Réponse de M. Octave Gréard
au discours de M. Anatole France
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 24 décembre 1896
PARIS PALAIS DE L'INSTITUT
Monsieur,
Alexandre Dumas me disait un jour avec sa verve de belle humeur : « Notre règlement a été mal conçu. Au lieu des visites individuelles que la coutume impose, je voudrais que les candidats fussent tenus de venir en séance, dans notre petite salle, un mois avant l’élection, nous parler d’eux-mêmes... Jadis mon père aurait fait merveille dans cette épreuve. » Je ne sais de notre temps personne qui l’eût soutenue avec plus d’aisance que vous, Monsieur, et plus de bonheur.
Vous excellez à vous raconter. Vous vous reprochez même de céder trop facilement au plaisir de le faire. Ce n’est pas nous qui nous en plaindrons. Ils sont si clairs, si frais les souvenirs du Livre de mon ami, un autre vous-même, s’il en fut ! Ceux qui aiment Paris ne se lasseront jamais de vous entendre répéter : « Je suis Parisien de toute mon âme et de toute ma chair ; de Paris je connais tous les pavés, j’adore toutes les pierres. » Mais dans la grande ville dont Charles-Quint disait déjà que c’était un monde, il y a Paris et Paris. On n’est pas à la fois d’Auteuil et de Montrouge. Pour Béranger exista-t-il jamais d’autre quartier que le quartier de Passy, pour Mme de Staël, d’autre rue que la rue du Bac ? Dans la cité, dans la patrie commune, nous avons tous notre petite patrie. La vôtre, Monsieur, ce sont les quais graves et laborieux qui commencent au Pont-Neuf et finissent au pont Royal. Vous avez souvent rappelé qu’à l’âge où vous appreniez à lire, vous aimiez à feuilleter une vieille Bible illustrée de la fin du XVIe siècle, où l’artiste, un Hollandais, représentait le paradis terrestre sous l’aspect d’une ferme des environs d’Amsterdam, — avec des bœufs roux, des moutons blancs et un beau cheval brabançon, prêt à partir pour la ville. Si l’on vous avait demandé alors où était pour vous le paradis terrestre, vous l’auriez assurément placé quai Voltaire. Au premier plan, les parapets garnis de boîtes de bouquinistes ; au fond le noble et gracieux profil du Louvre des Valois ; entre les deux berges, gardées par ses peupliers frémissant à tous les souffles, la Seine, revêtue le matin d’une brume fine, le soir, aux rayons du soleil couchant, roulant comme un torrent d’argent liquide ; — à l’horizon, d’un côté, les ombrages du Luxembourg où vous preniez d’ordinaire vos ébats, dans la pépinière ; de l’autre, les hauteurs de Chaillot, où, les jours de grande promenade, vous alliez cueillir des gerbes de boutons d’or et de bouillons-blancs sur les pentes sauvages du Trocadéro.
Vous devez peu de chose au collège dont vous avez suivi les cours. Vous étiez de ces élèves, tourment et joie du maître, qui flânent autour des devoirs, se dérobent à l’explication commune, et, suivant la fantaisie à laquelle elle a donné l’éveil, se font à eux-mêmes en dedans la leçon qui leur plaît. Pour retenir votre intelligence à la fois musarde et vagabonde, pour répondre aux instincts de votre goût qui se montra de bonne heure très exigeant, il aurait fallu que, dans la classe, tout, hommes et choses, se trouvât en harmonie avec les textes qu’on étudiait. Une page de l’Iliade, interprétée par un professeur qui avec l’esthétique grecque n’avait de commun que la laideur de Thersite, perdait à vos yeux tout son attrait. Contre ces trahisons du collège, vous aviez le refuge et l’école du foyer. Votre père, un Vendéen du Bocage, homme de discipline et de foi monarchique, homme de goût aussi, qui faisait des vers suivant une métrique toute personnelle, mais de vrais vers de poète, gracieux et profonds, et qui ne s’est jamais consolé que
D’Homère le soleil n’eût pas brillé pour lui,
avait introduit dans sa boutique de librairie les habitudes de l’érudit et de l’artiste. Collectionneur infatigable, il s’était particulièrement adonné à la recherche des documents intéressant la Révolution française ; et, le soir, quelques amis de choix qui s’occupaient d’histoire et de politique venaient, autour de la table de famille, discuter le pamphlet retrouvé, dans un esprit qui n’était pas tout à fait celui dont s’inspirent nos chercheurs d’aujourd’hui : les hommes de la Révolution passaient là le plus souvent de mauvais quarts d’heure. Aux amateurs de ces sérieuses controverses se joignaient des admirateurs passionnés de la beauté antique. Vous étiez au milieu d’eux, ne comprenant pas tout, mais écoutant tout, et vous laissant ravir avec ivresse dans ces mondes inconnus. Un jour, l’entretien avait porté sur Phidias. Le lendemain et plusieurs matinées de suite, je le crois bien, vous manquiez Stanislas pour aller au Louvre passer le temps de la classe devant une métope du Parthénon. Vous avez foi dans l’école buissonnière, Monsieur. Et moi aussi, quand, à votre exemple, on la fait avec les livres ou devant les chefs-d’œuvre. Vous aviez d’ailleurs la plus sûre des tutelles pour vous préserver des écarts, celle de votre mère, une de ces mères qu’on trouve toujours au berceau des hommes tels que vous. « Je ne savais pas lire, avez-vous dit, je portais des culottes fendues, je pleurais quand ma bonne me mouchait, et déjà j’étais dévoré par l’amour de la gloire ; je nourrissais le désir de m’illustrer sans retard et de durer dans la mémoire des hommes. » Votre mère avait comme vous toutes les ambitions pour vous. Je suis sûr que tout à l’heure, en passant sur le quai pour venir prendre séance, vous avez revu son image si tendre sous son grave bonnet de béguine de Bruges et salué pieusement son souvenir.
