Réception de M. Charles Maurras
Monsieur,
Le roi Louis XIV, dont vous avez en quelques pages tracé un magnifique portrait politique, le Roi-Soleil qui fut notre protecteur après Richelieu, manda un jour à Versailles certain abbé de Caumartin qui était alors directeur de notre Compagnie et il le morigéna vertement. Quelle faute le malheureux avait-il donc commise ? Il s’était permis de mal accueillir au Louvre, siège, avant cette Coupole, de nos réceptions, le nouvel élu, Mgr de Clermont-Tonnerre, évêque de Noyon. J’espère ne pas être appelé à l’Élysée par notre libéral protecteur actuel pour vous avoir distribué des louanges insuffisantes.
D’Alembert, ratifiant le verdict royal, assure que l’orateur de l’Académie est voué et même condamné à l’éloge, comme le récipiendaire à la modestie et la timidité. Sans accepter cette condamnation qui exclurait une liberté dont nous revendiquons les privilèges, tempérés par la courtoisie, je ne serais gêné, pour vous accueillir, que par ma vieille et fidèle amitié. Elle est née, cette amitié, au pays latin où je vous rencontrais, mon aîné de peu d’années, au café Vachette en compagnie du poète Jean Moréas, célèbre déjà parmi nous, ou chez l’aimable et fringant Lionel des Rieux qui habitait dans le voisinage de la Sûreté générale et nous offrait des orgies de poésie d’où nous ne sortions guère qu’à trois ou quatre heures du matin, et par la fenêtre afin de ne point contrister le concierge. Je me hâte d’ajouter que notre hôte logeait au rez-de-chaussée.
Jean Moréas, Lionel des Rieux, ne devais-je pas commencer ma réponse par ce rappel de votre jeunesse ? L’un, venu de Grèce pour vous faire plaisir et aussi pour enrichir notre patrimoine littéraire, l’autre dont vous avez célébré la mort héroïque dans la guerre et qui, dans le comte d’Orange, paraphrasant sans le savoir la formule de Maurice Barrès : « Nous sommes les instants d’une chose immortelle », écrivait ce vers digne de servir d’épigraphe à l’histoire de France :
Tous nos êtres changeants font un peuple éternel.
Tandis que vous hantait la poésie avant la politique, Henri-Robert, dont vous venez de prononcer le panégyrique avec une telle puissance d’évocation que nous avons cru le revoir quelques instants parmi nous, remportait ses triomphes oratoires dans ce Palais de Justice que vous ne fréquentiez pas encore pour votre compte personnel. Plus d’une fois j’ai connu la joie de l’entendre. Toujours il a mis des visages sur les dossiers, sur les chiffres, sur les mots, sur les idées. Il ne plaidait pas abstrait, il concrétait et à travers les faits on pénétrait plus avant dans le cœur des hommes. Sa manière, vous l’avez dit, c’était la tactique napoléonienne : il s’acharnait sur les points faibles et tout cédait. Il déployait ses arguments en ordre serré, jamais en ordre dispersé, et c’était la charge menée à une cadence prévue, soudaine, rapide, irrésistible.
À mesure que l’âge venait, se reconnaissait son travail de ciselure à plus de hauteur de vues, à plus de sérénité. Il dominait sa matière. Il revêtait, avec l’auréole du prestige et des honneurs, une sorte de majesté.
J’ai assisté à ce procès de Maubeuge dont vous avez souligné l’importance. Le général Fournier comparaissait devant le Conseil de guerre pour y répondre de la reddition de la place. Henri-Robert commença par un coup de maître : il vint s’asseoir à côté de son client. Son client, un petit homme blanc, d’un aspect si honnête, si consciencieux, mais si douloureux. Et tout de suite l’avocat eut cet art de le relever à ses propres yeux, de ne pas le laisser au rang des accusés, de le porter sur le même plan que l’assemblée des généraux appelés à le juger. Maubeuge n’était tombée que le 7 septembre. Maubeuge avait donc pris sa place dans le commencement de la bataille de la Marne en maintenant devant elle jusque là le corps d’armée qui l’assiégeait, et le maréchal Joffre l’avait déclaré. J’entends encore la voix incisive et musicale d’Henri-Robert, volontairement sans éclat, déclarer que le général Fournier réclamait à ses juges de pas lui enlever l’honneur sans quoi l’on ne peut vivre.
— Prenez garde, ajouta-t-il. Vous êtes les bleu horizon qui allez juger les pantalons rouges. Votre expérience, à vous qui êtes les vainqueurs, n’est-elle pas faite des erreurs des autres ?
Et j’entendis le président, cet admirable général Maistre qui, vainqueur de la plus parfaite bataille de la guerre, la Malmaison, était resté le plus modeste des chefs, murmurer à mi-voix :
— Et des nôtres...
Dans sa péroraison, Me Henri-Robert, rappelant que l’Allemagne vaincue n’avait pas cessé d’honorer ses Hindenburg et ses Ludendorf, demanda simplement aux juges de ne pas diminuer notre victoire en frappant des hommes entravés dans l’accomplissement de leur devoir par les instruments imparfaits qu’ils tenaient de notre imprévoyance politique.
Ce fut peut-être la plus belle plaidoirie de celui qui en prononça tant d’émouvantes et qui connut tous les succès.
Nous le vîmes plus tard chez nous ennobli par la plus redoutable épreuve. Frappé dans sa vue, il refusa d’abdiquer. Jamais on ne l’entendit se plaindre. Il écartait la compassion. Il prenait au contraire cette noblesse d’allure que le malheur communique à ceux qui l’acceptent et en l’acceptant le dominent. Tranquillement, il se contenta de modifier ses méthodes de travail. Le dévouement de ses secrétaires et le développement de sa mémoire lui permettaient de s’emparer de la lecture des pièces et, avec les conversations directes des clients, il composait ses plaidoiries où l’on ne pouvait relever nulle défaillance. C’était presque un continuel tour de force. De même, il se faisait lire les ouvrages d’histoire indispensables à la composition de ses conférences aux Annales et mentalement il en tirait l’ordonnance de ses exposés lumineux et de ses arguments toujours persuasifs, quand il faisait acquitter Louis XVI par le tribunal révolutionnaire, ou condamner une seconde fois Calas. Les auditeurs non prévenus ne pouvaient se douter de sa cécité. Il avait réussi à la vaincre, à l’asservir à sa profession. Mais elle lui avait apporté autre chose encore, dont lui-même ne se doutait pas, et qui était la grandeur. Rien n’est plus rare que la grandeur. Si peu de vies y parviennent ! Réellement, dans ses dernières années, cet homme d’un si beau talent, de tant de courtoisie et d’affabilité, qui aimait la vie et le monde, mais qui, somme toute, était paré des qualités et des défauts humains, s’était élevé au-dessus de lui-même. Il fut grand dans sa stoïque résignation et nous garderons le souvenir de cette existence brillante et de cette fin magnanime.
La soumission au destin aboutissant à sa domination, comment la demander à un enfant ? Et pourtant c’est le drame que vous avez traversé dans votre adolescence. Avant de le rencontrer, ne dois-je pas remonter jusqu’aux années heureuses où vous fûtes bercé, mais aussi formé par la tendresse familiale et la terre de Provence ? Plus d’une fois, au cours de votre vie de batailles, vous vous êtes abandonné, dans vos livres ou vos préfaces, à ces confidences où l’on entend battre le cœur de l’homme, même s’il est recouvert d’une cuirasse, et c’est l’homme que je chercherai en vous avant de chercher la doctrine.
