ACADÉMIE FRANÇAISE
SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
du jeudi 15 décembre 1938
RAPPORT SUR LES CONCOURS LITTÉRAIRES
DE
M. GEORGES GOYAU
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL
Messieurs,
Vous possédiez en M. René Doumic un Secrétaire perpétuel que tout son passé de professeur et d’écrivain prédestinait à cette tâche délicate. Dans sa chaire de rhétorique, M. Doumic, lors même que ses élèves avaient nom Rostand ou Louis Gillet, leur avait rendu cet insigne service, de leur faire la critique de leurs défauts. Historien de la littérature, il se délectait de cette autre forme de critique que Chateaubriand appelait la critique des beautés. Directeur de la Revue des Deux Mondes, il lui advenait de dire à certains auteurs, trop aisément satisfaits de leurs manuscrits : « Ce que vous prenez pour des beautés, ce sont des défauts. »
Vous aviez été bien inspirés en confiant à un juge aussi sûr, aussi perspicace, la mission d’être, chaque année, l’interprète de vos jugements. Un mélange d’ironie discrète, et de foi profonde et hautement affirmée, faisait la saveur de ses rapports : son ironie égratignait tout ce qui lui paraissait insincère, flagellait tout ce qu’il jugeait outrancier ; son inflexible attachement à nos destinées nationales exigeait de nos écrivains qu’ils ne fussent pas seulement la parure du pays, mais qu’ils se fissent aussi les chevaliers de l’idée française.
Me voici, Messieurs, investi par votre confiance d’une tâche dont M. René Doumic s’acquittait avec une rare maîtrise ; et si les traditions qu’il a laissées, si les précédents qu’il a créés, si les exemples qu’il a donnés, me promettent lumière et impulsion, ces traditions, ces précédents, ces exemples, avivent en moi le sens de mes responsabilités. Que votre confraternelle bienveillance veuille bien m’en alléger le fardeau.
Notre concours d’éloquence a dû être prorogé ; nous avons dû constater, non sans regrets, que les manuscrits qui nous ont été adressés sur Gustave Flaubert ne pouvaient pas obtenir le prix. Mais, après l’aveu de cette déficience, je n’ai, Messieurs, que l’embarras du choix, pour commenter, à l’occasion des autres concours, vos gestes de générosité. Vous rappelez-vous comment, chaque année, M. Doumic devait s’excuser de ne pouvoir, en trois quarts d’heure d’horloge, citer et féliciter tous les lauréats ? Il s’essayait à les convaincre, y réussissait-il toujours ? que leur bonne fortune académique n’avait aucun besoin de ses commentaires pour garder toute sa portée. Hélas ! Dans un très joli livre que nous avons couronné : Fragments et Miettes psychologiques, M. de Mougins-Roquefort, le distingué secrétaire perpétuel de l’Académie d’Aix-en-Provence, nous confie que « le silence gardé sur son œuvre est pour l’amour-propre d’un auteur la pire des mortifications ». N’en déplaise à mon confrère de Provence, je demande aujourd’hui à tous ceux dont je ne pourrai parler, de ne pas se sentir mortifiés par mon silence.
Au demeurant, qu’ils se consolent, en songeant à la déception de ces nombreux candidats qui, fort modestes en leurs aspirations, souhaitaient de vous, Messieurs, un prix de cinq cents francs. Notre Compagnie, bien que les mots dévaluer et dévaluation ne figurent pas encore dans le dictionnaire, a dû tenir compte de ce fait monétaire ; elle a décidé qu’aucun de ses lauréats littéraires ne recevrait une somme inférieure à mille francs. Tout en même temps, vous éleviez de dix mille à vingt mille francs votre grand prix de littérature, de cinq mille à dix mille francs votre prix du roman, de neuf mille à dix-huit mille francs votre grand prix Gobert : il vous déplaisait que vos récompenses, par leur excessive maigreur, eussent un aspect d’archaïsme. Et plus vous augmentiez le montant de vos prix, plus vous deviez en diminuer le nombre. D’autant que parmi vous des voix s’élevaient pour demander qu’en dehors de vos concours quelques prix particulièrement flatteurs vinssent sanctionner l’éclat de certaines œuvres et leur originale valeur ; et ces libéralités exceptionnelles achevaient de grever votre budget.
M. Tristan Derême, lauréat de votre grand prix de littérature, fut, à l’aurore de sa vie, un fonctionnaire ponctuel, en un bureau fiscal du Midi. Et déjà peut-être amusait-il ses heures d’ennui en disant en un distique, de l’Administration, ce qu’Hugo avait dit de la Création :
L’Administration est une grande roue
Qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu’un.
Mais un jour vint où il se fatigua d’être l’une des pièces de cette roue ; il redouta, peut-être, que des consignes trop impérieuses ne lui imposassent des fouilles trop indiscrètes dans les poches des contribuables, ou dans leurs coffres-forts. Tristan Derême, à l’âge où généralement on rêve d’avancement, écrivait sa lettre de démission. Né poète, pourquoi ne serait-il pas devenu poète, de son métier ? Poète il demeure, même lorsqu’il a mis sa muse en congé : de sinueux alexandrins, de nonchalants hémistiches, constellent sa prose. Poète il demeure, par l’attrait qu’il trouve à voir sa poésie « monter de la vie coutumière et des objets familiers » ; poète, par ce goût de la féerie, qui lui fait trouver quelque repos et consolation en un monde différent du nôtre. « La poésie est en nos cœurs comme une source. Il faut chanter comme on respire », disait-il, cette année même, en son poème des Griffons ; et dans son Violon des Muses, il proclamait naguère que « les poèmes sont l’un des trésors les plus délicats et les plus émouvants qui sachent enchanter la race des hommes ».
