui qui les divisait le moins ! M. Ribot était un homme de 1789. Il avait trouvé dans l’immortelle Déclaration, où l’on oublie trop que les devoirs ‘du citoyen ont aussi leur expression, sa règle directrice. Mais la définition qu’elle donne de la liberté, qui « consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », pose les difficultés d’un problème qu’elle ne résout pas.
La liberté et l’égalité sont les abstractions magnifiques d’un idéal inaccessible. Elles doivent compter avec les réalités, les exigences et les contingences de la vie. Quand la liberté descend des hauts sommets où elle habite afin de régler sur la terre les rapports des hommes entre eux ou les relations soit de l’individu, soit des collectivités avec l’État, elle perd quelque chose de sa pureté absolue pour concilier des intérêts et même des droits qui se heurtent. Tout l’art de la politique consiste à mettre le plus d’équité dans cette conciliation. Il ne s’apprend pas en un jour et une vie entière, si longue soit-elle, n’en épuise pas les secrets. Quelle que soit la façon dont il exerce son activité, l’homme est toujours à l’école. Cette devise, familière à notre confrère M. Clemenceau, est l’hommage que mérite l’expérience. L’expérience atténue, elle explique et même elle justifie, pourvu qu’aucun intérêt personnel ne les dicte, les contradictions dont le publie s’étonne ou se gausse. Une carrière politique ne peut pas avoir la raideur d’une ligne droite. M. Ribot n’échappa pas à la loi commune. Il ne passa jamais pour être inflexible et l’on railla souvent ses accommodements. Il y avait de l’injustice dans ces ironies trop faciles. Pendant cinquante ans, M. Ribot resta fidèle au même idéal. Il mit son éloquence au service de tous les droits qu’il croyait injustement menacés et la tribune devint pour lui la barre où il se fit l’avocat de la liberté. Plus attaché aux doctrines qu’aux partis et aux idées qu’aux personnes, il courut et il accepta le risque d’être souvent acclamé par ceux dont il passait pour être l’adversaire. Il n’était pas insensible aux applaudissements. Ses débuts l’y avaient habitué et, depuis son éloge de Lord Erskine jusqu’à son discours posthume, il ne connut que des succès. Vous nous avez dit ses hésitations sur le choix d’une carrière et comment il occupa dans la magistrature ses premières années. Il n’y resta pas assez longtemps pour y prendre un pli professionnel, mais il y contracta une haute idée de la justice, dont il ne manqua jamais l’occasion de proclamer et de réclamer la nécessaire indépendance.
Au fond c’est la politique, dans laquelle il s’était jeté dans les dernières années de l’Empire, qui le tentait et qui le guettait. Quand elle a marqué son homme, elle ne le lâche pas. M. Ribot fut nommé député à l’âge de trente-six ans. Il aborda presque tout de suite la tribune et il y réussit par l’éclat d’un talent qui n’avait déjà plus rien à apprendre. Vous avez rendu à sa puissance de travail et à sa forte préparation un légitime hommage auquel je m’associe, sans approuver tout à fait le contraste que vous avez établi avec Gambetta. Vous avez prolongé l’injustice d’une légende. Certes Gambetta fréquentait et remplissait des échos de sa voix sonore les cafés du quartier latin où l’on ne risquait guère de heurter la correction, hautaine par timidité, de M. Ribot. Mais je crains que votre dossier sur Gambetta ne soit pas complet. S’il avait été de l’Académie et si vous l’y aviez remplacé, vous auriez appris par les lettres que le jeune étudiant, puis le jeune avocat, écrivait à son père sa vie fiévreuse de travail, l’abondance de ses lectures et, pour le dire de lui aussi justement que de l’autre, sa forte préparation. Qu’il habitât une modeste chambre d’hôtel ou qu’il vécût avec sa tante, venue du pays natal pour organiser son foyer, le fils de l’épicier de Cahors accumulait les connaissances, en histoire, en économie politique, en finances, en littérature. Méridional, plein d’ardeur, de verve et de fougue, il n’avait pas le même ton ni la même chanson que son camarade Ribot, né sous le ciel gris et brumeux du Nord, mais il n’était pas moins armé pour remplir une vocation sur laquelle il n’hésita jamais.
Les deux concurrents de la Conférence Molé se retrouvèrent à la Chambre. Ils ne siégeaient pas sur les mêmes bancs. Vous avez bien senti que leurs divergences tenaient moins peut-être aux idées qu’aux tempéraments. Ce fut M. Ribot qui porta, le 8 décembre 1881, le coup mortel. Gambetta, devenu président du Conseil. Vous avez rappelé en termes saisissants cette grande séance, où la dialectique souple, forte et prompte à la réplique du jeune député de Saint-Omer triompha de la parole, jusque-là souveraine, de l’illustre tribun. M. Ribot mérita par son talent son succès, qui fut immense. Il soutenait, contre la création, antérieure au vote de crédits, de deux ministères et de deux sous-secrétariats d’État, une thèse constitutionnelle qui avait pour elle de puissantes raisons. Mais étaient-ce ces raisons que l’on acclamait ? L’autorité et la popularité de Gambetta, surtout sa forte volonté de gouverner en exerçant tous les droits du pouvoir exécutif, portaient ombrage à une Chambre qui avait contracté de mauvaises habitudes… dont l’habitude n’est pas encore tout à fait perdue. D’autre part, Comment les rancunes inavouées, les ambitions inavouables et les jalousies sournoises auraient-elles manqué l’occasion que l’imprudence de Gambetta, aggravée par la rude franchise de son langage, apportait à leurs desseins ? M. Ribot profitait ainsi de passions qu’il ne partageait pas. Avait-il été pressenti pour le ministère du Commerce ? Je ne le savais pas, mais je le crois, puisque vous le dites. Ainsi M. Léon Say, M. Challemel-Lacour, M. de Freycinet et M. Ribot avaient décliné les offres de Gambetta. Mais ils ne refusèrent pas plus tard les suffrages de la Compagnie où j’ai la joie affectueuse de vous recevoir aujourd’hui. Niera-t-on, après cela, que le grand tribun eût l’esprit académique ?
