QUATRIÈME CENTENAIRE
DE LA NAISSANCE
DE SAINT JEAN DE LA CROIX
Discours prononcé à Vichy, le 10 mars 1943, sous la présidence de S. E. l’ambassadeur d’Espagne, par M. Henry Bordeaux au nom de l’Académie française :
Excellences,
Mesdames,
Messieurs,
Le Comité Saint-Louis Saint-Ferdinand que dirige l’amiral Lacaze et qui a organisé tant de pèlerinages français aux grands sanctuaires espagnols a désiré célébrer à Vichy, sous la présidence de S. E. l’ambassadeur d’Espagne, le quatrième centenaire de la naissance de saint Jean de la Croix, poète lyrique, théologien du mysticisme et réformateur du Carmel avec sainte Thérèse, proclamé docteur de l’Église par Sa Sainteté le pape Pie XI. Délégué par l’Académie française, j’apporte à l’Espagne et à la littérature espagnole le salut de l’illustre Compagnie à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir et qui m’a confié la mission délicate de célébrer ensemble un saint et un poète mystique.
I
Bien avant que notre Corneille se fût inspiré pour son immortelle tragédie de la Jeunesse du Cid de Guilhem de Castro, les écrivains espagnols et français avaient, au XVe siècle, collaboré à la composition de cet Amadis de Gaule qui fut peut-être le plus lu des romans de chevalerie et qui, avec le Chevalier au Lion, présentait le type du paladin voué au parfait amour.
Quand il n’était encore que le blessé de Lépante, Miguel Cervantes consentait à admirer ce Chevalier au Lion qui devait, par son génie, se travestir un jour en Don Quichotte. Don Quichotte fut une de mes premières lectures. J’en avais découvert une traduction dans la bibliothèque familiale. Une magnifique traduction que je possède encore, luxueusement reliée, donnée comme prix d’arbalète à quelque aïeul aux yeux clairs, dont la préface avertit le lecteur, afin de l’allécher, que le traducteur a allongé les beaux passages et raccourci les mauvais. Encore celui-ci s’excuse-t-il de s’être de temps à autre, rapproché du texte :
« On trouvera dans ma traduction, déclare-t-il modestement, quelques endroits qui sentent encore l’espagnol et qui pourront ne pas plaire à tous ceux qui liront cet ouvrage ; mais, outre qu’il y a des choses qui échappent, j’ai cru qu’une traduction doit toujours conserver quelque odeur de son original et que c’est trop entreprendre que de s’écarter entièrement du caractère de son auteur. »
Malgré ces trahisons cyniquement avouées, Don Quichotte m’éblouit. Son idéalisme chevaleresque n’a-t-il pas ébloui Cervantes lui-même ? Car il est sensible, d’un chapitre à l’autre, que Cervantes subit l’emprise de son personnage. Qui ne l’a subie après lui, et Sancho lui-même ? L’homme pratique ne se met-il pas à la remorque de l’illuminé ? Aucun écrivain, a très justement remarqué l’un des hommes qui connaissent le mieux l’Espagne, M. Maurice Legendre, et ni Molière, ni La Fontaine ne connurent la popularité de Cervantes. Ne sommes-nous pas tous, plus ou moins, un composé de Don Quichotte et de Sancho ? Mais n’avons-nous pas chez nous une lignée glorieuse issue de Don Quichotte, qui va du Cid à Cyrano et au Flambeau de l’Aiglon et, dans la réalité, à ces héros de la Grande Guerre, Saint-Cyriens qui avaient juré d’aller à leur première bataille en gants blancs comme on va au bal, fantassins, paysans marchant à l’assaut aussi paisiblement que s’ils allaient au marché de leur chef-lieu de canton, aviateurs à la manière de ce Georges Guynemer qui assurait à son père qu’on n’a rien donné à la patrie si on ne lui a pas tout donné, combattants démunis de la dernière guerre qui s’en furent à la mort, sachant leur sacrifice inévitable et l’acceptant pour l’honneur ?
L’Espagne, depuis un siècle, est devenue l’un des thèmes favoris de nos écrivains. Théophile Gautier, dans Tra los montes, ne l’a vue que du dehors. Il s’est contenté de ses paysages et de ses monuments, mais il a décrit les uns et les autres avec cette couleur qui rivalisait avec les rayons du soleil. L’extérieur l’a tant exalté qu’il s’en est contenté et n’a pas cherché le dedans : si bien que Mme de Girardin, lui parlant de son livre, se permit de lui faire cette remarque digne d’un grand critique : « Mais, Théo, il n’y a donc pas d’Espagnols en Espagne ? » Le poète, absorbé par le ciel et les pierres, ne les avait pas vus.