User de l’ironie sans jamais en abuser, et n’en user que pour tempérer les rigueurs du bon sens, sans cependant leur imposer silence : c’est l’une des originalités de M. Tristan Derême. Il cache, sous les allures d’un fantaisiste, un traditionaliste exact, exigeant, qui dogmatise sur la rime, et sur la contre-assonance, et qui impose une discipline aux Muses pour qu’elles jouent bien de leur violon, et qui, refusant de se complaire aux vers qui ne veulent rien dire, proclame que « la musique des vers, loin de se montrer souveraine, ne doit jamais être qu’une belle esclave ». Il dissimule, sous une apparence de scepticisme, son hostilité foncière contre certains esprits modernes « pour qui contrôle, raison, sagesse, seraient vieille monnaie, et qui n’aurait plus cours ». Et lorsqu’il voit Paul de Kock, en 1821, rire de certaines gens qui passent leur vie sans attraper le but qu’ils espèrent atteindre, et ranger, parmi ces gens, les aéronautes qui veulent essayer de voltiger comme les oiseaux, et les mécaniciens qui prétendent faire rouler une voiture sans chevaux, M. Tristan Derême ne peut se défendre de penser, à part lui, que l’univers était plus tranquille, plus poétique aussi, au temps où ces aéronautes et ces mécaniciens n’avaient encore connu que des insuccès. « Peut-être notre époque, murmure-t-il, sera-t-elle plus tard nommée le siècle de la rapidité. Mieux vaudrait un siècle heureux et paisible, qui laissât de beaux monuments où pussent rêver les hommes des temps futurs. » En donnant à M. Tristan Derême, à ce poète que la Pléiade aurait aimé, que la Pléiade aurait enrôlé, le grand prix de littérature, l’Académie remercie, pour les beaux rêves qu’il nous ménage, ce délicat humaniste, pour qui l’art des poètes consiste à « nous rendre sensibles, à nous rendre émouvantes, les vérités que nous portions en nous-mêmes. »
Guillaume Colletet, l’un des tout premiers membres de votre Compagnie, soupirait douloureusement :
Je n’ai pour ma boisson que les eaux du Parnasse
Et pour tout vêtement que des feuillages verts.
C’est en pleine connaissance de cause que M. Tristan Derême, qui savait ce distique par cœur, sut préférer, à son fauteuil de fonctionnaire fiscal, les promenades sur le Parnasse. Au demeurant, depuis le jour où David habilla de feuillage vert les membres de l’Institut, c’est là un vêtement plus estimé, et plus prometteur, qu’il ne l’était au temps de Guillaume Colletet.
C’est une chose curieuse, Messieurs, que votre prix du roman, tout comme votre grand prix de littérature, distingue un écrivain dont la vocation littéraire fut relativement tardive. En sa gentilhommière normande, M. Jean de La Varende passa de longues années à étudier, en érudit et en artiste, la navigation à travers les siècles. Mais ceux qui ne voyaient en lui qu’un collectionneur et un amateur le connaissaient mal, très mal. Ce terrien tendait l’oreille à toutes les rumeurs de son mystérieux pays d’Ouche : il en recueillait les légendes, il en auscultait les âmes, et souvent, de préférence, les plus frustes d’entre elles. L’heure, un jour, lui parut avoir sonné, pour livrer au public quelques portraits et récits du terroir. La verdeur de sève, la puissance de vie, la richesse de couleurs, qu’ils révélaient, induisirent éditeurs rouennais et éditeurs parisiens à se disputer ses écrits. Il triomphe clans les fresques largement brossées, subtilement retouchées, qui nous racontent, dans un cadre romanesque peuplé de traits authentiques, l’histoire sociale d’un pays. Le marquis de La Bare et son fils aîné Manfred, héros du livre le Centaure de Dieu, incarnent le pays d’Ouche. En eux, une série de siècles se prolonge, tout un passé qui ne veut pas, qui ne peut pas mourir. Et ce déterminisme historique, qui scelle l’inflexible originalité de ces personnages, les protège contre la banalité mondaine, contre un certain conformisme superficiel. Les traditions ataviques, qui du seigneur faisaient un serviteur, se perpétuent dans la demi-souveraineté qu’exerce autour de lui le marquis de La Bare, et dans son rôle social. Et voici qu’un jour, jour tragique, il sent que sa race va s’éteindre. Son fils aîné est tué ; son fils cadet, dont les timidités enfantines n’avaient capitulé que pour les jeux de l’équitation, jeux auxquels l’encourageait la voix du sang, veut se faire prêtre. Oui, prêtre, il ne fera pas souche d’autres La Bare. Adieu le château de La Bare ; adieu le château de Tinchebray, où son oncle, Nez de Cuir, un autre héros que M. de La Varende a rendu célèbre, l’avait fait son héritier. L’instinct féodal des La Bare, cependant, agit toujours en lui : ce petit clerc, en 1870, sauve des menaces allemandes les premiers francs-tireurs, en une admirable équipée. Centaure il était, Centaure il reste, mais il deviendra le Centaure de Dieu. Dans ce long passé qui aboutit à lui, et qui après lui n’aura plus de lendemain, il aperçoit beaucoup de péchés à expier, ces péchés pour lesquels saigne affreusement, dans l’oratoire du château, un effrayant Christ espagnol ; son sacerdoce les expiera. Et Gaston de La Bare, par une émigration semblable à celle de l’héroïque Père de Foucauld, prend le chemin de l’Afrique : et là-bas il prie, il fait le bien, il meurt.
Joseph de Maistre et Dupanloup, qui regrettèrent que l’aristocratie ne fournît pas au clergé diocésain un plus grand nombre de recrues, auraient sans doute dit à Gaston de La Bare : « Pourquoi vous expatrier ? Au pays d’Ouche, n’y a-t-il pas des âmes à soigner ? » Mais Gaston de La Bare leur aurait répondu : « Père, famille, château, tant que je vivais à proximité, m’enchaînaient par d’imbrisables liens : pour me laisser jeter où Dieu voudrait par le souffle de Dieu, il me fallait les perdre de vue ; et maintenant, dépaysé que je suis, mon terroir ne me dispute plus à Dieu. »
Les deux prix Gobert sont attribués à des œuvres d’histoire contemporaine, dont l’une concerne le Prêtre français et la société contemporaine, dont l’autre a trait à la Commune de Paris. Il nous a semblé qu’à la faveur même du fossé creusé, par la grande guerre entre hier et aujourd’hui, ces événements pouvaient devenir dès maintenant matière d’histoire. M. l’abbé Brugerette s’est fait le chroniqueur de ce que déjà il ose appeler « une large reconstitution de la cité de Dieu dans notre pays ». Devant nous se déroule, en contraste avec les déchirements qui résultaient des luttes modernistes, un vaste tableau, qui nous montre l’expansion des œuvres sociales catholiques, les progrès de la vie religieuse parmi la jeunesse des écoles, et la collaboration des laïques avec la hiérarchie. M. Léon Bérard, rapporteur, fut frappé par « la vive pénétration et la grande sérénité d’esprit » dont cette œuvre témoigne et par « tout ce qu’il y a d’équité, de modération, de fermeté aussi, dans les jugements qu’elle porte sur les hommes, leurs desseins, leurs idées et leurs désaccords ». Et après avoir constaté que « le zèle de l’auteur pour son Église s’était aisément concilié avec ses habitudes et ses devoirs d’historien », M. Léon Bérard concluait : « Ce livre est une contribution importante à l’histoire des idées morales et de la vie spirituelle dans notre pays. »
Sera-t-il permis, Messieurs, à votre Secrétaire perpétuel de se réjouir que le premier grand prix Gobert qu’il est appelé à proclamer, souligne les enseignements d’une pareille œuvre ? Je songe à ces « cardinaux verts » dont plusieurs furent des vôtres et qui s’inquiétaient, en 1905 et 1906, des résultats possibles de la loi de séparation : pourquoi faut-il que j’en sois le dernier survivant et que ceux dont jadis je partageais les anxiétés ne soient plus là aujourd’hui pour partager avec moi les raisons d’espoir que nous suggère M. l’abbé Brugerette, et que confirme un autre lauréat, M. l’abbé Magnin, gratifié d’un important prix Montyon pour le précieux tableau qu’il a tracé d’un demi-siècle de pensée catholique ?