Que produisit une éducation tout à fois si indépendante et si nourrie ? D’abord un fond de savoir tellement étendu et ferme qu’il aurait suffi, semble-t-il, pour vous porter très haut. J’ai souvent entendu dire, on a même écrit sans étonner personne, que vous étiez un élève de l’École des Chartes. À la vérité, vous n’avez jamais passé par la discipline des maîtres de l’érudition française, les Quicherat, les Paris, les Delisle, les Meyer. Mais vous avez été chartiste par quelques-uns de vos plus intimes amis de jeunesse, vous l’étiez par toutes vos inclinations héréditaires. À dix ans, vous trouviez plus beau de faire un catalogue que de gagner des batailles ; et ce n’est pas vous à qui on en eût fait accroire sur l’authenticité des petites fleurettes d’or que les relieurs du XVIIIe siècle appliquaient au dos des volumes entre chaque nervure. Vous aimez les collections, les estampes, les livres, comme le paysan aime la terre, d’instinct, inséparablement. Quand, dans le Livre de mon ami, vous faites de votre père un médecin, c’est pour le plaisir de dérouter le lecteur, non certes par dédain de métier. Vos plus jolis contes ont pour fond de tableau un intérieur de librairie. Les bouquinistes sont vos amis. Que dis-je ? vos maîtres. Vous proclamez qu’ils ont plus fait pour votre éducation que l’Université tout entière, et nous n’en sommes point jaloux. Votre talent est assez grand pour que nous y trouvions notre part de récompense. Comment n’être pas touché d’ailleurs de votre fidélité à ces vieux et naïfs philosophes des quais, qui, les premiers, vous ont appris à picorer, comme les oiseaux du ciel, dans leurs boîtes, parmi les poudreux étalages, les éditions fanées, les in-quarto reliés en veau avec tranches rouges ? Naguère vous rendiez un hommage attendri au dernier de ceux qui ont contribué à vous élever. Peu s’en faut qu’avec notre ancien et aimable confrère, Xavier Marmier, vous ne vous flattiez de les retrouver dans l’autre monde.
C’est dans ce commerce assidu des livres que vous avez puisé le goût de l’érudition. En toute chose, il faut que vous remontiez aux sources, que vous touchiez la date sûre, le détail vérifié, le document incontestable. Et ce qui vous est une fois entré dans l’esprit y reste, gravé par sa précision. La richesse de votre lecture, qui est considérable, n’a d’égale que la sûreté de votre mémoire, qui vous rend les choses au premier appel et à point. Vous annonciez les goûts d’un bénédictin et toute sorte d’aptitudes à devenir historien. Durant les veillées de famille, dans l’intervalle des doctes entretiens auxquels vous prêtiez une oreille si attentive, vous compulsiez avec un camarade de votre âge le Dictionnaire de Moreri, et vous aviez l’idée de le refaire.