Mérimée, au contraire, ne vit qu’une Espagnole — une seule parmi tant d’autres, — et il créa Carmen, l’étonnante Carmen qui n’a qu’un tort aux yeux des Espagnols, et c’est d’altérer la vérité. Car ce chef-d’œuvre a déterminé toute une série d’images en trompe-l’œil. La petite cigarière indomptable que tue don José pendant la course de taureaux n’exprime ni un pays ni une race. Mérimée n’a fait que passer. Un fait divers l’a frappé. Il en a tiré une nouvelle qui s’est muée en opéra et qui a fait le tour du monde.
Comme il y a plus d’Espagne dans Maurice Barrès ! Un amateur d’âmes, le Greco et çà et là d’autres chants, d’autres rappels semblent des cris de passion adressés à cette terre ardente. L’Espagne ne s’y est pas trompée : elle a été des premières à inaugurer ces stations barrésiennes qui marquent çà et là en Lorraine, en Alsace, en Provence, en Orient, les souvenirs du grand évocateur. Tolède a donné son nom à une rue. Barrès aimait l’odeur de roses et de mort qu’il respirait dans les ruelles d’Andalousie. Dans Un amateur d’âmes, au moment de quitter Grenade, la Pia apporte à son frère Delrio des fleurs de magnolier : « J’ai coupé une à une, lui dit-elle, les fleurs que vous préfériez, celles du magnolier, qui sont les plus enivrantes et les plus puissantes, et je vous les apporte en symbole de la domination et de la flamme qui sont en vous... » Cette domination et cette flamme, Barrès les sentait et les aimait dans les artistes espagnols. Il les sentit et les aima jusqu’à la fin de sa vie. Dans ses Cahiers posthumes, n’ai-je pas découvert, mélangée, à des impressions d’Égypte, cette note pareille, à un cri d’amour jailli d’un brûlant souvenir : « Ma vieille Espagne jaune et noire, que je perds mon temps à douter de vous et à quêter à travers le monde quelque chose que je puisse vous préférer !... »
Que de voyageurs d’Espagne parmi nos écrivains français d’hier et d’aujourd’hui ! Barrès est un nerveux qui vibre et pense à la fois. Sous la phrase chargée d’idées se devine l’avidité des jouissances violentes. A Cordoue, dans les jardins du Guadalquivir, il a des pleurs dans les yeux, sans cause et sans douleur, « simplement pour dépenser la quantité de larmes qui a été dispensée à chaque créature ». Toujours il pare le paysage de comparaisons humaines : déjà l’âme de la charmante Bérénice lui semblait adéquate à la calme tristesse des landes d’Aigues Mortes d’où montent les rêves au soleil couchant.
René Bazin, dans Terre d’Espagne, ne pratique pas cet art de raffiner la sensation. Il va tout droit son chemin et dit ce qu’il a vu sans le compliquer, mais il a des yeux clairs qui gardent les images. A Tolède, où selon Barrès on gagne des mérites par les jeûnes forcés qu’on y fait, il répéterait volontiers le mot de sainte Thérèse : « Peu importe de déjeuner avec la moitié d’une sardine, pourvu que ce soit devant un beau paysage. »
Il a emporté de fraîches impressions de Salamanque, la ville rose qui sourit à celui qui vient. Il célèbre Cadix la blanche, l’éblouissante, et l’Andalousie dont il trace de légères aquarelles, et Séville où les pauvres cigarières, donnant de la grâce à leur misère, achètent chaque jour un brin de jasmin, un œillet ou une rose.
La religion même le relie plus étroitement à l’Espagne, terre catholique. Comme il se préoccupe davantage de la vie que de l’art, il recherche, plus que la beauté artistique, la beauté morale. Je n’en veux pour garantie que sa joie à rappeler la dernière parole de l’amiral Oquendo. Ce maître de la mer, mourant de fièvre et dévoré de soif, supplie qu’on lui donne à boire. On lui apporte un verre d’eau. Il l’approche de ses lèvres, le regarde et ne le boit pas. « Je l’offre à Dieu », fait-il, et, peu après, il rend l’âme.
André Bellessort, dans ses voyages autour du monde que sa jeunesse recherchait pour son enrichissement intérieur et sa méditation, rencontra saint François Xavier et à travers le missionnaire de l’Asie orientale et du Japon découvrit à son tour l’âme espagnole audacieuse et brûlée d’ardeur religieuse. Mais Louis Bertrand, surtout, a subi l’envoûtement de l’Espagne dont il a retracé l’histoire en un volume devenu classique et dont il a célébré les paysages et le caractère dans nombre de romans tels que l’Infante et Cardenio, dans ce portrait à la Vélasquez, Philippe II à l’Escurial, et dans Jardins d’Espagne.