Le second prix Gobert appartient au livre de M. Marc-André Fabre : le Drame de la Commune, dont les éléments furent fournis par les dossiers des conseils de guerre. Aucune déclamation dans ce livre, aucune turbulence factice. L’historien travaille d’après les documents judiciaires : il leur doit sa richesse d’information ; il leur doit, aussi, ses méthodes d’exposition, scrupuleusement nuancées. Mais M. Fabre est un greffier qui s’anime, qui sent et qui vibre : en présence de certaines horreurs, le calme un peu altier de son regard n’étouffe pas en son âme un mouvement de protestation.
Mme la comtesse Jean de Pange, née de Broglie, obtient le prix Guizot, pour son livre : Auguste-Guillaume Schlegel et Madame de Staël. Livre vraiment révélateur qui, grâce aux archives de Broglie et de Coppet, enrichit la biographie de Mme de Staël et l’histoire du romantisme. L’amoureuse subordination de Schlegel, ce précepteur devenu conseiller littéraire, ses jalousies à l’endroit de Benjamin Constant, ses querelles quotidiennes avec Mme de Staël, l’ignorance prolongée dans laquelle, à Coppet même, on parvient à le maintenir, lorsque celle-ci va devenir mère d’Alphonse Rocca, sont d’inoubliables épisodes de comédie humaine : cette thèse de Sorbonne, construite d’après les plus sévères méthodes historiques, dépasse en intérêt beaucoup de romans.
M. Paul Cazin, dont plusieurs prix académiques ont déjà salué l’original talent, devient titulaire du prix Broquette. Son Humaniste à la guerre, son Décadi ou la pieuse enfance, son Hôtellerie du Bacchus sans tête, nous décrivent, avec une émotion familière qu’assaisonne une malice bienveillante, les aspects les plus pittoresques de cette vie du foyer, humble et probe, où l’avenir éclot, où l’avenir grandit. Il ne lui déplaît pas de se mettre parfois en scène, mais il nous en demande licence, en nous faisant observer que « notre âme française, sociable, accorte, confiante, un peu babillarde, dépêtrée des plâtras du réalisme, dégoûtée du bégaiement symboliste, cherche les moyens de s’épancher ». Et ne lui objectez pas le mot de Pascal : le moi est haïssable. Il aurait vite fait de vous riposter : « Si le moi en littérature déplaisait tant à Pascal, il ne serait point si ravi de trouver dans un ouvrage un homme au lieu d’un auteur. » Mais à certaines heures cet écrivain si personnel, et toujours disposé à intervenir, non pas seulement en spectateur, mais aussi comme acteur, dans les anecdotes qu’il nous conte, se consacre à des besognes de traducteur : à maintes reprises, c’est grâce à M. Paul Cazin que nous avons pu connaître et goûter les œuvres littéraires de la Pologne ; et de cela aussi, l’Académie lui sait gré.
Le prix Paul Hervieu est décerné à M. André Dumas pour ce conte féerique en quatre actes : Ma Sœur Anne, où naguère les familiers de l’Odéon se plurent à applaudir la fidélité du poète aux traditions parnassiennes, la savante souplesse de son vers, et le joyeux entrain de ses rythmes. De ce conte se dégage une vérité trop souvent oubliée ; c’est que les germinations se font dans le mystère :
La bonté veut du temps pour germer dans un cœur.
Patience, patience ! Semons le bon grain, à son heure il pointera. Comment s’étonnerait-on que l’Académie, qui chaque année fait violence à l’humilité des vertus obscures pour les ériger en exemple, ait voulu couronner une œuvre théâtrale qui nous laisse entrevoir leur lente et sûre fécondité ?
Serait-ce par un besoin d’antithèse que nous avons donné le prix Émile Augier à une œuvre qui nous fait assister, inversement, aux ténébreux efforts du mal pour affermir furtivement son règne ? Ce prix est l’un des rares brins de lauriers que nous puissions offrir à un membre de l’Académie : il nous a paru naturel de répercuter sous cette coupole les salves d’applaudissements qui au Théâtre Français accueillirent Asmodée, de M. François Mauriac, et qui, l’un des tout prochains jours, vont ponctuer et fêter la centième représentation. Avec lui, nous sommes aux antipodes de la déification de la passion, ou même du mal, tel que la concevaient, lord Byron et certains romantiques ; et c’est, en réintégrant sur notre scène la notion du mal et la notion du péché, et en ne leur permettant pas de se déguiser derrière les euphémismes fallacieux, que M. François Mauriac a fait une œuvre d’une réelle puissance. Car son Monsieur Couture, messager subtil et néfaste, promène avec lui ta tentation : en toute occasion, il la suggère ; en toutes rencontres il l’insinue ; sans être plus indifférent que Tartuffe à son propre intérêt, il a cependant cette singularité, de se complaire dans une sorte de pur amour du mal, avec une délectation à demi joyeuse, à demi morose ; ses malfaisantes antennes sont sans cesse tendues vers les âmes fragiles qui l’entourent ; il aspire à faire œuvre de ravage, de saccage. Il suffirait d’une telle figure pour enlaidir tout un monde. A l’écart de ce monde, M. Mauriac, nous le savons, aperçoit la cité de Dieu, d’où peuvent surgir les souffles purificateurs, balayeurs de miasmes. Le jour où l’esprit de saint François de Sales prévaudrait définitivement en lui sur l’esprit de Saint-Cyran et où, sans voir le mal plus en beau, il verrait l’homme moins en laid, M. François Mauriac, après avoir été le dramaturge de la tentation, pourrait mettre sous nos yeux, en un autre tableau, l’harmonieuse intervention de la grâce et de la liberté humaine, mystérieusement associées pour la mettre en déroute. Plus encore que par des épisodes miraculeux, le surnaturel peut devenir élément dramatique par son action quotidienne sur nos existences ; et je crois que Bossuet, dont Asmodée aurait peut-être désarmé les sévérités, se réjouirait, dans l’au-delà, de voir M. Mauriac parcourir cette nouvelle étape.