Ce qu’on lui reprochait, c’était un dessein de dictature. J’ai des raisons de croire que M. Ribot avait sur ce point les craintes de son auditoire et s’il ne prêtait pas à Gambetta « l’avilissante et misérable pensée » du pouvoir absolu, il redoutait les excès d’une autorité dont il n’avait pas lui-même le goût. Car, il faut en convenir, M. Ribot, si admirablement doué, n’avait pas toutes les qualités d’action qui font un chef de Gouvernement. Vous nous l’avez dépeint au moment de choisir sa voie, « très indécis, ne sachant quel parti prendre, toujours incertain de ce qu’il voulait faire, déchiré par des tendances contradictoires », et même vous avez trouvé en lui un « malin génie » qui annihilait, au grand dommage de son esprit généreux, toutes ses velléités. Ce malin génie ne tortura pas seulement sa jeunesse. Il semble qu’il fit partie de son être. Il n’allait pas d’ailleurs jusqu’à déterminer en lui cette « nolonté » dont Gambetta empruntait l’expression à Mirabeau : mais il lui infligeait la mésaventure de n’avoir pas toujours une fermeté égale à son talent. Si je le dis, c’est que, même dans un éloge académique, il faut dire une partie de ce que l’on pense, et j’ajoute que j’ai pour garants discrets de mon opinion, sans sortir de cette séance, vous, Monsieur, et M. Ribot lui-même qui se reconnaissait plus apte « par nature d’esprit à juger qu’à débattre ».
À son indécision s’alliait une grande finesse. Vous nous avez appris qu’au moment où il hésitait à entrer dans la magistrature et où il redoutait les dangers du discours libéral qu’il devait prononcer comme secrétaire de la Conférence des avocats, un ami lui fit une spirituelle remontrance. « Tu es honnête. Il n’est pas absolument nécessaire que tu sois maladroit. » M. Ribot ne crut jamais à cette nécessité. La loyauté — et il invoquait souvent la sienne — m’exclut pas l’habileté, qu’il ne faut pas confondre avec l’intrigue. Fénelon a écrit que « la vraie habileté consiste à comprendre qu’à la longue la plus grande de toutes les ressources dans les affaires est la réputation universelle de probité. » Cette réputation ne manqua jamais à M. Ribot. Mais il était habile de bien d’autres façons ! Son art avait du métier. Il excellait à embarrasser ses adversaires et il se laissait lui-même rarement surprendre. Ses répliques, promptes et sobres, n’avaient pas des cruautés inutiles, mais son indignation et son mépris étaient redoutables. Jules Ferry en fit l’expérience. Vous avez cité le congé brutal que M. Ribot lui donna, mais vous ne l’avez pas commenté. Je suis moins embarrassé que vous : mon admiration pour M. Ribot voudrait arracher ce discours de ses œuvres. La Chambre, prise de panique sur une fausse nouvelle et entraînée, pour employer la belle image de Mirabeau, par les « glapissements des envieuses médiocrités », chassa du pouvoir un grand serviteur du pays, dont œuvre coloniale, poursuivie avec une ténacité et une prévoyance admirables, faisait honneur à la République et à la France. Il y avait une injustice dans la terrible parole de M. Ribot : il l’a regrettée, et je ne trahis pas sa mémoire en la regrettant après lui.
Ce doctrinaire, si riche d’idées générales, avait un sens critique qui aurait fait de lui « un des conseillers les plus fidèles et les plus sincères de son pays », s’il n’avait pas été le plus dangereux des opposants. L’opposition lui convenait mieux que le gouvernement. Il v était à sa vraie place, et il n’en déclinait ni les responsabilités ni les conséquences. Nul ne voyait mieux que lui les points faibles d’une situation, d’un projet de loi ou d’un discours, et, malgré la bienveillance que promettaient ses précautions oratoires, il ne péchait jamais par excès d’indulgence : tous ses coups portaient. Vous avez expliqué qu’il renversait les cabinets presque comme M. Jourdain faisait de la prose... sans le savoir ou, du moins, sans le vouloir. Les cimetières ministériels étaient semés de ses bonnes intentions. Pendant vingt ans, il mena, du banc du Centre où il ne cessa jamais de siéger, l’attaque contre des lois qu’il jugeait hostiles à la liberté. Il n’était pas exclu du Gouvernement : il s’en excluait. Son attitude pendant l’ « odieuse » affaire de Panama, qu’il avait liquidée en honnête homme, mais sans se croire obligé d’être maladroit, n’avait pas amassé contre lui les rancunes où vous avez cru voir les raisons d’un trop long ostracisme. Il est plus simple de dire qu’il n’était pas d’accord avec les majorités qui soutenaient M. Waldeck-Rousseau ou M. Combes, M. Rouvier ou M. Clemenceau. Très avancé, très hardi, très sagement audacieux dans les questions sociales, où il suivait volontiers l’exemple des conservateurs anglais, M. Ribot était séparé de ces gouvernements par toute l’étendue des lois laïques.
Ah ! Monsieur, si je pouvais, sans manquer à des convenances traditionnelles, transformer ce bureau en tribune, comme j’accepterais la discussion que vous avez ouverte sur les responsabilités encourues par les uns et par les autres dans la lutte ardente où vous venez de prendre parti aux côtés de M. Ribot’ J’en dirais trop si je voulais tout dire, mais, d’un autre côté, un silence absolu me répugnerait comme un désaveu. Respectueux de toutes les croyances, j’honore dans la religion, dont l’État doit protéger toutes les libertés, la noble ascension vers un idéal consolateur des âmes qui souffrent et qui prient ; mais quand Gambetta dénonçait le cléricalisme comme l’ennemi, est-ce la religion qui lui inspirait ce cri de légitime défense ou n’était-ce pas plutôt, écoutez-le lui-même, « sous le masque transparent des querelles religieuses, l’action politique d’une faction politique, une combinaison de partis déçus dans leurs espérances, une coalition de convoitises dynastiques » ?
Entre Gambetta, Jules Ferry et M. de Freycinet d’un côté et M. Ribot de l’autre, l’histoire se prononcera. Le temps est un grand maître. M. Ribot lui-même n’avait-il pas pris son parti de la Séparation et de quelques autres lois laïques de la République ? Il regrettait que l’Église, qui avait « accepté courageusement l’épreuve de la liberté », n’eût pas vu dans la loi de 1905 « de suffisantes garanties pour l’institution des associations cultuelles, qu’elle avait pourtant acceptées dans d’autres pays ». Il y avait un vœu dans ce regret. Il a été exaucé par une commune sagesse, pacificatrice et clairvoyante, et l’on peut faire crédit, pour réaliser la suprême parole de notre illustre confrère, à « l’union sincère de tous les hommes de bonne volonté ».