Une sorcière du nom de Marthe qui accompagnait Marius dans les Gaules a donné son nom à Martigues, votre ville natale. Mais les Grecs, déjà soucieux de vous obliger avant leur descendant le poète Moréas, avaient précédé les Romains sur la terre de Provence. Peut-être même ont-ils débarqué chez vous avant d’aborder à Marseille et bâti une ville sur le promontoire qui domine l’étang de Citis, si l’on en croit les vestiges de ce beau mur antique, déjà palpé par vos mains d’enfant, que vous m’avez montré un jour avec émotion parce que vous y retrouviez l’empreinte des ouvriers qui bâtirent l’Acropole et le Temple de Delphes.
Martigues est un pays de marins. Un de ses écrivains locaux assure que la mer est pour les enfants de Martigues un élément aussi naturel que le feu l’est aux salamandres : « À peine sortent-ils du berceau, écrit-il, qu’ils tendent vers elle leurs petites mains empressées ; à peine ils se soutiennent sur leurs pieds chancelants que les premiers pas sont pour le rivage... Le premier usage qu’ils font de leur liberté c’est d’entrer dans l’élément qui les attire ; on les voit en foule et tout nus, en dépit des remontrances et des coups du soleil et du vent, de la pudeur et de la police, se jouer au milieu des ondes et disputer aux poissons l’habileté de la nage. » Vous fûtes de ces gentils polissons. Plus tard, vous avez célébré comme des héros d’Homère, ces excellents marins, tels le patron Victor Domenge bravant la mer démontée avec les dix sauveteurs de Carro pour secourir le vaisseau la Russie échoué devant la plage de Faraman, digne descendant de ces Martégaux qui défendirent la tour de Bouc dont ils avaient la garde contre la flotte de l’amiral Doria envoyée par Charles-Quint.
Tandis que le monde entier se contente de sept merveilles, vous avez relevé à Martigues jusqu’à trente beautés. C’est peut-être que vous la voyez de loin. Un de vos chroniqueurs, François Amy, avocat provençal, prétendait au XVIIIe siècle qu’il fallait naître à Martigues pour les talents, mais en sortir pour les faire valoir. Vous y êtes né, vous en êtes sorti, mais vous y retournez fidèlement.
Henri III érigea la vicomté de Martigues en principauté. Ainsi le maréchal de Villars fut-il prince de Martigues. Vous pouvez revendiquer pour prédécesseur un maréchal de France. Vous en retrouvez deux ici pour confrères. Le prince de Martigues avait droit à l’encens à l’église : vous n’y avez droit que sous la Coupole.
Je n’ai qu’à puiser dans vos livres, Nuits de Provence, Au signe de Flore, les Vergers sur la mer, l’Étang de Berre, pour connaître vos familles paternelle et maternelle. La première venait de Roquevaire qui n’est pas très loin de Martigues. Le passé romain se manifestait par les prénoms, tirés de Plutarque et de Tite Live, qui décoraient votre père et ses sept frères et sœurs. Vous-même, occasion d’une flatterie grecque, fûtes appelé Photius. Déçu par l’Empire libéral, votre père mourut plein d’espérance en M. Thiers. Mais votre famille maternelle se revendiquait de la vielle tradition religieuse et royaliste. En 1848, il fallut apprendre avec ménagements à votre grand’mère l’avènement de la IIe République : malgré ces précautions, elle s’évanouit. Encore n’avait-elle accepté Louis-Philippe que par condescendance pour son mari qui avait servi sous le prince de Joinville et que celui-ci vint voir en petite tenue de la marine. Votre mère, tout enfant, était présente à la visite. Elle s’attendait à voir un fils de roi en grand apparat. Ce fut, vous avoua-t-elle plus tard, sa première déception. Quelle compensation ne lui apporteriez-vous pas aujourd’hui avec l’habit vert ?
Ces humbles vies provinciales, ces familles honorables de fonctionnaires, d’officiers, de magistrats, de médecins, d’architectes, proche les souches paysannes de Sophie, la servante de votre enfance, de cette Adrienne, sa pareille, qui garde aujourd’hui sur le chemin de Paradis votre maison ancestrale, de toutes ces petites gens si dignes et si probes qui transmettent dans leur pureté primitive la pensée et le langage populaires et qui ont entouré vos premières années des « chefs-d’œuvre de l’affection », c’est le bon terreau sur quoi a poussé la force française. Aujourd’hui encore, il n’y qu’à gratter le sol pour retrouver sous l’herbe ou les cailloux la glèbe qui attend la main du semeur et ne demande qu’à porter les moissons futures.
Votre maison de famille, vous-même l’avez décrite un jour à l’un de vos plus anciens amis dont la présence, aujourd’hui, vous manque, ce Frédéric Amouretti à qui vous avez dédié le Chemin de Paradis : « Vous vous rappelez ce chemin. Il est pauvre, il est nu et triste, souvent pris entre deux murailles et seulement fleuri de joncs et de plantes salines. Je l’aime chèrement, comme tout ce qui est, je crois, ce que j’ai de meilleur au monde. Terre maigre et dorée où siffle le vent éternel, ses vergers d’oliviers, ses bois de roseaux et de pins voilent à peine ses rochers ; mais le ciel y est magnifique, exquis le dessin des rivages et si gracieuse la lumière que les moindres objets se figurent dans l’air comme des Esprits bienheureux. »
Les parvenus tuent les châteaux rien qu’en les achetant, et les vrais terriens le font avec une chaumière, rien qu’en s’y succédant. Je connais votre maison, un peu au-dessus des eaux et de l’assemblée des barques, un peu au-dessous d’un moulin qui ne bat plus d’aucune aile. Le jardin fait figure de parc et de musée, avec son allée des philosophes, avec des vases de grès et des morceaux de sculpture antique.
Vous y recevez en seigneur, comme Mistral recevait à Maillane. Charles Gounod, composant la musique de Mireille, écrivait que Maillane un jour signifierait Mistral, et Camille Bellaigue, commentant Gounod, ajoutait que Martigues un jour se confondrait avec Maurras. J’ai goûté les plaisirs de votre hospitalité et n’oublierai point ces soirées où nous nous enchantions, loin de la politique, et après une bouillabaisse parfumée, avec des poèmes alternés de Lamartine que vous appeliez l’archange, de Baudelaire qui sent, disiez-vous, le musc et les roses fanées, et du Jean Moréas de ces Stances parfaites et brèves comme les statuettes de Tanagra.