Péché et Rédemption, nous les retrouvons en un conflit aigu, dans l’âme de ce Baudelaire chez qui la négation du divin se déchaînait en blasphèmes, et chez qui l’appel au divin s’exprimait parfois en prières. Le livre que consacre à Baudelaire M. John Charpentier nous offre un vivant portrait de l’auteur des Fleurs du Mal. Déjà trois fois lauréat, le grand lettré qu’est M. John Charpentier, à la faveur de cet ouvrage et d’un livre plus récent sur Voltaire, nous a paru mériter un prix d’ensemble, pour la précision de ses recherches, l’acuité de ses analyses, la variété de son œuvre critique : le prix Née lui a été attribué.
C’est à la critique littéraire, que, vingt ans durant, avant la guerre et après la guerre, se consacra M. Jean de Pierrefeu ; d’autres tâches, ensuite, parurent l’en éloigner. Il a eu l’idée de relire ces pages d’autrefois, et puis de nous les faire relire. Et ce qu’elles nous témoignent, c’est qu’avec une intuition quasi prophétique, M. de Pierrefeu distingua jadis certains débutants devenus illustres ; deux déjà d’entre eux, Messieurs, siègent parmi vous. Heureux est le critique chez qui l’on peut trouver une sorte de préhistoire des destinées littéraires, préhistoire où d’avance s’annonce leur éclat ! Grâce à sa fine sagacité, M. de Pierrefeu a goûté la joie d’être un découvreur. L’Académie a voulu compléter cette joie en lui offrant le prix Vitet.
Ce qui fait le mérite et l’attrait de la critique de M. André Rousseaux, c’est cette perspicacité interrogatrice, volontairement indiscrète, avec laquelle il épie dans les œuvres littéraires qu’il étudie un affleurement de cette vérité intérieure dont l’écrivain aime à prendre conscience pour en faire confidence au public, au moins partiellement. Et quand M. André Rousseaux sent que la confidence est trop partielle, ce critique a des insistances de confesseur ; expert à questionner sur leur philosophie de la vie, même sur leur orientation théologique, les écrivains dont il se fait le juge, il n’admettrait pets que ceux-ci lui répondissent par quelque pirouette de dilettantisme. M. André Rousseaux a une très haute idée du métier littéraire et de son propre métier le prix Faguet ne pouvait être mieux placé.
Et voici surgir d’outre-tombe, pour prendre la tête de ce cortège de critiques qui, cette année, sont nos lauréats, un doyen, un maître de plus en plus incontesté, Sainte-Beuve. Sa correspondance, dont M. Jean Bonnerot, avec une diligente piété et une curiosité presque toujours exaucée, a entrepris la publication intégrale, reçoit un prix de dix mille francs la contribution qu’apporte une telle œuvre à l’histoire littéraire du dix-neuvième siècle comportait cette flatteuse sanction.
La liste de nos prix Bordin s’ouvre par un prix de deux mille francs, décerné à la biographie psychologique d’Antoine Fogazzaro, par Mlle Lucienne Portier. La vie intérieure de Fogazzaro s’épanouit devant nous : au delà même de tout ce que son œuvre nous révèle sur son âme, Mlle Lucienne Portier, grâce à ses rares dons d’intuition, ressaisit son aspiration constante à maintenir entre sa vie, sa pensée, son œuvre, cette unité que sa sincérité même exigeait ; elle ressaisit, aussi, cette sorte de tourment parfois douloureux qu’il éprouvait en constatant que son besoin d’accord, d’harmonie, d’équilibre, en lui et autour de lui, demeurait insatisfait. Quinze cents francs sont attribués à M. Dollot, ministre plénipotentiaire : après avoir représenté la France à Caboul, il a rapporté de là-bas un livre sur l’Afghanistan, désormais digne de faire autorité.
La liste de nos prix Marcellin Guérin s’ouvre par un prix de quinze cents francs décerné au Père Romeyer pour ses trois volumes sur la Philosophie chrétienne jusqu’à Descartes. Pour qu’un tel ouvrage réponde vraiment à son but, sous peine d’aridité, il convient que l’auteur soit quelque chose de plus qu’un greffier enregistrant la naissance et la mort des divers systèmes ; mais il importe, aussi, qu’en exerçant à leur endroit, avec une aisance souveraine, des prérogatives de juge, il évite des allures chicanières et tout apparent parti pris. Et c’est parce que le Père Romeyer a su se préserver de ces divers écueils, que ces pages s’imposent à la gratitude du public lettré.
Le prix Halphen décerné à M. Georges Rigault, couronne les débuts d’une grande œuvre, qui aborde un grand sujet : pour la première fois, l’immense effort pédagogique et religieux, patriotique et missionnaire, accompli depuis deux siècles et demi par les Frères des Écoles chrétiennes, est l’objet d’une synthèse d’histoire, très neuve et très sûre, dont les archives de cette congrégation fournissent les éléments.