La guerre avait imposé cette union. Elle avait rapproché de M. Ribot ses plus ardents adversaires, et celui-là même dont un cri malséant et imprévoyant avait salué, en juin 1914, son ministère d’un jour. Aux heures troublées où, sous le ministère Waldeck-Rousseau, l’émeute avait paru se lever contre la République, M. Ribot avait accepté de s’allier aux éléments les plus avancés et aux socialistes eux-mêmes pour prendre d’un commun accord les mesures de précaution qu’on reconnaîtrait indispensables. Comment ce grand patriote n’aurait-il pas fait pour la France envahie ce qu’il avait accepté de faire pour la République menacée ? Son rôle pendant la guerre fut considérable. Ses Souvenirs, écrits avec tant de claire franchise et de souple malice, sont le témoignage qu’il a déposé devant le tribunal de l’histoire. Sa mémoire n’a rien à redouter du temps, « ce juge incorruptible qui fait justice à tous ». À coup sûr, il ne fut pas infaillible. Qui donc le fut en ces jours tragiques ? Mais il sut agir. Appelé enfin à servir, il ne jeta pas son bouclier, comme on le dit de Démosthène à Chéronée, et il ne se déroba pas aux devoirs que le salut de la Patrie exigeait. Ce grand orateur, dont l’éloquence, faite de simplicité élégante et de souveraine clarté, rappelait celle de Thiers, fut un des bons ouvriers de la victoire. Il l’avait déjà préparée par d’heureux accords, aux temps plus anciens où il était déjà ministre des Affaires étrangères. C’est dans la politique extérieure, moins ouverte aux passions des partis et aux concessions qu’elles exigent, que M. Ribot aura le plus fortement marqué son empreinte par une action prévoyante, continue et efficace. Placé plus haut, dans un rôle fait à sa taille, il voyait de plus loin les événements et les hommes. Il savait la diplomatie et ses traditions ; mais s’il mettait à profit les leçons du passé, il n’en était pas le prisonnier aveugle. Il avait le sens des hardiesses nécessaires, commandées par les temps nouveaux, et il sut mener à bonne fin des négociations habiles qui ont préparé d’utiles alliances. Il est impossible d’écrire sa vie sans tracer du même coup quelques pages de la vie de la France. Le nom de M. Alexandre Ribot appartient à l’histoire. L’Académie, qui fut fière de lui, vous remercie, Monsieur, de l’éloge que vous avez fait, avec un art si probe, de sa longue et glorieuse carrière.
Combien la vôtre, si glorieuse et déjà si longue, en diffère par les sujets auxquels s’est appliquée votre activité ! Votre fidèle intransigeance a tout donné au barreau. La politique ne vous a jamais tenté et vos opinions gardent si bien leur secret qu’on peut se demander si vous en avez été vous-même le confident. Au fond, vous êtes un conservateur, j’entends par là un homme d’ordre, qui accepte sans arrière-pensée les institutions de son pays et veut la paix sociale dans la liberté et dans l’union. Attaché à votre profession par une passion exclusive, vous n’avez sollicité qu’un seul mandat électif, dont il vous a suffi d’un seul scrutin pour en avoir à la fois goûté les honneurs et rempli les devoirs : vous avez été délégué sénatorial de la Ville de Paris. Depuis, vous avez décliné toutes les offres. La peur d’un échec n’est pas, à coup sûr, la cause de vos refus : votre nom est si populaire qu’il équivaut à un programme. Resterez-vous intransigeant ? Je le crains. Député ou sénateur, vous auriez eu vite fait de devenir ministre et vous garderiez les Sceaux avec une fidélité qui n’aurait pas besoin d’être solennelle pour être scrupuleuse. Mais vous ne feriez pas la réforme judiciaire ! Vous la croyez facile. Ah ! Monsieur, seriez-vous naïf ? Rien n’a la vie dure comme un intérêt local, et si j’aime la candeur généreuse de vos illusions, elle me fait moins regretter que vous n’ayez pas occupé au Palais-Bourbon ou au Luxembourg le siège dont votre talent de parole vous rendait digne.
Ce talent n’a pas été chez vous un acquêt : il est un don de nature, et Calliope a veillé sur votre berceau parisien. Car, n’ayant pas pu être du Midi, vous êtes né dans la grand’ville. Je ne serais pas cru, si je disais la date exacte de votre naissance. Votre svelte démarche, qui doit beaucoup à la pratique continue des sports, dément votre âge, et je n’aime pas les indiscrétions inutiles dont les réceptions académiques abusent quelquefois. C’est votre honneur, Monsieur, de vous être fait vous-même.