Mais, si les recherches de l’érudit semblaient sourire à votre activité et si elles devaient toujours rester une de vos supériorités en même temps que votre plaisir, vous étiez né créateur, artiste, poète. Quand votre mère vous lisait une page de la Vie des Saints, l’anachorète vous apparaissait sur le seuil de sa cellule, le visage émacié, la tête couronnée d’un nimbe, les yeux tendus vers le ciel. Le soir, dans votre chambrette, alors que, la lumière éteinte, les rideaux tirés, on vous croyait endormi, vous assistiez au petit lever d’un monde imaginaire qui vous donnait toute sorte de fêtes. Vous professez nettement le fétichisme des soldats de plomb et des arches de Noé. Vous croyez à l’âme des joujoux, et vous avez rêvé d’écrire leur symbolique, comme Creutzer et Guigniaut ont fait celle des dieux de la Grèce. Les images de vos livres de classe étaient votre consolation. Vous n’avez jamais pardonné à votre professeur de quatrième d’avoir déchiré, parce que vous la regardiez, la gravure qui ornait votre édition du Jardin des Racines grecques. Un jour, au collège, au repas de midi, par une vilaine matinée de novembre, la chère était maigre, la salle embrumée et froide ; vous regardiez sans manger votre assiette mal essuyée. Heureusement c’était encore l’usage qu’on fît pendant le repas une lecture à haute voix. Tout à coup, dans le tintement de la vaisselle, vous entendez le nom de Cléopâtre et quelques lambeaux d’une page de Rollin presque entièrement extraite de Plutarque. « La Reine allait paraître devant Antoine dans un âge où les femmes joignent l’éclat de l’esprit à la fleur de la beauté, plus puissante que toutes les parures... Elle entra dans le Cydnus... La poupe de son vaisseau était ruisselante d’or, les voiles de pourpre, les rames d’argent... » Puis l’énumération caressante des flûtes, des parfums, des Néréides et des Amours. « Alors, ajoutez-vous, une vision délicieuse emplit mes yeux ; le sang me battit aux tempes ces grands coups qui annoncent la présence de la gloire ou de la beauté ! Je tombai dans une extase profonde... » Le bon Rollin vous présentant la grande courtisane et vous en faisant rêver ! Ce n’est pas précisément pour cela qu’il avait écrit ses Histoires. Aujourd’hui encore, de chaque feuillet des graves volumes que vous lisez s’envolent des troupes de sylphes qui vous emportent au pays des chimères. Voilà pourquoi vous aimez tant le jour crépusculaire de la légende, les scènes que le soleil de l’histoire n’a pas encore éclaircies. Le spiritisme et l’occultisme n’ont rien qui vous étonne. Les diableries du Chat noir vous ravissent. Tout livre est pour vous une œuvre de sorcellerie, un appareil magique, un instrument d’évocation.
Et ce que vous évoquez ainsi, ce n’est pas seulement l’âme humaine, qui ne connaît pas les différences de temps et de pays, que chacun, plus ou moins, retrouve en soi ou autour de soi ; c’est la nature avec l’infinie variété de ses aspects. Les paysages sobres dans lesquels vous encadrez vos idylles ou vos drames sont de petits chefs-d’œuvre d’exactitude et de vie. On ne refera plus après vous le croquis de certains coins de l’Avranchin, bien que vous ne les ayez aperçus que « dans ces promenades rapides et étonnées qui ressemblent à de beaux songes ». Bien plus, vous décrivez ce que vous n’avez jamais vu. Oh ! sans doute aujourd’hui il n’y a rien là d’extraordinaire. Mais vos descriptions sont d’une justesse à défier la nature, et c’est ce qui tient du prodige. Il y avait une fois une fée, bonne marraine, qui, pour doter un de ses privilégiés, tissa une toile dont le fin réseau tenait dans la coquille d’une noisette et où étaient représentés tous les royaumes de la terre. C’est vous, Monsieur, qui avez hérité de cette toile : elle est cachée au fond de votre cerveau. Dès que la lecture d’un livre ou la conversation d’un voyageur a fait luire devant votre regard l’image d’un pays nouveau, la toile se déroule et développe ses merveilles. Votre discours sur M. de Lesseps était terminé, quand l’idée vous est venue de voir le champ où son génie s’était exercé ; et, cependant, comment douter qu’en écrivant Thaïs vous eussiez sous les yeux « le grand fleuve nourricier roulant à perte de vue ses larges eaux vertes où des voiles glissent comme des ailes d’oiseaux, où, çà et là, au bord, se mire une maison blanche et sur lesquelles flottent au loin des vapeurs légères, tandis que des îles, lourdes de palmes, de fleurs et de fruits, laissent s’échapper de leurs ombres des nuées de canards, d’oies, de flamants et de sarcelles » ? Le pinceau des peintres les plus familiers avec l’Orient a-t-il rencontré, pour en exprimer la grâce endormie, des touches plus justes, des nuances plus fines ? Que de pages non moins étincelantes de vérité sur la Grèce ou la Sicile que votre imagination seule avait visitées ! On félicitait Théophile Gautier de partir en voyage pour l’Espagne. « Oui bien, lui dit Henri Heine avec une malicieuse bonne grâce, mais comment ferez-vous pour en parler, quand vous l’aurez vu ? » Aimable paradoxe et qui nous révèle votre propre secret ! Vous avez rêvé l’Italie. Viterbe vous est apparue « sous sa riante couronne d’oliviers », Pérouse dans « sa ceinture de jardins, où les eaux vives chantent parmi les fruits et les fleurs », Sienne sur la triple assise de ses collines dorées. Sans le don de seconde vue, qui prépare vos divinations ou qui les complète, quelques semaines d’excursion vous auraient-elles suffi, comme on le raconte, pour nous donner de Florence, de sa grâce souveraine, de ses harmonies enchanteresses, de ses nobles mélancolies, « de ce jour fin et léger qui caresse les belles formes, éveille les grands souvenirs et nourrit les fortes pensées », une sensation si exacte et si exquise, qu’il semble, en vous lisant, qu’on respire l’air de cette terre bénie !
C’est cette puissance de pénétration intime, où l’historien est éclairé par le poète, le poète soutenu par l’historien, qui constitue dans tout ce que vous écrivez, critique littéraire, contes et romans, philosophie, l’originalité de votre talent.