Le prix Paul Flat (critique) est décerné à M. Rolland de Renéville pour son livre : l’Expérience poétique. Ce familier de nos plus récentes écoles poétiques est aussi un philosophe. Il nous élève vers des altitudes où mysticisme et poésie voisinent. J’admets que la poésie puisse procurer à certains incroyants des satisfactions d’ordre mystique, et que le mysticisme puisse réserver à certains croyants des jouissances poétiques. Mais gardons-nous d’une assimilation trop rigoureuse entre l’élan du poète et l’essor du mystique : car enfin, celui-là aime à chanter, et celui-ci, au contraire, s’attarde volontiers dans la contemplation silencieuse. M. Rolland de Renéville peut devenir un maître, en matière d’esthétique littéraire. Ma Sœur Isabelle a valu à Mlle Luce Laurand, le prix Paul Flat (roman). Mlle Laurand fait preuve en ce livre d’une fraîcheur et d’une souplesse de talent, qui promène sa pauvre héroïne à travers les tribulations les plus diverses. Isabelle finit par se marier, mais le ménage, d’abord assez troublé, ne commence d’être heureux que lorsqu’elle y a ramené une fillette, péché de sa jeunesse. Et l’on peut espérer que le retour à son rôle de mère lui rendra le bonheur.
En récompensant par un prix Montyon de quinze cents francs l’effort de pittoresque érudition dont fait preuve M. Marcel Brion dans son volume : la Résurrection des Villes mortes, en sanctionnant par un autre prix Montyon le récit que nous donne M. André Parrot de la découverte dans la vallée de l’Euphrate de Mari, une ville perdue, l’Académie s’est souvenue qu’il y a une soixantaine d’années, le premier livre de celui qui est aujourd’hui notre doyen très aimé, M. Gabriel Hanotaux, était consacré aux Villes retrouvées. La curiosité archéologique n’est parfois que le prélude d’une vocation d’historien.
Parmi les œuvres historiques couronnées au concours Montyon, je me reprocherais de ne pas citer le Rouget de l’Isle de Mme Marguerite Henry-Rosier, qui obtient un prix de deux mille francs, livre alerte dont une science très sûre n’alourdit pas l’allure, livre émouvant par un tragique synchronisme : à l’époque même où la Marseillaise prenait son essor sur les lèvres humaines, son auteur risquait la mort, au fond des geôles révolutionnaires.
Mme Jacques Morian pour ses écrits de littérature religieuse, d’un accent si personnel et si profond, et M. Maurice Zundel pour ses pénétrantes conférences de spiritualité qui enseignent aux âmes dociles comment elles peuvent prolonger en elles-mêmes l’écho des résonances divines figurent en tête du concours Juteau-Duvigneaux pour des prix de deux mille francs. Et voici, à côté d’eux, pour un prix de même valeur, M. le chanoine Chevrot ; dans la chaire de Saint-François Xavier, par ses entretiens sur l’apôtre Pierre et sur Jésus et la Samaritaine, il préludait à ses conférences de Notre-Dame, et déjà s’annonçait son perpétuel souci de mettre en lumière l’actualité du message évangélique et l’efficace souplesse avec laquelle ce message se met à la disposition des générations successives, et à leur service.
M. André Doderet a voulu donner une traduction de la Divine Comédie, qui par la variété des rythmes, par un incessant souci du mot à mot et de la brièveté, nous permit d’entrevoir, non seulement le sens du divin poème, mais aussi la puissante originalité du verve dantesque à reproduire la multiplicité des cadences et jusqu’à la rudesse des heurts dans l’Enfer, donner plus de souplesse et d’humanité à l’expression dans le Purgatoire, élargir de plus en plus le rythme dans la montée à travers les chœurs, les silences, les splendeurs et les feux du Paradis », voilà ce que s’est proposé M. Doderet. Et ce qu’il rêvait, il l’a réalisé. Cette œuvre magnifiquement présentée, artistiquement illustrée, nous a paru mériter une notable part du prix Langlois.
J’arrive à quelques grands prix que l’Académie décerne pour la première fois. Le prix fondé par le général Muteau était destiné « à des sociétés ou individus qui auraient le plus contribué à la grandeur et à la gloire de la France ». La collectivité, Messieurs, vers laquelle vos regards se sont portés, n’est autre que la section historique de l’État-major de l’Armée, qui dans une vingtaine de volumes a recueilli, en les commentant, tous les documents officiels et techniques relatifs aux diverses étapes de la grande guerre. Le général Muteau voulait glorifier la patrie. L’Académie peut-elle mieux exaucer son vœu qu’en couronnant ses camarades, les combattants d’hier, devenus historiens, et qui seront peut-être les combattants de demain i)
Les trois prix fondés par le regretté Louis Barthou assuraient à sa mémoire la gratitude de ses confrères : cette année, une autre gratitude s’ajoute, celle des premiers lauréats. Pour le prix Louis Barthou, de 22 500 francs, l’Académie a désigné la grande œuvre historique de notre confrère des Inscriptions, M. Jérôme Carcopino. Œuvre impitoyable pour les constructions hypothétiques, systématiques, dont certains esprits aventureux encombraient le champ de l’histoire. M. Carcopino se refuse à admettre que l’impérialisme romain, que l’on sent éclore vers la fin du troisième siècle avant notre ère, ait été le fruit d’un long et tenace dessein. Les Romains, nous dit-il, sont devenus impérialistes sans le vouloir. Mais la volonté d’un Sylla, la volonté d’un César, cherchèrent et trouvèrent les formes de gouvernement qu’exigeaient les convoitises impérialistes. L’historien distingue entre les ambitions dictatoriales de César, qui suffisaient à affermir sa puissance sur l’Italie, et ses aspirations à la dignité royale et même à la filiation divine, qui l’une et l’autre lui serviraient d’argument pour aider à la conquête de l’Égypte, à la conquête de la Perse. L’Égypte, la Perse, voilà les conquêtes que voulait César, et non pas celle du cœur de Cléopâtre : M. Carcopino a définitivement rayé le dictateur de la liste des grands amoureux. Un César qui aurait en Égypte sacrifié sa politique à ses amours, un César qui se serait laissé envoûter, allons donc ! César, tout au contraire, se servit de sa liaison avec Cléopâtre pour faire reconnaître par la reine ses prétentions à la royauté, voire même à la déification.