Vous aviez, dès votre jeune âge, la vocation oratoire. À l’École Fénelon et au lycée Condorcet, vous étiez toujours le premier en récitation. La mémoire n’est rien si elle veut être tout, mais, pour qui sait la cultiver et la faire servir aux fins de la parole, elle est une faculté maîtresse. Il faut beaucoup d’art et beaucoup d’intelligence pour bien réciter. Vous récitiez bien : vous disiez le Sous-Préfet aux Champs sans y mettre l’intention d’une réforme administrative, et vous scandiez les Chants du Soldat avec la ferveur d’un patriotisme qui attendait la revanche prochaine. Vous jouiez aussi la comédie, et, par une pente toute naturelle, les Plaideurs et le Légataire universel. Un jour, vous entendîtes, à Notre-Dame, le père Monsabré : cette chaire célèbre, d’où tant de voix illustres avaient imploré le ciel, la lumière de ces vitraux qui jouait avec les manches blanches du Dominicain, cette sonorité de l’immense voûte où tous les accents s’amplifient comme les échos d’une puissance mystérieuse, ce silence d’une foule recueillie, tantôt agitée par l’inquiétude et tantôt frémissante d’espoir, cette éloquence et ce spectacle, vous secouèrent d’une émotion si profonde que vous vous crûtes destiné à la prédication. Ce ne fut que la fausse alerte d’une erreur passagère. Je vous vois mieux en robe noire qu’en robe blanche. La chaire exige des vertus que je ne vous connais pas, peut-être parce que je ne vous connais pas assez, mais un sermon, même tumultueux et passionné, s’apaise toujours en prière, tandis que la bataille, qui ne se satisfait que par la conquête, convient mieux à votre tempérament. Vous fîtes donc bien de préférer la Faculté de Droit à la Faculté de Théologie. Vous y eûtes moins de succès que M. Ribot, et votre assiduité ne ressemblait pas à la sienne. Vous pratiquiez surtout l’école buissonnière, passionné de musique et de théâtre, et avide des grandes représentations où vous n’occupiez une place modeste qu’au prix d’une longue attente. Après avoir acquis la licence en droit, vous fîtes votre volontariat. Vous avez été dragon, un dragon dont la vertu, je veux dire l’esprit de discipline, n’était pas exemplaire, si j’en crois le temps que vous avez passé à la salle de police. Vous m’avez, il est vrai, affirmé que ces punitions n’étaient pas toujours justes. Ah ! si vous aviez pu plaider ! Innocent ou coupable, vous auriez obtenu votre acquittement, mais l’heure n’était pas encore venue. A quinze ans, Victor Hugo disait : « Je veux être Chateaubriand ou rien. » Que disiez-vous à vingt ans ? Pas encore grand chose, pas même : « Je veux être Lachaud ou rien. » Pourtant, Lachaud venait de mourir et, entre ses confrères Danet et Demange, il restait une belle place à prendre. Le destin vous la réservait. Pas tout de suite. D’ailleurs, vous n’étiez pas pressé. Vous fréquentiez le Palais d’une façon intermittente ; vous lui préfériez les petits cercles où l’on jouait... la comédie, et vous appreniez à bien dire.
L’année 1887 fut pour vous une année décisive. Vous fûtes nommé, sur votre mérite, secrétaire de la Conférence des avocats, et, sur l’intervention d’amis dévoués, secrétaire de Me Durier, qui venait d’être élu bâtonnier. Double chance et double école. À la Conférence, vous trouvez des camarades, un Labori, dont l’ardeur vous entraîne ; dans le cabinet de Me Durier, un patron qui paie d’exemple, talent et courage réunis, et qui sent en vous une force, à laquelle tout de suite il s’intéresse. L’apprentissage se fait vite avec un tel maître : il se sert de vous, mais il vous sert. Il vous désigne pour d’importantes affaires criminelles où vous faites d’heureux débuts sans qu’éclate le coup de foudre d’où jaillit la renommée. Il vous emmène en Algérie pour le seconder dans une affaire retentissante dont vous avez constitué le dossier. Vous êtes prêt. Qu’une occasion se présente et vous serez célèbre. Il y a dans la vie de tout grand avocat une affaire Baudin, politique ou criminelle, qui le révèle. Au civil, il faut attendre davantage : l’occasion est plus lente, et .il faut moins compter avec la chance. Un grand procès criminel, qui passionne l’opinion publique, peut au contraire faire en un jour la réputation d’un jeune avocat. À vingt-deux ans, Lachaud, quoiqu’il ne plaide dans l’affaire de Mme Lafarge, aux côtés du défenseur principal, Me Paillet, qu’une question secondaire, se taille un succès tel que son nom est inséparable de ce procès, encore ouvert.
En 1889, vous fixez sur vous l’attention de vos confrères dans une affaire banale ; un caporal a assassiné, pour lui voler ses économies, une débitante de vins du boulevard Saint-Germain. Le crime est avoué. En cinq heures, la Cour d’assises de la Seine liquide l’affaire. Vous êtes à la barre. Vous ne sauvez pas la tête du misérable, mais votre habileté à tirer parti de son atavisme annonce un maître. Un an après, l’affaire Gouffé vous consacre. J’ai dit l’affaire Gouffé, comme tout le monde, et je suis pris d’un remords. En attendant la grande réforme judiciaire, celle qui fait, à vous en croire, un accord unanime et que personne ne réalise, ne pensez-vous pas qu’il y aurait intérêt à faire une toute petite réforme pour classer, selon une méthode uniforme, toutes les affaires criminelles ? Il en est qu’on désigne sous le nom de l’assassin, et d’autres sous le nom de la victime. On s’y perd et on commet des confusions regrettables. Combien n’y a-t-il pas de personnes, ignorantes de la complainte populaire, qui prennent Fualdès pour un assassin ? Gouffé était un huissier, qui tomba dans un guet-apens où il fut étranglé .par Eyraud, un chevalier d’industrie, et par Gabrielle Bompard, une fille. Je m’excuse de citer ces noms dans l’enceinte même où se distribuent les prix de vertu, mais puis-je faire autrement, puisqu’ils sont l’expression historique de votre retentissant début ?
Vous aviez vingt-sept ans. Les Assises vous attiraient, et vous aviez déjà, dans une conférence consacrée à Lachaud, montré la fascination qu’elles exerçaient sur votre jeune ardeur, impatiente de jeter tous ses dons dans la bataille où votre aîné avait remporté tant de triomphes.
La défense de Gabrielle Bompard, condamnée par ses propres aveux, mais dont on pouvait discuter la part de complicité et de responsabilité, fut votre premier grand succès populaire. La cause du ministère publie était si sûre et si forte ; elle avait été servie, après le crime accompli, par de tels incidents ; elle avait pour interprète, un magistrat d’une telle éloquence, que la tâche des avocats paraissait impossible. Elle l’eût été pour tous autres qu’eux. Félix Decori, dont la voix superbe servait un talent si puissant et si délicat, était à vos côtés. Il défendait Eyraud qui, pour atténuer ses charges, accusait Gabrielle Bompard, et celle-ci n’était pas en reste. Chacun des deux voulait sauver sa tête au risque de faire tomber, la tête de l’autre. Votre cliente, âgée de vingt-deux ans, dépravée mais intelligente, n’eut pourtant pas un mot de repentir. Son attitude, ses contradictions et ses mensonges, sa mine tantôt contrite et tantôt agacée, ses minauderies et ses évanouissements, secondaient la thèse audacieuse, que vous étiez disposé, à soutenir, de la suggestion par hypnotisme, qui l’aurait asservie à son amant. Ce fut entre les médecins cités par l’accusation et un professeur de la Faculté de... Droit de Nancy, magnétiseur à ses heures, cité ‘par vous, une lutte passionnée dont un publie haletant suivait les péripéties et dont vous ne perdiez aucun avantage. N’allâtes-vous pas jusqu’à demander qu’on endormit votre cliente à l’audience même pour l’interroger dans le sommeil hypnotique ? La Cour repoussa vos conclusions. Je suis sûr que vous avez depuis rendu justice à sa sagesse. D’ailleurs, votre thèse rencontra des objections si fortes qu’avec « l’instinct des avocats de race », vous eûtes la prudence, au cours de votre éloquente plaidoirie, d’y renoncer, ou, du moins, de n’y pas insister. Le sang-froid est une de vos grandes qualités. Il vous aida à sauver la tête de Gabrielle Bompard. Et, l’audience levée, vous étiez célèbre.