Vous êtes venu tard à la critique ; mais elle a occupé quelques-unes des années les plus actives de votre vie, et vous y avez mis votre marque. Il y a quelque trente ans, j’assistais à un entretien entre Villemain et De Sacy. Sainte-Beuve en faisait l’objet. Les Causeries du lundi étaient dans tout leur éclat. Les deux interlocuteurs, aussi vifs l’un que l’autre, ne s’entendaient point, et je voyais le moment où l’impatience allait les gagner tous les deux. Villemain reprochait à Sainte-Beuve sa critique discursive qui voltige sur tout et ne s’attache à rien, où l’on ne peut le saisir lui-même. « Cet homme, finit-il par dire dans un éclat de mauvaise humeur, n’est jamais chez lui. — Eh mais ! répliqua De Sacy avec brusquerie, la critique littéraire n’est-elle pas précisément l’art de s’extérioriser ? » S’extérioriser ! Le mot dut brûler au passage ses lèvres de puriste. Mais sur le moment il avait rendu supérieurement sa pensée, et je n’en connais point qui, par contraste, fasse mieux comprendre votre propre méthode.
Ai-je bien dit méthode ? Pour vous, c’est toute une doctrine psychologique. Vous n’admettez pas que nous sortions jamais, que nous puissions sortir de nous-mêmes. Vous estimez que nous ne voyons les choses qu’en nous et par rapport à nous. Un livre est un miroir où se reflète notre propre image. Ce qui fait que tout livre a autant d’exemplaires qu’il a de lecteurs et que chacun n’y trouve que ce qu’il y met. Et ainsi vous montrez-vous vous-même en toute sincérité. Vous vous refusez jusqu’au titre d’observateur, parce que l’observation suppose un système, et vous vous interdisez d’en avoir aucun. Contemplateur, soit ! Cela n’engage à rien. Pendant des années vous n’avez rien écrit : jamais vous ne fûtes plus heureux. On parle beaucoup aujourd’hui de vie intérieure : personne n’en a poussé plus loin que vous le goût et la pratique. Vous aimez, entre toutes, les âmes silencieuses, ces mines profondes où le diamant se forme dans les ténèbres. Si vous fréquentez peu le théâtre, c’est que le jeu des acteurs vous offusque et vous opprime. Au plaisir passif de la scène vous préférez la joie active de la lecture : le meilleur spectacle est pour vous celui que vous donnez dans un fauteuil, avec un livre. Le livre fermé, votre esprit part en travail sur lui-même ; vous suivez votre pensée, en nous invitant à la suivre, s’il nous plaît. Le bon critique, à votre sens, est celui qui raconte les aventures de son âme au milieu des chefs-d’œuvre. En quoi, d’ailleurs, vous ne croyez pas être autrement que tout le monde, ni faire tort à personne. Ceux qui écrivent ne pensent qu’à eux. Nous qui les lisons, nous ne pensons qu’à nous. Excellente disposition pour s’entendre ou pour s’entretenir à l’aise.
Et quels entretiens que les vôtres ! La variété des sujets en renouvelle sans cesse l’intérêt ; et les profils, esquissés en quelques lignes sûres et fines, dont vous aimez à faire précéder l’étude des personnages qui vous occupent, nous introduisent de prime-saut dans le monde où va se divertir votre pensée. Ajoutez les séductions d’une langue si parfaite qu’il semble qu’elle n’ait à se défier que de sa perfection, — à la fois solide et transparente, simple et fleurie, savante et libre, cachant la force sous la grâce, la griffe sous la caresse, pleine de contrastes dans sa richesse composite, où se fondent les nuances les plus délicates des états de civilisation les plus divers, le génie grec en sa fleur et l’art alexandrin dans ses raffinements, la suavité pénétrante du christianisme des premiers âges et l’âpreté raisonneuse du scepticisme contemporain, — une langue qui rappelle tour à tour et semble refléter le talent des plus ingénieux interprètes de la pensée humaine et qui est vôtre.
Les anciens, vos maîtres, auraient salué en vous un amant de la beauté. C’est le seul culte que vous vous permettiez. Votre confession n’en fait pas mystère. Vous avez demandé votre chemin à tous ceux qui, prêtres, savants, sorciers ou philosophes, prétendent savoir le chemin de l’inconnu. Nul n’a pu vous indiquer exactement la bonne voie. « C’est pourquoi, concluez-vous, la route que je préfère est celle dont les ormeaux s’élèvent plus touffus sous le ciel plus riant. Le sentiment du beau me conduit. Qui donc est sûr d’avoir trouvé un meilleur guide ? » La première pièce des Poèmes dorés, votre œuvre de début, est un hymne à la lumière, à la lumière pure de la Grèce, celle qu’Iphigénie saluait en mourant d’un si touchant regard. Vous êtes un païen de la Renaissance. Votre religion n’a d’ailleurs rien d’étroit ni d’exclusif. Vous ne pensez pas que l’admiration s’appauvrisse en se partageant. Vous êtes prêt à goûter toutes les formes de beauté, et vous ne les considérez pas comme épuisées. Quelle est celle que l’avenir nous réserve ? À Dieu ne plaise que vous ayez l’outrecuidance de le prédire ! Une seule chose est sûre, c’est que celles dont notre temps a paru s’engouer ne vous satisfont point.