Ne préfère-t-il pas la campagne madrilène à la campagne romaine, lui trouvant plus d’accent, avec un fond de montagnes plus grandioses, une immensité plus apparente ? Tolède lui apparaît « comme une tapisserie épique et fabuleuse qui occuperait tout le ciel ». Volontiers il répéterait l’exclamation de cet écrivain espagnol qui, ne trouvant plus de mots assez forts pour célébrer son pays, récitait comme un chapelet les syllabes de son nom « Espagne ! Espagne ! Ayons pour toutes les Espagnes, pour tous les aspects de l’Espagne, un profond amour. »
Et son dernier voyage, peu avant de mourir, ne fut-il pas un pèlerinage au sanctuaire de sainte Thérèse, l’Avila des Chevaliers ?...
II
Si cette interpénétration des lettres françaises et espagnoles m’autorise à entreprendre devant vous le panégyrique de saint Jean de la Croix prince du lyrisme, et d’un lyrisme inspiré des Livres saints, ne dois-je pas reculer devant le théologien du mysticisme et avouer mon incompétence ? Un saint que j’ai beaucoup fréquenté parce qu’il est de mon pays de Savoie et parce qu’il est resté, dans sa sainteté, galant homme, saint François de Sales, m’encourage à tenter l’aventure. Il écrivait à la présidente Le Blanc de Mions, qui se faisait grief à elle-même de montrer plus de dévotion dans ses paroles que dans sa conduite et s’accusait ainsi d’hypocrisie : « Je ne pense pas être parfait, parlant de la perfection, non plus que je ne pense pas être italien parlant italien, mais je pense savoir le langage de la perfection, l’ayant appris de ceux avec qui j’ai conversé qui le parlaient. » Ainsi rassuré, je ne penserai donc pas être mystique en parlant de l’un des plus grands d’entre eux, et peut-être aurai-je pris quelque teinture de leur langage par la connaissance du Traité de l’amour de Dieu de mon saint compatriote et des Méditations sur l’Évangile de Bossuet dont l’exemplaire fatigué fut le livre de chevet maternel.
Le Réformateur du Carmel lui-même ne m’est pas étranger. Aucun laïc, je le crois, n’a fréquenté plus que moi un couvent de Carmes déchaussés humblement soumis à la Réforme dans les circonstances les plus difficiles. Le frère aîné de mon père, le R. P. Albert du Saint-Sauveur, a laissé un nom presque illustre dans les annales du Carmel avec une histoire en trois volumes des Carmes déchaussés en France et une monographie du sanctuaire d’Orient, origine de l’Ordre. Il a même trouvé grâce devant Huysmans que sa conversion n’avait pourtant pas rendu prodigue d’éloges envers la littérature religieuse. Or, il fut prieur du monastère du Mont-Carmel avant d’être prieur du couvent de Paris où il édifia la chapelle de la rue de la Pompe aujourd’hui encore si fréquentée par les habitants de Passy et recueillie, après l’expulsion de leurs frères français, par les Carmes espagnols. Habitant aujourd’hui dans le voisinage, j’ai souvent l’occasion d’y entrer et n’y entre jamais sans évoquer son souvenir. Il l’achevait à peine quand les fameux décrets furent appliqués contre les congrégations non autorisées qui furent dissoutes par la force. Le couvent des Carmes à Paris fut le premier désigné, le premier exécuté. Mon oncle, le P. Albert, reçut ainsi, le premier, la visite du commissaire de police qui, avant de forcer les portes, venait interroger le prieur. Interrogatoire qui obtint alors un vif succès dont j’ai retrouvé la trace dans les journaux du temps, car le commissaire ayant réclamé au prieur le nom du fondateur de l’Ordre et ce dernier ayant donné le nom d’Élie, il lui fut demandé si cet Élie vivait encore. « Sans doute, répondit le P. Albert. — Où habite-t-il ? — On ne sait pas au juste... » Élie fut, ainsi rappelé à l’actualité, puis les portes furent enfoncées.
Quelques années plus tard, je vins à Paris pour y achever mes études de droit et de lettres. Sans admettre le mot de Rochefort relatant les expulsions et de son ton narquois ajoutant : Après quoi, chacun rentra chez soi, et les religieux aussi...., le P. Albert, demeuré comme gardien auprès de son église déserte et de son monastère vidé, avait réussi à réunir, plus ou moins clandestinement, une petite communauté et, la clôture n’étant plus de rigueur, il m’invitait parfois à partager le modeste repas du dimanche qui n’allait pas sans prières et exercices. Je crois bien que le frère cuisinier ajoutait à mon intention, à la pitance commune, un bifteak dissimulé sous les légumes cuits à l’eau. Sauf cet affreux privilège, ne fus-je pas initié à la règle du Carmel, sinon à son observance et à sa discipline ?