Je devrais évoquer toutes les grandes affaires d’Assises si je voulais rappeler tous les succès qui suivirent ce coup de maître. Ils sont trop, et je suis tenté de prendre à mon compte le charmant compliment d’Arnault, qui recevait Daru en 18o6. « Insister sur des éloges que vous seriez obligé d’entendre, ce serait vous faire un supplice de votre triomphe. » Je n’aurai pas, même sous la forme académique, une semblable cruauté. Mais s’il m’est impossible de suivre une à une toutes les étapes de votre magnifique carrière, je ne saurais me dispenser, sans injustice, de dégager la méthode qui a fait de vous, aux Assises d’abord et partout ensuite, un si grand avocat. Cette méthode, vous l’avez créée. Chaque temps a la sienne et l’histoire de l’éloquence judiciaire n’est ni moins variée ni moins instructive que celle de l’éloquence religieuse ou parlementaire. Au début de votre discours, vous vous ôtes réclamé de votre illustre confrère Olivier Patru, qui fut, comme vous, du Palais et de l’Académie. Il prononça, en effet, un « fort beau remerciement dont on demeure si satisfait, qu’on a obligé tous ceux qui ont été reçus depuis d’en faire autant. » Il est charmant dans sa concision un peu apprêtée, mais la modestie de Patru abusa de la flatterie. Il n’a pas dit seulement à ses confrères : « Vos successeurs ne seront plus désormais que l’ombre de ce que vous êtes et des enfants qui n’auront que le seul nom de leurs pères. » Vous avez omis un passage. Après avoir trouvé dans « la docte Académie tout ce que Rome et Athènes ont pu produire de plus merveilleux » et un « lieu si renommé que, où quelque part qu’on jette les yeux, on ne voit que des héros », il ajoute : « N’espérez pas, Messieurs, de trouver à l’avenir des hommes qui vous ressemblent. C’est bien assez à notre siècle de s’être vu une fois quarante personnes d’une vertu si éminente. Un si grand effort n’a pu se faire sans épuiser la nature. »
Vous nous avez dit que M. Ribot n’applaudissait jamais, par crainte de troubler l’orateur. N’avez-vous pas craint, à votre tour, de troubler notre joie académique en faisant tomber sur nos têtes la redoutable prophétie d’Olivier Patru ? Il se trompait sur les lois de la nature : aucun effort ne l’épuise, et elle se renouvelle toujours. Olivier Patru lui-même en était l’exemple. Il créa un style nouveau, dont, malheureusement, ses plaidoyers, sans cesse retouchés et qui sentent l’huile, ne nous donnent plus l’expression. Au lieu de plaider, il suivait trop à la lettre les conseils de son ami Boileau, il remettait cent fois son ouvrage sur le métier et il ne donnait plus autour de son pilier que des consultations de grammaire. Aussi, au témoignage de Vigneul-Marville, « Audanez Defita, Petitpied, avec leur vieux style, remportaient tous les écus du Palais, pendant que Patru ne gagnait pas de quoi avoir une bonne soupe ».
Comme Patru, Monsieur, vous avez rénové un genre, mais vous n’avez jamais déserté le Palais pour la grammaire et, si vous n’en remportez pas tous les écus, je crois que vous y gagnez votre soupe et j’atteste, avec tous vos hôtes, qu’elle est abondante et bonne. Avant vous et jusqu’à vous, l’éloquence de la Cour d’assises traînait des oripeaux romantiques. Elle participait du mélodrame ; elle se frappait la poitrine ; elle poussait des cris ; elle avait des gémissements et des hurlements, des larmes et des convulsions. Elle avait aussi des ficelles : pour sauver la tète d’un parricide, Lachaud... mais je vous laisse la parole. « Il plaidait depuis plusieurs heures sans avoir pu émouvoir le jury, qui paraissait décidé cette fois à faire un exemple. Soudain, une sonnerie de cloches se fait entendre dans le grand silence de la nuit et vient ébranler les voûtes de la salle d’audience. C’était le carillon joyeux de Noël qui appelait les fidèles à la messe de minuit. Lachaud s’arrête, ému, vivement impressionné, car, outre qu’il était fort religieux, il s’identifiait avec son procès comme les grands artistes avec les rôles qu’ils jouent... Il interrompt sa plaidoirie, reste les yeux au ciel, les bras largement étendus, puis, de cette voix merveilleuse qui savait si bien trouver le chemin des cœurs : « Messieurs, dit-il, en cette nuit bienheureuse, en ce moment solennel, un Dieu de pardon, un Dieu de miséricorde est né ! C’est Jésus qui, de son berceau vous crie : Pitié ! Souvenez-vous que la clémence suprême est infinie, et ne soyez pas plus inflexibles que Dieu lui-même. » Le jury accorda les circonstances atténuantes.