Là, j’ai retrouvé vos origines et votre cœur. Toute la Provence s’est réunie, comme une assemblée de fées, autour de vos premiers ans, avec l’odeur spéciale de sa mer, la splendeur de son soleil, la beauté même de son ciel nocturne qui vous bouleversait enfant, avec ses chansons dont raffolait votre père, avec ses enchantements et ses sorcelleries qu’entretenait soigneusement Sophie, la vieille servante accordée aux secrets et au merveilleux de la terre. Toute une musique intérieure s’amassait en vous pour vous composer un trésor qui vous deviendrait bientôt nécessaire et ne s’épuiserait jamais. Vous avez quitté Martigues à huit ans pour Aix-en-Provence, mais vous n’avez pas cessé d’y revenir. Elle pouvait changer physiquement, vous acceptiez ces changements et preniez bravement votre parti des ponts métalliques et des autobus. « Tant qu’on ne touchera ici, disiez-vous, ni à l’eau, ni à l’air, ni au vent, ni à l’astre, les éléments sacrés se riront des entreprises de l’homme. »
Et voici que, plus tard, vous y découvriez nos réserves historiques, cette large autonomie qui laissait à chaque province son caractère et ses libertés. Ainsi la Provence, réunie à la France, garda-t-elle sous le pouvoir royal ses lois et ses mœurs. Louis Veuillot pourra écrire en 1872 que le comte de Chambord serait le protecteur des républiques françaises et, lors du triomphe de Mistral, le maire d’Aix, évoquant le passé, s’écriera : « Alors nous avions des droits véritables. Alors nous avions des privilèges, nous avions des franchises, des prérogatives, des libertés ! Le rouleau de l’uniformité n’avait pas encore fait de la terre de France une grande aire plane ; les sangsues de la centralisation ne s’étaient pas encore gorgées de nos énergies : aujourd’hui la même cloche règle tout uniformément. »
Continuant ce voyage de découvertes au pays du passé qui devait orienter un jour votre carrière politique, vous vous aperceviez encore que la différence des classes, qu’un parti ignorant de la vraie France a tenté de transformer aujourd’hui en haine de classes, ne ressemblait nullement au tableau tant de fois décrit avec complaisance par les écrivains révolutionnaires. Du peuple à la bourgeoisie, de la bourgeoisie à la noblesse, l’accession était insensible et continue, venue du libre effort accumulé du travail et de l’épargne. En philosophes réalistes qui connaissaient l’histoire, Bonald l’avait bien vu pour le Rouergue et Maistre pour la Savoie. Ainsi, plus tard, direz-vous de votre rencontre avec Maurice Barrès : « Nous venions de Mistral et de nos braves contes ; il dérivait de Claude Gelée, de Callot et de ses bons ducs. » Ainsi devait-il écrire les Déracinés comme vous entrepreniez vos campagnes pour décongestionner Paris et rendre au sang provincial, au bon sang de France, sa force vitale.
La dette de gratitude que vous avez contractée envers la Provence, comment la rappeler ici sans évoquer celui qui fut ensemble son Homère et son Littré, Frédéric Mistral qui se fût réjoui tout à l’heure d’entendre citer sous la Coupole les vers d’un chanoine provençal et dont vous avez voulu mêler le souvenir à l’émouvante évocation des grandes ombres qui habitent toujours notre maison ? Sur chaque feu qui meurt dans l’âtre des mas provençaux a soufflé son génie pour en ranimer la cendre. Vous a-t-il apporté à votre naissance les présents d’usage, une couple d’œufs, un quignon de pain, un grain de sel et une allumette avec la formule sacrée : « Mignon, sois plein comme un œuf, sois bon comme le pain, sois sage comme le sel, sois droit comme une allumette » ?
Il vous fallait cette provision de lumière et de bonheur pour les années qui allaient suivre. Vous voici donc à Aix à l’âge de huit ans. Vous étiez un bon élève, couvert d’accessits et même de prix. « Je jouais bien, me battais bien », vous souvenez-vous. Déjà ! suis-je tenté d’ajouter. « Je n’obéissais qu’à ma mère, dites-vous encore, mais, il est vrai, au seul mouvement de ses yeux. » La terrible épreuve est là qui vous attend. Une phrase, inscrite presque négligemment dans vos mémoires, contient à elle seule votre supplice d’enfant, votre volonté, la matière de votre action, comme disait Marc-Aurèle de l’obstacle. Elle évoque votre classe de quatrième au delà de laquelle l’enfant, qui avait engrangé les chants et la musique pour la saison mauvaise, n’aurait plus jamais accès dans le royaume des sons. Comme un oiseau blessé se cache dans les fourrés, vous avez tenté alors de vous abriter dans la passion intellectuelle et de vous perdre dans les livres. La vie vous était devenue indifférente. Quelqu’un avait compris ce grand drame douloureux qui se prolongea cinq années et vous me reprocheriez de ne pas rappeler son nom. C’était l’un de vos professeurs, l’abbé Penon, plus tard Monseigneur Penon, évêque de Moulins. Il s’inquiétait d’une formation trop cérébrale où la poésie, pourtant, avait sa part, mais sans lien avec le réel.
Heureusement vous eûtes votre nuit d’angoisse et de salut, comme Pascal, comme Jouffroy. À la fin de l’année scolaire les Jésuites, ces grands éducateurs, offraient aux élèves de philosophie du collège d’Aix trois jours de retraite à Saint-Joseph du Tholonet. Le site en est incomparable. La liberté des eaux et la beauté des arbres composent, jusqu’à la montagne de la Victoire qui le limite, un paysage de Poussin ou de Claude Gelée. Tout s’y réunit : la nature, l’histoire, les arts et les idées. Là, dans la nuit d’été qui sur vous descendait lentement, vous avez chassé les ténèbres assemblées dans votre cerveau par un excès de lectures où se mêlaient en désordre un Baudelaire exaltant la Loi en vue du Péché, un Lamennais dont la foi devenait stimulant d’anarchie. Ni l’Amour, ni la Curiosité, ni l’Ambition, n’ont leur fin en eux-mêmes. Ces faux dieux ne distribuent pas le bonheur. L’esprit doit s’en affranchir et tirer son bien « de l’épreuve qui définit et du sacrifice qui régénère ». Mistral n’avait-il pas dit que l’amour suprême est dans le sacrifice extrême ? Vous aviez découvert, par l’acceptation, le culte de la vérité qui doit s’unir à la vie.
Cette nuit de Saint-Joseph du Tholonet qui devait en chassant le désespoir et le doute, vous restituer le goût de l’existence en lui donnant un but, date de l’été 1885. Un mois plus tard, le 3 août, une autre expérience, inattendue, allait vous affermir dans cette lutte vitale contre le détachement. Vous étiez en mer sur une barque avec votre frère cadet et un jeune mousse quand un cyclone dont le souvenir n’est pas encore perdu vint mettre en danger de mort ces trois vies dont vous assumiez la charge. À vos petits compagnons vous montriez un visage tranquille. Vous étiez décidé à ne pas rentrer au port avec un équipage amoindri. Puis le temps s’apaisa. À l’arrivée, la surprise était grande de vous retrouver tous trois vivants. Et ce ne fut que la nuit suivante dans votre lit, que vous eûtes le sentiment de la peur, « dont la réalité vous avait fait grâce entière ».
Vos cinq années d’épreuves avant la nuit du Tholonet avaient trempé votre force de résistance. Vous avez, dès lors, toujours ignoré la peur. J’ai célébré tout à l’heure le courage d’Henri-Robert aveugle. Qu’il me soit permis de relever dans votre vie ce courage qui met l’homme à part dans la création. Rien ne pourra ébranler le vôtre. Quand vous dédiez l’Étang de Berre aux morts et blessés victorieux de la Grande Guerre et que vous leur déclarez : « Avec vous, si mon corps avait valu mon âme, contre le Barbare germain je me serais armé et battu pour le sol et l’intelligence de la patrie », personne ne peut mettre en doute votre vertu. Aucune menace n’en aura raison, et la prison pas davantage.
Vous n’êtes pas le premier prisonnier que nous accueillons sous la Coupole. Voltaire, Marmontel, Morellet furent enfermés à la Bastille, et Charles Nodier mis à l’ombre après le 18 Brumaire. Chateaubriand fut arrêté sous le gouvernement de Juillet, mais le préfet de police, précédent trop oublié, lui offrit son appartement. Challemel-Lacour, après le coup d’État du 2 décembre, fut à son tour incarcéré. Nous avons même reçu un condamné à mort, par contumace il est vrai, et ce fut Michaud, l’historien des Croisades, le rénovateur de ce moyen-âge dont notre cher Bédier et M. Émile Mâle ont glorifié les Chansons de geste et les Cathédrales. Emmené au tribunal révolutionnaire par deux gendarmes, comme le trajet était long, Michaud invita ses gardes du corps à déjeuner. Il les grisa et se sauva. Vos gardiens étaient incorruptibles. Mais ils ont gardé un si bon souvenir de vous que vous leur avez promis de revenir. Laissez-nous espérer que pour une fois vous manquerez à votre promesse...