L’art du XVIIe siècle croyait à la vertu, celui du XVIIIe à la raison. Au commencement du nôtre, on croyait à la passion. Il semble aujourd’hui qu’on ne croie plus qu’à l’instinct, — l’instinct brutal et bas dont le naturalisme s’est fait l’apôtre. C’est ce qui vous émeut ; et vos haines vigoureuses ne sont pas de celles qui restent en deçà des sévérités justifiées.
Pris à sa source haute, dans son inspiration d’origine, le naturalisme a été la réaction légitime de l’esprit d’observation, appuyé sur la science et la raison, contre les abus du sentiment. Et comment méconnaître la richesse des éléments que ses alluvions fécondes ont introduits dans notre sol littéraire fatigué ? N’êtes-vous pas vous-même un naturaliste ? Vos descriptions, vos analyses, toutes ces merveilleuses peintures du monde physique ou moral, ne procèdent-elles pas des principes de l’école, si par naturalisme il faut entendre, comme l’entendaient Balzac et Flaubert, Sainte-Beuve et Taine, l’intuition directe, l’expression franche des choses de la vie ? Mais ce qui vous offense, ce sont les entraînements de l’esprit de système qui ont suivi les premiers essors d’une rénovation heureuse, ce sont les déviations, encouragées par le succès trop facile, qui ont produit la trivialité de l’observation, l’appauvrissement de l’idée et le triomphe du procédé. Votre sobriété attique n’a jamais pu se faire à ce style encombré, « où chaque phrase ressemble à une tapissière de déménagement », pas plus qu’aux périodes alambiquées des symbolistes à travers lesquelles le plus attentif regard voit bien quelque chose, comme dans la lanterne du fabuliste, mais ne distingue pas très bien. À ces maladies passagères de l’esprit français, quel remède opposer ? De tous les points de l’horizon, à cette heure, on invoque l’idéal ; on monte sur les tours : Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? Il y a bien des années, Monsieur, que le premier vous avez poussé ce cri de détresse et appelé la réaction du bon goût et du bon sens. « On prétend, écriviez-vous, que le roman naturaliste est une littérature fondée sur la science. En réalité, il est renié par la science qui ne connaît que le vrai et par l’art qui ne connaît que le beau. Il traîne en vain de celui-ci à celui-là sa plate difformité. L’un et l’autre le rejettent. Il n’est point utile et il est laid... L’art vaudrait-il ce qu’il coûte, s’il ne servait à semer la vie d’ombres charmantes ? »
Vos contes et vos romans sont pleins de ces ombres charmantes ; et parmi vos œuvres ce n’est pas, j’en suis sûr, la part qui vous sourit le moins. Un ami vous demandait quelle forme d’invention littéraire il y a lieu de recommander aujourd’hui à ceux qui se piquent de tenir une plume : « Le conte, répondîtes-vous, le conte gros comme le doigt. » Le conte est de sa nature vif et rapide : il convient par là même à une société affairée comme la nôtre et qui calcule les heures. En peu de mots il renferme beaucoup de sens et donne à penser plus qu’il ne dit : c’est le mets des délicats et le régal des gens d’esprit. Vous admirez infiniment Balzac et sa puissance : il est pour vous le plus grand historien de la société moderne ; mais que n’a-t-il pratiqué davantage, à la française, la nouvelle élégante et limpide qui se lit d’une haleine et vole à travers les âges, comme Daphnis et Chloé, la Princesse de Clèves, Paul et Virginie ou Manon Lescaut ! Vous avez fait mieux que de tracer les règles du genre, vous en avez donné des modèles. Les titres agréablement trompeurs de vos livres promettent un de ces jolis contes, et il en sort un essaim. L’érudit venant ici plus que partout en aide à l’artiste, il n’est pas, pour ainsi dire, de ville d’Italie, grande ou petite, durant cette période rêveuse et si féconde en légendes qui relie la Renaissance au moyen âge, dont vous n’ayez cherché le secret, point d’âme que vous n’ayez sondée, l’âme des moines surtout, dont la profondeur vous ravit à la fois et vous étonne toujours. Aucun sentiment ne vous est étranger. Nul de notre temps n’a plus délicatement réveillé le parfum des croyances évanouies ; nul peut-être n’a porté dans l’expression de l’enivrement des sens un raffinement de modernité plus hardi. Pénétrante, déliée, singulièrement habile à démêler les plus subtils ressorts des perversités mondaines, votre psychologie ne lit pas avec moins de précision dans la tête d’un vieux savant. Pourrais-je oublier ici le Crime de Sylvestre Bonnard, membre de l’Institut ? L’agréable confrère et le brave homme, malgré ses démêlés avec la justice ! Qu’il est amusant dans sa bienfaisance discrète et ses violences calculées, dans ses innocences et ses roueries, dans son dévouement à la science et son ignorance de la vie ! Qu’il a de cœur en même temps que d’esprit ! Surtout qu’il est bien chez lui quai Voltaire, — votre quai — érudit, bibliophile, bouquiniste de la tète aux pieds !