Votre éloquence n’a pas besoin de carillons ; vous ne jouez pas un rôle, et vous ne plaidez pas pendant des heures. Vous avez la brièveté souveraine et hardie, qui déblaie, coupe, élimine tout ce qui n’est pas indispensable. Il y faut un profond discernement, une singulière promptitude et un grand esprit de décision. Vous ne vous attardez pas à ces « longueries d’apprêts » dont Montaigne faisait la querelle à Cicéron. Une affaire, c’est une bataille, où le ministère public est l’adversaire. On vous demandait un jour quel était votre procédé aux Assises. « J’écoute l’avocat général et je lui réponds. » Comme vous savez écouter ! Pendant que l’avocat général requiert, vous êtes impassible, mais vous ne perdez rien des maladresses, des exagérations ou des inexactitudes qui pourront aider votre cause. Vous connaissez à fond votre dossier, dont aucun détail ne vous a échappé. Vous avez entendu les témoins, et vous ne les avez interrogés ou interrompus que dans la mesure où leurs réponses pouvaient jeter, au profit de votre client, de la clarté dans le débat. Vous n’avez pas le goût des incidents inutiles. À la barre, vous êtes une force qui observe, qui se ramasse et qui attend. Et comme vous savez répondre ! .Quand vous vous levez, tout en vous est prêt pour Factioli., votre voix, chaude et claire, votre articulation, pressée et nette, votre geste, mesuré et sobre, votre esprit, votre cœur, votre raison. Pas d’exorde. Vous n’avez pas de temps à perdre, et vous savez que les longueurs affaiblissent. Vous entrez tout de suite dans le réquisitoire, dont le dernier mot dicte souvent votre première phrase. Jusque là, le débat était à tous, au président, à l’avocat général, aux témoins, aux jurés, aux parties civiles, à. l’accusé. À cette heure, il est à vous seul. Vous en êtes le maure : vous le conduisez vers la fin, par les moyens que vous avez choisis, avec une sûreté que rien n’arrête. La langue que vous parlez a la nudité, l’agilité et la souplesse d’une épée de combat. Elle dédaigne les métaphores. Mais on n’a pas épargné les métaphores à votre éloquence. On l’a comparée à une mitrailleuse dont toutes les balles portent ; à un torrent qui dévaste les rives ; à un train qui file ; à une source qui jaillit ; à un kaléidoscope qui éblouit ; à une pointe qui égratigne et qui blesse à mort. Ces images, si justes soient-elles, ne disent pas le fond et le vrai, ou, du moins, elles ne disent pas tout le fond et tout le vrai. Ce que j’aime dans votre talent, c’est la vie, la vie dont il s’inspire et à laquelle il ressemble. Il est humain. Votre parole, pressante et directe, n’a rien d’artificiel. Elle ne s’interdit pas d’être nuancée, ni même d’être adroite, ni même d’être habile. Mais elle est toujours spontanée, et elle a l’aisance d’un mouvement naturel. Vous n’êtes pas un témoin qui a juré de dire toute la vérité. Vous êtes un mandataire dont le client, qui joue quelquefois sa tête, a, par ses déclarations, limité le mandat. Mais vous ne dites rien qui ne s’appuie sur des faits vrais. Prompt à saisir chez autrui les inexactitudes et, même, trop souvent, les mensonges, vous ne commettez jamais les fautes sous lesquelles votre verve impitoyable ou votre sévère indignation accable un adversaire ou un témoin. Vous savez choisir vos arguments et vous ne retenez que ceux dont l’importance ou la précision peut vous servir. Il faut se borner pour bien parler comme pour bien écrire. Vous avez le goût des verdicts qu’impose la clarté d’une plaidoirie rapide et vous n’escomptez jamais la lassitude d’un jury fatigué, somnolent ou distrait.
Aussi vous donnez-vous tout entier. Lachaud se promenait dans le prétoire ; il se rapprochait des jurés pour guetter individuellement leurs physionomies, et il ne retournait à sa place que s’il se croyait sûr de la majorité nécessaire. Pour éviter les écarts de cette éloquence ambulatoire, il a fallu fixer une barre qui ferme le banc des avocats. Vous n’avez pas à vous plaindre de cette précaution. Tout parle en vous, la voix, les yeux, les mains ; vous avez la mimique la plus expressive ; mais vous n’avez pas besoin de sortir de votre banc pour raconter, pour peindre, pour démontrer, pour railler, pour menacer, pour attendrir, pour parler, pour agir, pour vivre et pour vaincre. La précipitation de votre débit donne l’impression d’une charge, vous n’avez pas été dragon pour rien, et même d’une bousculade, car vous fûtes un mauvais dragon. Mais sous ce désordre apparent quelle volonté sûre d’elle-même ! Il y a une discipline dans votre fougue, qui la surveille et qui la domine. Vous ne perdez jamais le contrôle de vous-même. Quand votre éloquence s’emporte et se cabre, vous lui tenez encore la bride et vous restez, d’une main solide, le maître de ses écarts. Pourtant il vous est arrivé, l’action achevée et le succès obtenu, de vous demander— des témoins l’ont entendu — si vous n’en aviez pas « trop mis » ! C’est que vraiment vous en mettez beaucoup. Trop ? Je n’ose le dire, puisque même dans ses excès, je respecte la Défense. Elle est une nécessité sociale. La justice serait la plus abjecte des tyrannies si elle ne donnait pas, quel que soit l’accusé, la parole à un avocat. Il y a des heures de révolution où elle n’est qu’une parodie sanglante du droit, et pourtant il est rare que, même dans ces crises terribles où la bête humaine déchaîne ses plus féroces appétits, le tribunal, s’il est permis de l’appeler de ce nom, n’organise pas une apparence ou un simulacre de défense.
C’est l’honneur de votre Ordre d’avoir eu des héros, un Tronchet, un de Sèze, un Malesherbes, un Chauveau-Lagarde, un Nicolas Berryer disant : « J’apporte à la Convention la vérité et ma tête : elle pourra disposer de l’une après avoir entendu l’autre » et, plus près de nous, un Edmond Rousse, montrant à l’émeute triomphante ce que peuvent, sous la robe noire, le talent et le courage, la conscience et le devoir. Ces grands avocats assistaient d’illustres victimes, auxquelles le tribunal ! faisait l’aumône dérisoire d’un secours impuissant. Mais les scélérats eux-mêmes n’ont-ils pas droit à un avocat, et même à un bon avocat ? Vous avez écrit là-dessus quelques fortes pages dans un petit livre où se révèle une grande expérience, mais où je crains que la peur de l’Académie, c’est-à-dire l’ambition angoissée d’en faire partie, n’ait gêné la liberté de votre verve et n’ait imposé quelque raideur à l’habituelle aisance de vos mouvements. Vous y défendez avec une force et une franchise convaincues et convaincantes les droits de la Défense. Mais, si elle en met trop ? Et n’en avez-vous jamais trop mis ? J’ai lu, quelque part, que vous possédiez sur le bout du doigt Démosthène, Cicéron, Quintilien et Sénèque le Rhéteur. C’est beaucoup pour un doigt. Je vous crois moins savant et je préfère votre tempérament à votre érudition. Votre tempérament est d’offensive et il explique votre tactique oratoire. Vous attaquez. Qui ? Tous ceux qui vous tombent sous la dent : le commissaire de police, le juge d’instruction, le ministère public, le président, le mari sur qui la femme a tiré (vous défendez la femme), la femme qui a été tuée par son mari (vous défendez le mari), l’amant tué par sa maîtresse (vous défendez la maîtresse), le plaignant, le dénonciateur, les témoins, le patron trop confiant d’un employé infidèle (vous défendez l’employé), la Société, mauvaise éducatrice, et même le pari mutuel !