Je vous ai rendu visite dans votre prison comme à Martigues. Votre sérénité était pareille. Dans un coin j’aperçus une crèche de Noël avec des santons de Provence. Elle me rappela un conte de Mistral, l’histoire de ce vieux berger appelé devant le juge de paix parce que ses chèvres avaient brouté chez le voisin. Le berger donne sa parole au juge et comme celui-ci refuse de le croire, indigné il apprend la noblesse des bergers :
- Depuis un demi-siècle et davantage, lui dit-il, je les ai toujours vus auprès de l’enfant-Dieu dans la crèche de Noël, mais de juge de paix je n’en ai jamais point vu...
Et je pensais que vous n’aviez aucune raison pour accorder aux magistrats une place plus avantageuse. Seulement, dans la crèche, les bergers passent avant les rois.
Vos études terminées à Aix, vous débarquiez à Paris. Qu’allez-vous y devenir ? Paris a déraciné tant d’étudiants dont il a fait ces ratés amusants et stériles qu’Alphonse. Daudet a peints dans Jack avec ironie et pitié. Paris a commencé par vous éblouir, mais vous le confondiez presque avec votre Provence, la Seine avec le Rhône, et Notre-Dame avec Notre-Dame des Doms à Avignon. Dans un livre charmant que vous avez dédié à ce Jacques Bainville qui, après avoir été votre disciple, devint votre émule, que nous avons accueilli à cette place où vous êtes et qui devait nous quitter si vite, vous avez célébré 1’Ile-de-France, son ciel, ses eaux et ses bois. Une seule chose, dans Paris, a blessé votre vue : l’abus des affiches étrangères.
Sans vous douter que vous en seriez le co-propriétaire un jour, vous avez alors rendu visite à Chantilly. Tandis que, dans votre défiance de la solitude, mauvaise conseillère de d’homme, l’Ermitage de Jean-Jacques avait agacé comme une erreur votre esprit avide de vérité, le château du duc d’Aumale et la forêt aménagée qui l’entoure, ce palais meublé d’œuvres d’art dans le voisinage de la maison de Sylvie, cette nature soumise, ces eaux, cette terre, ces pierres et ces bois devenus un enchantement humain ont pleinement satisfait votre amour de l’ordre, et de la beauté. Mais leur destination nouvelle vous choquait. Un château, pensiez-vous, est fait pour être habité par des êtres vivants. Il doit appartenir à une famille dont il consacre la durée, dont il prend l’empreinte et devient le symbole. Théâtre des jeux d’enfants, des fêtes, des amitiés, des querelles, des amours, il résume et perpétue la vie. Qu’est-ce que ce don à l’Institut ? vous irritiez-vous. Pourquoi ce musée mort légué à une compagnie de vieillards ? Ces vieillards vous guettaient et vous voici parmi eux. Vous retournerez à Chantilly, mais sans illusion sur une vie seigneuriale que le fisc et le Code civil, d’avance, ont supprimée.
Quelle était, au temps de votre jeunesse, l’atmosphère de Paris où vous étiez appelé désormais à vivre ? Pour comprendre le rôle que Maurice Barrès a joué, celui que vous-même avez rempli, il importe de la respirer à nouveau. Or elle offrait à la jeunesse du quartier latin les miasmes les plus délétères Déjà le bolchevisme y apparaissait avec l’apologie des attentats anarchistes. La grande voix éloquente de Jaurès vantait le socialisme de Karl Marx. À la Sorbonne, au Collège de France, Boutroux et M. Bergson n’avaient pas encore rouvert les portes au spiritualisme oublié pour un déterminisme qui supprimait ou entamait la volonté humaine et qui, lui-même, succédait à peine au scientisme. Enfin l’un des premiers spectacles publics que vos yeux furent appelés à contempler fut l’émeute provoquée par un trafic installé dans un des lieux qui devraient être le plus respectés.
J’y assistai pareillement et je vois encore, devant le Palais Bourbon, la haute silhouette de Paul Déroulède dénonçant à la foule ce scandale. Avouons que, pour des jeunes gens à peine sortis du collège et venant de leur province où ils n’avaient connu que les habitudes de probité et de respect du pouvoir, c’était un début assez lamentable. Nous avons dû nous frayer un chemin à travers ces broussailles. Quelques années, pas beaucoup, nous y ont aidés. Vous avez cité le discours prononcé ici-même par M. Renan au centenaire de la Révolution, et n’était-ce pas le temps où Paul Bourget, dans le Disciple, rétablissait pour l’écrivain, le philosophe, le politique la notion Perdue de la responsabilité ?
Cependant vous n’aviez pas encore choisi votre voie, mais vous possédiez une boussole, si j’en crois votre conversation avec un Milésien imaginaire sur l’ancienne société qui n’avait pas imaginé de substituer l’individu à la famille, ni d’attribuer le contrôle du pouvoir, exercé par les principaux et les sages réunis en un corps, à des assemblées sans formation politique. Dans cette ancienne société, la liberté était à la fin, non au commencement : « On est plus libre à proportion qu’on est meilleur. » La souveraineté n’était pas dans la nation : « Tous les pouvoirs y venaient des dieux maîtres du monde, autrement dit des profondes lois naturelles que l’homme n’a point faites et auxquelles il faut bien que l’homme se conforme s’il ne veut point périr. »
Déjà ces méditations de jeunesse contenaient une part de votre doctrine. Mais le politique ne dominait pas encore en vous le poète et peut-être ne l’a-t-il jamais entièrement dominé. Le poète était né du soleil de Provence. Vous n’avez pas gardé vos innombrables poèmes adolescents. Peut-être en avez-vous sauvé quelques-uns dans ce recueil, Musique intérieure, dont la préface contient tout un art poétique. Pour vous la poésie ne se conçoit pas sans une vibration de tendresse, d’ardeur ou de mélancolie. La vérité humaine apparaît plus sensible quand elle est contenue par le rythme. « Il n’y a que le vers, dites-vous, pour tenir dans ses griffes d’or l’appareil éboulé de la connaissance. » Il pénètre plus avant dans la vie profonde et retrouve mieux « le fil mystérieux de l’être identique présent dans les êtres divers ». Laissez-moi donner ma préférence, sur cette Bataille de la Marne où vous reprenez la strophe de Malherbe et de Jean-Baptiste Rousseau, aux poèmes où vous nous livrez votre horoscope tiré de la consultation des astres :
Tu naquis le jour de la lune
Et sous le signe des combats.
Le soleil n’en finissait pas
De se lever sur ta lagune,
Comment n’eussiez-vous pas célébré le soleil ?
Je suis né, je suis fait pour la lumière.
Accorde-toi d’éterniser le jour…
Dans le Mystère d’Ulysse, le héros grec, après avoir bouché de ses mains les oreilles de ses matelots afin qu’ils ne puissent entendre les appels de la sirène, se fait attacher au mât du navire, afin que, seul, il l’écoute sans la suivre. Il rentrera dans Ithaque, sa patrie, mais il ne sera jamais libéré, car la sirène lui a livré le secret de la connaissance :
Je t’aurais dit ton âme, et le reste n’est rien.
Cette âme insatisfaite, vous l’avez chantée dans le vent de mer :
La vie entière m’apparut,
Sa vérité, son amertume
Et, quelque lieu qu’on ait couru,
Cette douceur qui la parfume.