Mais ne devais-je pas retrouver le souvenir du P. Albert en un lieu plus vénérable et sacré, sur une de ces collines où souffle l’Esprit, au Mont-Carmel même ? Presque au lendemain de l’autre guerre, j’avais entrepris le voyage aux pays du Levant que fit Maurice Barrès à la veille. Le Vendredi saint, 14 avril 1922, ayant quitté l’Égypte et Port-Saïd, nous mouillâmes en face du port de Haïffa. Un parfum d’orangers, venu de la terre, m’avait réveillé. C’était le premier appel de l’Asie. Par le sabord ouvert j’aperçus, au fond d’une anse arrondie, une petite ville aux maisons rouges appuyée aux pentes du Carmel. Une escale de quelques heures me permit de faire ce pèlerinage. Le vieux monastère se dresse comme une forteresse dont il a les gros murs, la solidité, l’aspect de force et de domination. Du salon ou du parloir où je fus introduit, j’apercevais au premier plan des acacias en fleurs, au fond la mer bleue. La beauté et le calme du site sont d’une incomparable douceur qui invite à la contemplation, à l’oubli des hommes, à la paix divine. De l’autre côté, c’est un long plateau montant avec ses solitudes, ses rochers, ses plantes aromatiques, où la promenade ne doit pas détourner du rêve et de l’examen intérieur. Une terrasse permet de passer d’une vue à l’autre et de suivre le parcours du soleil sur tout l’horizon.
Cependant, à l’annonce de ma visite ; le Prieur qui était anglais m’avait dépêché le seul de ses religieux qui parlât français. C’était un Belge qui déplora la déficience des noviciats de France, quand les Pères français furent autrefois les plus nombreux en Terre sainte. Je lui nommai le P. Albert qui, jadis, vécut au Carmel.
— Prieur, provincial ! s’écria-t-il. Écrivain. Auteur d’un livre sur le Sanctuaire que nous avons dans la bibliothèque.
Il voulait à tout prix me garder, m’offrir des rafraîchissements. Pour achever de me séduire, il me montra la cellule, avec un salon attenant, qui était réservée aux visites provinciales et épiscopales. Là je serais logé. A quel titre ? Non, certes, académique, mais en mémoire de l’ancien supérieur.
Longtemps nous errâmes ensemble sur le plateau dénudé. Il me montra le monument élevé sur l’ossuaire des soldats de Bonaparte blessés ou malades laissés en Orient après la levée du siège de Saint-Jean d’Acre, recueillis et décédés au monastère. La vieille terre des Croisés n’a pas cessé de recueillir le sang français. La sirène du Lotus, mon bateau qui m’attendait, m’arracha enfin à l’hospitalité, au calme et à la douceur du Mont-Carmel.
Calme et douceur que j’avais ressentis et même chantés bien des années auparavant, pour m’être attardé pendant toute une convalescence sur les illustrations de la Bible de Gustave Doré quand j’étais enfant. L’adolescence est l’âge des grands desseins, car rien ne nous paraît alors impossible. N’avais-je pas imaginé une sorte d’épopée où défilaient les Ages avec les prophètes et les femmes de la Bible ? Dans un vieux cahier, je retrouve un poème sur le Prophète Élie qui date de ma dix-huitième année, qui parut dans une revue de Belgique et qui est dédiée : Au R. P. Albert du Saint-Sauveur, prieur du Couvent des Carmes déchaussés de Paris. C’était le temps où je mangeais subrepticement au réfectoire de la rue de la Pompe le bifteak clandestin du généreux frère lai en présence de la maigre chère de l’irrégulière communauté : espérais-je ainsi acquitter mon écot ? De ce poème j’extrairai ces quelques strophes descriptives qui ont devancé mes impressions de pèlerinage et qui disent l’adieu du prophète au Carmel avant son enlèvement sur un char de feu :
La lune blanchissait le Carmel qui dormait.
Avant d’abandonner sa solitude, Elie
Regarda la montagne avec mélancolie
Et pour prier encor monta sur le sommet.
Le ciel et la mer bleue avaient le même calme,
Et le silence au front du Carmel répandu
Etait si souverain qu’on aurait entendu
Le frémissement grêle et plaintif d’une palme.
Le prophète pria sur le rocher creusé
Par ses genoux durant les heures de veillée ;
La brise, se glissant à travers la feuillée,
Frôlait et caressait son corps sec et bronzé.
Il pria, sur le sol prosternant sa vieillesse :
« Pardonnez-moi, Seigneur, si mon âme se fend ;
« Au moment de partir pour le ciel triomphant,
« Je sens mon cœur trembler de joie et de faiblesse... »
Il passa cette nuit tout entière en priant
Sans que sur le rocher sa tête fût posée.
Et les fleurs ayant soif s’emplirent de rosée
Et l’aube ensoleilla les chaînes d’Orient.
Alors il se dressa sur la montagne triste,
Il regarda la plaine éveillée, au lointain,
Et toute humide encore des vapeurs du matin
Qui pâlissaient le ciel d’azur et d’améthyste.