L’ascendant qu’avait valu à César sa victoire sur les Gaules lui facilitait cette vertigineuse ascension. Mais dans un autre livre : Points de vue sur l’impérialisme romain, M. Carcopino se fait le commentateur d’une autre victoire. Il y a là un chapitre qu’il intitule : l’Impérialisme renversé ; ce que Rome et l’Empire romain doivent à la Gaule ; et dans le bilan qu’il dresse des dettes de Rome à l’endroit de la Gaule, je relève, Messieurs, le nom de Virgile, dont le pays natal, à l’époque où il naquit, était encore un morceau de Gaule : ce Celte originaire de Mantoue survivait inconsciemment, nous dit M. Carcopino, clans le Latin qu’il était devenu. M. Louis Barthou voulait que le prix portant son nom revînt à un écrivain dont l’œuvre ou la vie avait servi la France : en illustrant nos attaches latines, en illustrant l’empreinte mise par la Gaule conquise sur Rome conquérante, M. Carcopino nous a paru réaliser, avec une éclatante maîtrise, l’idéal défini par M. Louis Barthou.
Mme Marcelle Tinayre, l’auteur de l’inoubliable Maison du péché, obtient le prix Alice Barthou, pour l’ensemble de son œuvre de romancière. Dans son Rendez-vous du soir, elle s’essaye avec succès à d’émouvantes reconstitutions historiques, celle du Paris de la Révolution française, celle de la Chouannerie, celte des petits essaims d’émigrés. Et dans ce cadre de l’histoire, un roman se déroule qui rapproche deux cœurs, en dépit du fossé qu’avaient entre eux creusé deux époques. Ils avaient, sous l’ancien régime, commencé de s’aimer. Les bourrasques qui secouaient le Inonde les isolaient l’un de l’autre ; et chacun d’eux ne savait plus si l’autre existait. Ils se retrouvent, sous l’Empire, dans la région de Montfort-l’Amaury, ils vont achever de s’aimer, ils vont s’unir. Et les dialogues que ces deux personnages échangent entre eux pour associer tardivement la seconde moitié de leur vie, dialogues toujours simples, toujours naturels, toujours vivants, et qui n’émoussent pourtant pas la subtilité des sentiments, compteront parmi les pages les plus fines qu’ait écrites Mme Tinayre.
Le prix Max Barthou, destiné à un jeune écrivain de moins de trente ans, atteste les espérances qu’il est permis de fonder sur le riche et vigoureux talent de M. Henri Troyat. Il sait à quelle noirceur la jalousie, et l’envie, et le besoin de faire souffrir, peuvent induire certaines âmes : sa psychologie corrosive les dénude, les étale, avec un brutal réalisme, qui souvent évoque le souvenir de Huysmans. Il lui resterait à nous présenter, au moins quelquefois, des personnages sympathiques ; il lui resterait à découvrir, dans notre famille humaine, quelques germes de beauté morale. Pour l’enrichissement de son talent et la satisfaction de son cœur, je souhaite qu’une telle découverte ouvre une nouvelle période dans son évolution spirituelle et littéraire.
L’Académie, Messieurs, a spontanément prélevé sur ses disponibilités les fonds nécessaires pour d’autres distinctions. Un prix de vingt mille francs à M. Alexandre Arnoux. A la veille de la Grande Guerre, il entrait brillamment, jeune encore, dans la cité des lettres, en épigone du romantisme. La mêlée sanglante lui réservait les plus douloureuses visions : sa mémoire s’en imprégnait. Il écrivait le Cabaret ; Abisag ou l’Église transplantée par la foi ; l’Indice 33, tour à tour réaliste et fantaisiste, avec la même puissance de verve ; et quand il nous transplantait dans le domaine du rêve pour nous ramener ensuite du rêve au réel, c’était pour lui une joie d’artiste de nous faire nous attarder à mi-côte entre ces deux domaines, dans une atmosphère où fantaisie et vérité s’affrontent, semblent se défier, et finissent par voisiner harmonieusement. Les promesses qu’avaient données ses premiers livres ont été justifiées par vingt ans d’activité littéraire. Dans un cadre romanesque ou à demi romanesque, M. Arnoux se plaît à évoquer l’âme collective d’une époque ou d’un peuple : les stations de son Juif errant à travers l’histoire universelle mettent en contact avec les diverses civilisations de l’Orient et de l’Occident cet éternel et douloureux marcheur ; les promenades personnelles de M. Arnoux à travers l’Allemagne lui permettent, en son livre : Poésie du hasard, de jeter une vive lumière sur la psychologie du troisième Reich. Et dans ce turbulent et pittoresque roman qui s’intitule : le Rossignol napolitain, ressuscite l’Italie du passé, avec une richesse de coloris, une vertigineuse succession d’épisodes, qui nous laisse éblouis et captivés.
M. Francis Jammes, hélas ! au lendemain du prix de vingt mille francs que nous lui avions décerné, écrivait, à la date du 11 juin : « S’endormir dans le Seigneur, Pax tecum » ; et, quelques mois plus tard, sonnait pour le grand poète cette heure du sommeil et de la paix. « Le poète, disait-il magnifiquement, c’est ce pèlerin que Dieu envoie sur la terre pour qu’il y découvre les vestiges du paradis perdu ou du ciel retrouvé ; le poète, c’est l’homme à qui Dieu restitue la splendeur. » Chantre de la nature et de la surnature, de la rosée et de l’eau bénite, du terroir et du mystère, de l’Angelus de l’aube et de l’Angelus du soir, il avait trouvé dans son réalisme même d’observateur un élan pour son mysticisme de croyant, qui ne savait prier que poétiquement, et qui faisait de toute poésie une prière. « Sa barbe » avait pu « blanchir autour de son sourire », il se complaisait toujours dans une ingénue naïveté, et nous conviait au charme indicible d’en découvrir toutes les profondeurs. Honneur à cet écrivain qui se distinguait de presque tous ses confrères par son retour allègre et spontané vers la simplicité des petits enfants A cette simplicité, le royaume des cieux a été promis, et Francis Jammes entrevoyait, dès ici-bas,
Le bonheur que Dieu donne à la vie ordinaire.
L’Académie fut heureuse de glorifier, en l’auteur des Géorgiques chrétiennes, son originalité d’artiste, et les salutaires disciplines de vie dont il se fit l’annonciateur.
Il faut avoir été un héros de la guerre, comme le fut M. Jacques d’Arnoux, l’auteur des Paroles d’un revenant, pour oser, dans son nouveau livre : les Sept colonnes de l’héroïsme, signifier, non seulement au surhomme et non seulement aux héros de Carlyle, non seulement aux grands hommes d’Emerson et non seulement aux héros stoïciens, mais même aux héros guerriers, qu’ils ne sont que des héros imparfaits. Les héros chrétiens, même, ne lui paraissent pas encore des héros dans la plénitude du sens ; la sainteté, pour lui, est le seul véritable héroïsme. Vous avez attribué un prix de cinq mille francs à ce contemplatif qui nous transplante dans un monde de visions dantesques et qui trouve dans ses méditations un alibi pour ses cruelles souffrances.