Enfant trop vif, adolescent,
Que les disgrâces endurcirent,
À mon automne enfin je sens
Cette douceur qui me déchire.
Presque à la veille d’être au port
Où s’apaise le cœur des hommes,
Je ne crois plus les pauvres morts
Mieux partagés que nous ne sommes.
Je ne conduis vers mon tombeau
Regret, désir, ni même envie,
Mais j’y renverse le flambeau
D’une espérance inassouvie...
Cette espérance vous a toujours précédé. Ne racontiez-vous pas que, lorsque vous étiez enfant, et même enfant de chœur, vous aviez une petite amie qui s’appelait Marie et à qui vous disiez : « Marie, quand nous serons grands, tu te feras religieuse et je me ferai prêtre. Ainsi nous nous verrons souvent... », Cette espérance, déjà, ne s’était point réalisée.
Ce n’est pas un recueil de poèmes qui fut votre premier livre, mais ce Chemin de Paradis qui fit couler beaucoup d’encre. Vous l’avez expurgé et entouré de bastions fortifiés avec une préface et, une postface que, pour ma part, je préfère aux neufs récits antiques en l’honneur des neuf Muses. Vous excellez dans les explications. Vous serez toujours très difficile à réfuter. Certes, vous démontrez que la Sagesse est aussi nécessaire à la vie humaine que le plaisir et l’amour, mais vous mettez presque sur le même plan les religions et les voluptés dont aucune ne vous contente. Déjà vous rejetez l’amour romantique où « chacun divinise son mal », et vous célébrez l’honneur et le bonheur de servir quand chacun veut commander. Mais ne méconnaissez-vous pas la libération apportée par le Christ à la personne humaine avec l’acceptation qui cesse d’être la servitude ?
Un événement vint alors achever vos années d’apprentissage et perfectionner votre culture, et ce fut ce voyage en Grèce qui vous inspira Anthinéa. Le plus ancien des journaux français, la Gazette de France, vous y envoyait pour une tâche déterminée et modeste : rendre compte des Jeux olympiques ressuscités après quinze siècles dans l’immense stade construit aux portes de la ville par la munificence d’un riche marchand d’Alexandrie. Vous avez commencé à remplir votre devoir professionnel. C’est le premier degré de la conscience humaine, celui qu’il faut accomplir en premier lieu et qui, seul donne des droits et des loisirs. Ainsi nous apprenons de vous comment un grand livre se compose sans chercher 1’éclat, comment un grand écrivain se révèle sans circonstances exceptionnelles. Au sujet de la course de Marathon, ne racontez-vous pas avec le plus aimable sourire la gêne causée à cette jeune fille grecque, par un serment imprudent ? Elle avait promis sur l’autel à la patrie d’épouser le vainqueur. Parmi les coureurs étaient inscrits des étudiants, des officiers, représentaient des partis fort enviables, mais ce fut un petit pâtre de la montagne qui l’emporta.
Libéré de votre collaboration, voici que, vous retrouvez votre ancienne patrie : celle de la raison et de la perfection. Athènes et la Grèce vous pénètrent jusqu’au cerveau et jusqu’au cœur. Vous n’aviez pas prévu que vous pourriez « aimer comme une créature de chair » cette colonne des Propylées où se posèrent vos lèvres, et la belle pierre dorée de ce Parthénon qui reste le modèle de l’intelligence dans l’humanité. Encore faut-il que cette intelligence reçoive « une grâce mystérieuse ». — « Les-Athéniens, écriviez-vous alors, quand ils priaient Pallas, invoquaient le meilleur d’eux-mêmes et en même temps, ils invoquaient autre chose qu’eux. La déesse à laquelle ils faisaient abandon, honneur et hommage d’Athènes, était bien leur propre sagesse, mais fécondée et couronnée des approbations du destin. »
N’est-ce point reconnaître que la raison humaine est impuissante à expliquer toutes choses ? Dans un pays voisin du nôtre, le moindre village porte sur les murs et jusque dans les dessins des pelouses un nom dominateur suivi de ces mots : « … a toujours raison ». Avoir toujours raison, n’est-ce pas se rendre insupportable dans un ménage et quelle insuffisance pour conduire les hommes, si l’on n’y ajoute pas l’amour ! Pascal appelait cet amour charité. Le Christ n’a pas répandu sur le monde antique parvenu à son apogée la douleur et la nuit, mais il lui apporta cet amour qui précisément lui manquait encore. Son église ne détruit pas : elle a transformé à Rome les temples païens en basiliques chrétiennes dont elle a ouvert les portes toutes grandes. Elle ne diminue pas la vie : elle l’éternise. Elle ne supprime pas la joie : elle l’amplifie en lui donnant pour compagne indispensable la paix intérieure. Elle console la souffrante dont nul n’est exempt. Dans l’antique cella pénétrait seule une élite. Nos cathédrales invitent les foules. Elles rétablissent la seule égalité qui soit au monde avec la mort, celle de communier en Dieu.
Aucune doctrine n’exalte davantage la dignité humaine, ne réserve mieux le droit inaltérable de la personne humaine, « véritable microcosme qui, à lui seul, dit une encyclique de Pie XI, vaut autant que l’univers inanimé », et ce sanctuaire intérieur qui échappe à toute domination politique.
Mais l’Église est aussi hiérarchie et discipline. Sa spiritualité ne s’accommode pas de la déraison publique. Comment ne pas rappeler ici même que, si la pureté de la foi divine a pu vous échapper, vous avez du moins toujours défendu l’Église contre les idéologies anarchiques, contre les impuissances de la science ou du sentiment, au nom de l’ordre et de la clarté qu’elle a imposés au monde et dont vous n’avez pas cessé de mesurer l’importance, dans la vie nationale et sociale ? Les Cahiers de Barrès nous ont révélé à quelle profondeur il s’était engagé dans la recherche de la vérité. Cette vérité dont vous avez pareillement le culte, savons-nous jusqu’où elle vous conduira ?
Le voyage en Grèce fut votre dernier repos. À votre retour en France, vous trouviez la guerre civile née d’une affaire qui, d’une erreur judiciaire toujours possible et toujours réparable, faisait une entreprise de démolitions. Jusque-là vous vous étiez contenté d’imaginer, au Café de Flore devenu votre quartier général, avec votre ami Frédéric Amouretti une fédération de l’ancienne France régénérée par les pouvoirs locaux. Mais vous vous sentiez mûr pour des combats plus directs et plus ardents. Il vous fallait une revue en attendant un journal. « Le centre de mon existence, écrivez-vous en évoquant ces heures décisives, fût désormais fixé dans l’enceinte triangulaire que déterminaient le Palais Bourbon, le Palais de Justice et, sur la rive droite, le quartier des journaux. » Et voici que vous prononcez vos vœux : « J’entrai en politique comme on entre en religion. » Mais la littérature est une de ces maîtresses qui n’acceptent pas volontiers les ruptures. Ne pouvant si aisément la quitter, vous avez écrit, avec les Amants de Venise, le plus terrible réquisitoire contre l’amour romantique. Comme votre maître Platon dans le Banquet, vous refusez de mettre l’amour au rang des dieux et vous donnez raison à Diotime, la femme de Mantinée, qui voit dans la beauté le principe de perfectionnement des âmes et des corps. Pour avoir voulu placer hors la loi, au-dessus des lois, les romantiques ont propagé la plus funeste erreur. Et vous avez dans l’Avenir de l’Intelligence, repris la même lutte contre le romantisme féminin en vous donnant pour allié Auguste Comte que vous appelez : ce grand observateur de la politique humaine.