Comme il allait quitter, selon l’ordre formel
Du Seigneur Dieu, ce mont tranquille et solitaire,
Il vit dans l’avenir fleurir son monastère
Et le saint exaucé sourit au Mont-Carmel.
…
Ne me suis-je pas ainsi d’avance, par les triples liens de la parenté, du pèlerinage et de la poésie, relié au poète mystique de la Montée au Carmel dont je viens enfin vous entretenir ? Mais ne convenait-il pas de vous apporter des gages d’initiation avant d’oser aborder la vie et l’œuvre de saint Jean de la Croix ?
III
La vie et l’œuvre de saint Jean de la Croix, il les faut d’abord situer à leur date avant d’en tirer un enseignement universel, il les faut encadrer dans leur époque. Leur époque, c’est ce formidable XVIe siècle, grouillant, tumultueux, bouillonnant comme le vin en fermentation encombré de violences, de batailles, d’ambitions, de passions, de massacres, de controverses et de luttes religieuses, mais aussi prodigieusement créateur d’art, de pensées, de découvertes, d’apostolat et de ce langage enclos dans les chefs-d’œuvre. Il est pareil à un ciel noir où s’amasse la tempête : on peut croire que la nature entière va être bouleversée, et l’orage de grêle se transforme en une pluie abondante qui féconde la terre. En France, c’est François Ier, le roi chevaleresque et magnifique, précédant l’ascension des Guise et l’affaiblissement du pouvoir royal dans les guerres de religion jusqu’à l’arrivée du grand pacificateur Henri IV, et ce sont aussi Rabelais, Montaigne, Ronsard opposant la clarté de leur gloire à l’ombre de Calvin. Henri VIII, en Angleterre, proclame le schisme que la cruelle Elisabeth consacrera par l’exécution de la charmante et catholique Marie Stuart, tandis que se prépare Shakespeare à renouveler l’art dramatique par le mélange de la féerie et du drame, de la méditation et du crime, de l’inquiétude et de la frénésie humaines. L’Allemagne en ébullition enfantera Luther et la Réforme. L’Italie, qui a servi de champ de bataille aux Français, aux espagnols aux Allemands, garde encore les reflets de l’art incomparable du Quattrocento et des miracles répandus plus de trois siècles auparavant par saint François d’Assise sur les campagnes d’Ombrie ; comme des extases et des révélations, au XIVe siècle, de sainte Catherine de Sienne. Mais l’Espagne, où en est alors l’Espagne ?
Tandis que Charles Martel a refoulé à Poitiers l’invasion arabe et libéré le sol de France, pour l’avenir de la monarchie carolingienne et capétienne, l’Espagne est demeurée longtemps occupée et les exploits du Cid Campeador n’ont pas renversé le califat de Cordoue qui a tenu tête à tous les efforts des chrétiens des Asturies. Louis Bertrand, dans son Histoire, a montré le néant de cette civilisation sarrasine qui arrêta durant des siècles tout élan espagnol. Il fallut attendre le règne d’Isabelle la Catholique et de Ferdinand, réunissant l’Aragon et la Castille, pour chasser les Maures de Grenade et de l’Andalousie. Alors il semble qu’un immense désir de vivre s’empare de l’Espagne. Elle veut rattraper le temps perdu en ces lutes obscures de délivrance et conquérir à son tour l’empire du monde. Et même des deux mondes, car Christophe Colomb, le Génois à son service ; découvre, l’Amérique. Charles Quint, réalisant ce rêve orgueilleux, ne verra plus le soleil se coucher sur ses États et, lassé-de régner, laissera la couronne à Philippe II le Taciturne. Ce sera la rivalité avec la France de François Ier et d’Henri II son successeur. Ce seront des guerres interminables et sanglantes.
Moins sanglantes, moins cruelles que les guerres religieuses déchaînées par la Réforme allemande de Luther. Rome et l’Église sont partout menacées. Rome est saccagée par les reîtres du connétable de Bourbon traître à son roi. Henri VIII, polir ses passions, a fondé le culte anglican. En France, protestants et catholiques s’entretuent. Au cœur même de l’Église, les doctrines se heurtent et les Ordres religieux se suspectent et se dénoncent : au nom de la liberté, l’Inquisition supplicie. L’Europe va-t-elle sombrer dans ce chaos intellectuel où l’intelligence vacille dans l’interprétation des textes, véritable tintamarre de cervelles, comme dira Montaigne ? Est-ce un retour à la barbarie par l’abus de la force, le déséquilibre des cerveaux, le déchaînement de la luxure et de l’orgueil, les deux aberrations de la chair et de l’esprit ?