Décidément, vous êtes une mitrailleuse oratoire, Mais, si la Cour d’assises, « cette tribune unique où, du milieu du Palais, la voix de l’avocat porte jusqu’au grand public », a créé votre légitime réputation et votre juste popularité, je ne veux pas faire tort à vos mérites et négliger les dons de psychologie et de pénétration, de délicatesse et de tact, d’analyse profonde et de synthèse saisissante, de dialectique aiguë et de souveraine clarté, qui vous donnent à la barre civile l’un des premiers rangs.
Ah ! Monsieur, comme Voltaire, qui a peut-être aussi dit le contraire, a eu raison de dire qu’il n’y a pas de plus belle profession que celle d’être avocat ! « La défense, convaincue de l’innocence d’un homme contre lequel la société a réuni toutes les forces accusatrices, n’exalte pas seulement l’imagination des foules : elle résume toute la beauté d’un effort humain. Tel procès civil né du tragique quotidien de la vie met en action plus de grandeur et de bassesse morales, entrechoque plus de sentiments, révèle plus de détresses que les drames nés de la fiction, et ce n’est pas trop à l’avocat de toute la chaleur de son âme pour n’être pas inégal à la splendeur de sa mission. » J’emprunte ces belles paroles au discours dans lequel M. le Bâtonnier Fourcade exposait, avec une admirable hauteur de vues, en décembre dernier, les droits des avocats, leurs devoirs corporatifs et la nécessité de l’Ordre. Cet Ordre, vous n’avez pas eu tort, Monsieur, de dire que nous l’accueillons avec vous. L’Académie française lui a toujours ouvert ses portes, et elle est fière d’avoir reçu, depuis Patru, quelques-uns des avocats les plus illustres du barreau parisien. S’il est vrai qu’elle a le plus souvent marqué des préférences pour ceux qui étaient en même temps la gloire de la tribune et celle de la barre, elle a compris pourtant qu’une carrière toute professionnelle, comme celle de Me Rousse et de Me Barboux, ou comme la vôtre, une carrière de robe noire sous laquelle n’est jamais apparu un bout d’écharpe parlementaire, mérite par sa dignité indépendante une estime toute particulière. Vous comprenez trop les exigences complexes de la vie moderne pour crier haro sur les avocats, politiques. Il y en a de tous. J’ai été assez mêlé aux affaires de Thémis pour savoir que chez certains l’écharpe supplée au talent et qu’ils sont tentés, n’ayant pas celui-ci, d’abuser de celle-là. Est-ce une raison pour condamner les autres, qui, ne confondant pas les genres, ont à la fois les scrupules de leur profession et ceux de leur mandat ? Y aurait-il une plus grande injustice que de vouloir interdire à quelques-uns de vos plus célèbres confrères d’être, à de certaines heures, les serviteurs de l’intérêt national et les avocats de la France ?
Votre corporation est si riche en talents variés que le choix le meilleur s’accompagne toujours pour l’Académie du regret d’avoir été obligée de choisir. Il le faut pourtant. Nous sommes quarante, et l’Ordre comprend, à Paris, plus de 2 300 membres, dont je ne dis pas d’ailleurs et dont vous ne pensez pas que tous aient des titres académiques. Mais il n’en existe pas moins entre les mérites réels et les fauteuils libres une disproportion qui explique et excuse, pour ne parler que des disparus, l’absence d’un Allou, d’un Lenté, d’un Du Buit, ces puissants avocats d’affaires, célèbres dans vos Annales, et surtout d’un Waldeck-Rousseau, qui détint avec tant d’éclat le double sceptre et qui fut, par sa dialectique persuasive, par sa sobre élégance, par la simplicité d’un art qui ne demandait ses raisons qu’à la raison, un si grand orateur.
Vous êtes, Monsieur, le successeur de ces maîtres, et ce sont vos pairs qui ont désigné vos titres à nos suffrages. Vous avez exercé, de 1913 à 1919, le plus long bâtonnat de l’histoire de l’Ordre, et pendant quelle époque ! Vous avez été le bâtonnier de la grande guerre. Ces mots en disent assez pour rappeler au milieu de quelles circonstances tragiques et uniques, vous avez dépensé sans compter une activité et une générosité qui ont accru, au sein de l’Ordre et au dehors, votre popularité déjà si grande. Vous étiez partout où il y avait du bien à faire, des misères à consoler, des espérances à entretenir, la Patrie à servir. J’ai été le témoin de vos efforts, de votre dévouement et de votre propagande. Mais vous avez eu de meilleurs juges. Les élections au Conseil de l’Ordre sont un plébiscite où les électeurs exercent leurs droits sans contrainte et sans entrave officielles. Ce suffrage d’élite vous a, depuis la guerre, toujours porté le premier sur sa liste. Les services que vous avez rendus ne pouvaient pas connaître un plus décisif hommage et nous devons mesurer la haute estime dont vous êtes digne à la sympathie toujours reconnaissante et toujours confiante que vos confrères éprouvent pour vous. Combien de fois n’avez-vous pas été leur éloquent interprète ! Nul ne connaît mieux que vous les règles et les devoirs de votre profession. Aucune des grandes séances de l’Ordre ne vous a trouvé inférieur à la mission, remplie souvent devant des missions étrangères, dont vous aviez la charge. Vous avez été la voix, toujours égale à son devoir, du barreau parisien et vous avez eu le douloureux honneur de rendre à ses morts, tombés en héros pour le droit, le tribut d’admiration émue que méritait leur noble sacrifice. « Plus de cent morts, disiez-vous le 21 juin 1919, plus de cent morts ! Quelle tristesse ! Quatre-vingt-onze Légions d’honneur, trente et une médailles militaires, près de sept cents citations ! Quel orgueil ! » Les douleurs et la gloire de l’Ordre ont été les vôtres. Vous avez été, Monsieur le Bâtonnier, pendant six ans, l’avocat des avocats.