Cependant sous le couvert de ces fantaisies, votre pensée, toujours maîtresse d’elle-même, ne refuse rien aux franchises qu’elle s’est données. Vous étiez fondé à écrire dans la préface d’un des volumes de la Vie littéraire : « Depuis que j’entretiens des choses de l’esprit un public d’élite, je peux me rendre cette justice : on m’a vu souvent incertain, mais toujours sincère. J’ai été vrai, et par là du moins j’ai gardé le droit de parler aux hommes. Je n’y ai d’ailleurs aucun mérite. Il faut, pour bien mentir, une rhétorique dont je ne connais pas le premier mot. Je ne sais parler que pour exprimer ma pensée. » Aussi ne permettriez-vous pas qu’on n’allât point droit au fond de votre esprit.
L’œuvre de la raison humaine, quelques fins qu’elle poursuive, est pour vous inviolable. Vous n’y souffrez ni limites ni entraves. Que si certaines philosophies ne peuvent entrer dans l’ordre des faits que sous une forme dangereuse pour la société, il faut les châtier, dès qu’elles se traduisent en actes : la vie doit s’appuyer sur une morale simple et précise. Mais les droits de la pensée n’en demeurent pas moins intangibles. La pensée porte en elle-même sa légitimité. Ne disons jamais qu’elle est immorale. Elle plane au-dessus de toutes les morales. L’homme ne serait pas l’homme, s’il ne pensait librement.
Cette indépendance sans réserve que vous revendiquez pour tous, vous la pratiquez pour vous. À vingt ans, vous vous plaigniez naïvement de n’avoir pas trouvé une explication du monde, en une matinée, sous les platanes du Luxembourg. Et la joie vous transporte, quand, quelques années après, à la lumière des idées de Darwin, vous croyez avoir surpris le plan divin. Ce n’était qu’une étape vers la religion d’Épicure, où votre esprit a trouvé l’apaisement, sinon le repos. Le monde n’est qu’un assemblage de phénomènes, la vie un perpétuel écoulement. Mesurée, discrète, sans aucun sacrifice de sincérité, mais toujours élevée dans l’expression, partout où vous la prenez directement à votre compte, l’apologie de la doctrine, lorsque vous la confiez à l’abbé Jérôme Coignard, se donne carrière sans ménagement ni scrupule. Quel tableau, quelle suite de scènes dignes du poinçon de Callot que la comédie à cent actes divers de la Rôtisserie de la Reine Pédauque et des Opinions de Jérôme Coignard ! Quel artiste en ironie que le doux maître qui la remplit de ses beuveries et de ses entretiens ? Vit-on jamais porter dans l’audace de la destruction autant de gentillesse et accumuler plus gaiement les ruines ? Constitutions divines et humaines, religions et législations, principes et préjugés sociaux, faits, idées, sentiments et rêves, arts et sciences, courage, vertu, génie, justice, Jérôme Coignard discute tout, ébranle tout, précipite tout dans l’abîme des contingences. Il méprise les hommes avec tendresse, mais comme il les méprise ! Se donner à quelqu’un, chimère ! Mourir pour une idée, sottise ! Il n’y a de vrai que de prendre le monde en ironie et en pitié. C’est ainsi que — du haut de son échelle, dans la boutique de Blaisot le libraire ou sous le porche du Petit Bacchus, —l’œil souriant, la face épanouie, la joue émerillonnée, le doux maître, avec une inconscience délibérée, mène la fête de l’universel néant !
On vous a parfois rattaché à la lignée de Montaigne. L’ami de la Boétie a l’ironie douce et point d’amertume ; bien que né dans des temps cruels, il jouissait de la vie, qui ne vous plaît qu’à moitié. Où je vous vois plutôt, c’est dans les salons du XVIIIe siècle, le siècle de vos préférences, « le plus hardi, le plus aimable, le grand », à la table de Mme du Deffand ou de Mme Geoffrin, en correspondance avec les beaux esprits et les philosophes, excitant Diderot et sa verve folle, provoquant l’humeur de Rousseau, faisant la cour à Voltaire, ne le cédant en licence à personne, fouillant intrépidement le ciel et les enfers. Et pourtant cette société-là n’est peut-être pas encore celle qui répond le mieux au charme troublé de votre esprit. Les encyclopédistes avaient foi dans l’homme, dans le progrès indéfini de la science et de la raison. La science a perdu pour vous la sérénité de ses espérances. Vous êtes un encyclopédiste désenchanté. Si donc je devais déterminer le lieu de votre esprit, comme le conseillait Sainte-Beuve pour se donner de la perspective, c’est plus loin dans l’espace et le temps que je le chercherais, vers le pays et dans le siècle où vous avez vous-même trouvé le sujet des poétiques créations de votre pensée naissante, les Noces corinthiennes et Leuconoé, — dans cette Égypte qui a vu naître Thaïs et Paphnuce, à Alexandrie, la ville des derniers philosophes de l’antiquité et des premiers grands moines chrétiens, des Ennéades et des hagiographies, des subtilités et des extases, des courtisanes et des martyrs, — le théâtre d’observation le plus riche que pût souhaiter, semble-t-il, le philosophe, ouvert à tout et revenu de tout, du Jardin d’Épicure.