En Espagne, du moins, comme en France, le culte de l’honneur, hérité de la chevalerie, atténue dans une certaine mesure la liberté et même l’anarchie des mœurs. C’est le témoignage qu’apporte à notre Bayart mourant le Bayart espagnol, Fernand d’Avalos, marquis de Pescaïre, celui que Brantôme appelle le grand marquis. Les exploits du Cid lui ont façonné l’âme comme ceux de Roland et d’Olivier à Roncevaux, de Godefroy de Bouillon et de son frère Baudouin à la prise de Jérusalem ont formé le cœur de Bayart. Plus d’une fois, il s’est trouvé en face de lui dans les batailles. Nul ne l’admire autant que lui. Et le voici qui, descendant de cheval, s’incline très bas devant le mourant. Il ne peut avoir aucun doute sur son état : Pas un instant, il ne songe à lui donner l’illusion de l’espérance : ce sont là des mensonges usités chez ceux qui ont peur de mourir. Instantanément, il a cessé d’être un ennemi, il n’est plus qu’un compagnon d’armes, son frère et de tout près il lui parle avec une sorte de tendresse qui sent le grand seigneur incapable d’user des formules courtoises si elles ne correspondent pas à la réalité. Bayart est peut-être le seul homme que, dans son orgueil espagnol, il consent à place : au-dessus de lui. La perte de Bayart, c’est la diminution pour lui de la beauté de la guerre. Que ne donnerait-il pas pour sauver un adversaire si dangereux, mais qui par son exemple répand le courage et la foi jusque dans le camp opposé ?
Bayart reçoit ainsi l’hommage de l’ennemi qu’il estime le plus haut et qui lui rappelle sa jeunesse ardente et pure. Remercions le Dieu des combats qui mit ainsi en face l’un de l’autre, dans cette confrontation suprême, l’honneur français et l’honneur espagnol.
Ce Bayart mourant aura encore assez de force pour donner au connétable de Bourbon, coupable de félonie, la leçon qui a traversé les siècles. Est-il vrai que plus tard, en Espagne, Charles-Quint, ayant invité un des grands du royaume à recevoir le connétable dans son hôtel, en reçut cette réponse : « J’obéirai à Votre Majesté, mais dès que, M. de Bourbon sera sorti de chez moi, mon premier soin sera de brûler la maison qui aura recueilli un prince traître à son pays et à son roi. »
Un autre palliatif à cette brutalité des mœurs, avec l’honneur répandu par les romans de chevalerie et spécialement l’Amadis de Gaule, mi-français mi-espagnol, c’est le goût de la science, la passion de s’instruire qui précipite ces générations incapables encore de mesure, à corps perdu on plutôt à cerveau perdu, aux Universités. Celle de Salamanque attire le plus grand nombre d’élèves. Le néoplatonisme y est à la mode. On se grise de la poésie de l’Idée pure. Erasme, avec son Éloge de la Folie, fait des prosélytes. Les enseignements de Juan de Valdes aboutissent à l’unitarisme comme ceux de Michel Servet, plus tard brûlé par Calvin, au panthéisme. Il faudra la sagesse du concile de Trente pour rétablir l’unité : une seule tête, le pape, un seul texte biblique, la Vulgate, un seul système philosophique, le néo aristotélisme avec le retour à la Somme de saint Thomas.
Les femmes espagnoles se piquent, elles aussi, d’humanisme et d’érudition. Elles apprennent volontiers plusieurs langues, Dona Maria Mendoza parlait grec ; Dona Lucia de Medrana commenta des textes latins à Salamanque, et Francesca, fille de l’illustre Antonio de Nebrija, suppléa son père à Alcala dans la chaire de rhétorique([1]). Les poésies lyriques de Fernando de Herrera préparent le règne de Miguel Cervantes. Mais cette passion nouvelle et immodérée de la culture, cette effervescence spirituelle ne sont pas encore endiguées et canalisées dans ce commencement du XVIe siècle espagnol où abondent les illuminés, les sorciers, les hérétiques parmi lesquels s’égare trop souvent l’Inquisition, les cherchant jusque dans le fond des monastères. Et cependant tette terre ardente, cette terre brûlée donne tour à tour, à peu d’intervalle, un Ignace de Loyola qui, blessé au siège de Pampelune, s’en ira sur la colline de Montmartre avec six compagnons pour y faire le vœu de se consacrer au pape et ce sera, l’origine de l’ordre des Jésuites, un François Xavier qui évangélisera l’Extrême-Orient et y répandra la foi catholique, une Thérèse d’Avila enfin, la grande Réformatrice du Carmel.