Laissez-moi regretter que vous vous soyez dès lors montré si avare de ces essais littéraires où vous excelliez. Votre style avait atteint cette perfection que n’ont pas altéré les polémiques journalières et dont vous venez de nous offrir la merveille. En vous écoutant tout à l’heure analyser avec tant d’art l’essence et l’originalité de notre forte et douce France, comme je soupirais tout bas après les ouvrages que vous eussiez pu écrire et que volontairement vous n’avez pas écrits ! Mon illustre compatriote savoyard, Saint François de Sales, se plaint dans sa correspondance de n’avoir jamais eu un seul jour pour ses chers livres, n’ayant pu en dérober aucun à son sacerdoce. La politique a été votre religion. Il y a plus de quarante ans que vous guerroyez, et spécialement dans cette Action française que vous avez fondée avec quelques amis. Vous nous venez l’armure toute bosselée de tant de combats. « Le guerrier naturel, disiez-vous à propos d’Henri-Robert, loin d’être implacable, apparaît bien souvent le plus généreux des hommes. » Mais cette générosité s’accuse d’abord dans la distribution des coups. Je laisserai les polémiques expirer au seuil de ce temple où les divisions humaines ne sont admises que sous la forme des idées, pour m’en tenir à cet art même de la polémique qui, de Juvénal à Victor Hugo, ne s’inscrit en littérature que par ses excès. Vous pratiquez mieux que personne un art aussi redoutable. Logicien impitoyable, la raison vous entraîne au delà de cette mesure qu’elle enseigne. Si j’affirmais ici que vous fûtes toujours équitable, je crois bien que vous souririez le premier de ma candeur, qui confinerait à l’indifférence si je ne prenais parti pour l’une ou l’autre de vos victimes. Pourtant c’est bien la passion du juste contre l’injuste qui vous possède comme un démon. Pour voir plus clair, vous promenez partout la torche en oubliant parfois qu’elle brûle : ainsi les boiseries et les tentures prennent-elles feu inopinément. Mais la lumière de votre doctrine ne laisse dans l’ombre aucune des responsabilités politiques funestes à notre pays.
J’ai entendu, après la guerre, en Amérique, un général canadien me raconter qu’il avait, au cours d’une relève, commandé fortuitement quelques-uns de nos bataillons. Le bruit de la bataille ne cessait pas : à tout instant de la nuit, il était alerté par les éclatements d’obus, par le tic-tac des mitrailleuses. Inquiet, il appelait le soldat placé en sentinelle devant son poste de commande, pour lui demander : « Est-ce tranquille sur la ligne ? »
Et la sentinelle de monter sur le parapet, d’examiner la situation et de faire son rapport :
« Très tranquille, mon général. »
« La réponse était toujours la même, acheva le Canadien, pour autant que la bataille faisait rage. Pour lui, tout était toujours tranquille sur la ligne. Je le vois encore, debout à la porte de mon poste de commandement dans son bleu horizon, sous son masque d’acier, avec son long fusil, toujours serein : type du courage, de l’énergie, de la détermination et de la vigueur de la race. Et maintenant je me demande comment il en va pour lui en France.... »
Comment il en va pour lui ? Que le général canadien se rassure et avec lui l’étranger qui nous connaît mal : il a rencontré et il rencontre encore toutes sortes de difficultés, il a entendu et il entend encore toutes sortes de menaces, mais il est très tranquille. Les événements n’auront pas raison de lui : il est, vous l’avez dit, Monsieur, le patient paysan, l’homme de la terre de France.
Cette doctrine qui est à la base de vos polémiques et qui les explique si elle ne les justifie pas toujours, n’est-ce pas elle qu’il convient d’exposer puisqu’elle contient l’essence de votre pensée ? Ce sont toujours les idées qui mènent le monde. « Il n’y a aucune possibilité de restauration de la chose publique, écrivait Maurice Barrès, sans une doctrine. » Toute votre œuvre est l’essai de cette restauration.
À la base, je trouve un système du monde à la manière de Malebranche qui apercevait avant vous l’ordre général où tout est dépendance. Mais, tandis que Malebranche réduit à l’état d’ombres les créatures humaines en face de la lumière divine, — et Bossuet lui reprochait déjà cet oubli de l’homme, Bossuet qui s’écriait dans l’oraison funèbre du prince de Condé : « Loin de nous les héros sans humanité ! » — vous attribuez au contraire à l’homme le pouvoir de se plier aux circonstances au point de les pouvoir diriger. Oui, le genre humain est emporté dans un mouvement inconnu dont le pourquoi nous échappe, et non point le comment. Un foyer, un peuple, une nation peuvent mourir d’usure naturelle, mais aussi d’accidents et de maladies. Tantôt ils se tuent et tantôt on les tue. Aucune loi vérifiée ne nous autorise à considérer l’homme comme un seul être perfectible et s’accroissant toujours. Les changements observés au cours des siècles n’atteignent que sa surface ; ils ne modifient essentiellement ni son désir, ni son amour, ni sa cupidité, ni sa peur. Il importe donc de respecter l’ordre humain. « Naviguer et conduire au port, dites-vous, durer et faire durer, voilà les miracles. Ceux qui déclarent le contraire servent le seul intérêt des forces du mal. Ils reculent dans la direction du néant. »
Or quel est le premier spectacle que nous offrent ces conditions normales d’existence ? C’est le spectacle de l’inégalité. Sur le nouveau-né sans défense tombe une pluie bienfaisante. Il contracte d’abord une dette envers qui lui permet de subsister. Ainsi la première association naturelle est-elle la famille. « Dès que l’homme se met à travailler avec la nature, dites-vous, l’effort est allégé et comme partagé. Le Décalogue promet une longue vie à qui honore ses père et mère. C’est vrai pour les nations. Seules prospèrent celles qui s’appuient sur l’institution familiale. Une nation n’est pas une assemblée de célibataires, mais une assemblée de familles… » La famille, affirmait avant vous Paul Bourget, prenant la suite des Maistre, des Bonald, des Balzac, des Comte, des Le Play, des Fustel de Coulanges, est la véritable cellule sociale.
Mais de cette inégalité des naissances la nature tire des avantages, car la roue de la fortune ne cesse de tourner. La pauvreté est un aiguillon, la richesse se perd par l’oisiveté. L’épargne apporte son aide à la prospérité générale : elle accumule les réserves nécessaires aux grandes entreprises. Empêcher la transmission des biens, ou l’alourdir par des droits excessifs, c’est dépouiller la collectivité entière, tandis que la spéculation qui crée des richesses factices doit être combattue. Et faisant l’apologie de cette inégalité qui permet ensemble toutes les initiatives et toutes les noblesses morales, vous parvenez à cette formule : « Il n’est pas de bien social qui ne soit récolté dans le champ des différences humaine. Mettons-y le niveau et tout dépérit. » J’ajouterai : surtout en France om l’individu, plus inventif et personnel, se plie moins qu’ailleurs au joug de la collectivité.
En vain, vous objectera-t-on que cette inégalité, engendre la différence des classes. Vous avez relevé, dans votre Provence natale toutes les facilités d’accession d’une classe à l’autre sous l’ancien régime. Pourquoi les opposer quand elles sont faites pour s’entr’aider ? Le même intérêt rapproche ouvriers et patrons. L’union des métiers doit conduire à la corporation qui organise la sécurité ouvrière. « Une bourgeoisie ouvrière, dites-vous, peut et doit continuer le développement des vieilles bourgeoisies paysanne, industrielle, commerciale et incorpore l’ouvrier à la société selon le vœu d’Auguste Comte. » Une égalité absurde empêcherait les promotions ouvrières, s’exercerait contre l’ouvrier de mérite. Le socialisme ne fait que maintenir la guerre sociale dont il vit. « La démocratie sociale prêche un égalitarisme contre nature d’après lequel le fort doit insulter le faible et le faible haïr le fort. »
Quand l’État veut donc instaurer cette fausse égalité parmi les hommes, il tarit par là même la valeur et la prospérité nationales. Taine, dans les Origines de la France contemporaine, avait démontré, avec quelle puissance d’argumentation ! le mal de l’étatisme. Avec la même force vous en soulignez les dangers et, dans l’étroite cellule de votre prison, méditant des nuits entières sur la vérité due au peuple qui ne peut se gouverner lui-même, vous tracez le tableau des dépendances humaines.