Quatre mille francs à M. Bernard Grasset : est-ce l’éditeur ? est-ce l’auteur que nous avons voulu honorer ? L’éditeur, je le vois encore, jadis, fraîchement arrivé de Montpellier à Paris, il avait vingt-cinq ans. L’auteur fut beaucoup plus tardif à se révéler. Quand parurent ses premières pages, quand on le vit céder à ce qu’il appelle « le besoin impérieux de dire », il avait atteint quarante-cinq ans. Se faire l’éveilleur des vocations littéraires, ce fut là, vingt ans durant, sa seule ambition ; être éditeur, c’était, nous confie-t-il, ma façon d’écrire. Un jour vint où en lui s’éveilla, impérieuse, irrésistible la vocation d’essayiste. On le vit s’éprendre de « l’écrit moraliste tel que le conçoit, dit-il, notre Vauvenargues, et qui recèle tant d’aveux ». En le regardant polir et affiner ses réflexions morales, on devinait en lui la même jouissance que chez un graveur de médailles. Enfin survint l’heure où ces deux personnages s’entr’aidèrent. Les pages recueillies dans ces deux livres la Chose littéraire et Commentaires, et qui révèlent un excellent auteur, lui furent suggérées et comme imposées par son métier même d’éditeur, et par son souci de lutter contre ce qu’il appelle « l’inflation littéraire ». Et ce mélange entre la joie personnelle d’écrire et la joie de pousser les autres à faire, eux aussi, leur œuvre, a valu à M. Grasset, dans le monde des lettres, nombre d’amitiés, dont nous voulons que ce prix académique lui apporte le chaleureux témoignage.
Trois mille francs à M. Louis Marin, ancien ministre, pour l’œuvre d’éducation politique et sociale que poursuivent les trois volumes où il a recueilli d’éloquents articles. A son école, nous apprenons et nous mesurons l’étendue de nos devoirs envers cette créancière de nos bonnes volontés, qui s’appelle la France.
Trois mille francs à Mme Gabrielle Réval ; et c’est sur une tombe, hélas ! que nous déposons ce témoignage. L’auteur des Sévriennes, tout le long de sa carrière littéraire, porta sur les terrains les plus divers ses dons d’observation sagace, aiguë, et la vie sociale de notre époque trouvait en elle une portraitiste d’élite.
Deux mille francs à M. Albert Chérel, professeur à l’Université de Bordeaux : épris des âmes complexes, leur diversité même l’intéresse ; on l’a vu, après avoir étudié Fénelon, se tourner vers Machiavel., et l’auteur du Prince, comme l’auteur du Télémaque, ont subtilement répondu à ses subtiles interrogations.
Deux mille francs à M. Pierre Chanlaine, vice-président de cette Société des gens de lettres dont nous avons fêté, cette année, le centenaire à Chantilly. Soit qu’il se consacre à des travaux de vulgarisation historique, soit qu’il se tourne vers le roman, il témoigne toujours d’une intelligence très sûre de ce que doit être la besogne littéraire, servie par l’élégance du talent.
Deux mille francs à Mme Thérèse Lenotre : pour animer sous les regards de ses jeunes lecteurs les visions de l’histoire, pour rendre aux personnages qu’elle évoque le frémissement de la vie, elle n’a qu’à s’inspirer des traditions paternelles : il nous a paru que récompenser son effort, ce serait encore rendre hommage à un confrère que nous avons trop peu connu.
Deux mille francs à M. Van Gennep pour son Manuel de folklore français contemporain : l’Académie se plaît à distinguer de tels livres, où l’on peut ressaisir l’origine populaire de certaines éclosions littéraires et la dette inconnue de certains auteurs à l’endroit des générations humaines antérieures, qui élaborèrent traditions ou légendes.
Mille francs à M. Pierre Belperron — un éditeur, encore, qui cède à la vocation d’auteur, et qui, par les médaillons bien frappés qu’il consacre à certaines personnalités contemporaines, fait œuvre d’artiste et d’historien.
Je ne puis citer tous les prix obtenus par les œuvres missionnaires ; je veux du moins mettre au premier plan l’initiative du P. Jacquinot. Pendant que dans les chancelleries et sur les bords du lac de Genève, on étudie, sans encore avoir fait aucune trouvaille, le moyen d’assurer aux blessés et à certaines catégories de civils, en temps de guerre, des terrains où ils vivraient en sécurité, ce Jésuite, là-bas, à Changhaï, a su réaliser, en quelques semaines, cette bienfaisante innovation. L’Académie ne dispose pas du prix Nobel ; elle n’a pu offrir, à ce pacifiste de bon aloi, que quelques billets de mille francs. Quand M. Paul Lesourd donnera une réédition de cette excellente Histoire des missions catholiques, qui est venue enfin combler une lacune, et à laquelle nous avons attribué deux mille francs sur le prix Montyon, une page nouvelle s’imposera, dont le P. Jacquinot sera le héros.
L’Institut français de Varsovie reçoit le prix de langue française de cinq mille francs. J’aime qu’un tel organisme fonctionne dans une telle atmosphère historique : lorsque je sens le cri de Vive la Pologne obséder les lèvres de Lamennais et de Montalembert, de Mgr Dupanloup et d’Edgar Quinet, du Père Gratry et de Michelet, et lorsque je l’entends faire explosion sur les lèvres de Charles Floquet, je sais gré à la cause polonaise d’avoir, parmi les discordes du dix-neuvième siècle, rapproché tous les Français, des divers points de l’horizon politique et religieux, en une sorte d’union sacrée. Et comme la France militaire, dans la personne de M. le général Weygand, fut aux côtés de la Pologne ressuscitée, la France intellectuelle, à son tour, en s’installant à Varsovie, a sanctionné les justicières revanches qu’elle avait longuement préparées.