IV
Quelle est la part de saint Jean de la Croix dans ce renouveau de l’Espagne ? Ce sera la meilleure, celle que distribue Jésus à Marie agenouillée à ses pieds tandis que Marthe assume tous les détails de l’existence pratique, ce qui n’est tout de même pas négligeable, surtout aujourd’hui. Sa vie ne sera en effet qu’une offrande : elle se donne à Dieu, elle se perd en Dieu. Sa poésie n’est qu’un chant d’amour et ses traités mystiques une science de l’immolation humaine. Un jour de la fin d’août 1567, sainte Thérèse qui installe à Medina del Campo le second monastère de la Réforme des Carmélites, le premier étant celui d’Avila, et qui médite la réforme parallèle des Carmes déchaussés, est avertie de la présence d’un jeune moine en vacances dans la ville. Elle le fait venir pour s’entretenir avec lui de son projet. Ce jeune moine, c’est le futur Jean de la Croix. Date mémorable, cette première rencontre entre les deux saints : elle a cinquante-deux ans, il n’en a que vingt-cinq. A-t-il déjà reçu le sacerdoce ? II n’a pas achevé ses études à Salamanque, mais, avec sa pénétration intérieure et son expérience des âmes, elle a deviné que la même flamme les brûlait tous les deux. Elle l’associera à son œuvre de la Réforme et lui confiera un peu plus tard le monastère de Duruelo.
Saint Ignace de Loyola, le fondateur des Jésuites, est né dans le château de sa famille au Guipuscoa : if fut grand seigneur et officier. La Vierge séraphique s’appelle Thérèse Ahumada y Cepeda : elle appartient à l’aristocratie espagnole et connaît la vie de Cour. Tout autre est l’origine de saint Jean de la Croix, ou plutôt, s’il est pareillement de bonne race, cette race est déchue de son rang. Son père Gonzalo de Yépès a beau être le descendant d’un hidalgo connu, la famille l’a renié à cause de sa mésalliance. Il a épousé Catalina Alvarez pour sa beauté et en même temps qu’elle il a épousé la pauvreté, cette fiancée qu’avait choisie entre toutes saint François d’Assise, quand elle s’impose d’elle-même le plus souvent et n’est pas recherchée. Ainsi avait-il dû se retirer dans un bourg de la Vieille Castille, Fontiveros, entre Avila et Salamanque. Là sa femme tissait la soie et il s’occupait des marchés aux foires célèbres de Medina del Campo. Trois fils naquirent de cette union dont le dernier né fut Jean, bientôt orphelin de père. La veuve, restée seule avec les petits, connut la pire détresse et, comme Fontiveros ne peut les nourrir, elle s’installe à Medina. Sur trois elle n’en emmène plus que deux : le second, trop délicat, n’a pas résisté aux privations. Avec l’aîné, Francesco, elle se place chez un tisserand. Le dernier, Jean, apprendra l’un ou l’autre métier manuel, mais il ne montre aucune disposition. II ne sait pas très bien se servir de ses mains qui se joignent naturellement pour prier. On l’emploie à l’hôpital, un triste hôpital de pustuleux, pour les commissions, les quêtes, puis les soins. Quand ce service lui laisse quelque loisir, il étudie la grammaire et la philosophie. Les Jésuites commencent à distribuer gratuitement l’instruction et se multiplient : se doutent-ils de la valeur de cet élève qui ne peut guère travailler que la nuit ?
Cependant Jean a déclaré sa vocation à sa mère. Il sera prêtre, mais, comme on lui propose d’être aumônier de l’hôpital, ce qui lui permettrait de la garder avec lui refuse pour entrer dans l’Ordre fondé, au service et en l’honneur de Marie, le Carmel, et la femme, déjà fatiguée et vieillissante, l’approuve et le bénit. Ses études ont été trop incomplètes pour qu’il puisse être ordonné. Ses supérieurs l’envoient donc à l’Université de Salamanque alors très populeuse, puisqu’elle comptait cinq à six mille élèves. Celle d’Alcala pouvait seule rivaliser avec elle.
« Elles étaient trépidantes de vie, écrit l’abbé Hoornaert dans sa thèse sur Sainte Thérèse écrivain. Avec leur peuple d’étudiants, simples chevaliers de la tuna, picaros toujours en mal de tours pendables, ou élèves sérieux assoiffés de culture ancienne, avec leurs juges et leurs officiers, avec leurs corps de professeurs et leurs recteurs magnifiques dont la magistrature était annuelle, avec leur chancelier nommé à vie et qui, comme le Maestrescuela de Salamanque, représentait le Pape et l’Empereur, elles constituaient de véritables républiques du savoir. Chaque jour, sous le soleil cuisant ou la pluie froide, c’était par les places, dans les patios des , collèges et les ambulacres de l’Université un vaet vient bariolé d’uniformes : étudiants des ordres militaires, Calatrava et Alcantara, portant sur la poitrine la croix rouge de Saint Jacques, élèves du grand collège de Saint-Ildefonse ou de Saint-Jérôme, dont la beca bleue, écarlate ou violette bordait la robe brune à franges blanches ou noires, dominicains, bénédictins, augustins : et jusqu’à la nuit tombante, après les cours du soir où les professeurs donnaient encore des consultations, le bourdonnement des syllogismes se mêlait au cliquetis des rapières dans ce champ clos de la science où les maîtres se prenaient de querelle pour une virgule de Juvénal et où les étudiants se battaient pour l’amour, le pundonor ou le simple plaisir. »
C’est, en plus petit, le tableau que tracent les chroniqueurs de l’Université de Paris à la même époque, et du grouillement plus sonore encore de la montagne Sainte-Geneviève.