Car l’homme n’est point du tout l’être solitaire corrompu parla société, comme le prétendait Jean-Jacques que Barrès qualifiait de musicien extravagant. Il dépend de la famille, puis de la cité, puis de la nation. Il ne peut s’abandonner à toutes ses passions, à tous ses désirs. Toute force doit être réglée, et l’ordre naît de l’autorité, cette autorité, que, vous situez, sur le même plan que la vertu, le génie, ou la beauté. La plupart des hommes le sentent si bien qu’ils ont l’instinct de l’obéissance et qu’ils aspirent à être gouvernés afin de pouvoir travailler et se reposer en paix. Où trouver le vrai chef de qui va dépendre le bonheur de la foule ? Vous exigez qu’il soit dressé per la volonté, par la religion, par l’histoire, par la formation naturelle, mais vous ne consentez pas encore à le nommer.
Après l’égalité, allez-vous écarter la liberté ? Non, certes, et même vous faites naître d’elle l’autorité. La liberté de tester crée l’autorité du chef de famille. La liberté communale ou provinciale crée le pouvoir réel des autorités sociales qui vivent et résident sur place. La liberté religieuse reconnaît l’autorité des lois spirituelles, des dogmes et de la hiérarchie. La liberté syndicale et professionnelle consacre l’autorité des disciplines et des règlements à l’intérieur des corporations et compagnies de métiers. « Une autorité, concluez-vous, n’est qu’une liberté arrivée à sa perfection. » Le privilège des droits représente le privilège des devoirs et engendre les responsabilités. Mais n’avez-vous pas été condamné pour avoir rappelé la notion perdue de cette responsabilité politique à quoi il est devenu trop facile de se dérober quand elle est, au contraire, l’honneur du chef qui ne vaut qu’en la revendiquant ?
Qui dit civilisation dit transmission. La postérité attend l’héritage qui lui doit être offert. Seule, la tradition triomphe de la mort et prolonge l’humble effort personnel de chaque génération. Ainsi l’ordre humain, au cours des âges, s’est-il perfectionné. L’humanité s’est élevée jusqu’aux hauts plateaux de l’être : de la Grèce à la Rome païenne, puis de la Rome chrétienne jusqu’à nous. Il s’agit aujourd’hui de préserver ces trésors du bien et du beau, en un mot de la vie. Maintenir est une forme de la création. Notre action sera donc en fonction des forces réelles qui assurent la durée.
Comment sera géré ce capital humain ? Alors apparaît la science politique. Elle découle de la nature des choses, disait Montesquieu. Elle ne peut découler de la volonté générale. Elle sort de l’expérience, donc de l’histoire qui fixe les règles de la continuité humaine. De même que l’individu ne peut être isolé et prend place dans la famille, cette famille agrandie fonde l’État qui n’est qu’« un organe, indispensable et primordial, de la société ». L’État est le fonctionnaire de la société. Mais le peuple n’est pas, ne peut pas être le souveraine. Maurice Barrès, dans ses Cahiers, cite ce passage de Bismark : « Le peuple vrai est une multitude invisible d’âmes. Il est la nation vivante et organisée pour sa mission historique. Il est la nation d’hier et celle de demain Il n’a point de voix matérielle qui le dénonce : dans la conscience de sa tradition, il puise la force qui le mène aux biens prédestinés ; c’est le souverain seul qui sait écouter en lui les voix silencieuses de son vouloir providentiel. » Notre Joseph de Maistre avait mieux dit, en une formule plus serrée : « Un gouvernement, c’est la volonté nationale, mieux comprise qu’elle ne le serait par la nation elle-même qui ne sait jamais ce qu’elle veut : c’est une tradition qui vit, qui parle et qui sait vouloir. »
« Où l’opinion gouverne, déclarez-vous à votre tour, personne ne gouverne. » De-là votre dur jugement sur la démocratie qui serait incapable de gouverner parce qu’elle est fondée sur l’erreur de l’égalité et qui, tendant facilement à l’anarchie, ne pourrait conduire qu’au cimetière. Vous lui reprochez d’isoler le citoyen qui devient serf de l’État et tributaire des pouvoirs d’argent. Vous lui reprochez le parlementarisme qui est l’instabilité systématique et l’œuvre des partis, qui vit des fonctionnaires à sa dévotion et ne peut décentraliser, et vous terminez son procès intellectuel par cette phrase qui résume votre argumentation : « Les grandes erreurs de l’esprit sont à la source de la plupart des dérèglements de l’action »
Les résultats, vous les énumérez impitoyablement dans notre politique intérieure et dans notre politique extérieure. À l’extérieur, ce serait l’oubli ou l’ignorance de l’histoire. Ne prononciez-vous pas en 1913 cet avertissement prophétique : « Cinq cent mille Français couchés, froids et sanglants, sur leur terre mal défendue ? » Mal défendue par cette imprévoyance politique si souvent dénoncée par vous, et qui devait l’être si bien par nos chefs militaires et par nos soldats. Et vous citiez le discours de Démosthène aux Athéniens menacés par Philippe de Macédoine : « Athéniens, il ne faut pas se laisser commander par les événements, mais les prévenir : comme un général marche à la tête de ses troupes, ainsi des sages politiques doivent marcher, si je puis dire, à la tête des évènements, en sorte, qu’ils n’attendent pas les événements pour savoir quelle mesure ils ont à prendre, mais les mesures qu’ils ont prises amènent les événements. » Et encore : « Vous attendez qu’une mauvaise nouvelle vous mette en mouvement. »
La guerre est un état toujours menaçant. La paix est l’œuvre de l’art. La paix est une opération de l’esprit, un fait de l’intelligence. Elle est donc aux mains de qui gouverne et la peut imposer. En France ni la race, ni la patrie ne sont en décadence, notre diminution dans le monde ne pourrait donc venir que d’erreurs gouvernementales. Mais sans doute allez-vous trop loin quand vous oubliez, tout en rendant hommage aux initiatives et aux audaces privées qui l’ont provoqué, le prodigieux développement de notre empire colonial sous la République et quand vous retirez à cette République toute possibilité de direction dans les Affaires étrangères. Deux fois au moins, dans le passé, cette politique extérieure a pris un sens national, avec des ministres avertis et de grands ambassadeurs. Et ce n’est point seulement le fait des grandes nations démocratiques si « la force brutale est devenue l’unique porte-respect ».
Vous n’êtes pas moins sévère pour la politique intérieure des démocraties. Elles que ne sauraient pas, dites-vous conjurer ces deux maux : le prolétariat et le capitalisme. Elles ne s’appuieraient ni sur les forces corporatives, ni sur les forces religieuses. L’erreur égalitaire prive le paysan, par le partage forcé, de la continuité sur la même terre et ne défend l’ouvrier ni par son statut ni par l’union des classes. C’est le régime de l’isolement individuel. « La France, écrivez-vous, n’est pas une réunion d’individus qui votent, mais un corps de familles qui vivent. » La nation passe avant tous les groupes, avant tous les partis. Et je me remémore la magnifique définition de la patrie donnée par mon grand compatriote de Savoie, Joseph de Maistre : « La patrie est une association sur le même sol des vivants avec les morts et ceux qui naîtront. » Barrès bâtissait sur la terre et les morts. Maistre y ajoute la génération à venir qui, déjà, porte un nom et d’avance réclame la durée.