Une autre revanche, d’autant plus émouvante qu’obtenue par des voies pacifiques, est celle qui, au delà de l’Océan, rend aux populations acadiennes, sous la direction d’évêques d’origine française, l’intégrité de leur vieille culture française. Les médailles que nous envoyons là-bas témoigneront de l’intérêt que prend l’Académie à un tel renouveau. Mais la tenace fidélité canadienne attire aussi nos regards : elle se révèle à nous, cette année, dans une œuvre très savoureuse de M. Savard, un curé de là-bas, qui s’intitule : Menaud maître draveur. Et tandis que nous récompensons d’un prix de deux mille francs ce roman canadien, nos mémoires se reportent vers cette Maria Chapdelaine, où une plume française glorifiait le Canada, et nous donnons trois médailles à une thèse sur ce roman, et aux deux associations des Amis de Maria Chapdelaine, dont l’une fonctionne au Canada, dont l’autre, à Paris même, est présidée par M. le duc de Lévis-Mirepoix.
Nous avons pris une décision, Messieurs, qui souligne plus encore notre sollicitude pour le passé de la plus grande France, et pour son avenir : nous avons, parallèlement au prix Gobert, créé un prix pour l’histoire de cette France lointaine. Dix mille francs ont été attribués à l’œuvre de synthèse historique dans laquelle M. Louis-Gabriel Jaray a retracé les vicissitudes de notre empire américain au dix-septième et au dix-huitième siècle ; dans un tel livre, la France prend conscience de ce qu’elle est, et de ce qu’elle peut, conscience de sa vocation, conscience des impulsions que les siècles révolus donnent à ses lendemains. Et nous pouvons dire avec quelque fierté que l’esprit qui animait les fondateurs de cet Empire, esprit de conquête, mais aussi esprit de sacrifice, que l’esprit dont s’inspiraient les actes de dévouement d’une Jeanne Mance, retracés avec éclat dans un livre de Mme Jeanne Danemarie, que cet esprit n’est nullement éteint clans l’âme française : ne le retrouvons-nous pas, toujours impérieux, toujours désintéressé, chez un Jean Charcot, ce gentilhomme polaire qui fut notre confrère de l’Institut, et dont Mlle Marthe Oulié nous esquisse avec talent l’émouvant portrait ? Ne le retrouvons-nous pas dans les pages épiques où M. Vial nous parle du Maroc héroïque ?
Vous aspirez encore, Messieurs, à servir la cause de la plus grande France en gratifiant d’un prix Thérouanne, pour son livre : Survol des Amériques, M. Pierre Lyautey, et d’un prix d’Académie de deux mille francs Mme Louis Hermite, pour son livre : Guanabara. M. Pierre Lyautey a survolé toute l’Amérique du Sud, en cherchant et en trouvant les attaches adoptives qui la relient à l’Europe, et en constatant que les nations de ce lointain continent deviennent industrielles, intellectuelles, savantes ; et lorsqu’il voit progresser ainsi, au delà des mers, des capitales qui commencèrent par vouloir s’inspirer de l’esprit de Paris, il supplie Paris, en termes émouvants, de ne pas déchoir lui-même de ses traditions de haute culture. Graves paroles qui doivent au nom de Lyautey, nom à jamais inscrit dans notre histoire, un surcroît d’ascendant.
Mme Louis Hermite, née Ternaux-Compans, retrace en un somptueux volume, d’une plume élégante, le passé de Rio-de-Janeiro, et ses prestiges enchanteurs. Ainsi parachève-t-elle le rôle d’ambassadrice qu’elle joua là-bas plusieurs années durant ; elle n’avait d’ailleurs qu’à remonter dans le passé de sa propre famille pour y ressaisir, avec une émotion joyeuse, l’origine de certains liens historiques entre le Brésil et la France. Les témoignages simultanément rendus à cc beau livre par l’Académie de Rio-de-Janeiro et par l’Académie française contribueront encore à resserrer ces liens.
Ainsi nous plaît-il, Messieurs, de porter nos regards au delà de nos frontières, pour y constater le rayonnement de notre culture ; et quelle joie pour nous, quand nous avons sous les yeux, venus de Bruxelles, des numéros du Journal des poètes et des fascicules des Cahiers des Poètes catholiques, deux publications dues à M. Pierre-Louis Flouquet. Les rencontres trimestrielles que ménage ce jeune poète entre poètes belges et poètes français, les prix littéraires qu’il a fondés pour les écrivains de langue française, le souci qu’il a de les faire connaître à ses compatriotes, nous imposaient un geste de reconnaissance. Ce geste, c’est un prix de langue française de deux mille francs. Et j’aime à associer, au nom de l’initiateur qu’est M. Flouquet, les noms de deux autres lauréats d’origine ou d’affinités belges, M. Jules Garsou et M. Fernand Heusghem. L’un s’est fait l’historien du rôle joué par la France aux origines de la Belgique contemporaine ; l’autre s’est fait le chroniqueur d’un épisode de cette Grande Guerre où communièrent l’âme belge et l’âme française. Ce général Belliard, qui fut, il y a cent six ans, le premier ministre de France en Belgique, et le témoin de l’éclosion du nouvel État, a trouvé, en M. Jules Garsou, un biographe informé, attachant. Ce parrain de la Belgique que fut Belliard, on l’entendait tenir, dès 1832, des propos d’une portée divinatoire : « Ces trois puissances : Angleterre, Belgique et France, disait-il quatre-vingt-deux ans avant 1914, feront toujours peser la balance de leur côté. »
Et les années 1914 à 1918, vers lesquelles ce mot du général Belliard paraît faire avenue, sont à leur tour commémorées par M. Heusghem dans son volume : Jeunesse, où le général Weygand se plaît à saluer une émouvante œuvre franco-belge. Le point culminant du livre est une certaine nuit de Noël dans laquelle un fonctionnaire allemand fait sortir de leur cellule quelques prisonniers français, et les accueille, et leur distribue des friandises, et fraternellement discute avec eux, les laisse discuter avec lui, sur les raisons profondes du conflit. Pendant quelques heures, la fraternité fondes du conflit. Pendant quelques heures, la fraternité avait cessé d’être un vain mot. Hélas ! dans une Allemagne devenue païenne, la nuit de Noël garderait-elle encore cette vertu, de faire resplendir, aux yeux de ceux qui souffrent, quelques reflets d’arc-en-ciel, reflets lointains encore, mais déjà lumineux ? Au surlendemain de l’amicale visite que nous ont rendue, en ce palais même, nos confrères de l’Académie royale de Belgique, je ne puis mieux terminer ce rapport que par des échos venus de chez eux, auxquels répondent, sous forme de prix, des sourires venus de chez nous.