Vos titres professionnels suffisent à justifier leur fidélité, mais vous y ajoutez des qualités personnelles qui la rendent plus cordiale et, si j’ose dire, plus familière. Votre bonté si généreuse, votre serviabilité si accueillante, votre franchise qui sait être rude à l’occasion, mais qui aime mieux s’accompagner d’un sourire, la gaminerie de votre esprit et la loyauté de votre camaraderie ont, depuis longtemps, désarmé les jalousies et apaisé les rancunes. Vous êtes un homme heureux. Comme Patru, vous avez ardemment désiré l’Académie. Un vote unique a suffi pour satisfaire votre désir. On ne vous résiste pas. Je sais que vos visites ont bien servi vos ambitions. Quel dommage si elles vous avaient été interdites ! Il y a un précédent, qui a duré cinquante ans. En 1733, un de vos anciens, l’avocat Normand, candidat à la place de M. de Langres, écrivit pour poser sa candidature à Mgr Évêque de Luçon et à M. le Cardinal de Rohan deux lettres qui eurent un grand succès. L’Académie tenait cette affaire pour « bâclée » — je trouve cette expression dans la lettre amusante où Mathieu Marais la raconte — lorsqu’on apprit que M. Normand ne ferait pas les visites, « parce que ses confrères le trouvaient mauvais ». Ce bruit parut suspect, mais, vérification faite, il était exact. Paris, que les histoires de l’Académie et même ses potins n’ont jamais laissé indifférent, s’en amusa pendant quelques jours. M. Dupré de Saint-Maur prit le fauteuil que Normand sollicitait. « Je ne vous dirai pas, écrivait Mathieu Marais au président Bouhier, tous les discours de Paris pour les avocats qu’on fait entrer dans cette affaire comme opposants aux visites, et contre les avocats qu’on dit glorieux et incivils... » La brouille entre l’Académie et le Barreau dura jusqu’en 1785, où elle cessa avec l’élection de Target. Ce sont les avocats qui avaient tort, une fois n’est pas coutume, et non l’Académie, dont les statuts, comme disait Pellisson, « gardent inviolablement cette maxime de ne recevoir personne, quelque mérite qu’il ait d’ailleurs, qui ne le demande ». Cette obligation l’inquiétait. « S’il faut en parler franchement, il en arrive une chose de très dangereuse conséquence. C’est que presque personne ne se présente pour être reçu, qui, avant que de rien proposer en public, ne s’assure des suffrages en particulier, où la civilité ordinaire ne permet qu’à peine de résister aux prières d’un ami. » Pellisson avait tort de s’inquiéter. Il y a tant de façons, pour un académicien qui reçoit un candidat, de pratiquer la civilité ordinaire ou même extraordinaire ! Je crois à l’utilité des visites, dont seules des circonstances exceptionnelles doivent dispenser. L’Académie est une Compagnie. N’est-il pas naturel qu’outre leurs titres, on veuille connaître les visages, la tenue, les gestes et les usages de ceux qui ont l’ambition d’en faire partie ? Qu’elles soient pour le candidat un écueil, je l’accorde, mais un fauteuil vaut bien ce risque. Les uns y gagnent, les autres y perdent c’est un art difficile. Évidemment, il est sot et maladroit d’être présomptueux, mais sied-il d’être trop modeste ? « J’ai reçu la visite du baron de Viel-Castel, écrivait dans un de ses carnets Victor Hugo, sans dire d’ailleurs s’il lui avait promis sa voix. C’est un vieillard de bonne compagnie, qui m’a fait l’éloge de son concurrent. » Il ne faut jamais, à l’Académie, du moins avant l’élection, dire du mal de son concurrent. Ce n’est pas ainsi que l’on diminue les périls de la gloire vers laquelle on court. Il ne faut pas non plus trop vanter ses propres mérites... Oui, c’est difficile. Vous avez vaincu cette difficulté avec tact et bonne humeur. Vous n’aviez pas réuni vos plaidoiries, et vous aviez bien fait : leur vie s’éteint avec l’action, et qui ne vous a pas entendu ne soupçonne pas ce qu’il y a en vous de force irrésistible, de dialectique entraînante, d’émotion pathétique. Mais vous n’arriviez pas les mains vides. Vous aviez vos conférences de l’Université des Annales — une belle œuvre, cette Université, qui sert le goût et l’art français — vos Grands Procès de l’Histoire, où, selon vos procédés de la barre, vous avez été, au profit de grandes victimes, un terrible accusateur. Ces grands procès soulèvent de grands problèmes. Vous les avez abordés avec courage, et, cette fois, vous condamnant à lire, vous avez fait des raccourcis d’histoire qui ont une pénétration et une force singulières. J’aurais, sur bien des points, des querelles à vous chercher. Ce n’est pas l’heure, mais nous sommes de revue, et vous ne perdrez rien pour avoir attendu.
Gardez-nous vos jeudis, Monsieur. Vous nous avez rapporté un propos de la jeunesse de M. Ribot. « Au déjeuner et au dîner, on a parlé de l’Académie française. Tout cela était fort ennuyeux. Il est incroyable à quel point la conversation des gens distingués est vide et insignifiante. » Ces gens distingués qui parlaient de l’Académie n’étaient pas, ou n’étaient pas encore des académiciens. Je vous assure que nous ne sommes pas ennuyeux. Notre confraternité est comme celle du Palais, simple, charmante, cordiale, et c’est le Dictionnaire qui, en dehors des jours d’élection, nous divise le plus. Nous défendons la langue française — elle en a besoin — et nous récompensons la vertu, si abondante qu’elle nous gêne seulement par l’embarras où elle nous met de choisir. Ce sont de belles clientes. Venez, Monsieur, mettre à leur service, à nos côtés, votre expérience et votre bon sens, votre verve, votre talent et votre cœur.