Enfin, comme le charpentier met un bouquet sur la toiture de l’édifice achevé, vous couronnez votre œuvre politique avec l’appel au roi, ou plutôt à la dynastie héréditaire qui supprime la dictature. Le Roi, c’est le chef de la famille nationale, c’est le père de la patrie. L’hérédité supprime toute compétition. Elle assure la continuité. Maistre disait pareillement qu’il aimait le roi comme on aime la symétrie, l’ordre, la santé.
Mais quand, dédiant votre vie entière à la diffusion de l’idée royale, vous entrepreniez, dès votre jeunesse, cette Enquête sur la Monarchie où j’ai l’honneur de figurer avec l’objection d’un gouvernement possible, en dehors de la monarchie, par le moyen d’une élite, Maurice Barrès vous répondait après avoir admis la nécessité d’une raison qui commande dans l’État :
« Je ne date pas d’un siècle l’histoire de France, mais je ne puis non plus méconnaître ses périodes les plus récentes. Elles ont disposé nos concitoyens de telle sorte qu’ils réservent pour le principe républicain ces puissances de sentiment que d’autres nations accordent au principe d’hérédité et sans lesquelles un gouvernement ne peut subsister. »
Il est une autre objection venue des rois eux-mêmes. Ils s’en vont quand leur dur métier leur commande de rester, fût-ce au prix de la vie. Avant de s’embarquer pour l’Europe où elle s’en allait plaider sa cause, l’impératrice Charlotte écrivait à Maximilien : « Charles X et mon grand-père Louis-Philippe se sont perdus eux-mêmes en abdiquant. Aussi ne doit-on pas répéter leur geste... Abdiquer, c’est prononcer sa condamnation, se décerner un brevet d’incapacité... Les empereurs ne se rendent pas... L’empire n’est rien sans l’empereur... »
Magnifique langage, sagesse d’une candidate à la folie ! Or les rois continuent d’abdiquer. L’audace du risque leur a manqué, ou celle du sacrifice que Louis XVI accepta.
Pas plus que les rois, leurs partisans ne doivent abdiquer. Toute émigration à l’intérieur est une faute. C’est encore Joseph de Maistre qui le déclare : « ... Il faut demeurer sur la terre en convulsion, faire le bien qu’on peut, empêcher tout le mal possible, préparer ainsi le retour à la vie naturelle vers laquelle un peuple doit tendre... » C’est desservir son pays que de refuser de prendre part à sa vie civile : seuls, ceux qui y participent, si faible même que soit leur part, peuvent en rectifier les fausses directions.
Les innombrables applications pratiques de la science, depuis un siècle, ont contribué à fausser le sens de la vie en laissant croire que l’être humain pouvait être modifié par le machinisme, et de même les rapports familiaux et sociaux. Dans un beau livre, L’homme cet inconnu, le docteur Carrel a su montrer qu’elles ne constituaient pas un progrès et même qu’elles peuvent rabaisser le niveau intellectuel et moral. Jamais les puissances de la force, lancées dans tous les domaines comme des eaux débordées, n’ont eu plus expressément besoin d’un barrage spirituel. Rivarol qui fut, lui aussi, un grand journaliste au service du roi pendant les temps révolutionnaires, comparait l’État à un vaisseau mystérieux qui a ses ancres dans le ciel et, proposant une autre image, il écrivait : « Le corps politique est comme un arbre : à mesure qu’il s’élève, il a autant besoin du ciel que de la terre. » Car un peuple ne peut vivre sans territoire et sans religion, c’est-à-dire sans corps et sans âme.
Cette nécessité religieuse, vous l’avez bien reconnue, comme Balzac et Taine, dans la discipline et l’ordre qui en émanent. Elle s’impose pareillement dans la personne humaine et dans la formation intime de notre être.
Mais dans l’échec même, ou dans le retard de la restauration monarchique, vous avez obtenu des résultats assez importants pour votre gloire. Vous avez imposé à vos adversaires eux-mêmes le retour à l’histoire de France qui forme un héritage intégral dont aucune parcelle ne se peut distraire et dont le présent ne peut être détourné puisqu’il en est dépendant. Votre critique impitoyable a sans cesse rappelé qu’on ne transgressait pas en vain les lois de la raison et de la nature. Et quand éclata cette guerre que vous aviez prévue, malgré l’exemple donné au lendemain de Sedan vous avez refusé de diviser la France et de l’affaiblir : autour de vous, toute une cohorte de jeunes gens formés par vous est allée presque avec allégresse au-devant du suprême sacrifice. Vous avez appris à cette jeunesse, avec notre passé, les raisons de toute grandeur nationale. Enfin, n’avez-vous pas, avec Barrès, mis sur l’autel de la patrie celle que Pie X et Pie XI ont tour à tour consacrée ?
La France a connu trois réveils prodigieux, celui de Jeanne d’Arc, celui d’Henri IV, celui de Bonaparte après trois crises que l’on pouvait croire mortelles : crise de l’interminable guerre de Cent Ans, crise des atroces guerres de religion, crise de l’affreux désordre révolutionnaire. Les trois fois, le héros — une sainte, un roi, un capitaine — n’a fait que réunir les volontés éparses : derrière lui, nous a montré notre confrère l’historien Louis Madelin, la nation s’est retrouvée et s’est sauvée elle-même en collaborant à la grande œuvre de redressement. Ceux qui désespèrent de la France, c’est qu’ils ne la connaissent pas.
Je me souviens que pendant la guerre, à Normée qui est un petit pays aux environs de Fère-Champenoise et qui avait été détruit par les obus allemands, je vis descendre de sa carriole un vieux paysan. Il gravit les trois marches intactes qui conduisaient à son seuil. Mais ce seuil donnait sur le vide. De l’intérieur rien ne restait, ou à peu près rien : le toit s’était effondré sur l’étage et l’étage sur le rez-de-chaussée. Je supposai mon homme accablé par ces constatations et je m’approchai pour lui adresser une parole de sympathie et de pitié. Il regardait, il mesurait sans doute son désastre. À ma voix il se retourna et me dit avec le plus grand calme :
— Les murs sont bons.
Je croyais qu’il approfondissait sa misère, il calculait le temps et le coût de la reconstruction.
Ainsi, Monsieur, dans vos plus dures polémiques, pas plus que le petit soldat en sentinelle dans la bataille, pas plus que le paysan devant sa maison en ruines, vous n’avez douté de la France. Non, tout n’est pas tranquille autour de nous, mais le cœur est intact et bat régulièrement. Cette France en qui vous nous avez montré, dans un portrait plus beau encore, que celui de Louis XIV, l’union du charme et de la force, la force venue de l’autorité paternelle des rois, des chefs de guerre et de ces chefs de paix que sont les chefs de famille, la tendresse venue de la Vierge qui inspira le respect de la femme et la chevalerie, venue aussi des saintes de son sol, une Bernadette de Lourdes, une Thérèse de Lisieux et surtout cette Jeanne d’Arc pour qui le cardinal Villeneuve, archevêque de Québec, quittait le Canada et franchissait l’Océan afin de bénir, hier, comme Légat du pape, sa maison natale à Domremy, cette France, notre France, a été construite avec la chair et le sang, avec le cœur et l’esprit de nos pères pour durer. Avec les nôtres elle durera...