Mais pourquoi se mettre en quête d’une patrie imaginaire, alors que tant de liens d’intelligence et de piété filiale vous attachent à la vôtre ? Vous êtes Français, Monsieur, comme vous êtes Parisien, par toutes les racines de votre talent, par toutes les fibres de votre cœur. De la France, vous aimez le sol, nourricier d’une race vaillante et fine, la langue légère, rapide et gaie, sortie de l’âme populaire, comme le chant de l’alouette, du sillon ; les vieilles légendes, batailleuses ou fleuries, auxquelles s’exerçaient les premiers efforts de notre génie, les grandes traditions de culture classique qu’il a reçues de l’antiquité en héritage et qui ont fixé sa destinée. Ce patriotisme vous est sacré entre tous. Rencontrez-vous dans un écrivain l’esprit d’ordre et de mesure, l’art de s’arrêter à point et de ne pas trop achever, la façon honnête et la grâce facile, la justesse des vues et la délicatesse des sentiments, le talent d’analyse et la science du cœur humain, la clarté par-dessus tout, la clarté et encore la clarté : il est de chez nous, celui-là, vous écriez-vous avec un tressaillement d’allégresse, c’est un pays ! Ce qui veut dire : il a été nourri du miel de l’Hymette, il a sucé le lait de la louve romaine, il a dans les veines le sang de Racine et de Voltaire, il a le goût, don suprême, signe infaillible de droiture et de probité en même temps que d’élégance et de grâce, vertu entre toutes de l’esprit français et qui en est comme le sceau. Mais si cette grandeur littéraire est à vos yeux l’expression la plus haute de notre grandeur nationale, c’est parce qu’elle en traduit l’âme. Défaillances et relèvements, gloires et misères, tristesses du passé ou du présent, espoirs de l’avenir. Tout s’y reflète, tout s’y fond. Ce n’est pas seulement la Jeanne de Vaucouleurs « pétrie de poésie comme le lys de rosée », dont nous entretient le plus persistant de vos rêves, c’est la Jeanne d’Orléans et de Reims, Jeanne la libératrice. Elle personnifie dans votre pensée le plus saint idéal du patriotisme. Vous que le théâtre met en défiance, presque en tristesse, vous avez formé le dessein de tirer de sa vie une pièce nationale, — non point un drame, — une chronique dialoguée et accompagnée de musique, — non point une œuvre d’art, — mieux que cela, une œuvre de foi : quel dommage que vous n’ayez pas associé Gounod à ce projet ! Aussi loin que portent vos visions lointaines, la patrie vous apparaît, artisans, laboureurs, moines, théologiens, chevaliers, soldats, peuple et souverains, tous ceux qui ont travaillé à la faire, tous ceux qui lui ont apporté leur part d’intelligence, de sueur ou de sang ; et les rassemblant dans une commune reconnaissance : « O mes pères, dites-vous, soyez bénis ! Soyez bénis dans vos œuvres qui ont préparé les nôtres ; soyez bénis dans vos souffrances qui n’ont pas été stériles ; soyez bénis jusque dans les erreurs de votre courage et de votre simplicité !... Et puissions-nous mériter la même louange ! Puisse-t-on nous rendre un jour ce témoignage que nos enfants sont meilleurs que nous ! »
Ah ! le noble élan, Monsieur ! Et que nous voilà loin des songeries malsaines et des dilettantismes dissolvants ! Qu’il est bon de se sentir, sous ces grands souffles, le cœur épanoui et haut ! Les débauches prolongées, les ivresses du pur intellectualisme, comme on dit aujourd’hui, ne laissent trop souvent après elles qu’angoisse et détresse. Les individus y perdent le sens et le goût de l’existence ; les peuples en meurent. Votre diagnostic moral si fin n’a pas besoin d’être averti. Ce n’est qu’aux jours de plein soleil et de bonheur ou d’oubli que l’ironie peut paraître le dernier mot de la sagesse humaine. Vous avez passé « par la tristesse noire de ceux qui ont lu trop de livres et fait trop de rêves, cette profonde tristesse épicurienne auprès de laquelle l’affliction du croyant semble presque de la joie ». Un jour que vous aviez dépeint la mêlée confuse où se débat la conscience contemporaine entre le mysticisme et la science, la négation violente et le scepticisme qui se joue, vous le disiez avec une grave émotion : « Écrire, quelle chose terrible, quand on y pense ! » Né pour agir, l’homme cherche autour de lui, dans sa vie imaginaire du roman et de la pensée, comme dans la vie réelle, des mobiles et des règles d’action ; — l’action, la grande moralisatrice, la grande bienfaitrice des sociétés humaines, le ferment généreux de ce patriotisme dans lequel tout à l’heure vous jetiez éloquemment toute votre âme !
C’est cette foi dans l’action et cet ardent patriotisme qui ont inspiré l’œuvre de M. de Lesseps et qui garderont sa mémoire.
Il appartenait, vous l’avez rappelé, à une famille de dévoués serviteurs de l’État. Il était de la race des vaillants.
En 1788, à la fin de l’hiver, un soir, un jeune Français se faisait annoncer à l’ambassade de Saint-Pétersbourg comme un courrier extraordinaire arrivant du fond de l’Asie. Embarqué sur l’Astrolabe pour faire le tour du monde et débarqué sur la côte du Kamtschatka par La Pérouse, avec mission de porter des dépêches au roi, il était demeuré trois mois sous les neiges ; pendant trois autres mois, il avait erré sur les bords du golfe, en quête d’un bâtiment qui assurât son retour. Contraint de s’engager à travers la Sibérie, il n’avait pas mis moins d’un an à la parcourir. Escorte, chevaux, argent, tout lui faisait défaut, et il s’était tout procuré sur la route, étape par étape, au jour le jour. À peine arrivé à Saint-Pétersbourg, il était reparti pour la France ; et, quelques semaines après, il remettait à Louis XVI, à Versailles, en costume de Kamtschalcade, les lettres de La Pérouse, les dernières qu’on dût recevoir de l’infortuné navigateur !
Ce jeune voyageur, « le premier qui eût traversé directement de l’est à l’ouest toute l’Asie et toute l’Europe », était un oncle de M. de Lesseps, et je ne puis relire cette page des Mémoires du comte de Ségur, sans le voir lui-même tel qu’il devait être à vingt-cinq ans. J’imagine qu’elle dut lui revenir plus d’une fois à l’esprit au cours de sa carrière aventureuse.
Rien de plus allègre, de plus jeune, de plus français, que son journal des opérations de l’isthme de Suez, que la correspondance où il rend compte à ses amis de ses démarches, des obstacles qu’il rencontre, des succès qu’il obtient. Bien que, comme il s’en vantait plaisamment, il eût, en sa vie, prononcé presque autant de discours que Thiers ou Guizot et rédigé plus de mémoires que les trois Dupin ensemble, il ne se piquait d’être ni un orateur, ni un écrivain. Mais si ses lettres d’Égypte, dont vous avez cité un charmant passage, sont un jour publiées, comme je l’espère, à la patriotique élévation de la pensée non moins qu’à la solide probité de la langue, l’Académie reconnaîtra un des siens ; et il était supérieurement doué de cette éloquence familière, primesautière, sans règles, de cette éloquence des choses qui, selon le mot de Pascal, se moque de l’éloquence. L’histoire le représentera en action, — dans le cabinet des souverains ou des hommes d’État, traitant avec eux d’égal à égal, excité par les résistances, et inspiré par les difficultés, préparant de longue main ses coups d’audace et sachant attendre son heure ; — dans les sables du désert, à cheval dès le lever du soleil, insensible aux ardeurs d’un climat meurtrier, indifférent aux privations, portant dans l’endurance une énergie indomptable, dans le courage une gaieté chevaleresque : — partout, patient à la fois et résolu, souple et tenace, non moins habile à se faire obéir qu’à se faire aimer, aussi à l’aise dans le monde oriental que s’il y fût né, et capable, comme le rêvait Renan, de s’y tailler un royaume, mais les yeux et le cœur toujours exclusivement tendus vers son pays.
Souvent, au sortir de l’Académie, nous suivions pendant quelque temps le même chemin : j’aimais à l’entretenir des découvertes du XVIe siècle et des chroniques qui en ont conservé le souvenir ; nous avons plus d’une fois refait ensemble les voyages de Pizarre et de Cortez. Il ne cherchait point à en enfler la gloire par un retour sur lui-même. Pour réussir dans ces entreprises, il suffisait, à l’entendre, d’aimer sa patrie. Il est si doux, disait-il, quand on travaille pour la France, loin de la France, d’entendre répéter autour de soi : C’est un Français.
Ce nom si longtemps attaché au sien avec une auréole de gloire n’y est plus entouré aujourd’hui que d’un voile de deuil. Vous avez entendu, Monsieur, les gémissements de ceux qu’une épouvantable catastrophe a précipités dans la ruine. Laissez-moi ne pas fermer l’oreille au murmure d’une espérance que l’avenir ne nous interdit pas. Oui, les travaux interrompus seront recommencés et achevés. Par qui et pour qui ? Les intérêts, les passions de la politique peut-être, en décideront... Mais le jour où les premiers pavillons franchiront les espaces qui séparent les deux Océans, — oubliant les défaillances de l’âge et de la fortune, les malheurs et les fautes, le monde entier se souviendra que l’homme qui avait repris, pour l’accomplir au profit du monde, la pensée de Leibniz et de Goethe était celui qu’une popularité universelle avait surnommé le Grand Français.