Dans cette foule bigarrée avide de savoir et trop portée aux stériles discussions philosophiques et théologiques, un petit homme, celui que sainte Thérèse appellera drôlement une moitié de carme, s’isole, se recueille, se prépare sans se douter encore de la lumière qui rayonnera de cette préparation. Il est déjà plus savant que tous ses camarades, car il a passé par une école que la plupart ignorent, celle de l’adversité. Il a connu l’angoisse familiale du pain quotidien, l’opprobre jeté aux déchus, et la misère sans nom d’un hôpital contaminé. Pas un jour, cependant, pas une heure il ne s’est abandonné au découragement ni à la plainte. A travers toutes ces misères a-t-il déjà senti la présence du Dieu vivant ? Mais le voici qui se précipite dans la Bible où il découvre Ezéchiel, Isaïe, Jonas et David, surtout le saint homme Job acharné après Dieu, dans l’Évangile qui n’est pour lui que douceur et tendresse du Christ, dans le thomisme qui donne un corps à l’enseignement divin, dans la poésie où il découvre la puissance du rythme et le charme de la Musique. Ce sont là, non encore assemblés et ordonnés, les éléments de son œuvre future, et c’est pourquoi j’ai insisté sur la période de Salamanque qui explique la perfection du poète comme celle du théologien Mystique. Le don n’a jamais suffi à l’écrivain sans le travail et la connaissance professionnelle, de même que la connaissance professionnelle et le travail n’ont jamais suffi sans le don : le génie et même le talent jaillissent de la conjonction de l’un et de l’autre.
Au sortir de l’Université de Salamanque, sainte Thérèse cueille sa moitié de carme pour l’emmener à Valladolid où elle l’initie à la réforme du Carmel, après quoi elle l’expédie à Duruelo pour y fonder un monastère de Carmes déchaussés. Duruelo n’est qu’un hameau perdu dans une forêt de chênes verts, près du rio Almar, non loin de Medina.
Dans ses Fondations la sainte raconte son arrivée à Duruelo : « Je n’oublierai jamais la lassitude et les tourments de ce voyage. Cela fut cause que nous n’arrivâmes qu’à la tombée de la nuit. A notre entrée dans la maison elle nous offrit un aspect si peu engageant par suite de l’extrême malpropreté et de la présence des moissonneurs que nous ne voulûmes point nous hasarder à y passer la nuit. Un portal assez convenable, une chambre à alcôve avec son grenier, une petite cuisine : voilà en quoi consistait tout notre monastère. Ma compagne, quoique bien meilleure que moi et très amie de la pénitence, ne pouvait supporter l’idée de me voir établir là un couvent. Elle me disait « Je vous l’assure, ma Mère, l’esprit le plus fervent trouverait cela intolérable. Je vous en prie, n’en parlez plus. » Le prêtre qui m’accompagnait était du même avis. Mais quand je lui eus expliqué mon plan, il ne fit pas opposition. »
C’est dans une sorte d’étable que Jean de la Croix va donc organiser le premier couvent des Carmes réformés. Il y suivra à la lettre les instructions presque lyriques données par le supérieur général, le Père Rubeo de Ravenne : « Nous voudrions que tous les religieux appartenant à cet Ordre fussent autant de clairs miroirs, de lampes, ardentes, de torches enflammées, d’étoiles resplendissantes, capables d’éclairer et de guider ceux qui sont voyageurs au milieu de ce monde. A cette fin, notre grand désir est qu’ils s’emploient au commerce continuel et familier avec Dieu et que, par le moyen de l’oraison, par l’exercice des saintes méditations et contemplations, ils s’efforcent de s’unir tellement à Lui que leur esprit, encore retenu dans la chair, vive déjà dans les cieux et ne serve le corps que par pure nécessité. »
Heureux jours de Duruelo où Jean de la Croix oublie son corps pour son âme, et son âme pour son Dieu !
Mais Thérèse, qui maintenant connaît son autorité secrète dans la direction de la vie surnaturelle, l’appelle au couvent de l’Incarnation à Avila où elle-même a été rappelée : elle le donne comme confesseur à ses moniales. Elle-même a-t-elle ressenti les effets de cette direction dont elle a dit : « Les richesses et les trésors que Dieu a placés dans cette âme sainte, nul ne les connaît, ils sont très grands. » Ne connaîtront-ils pas les mêmes extases lorsqu’ils parleront de Dieu, le Maître de la Vie, la seule Vie, dont l’amour les soulève de terre ? Peut-être ne serait-il pas malaisé de suivre les traces de cette influence dans les écrits postérieurs de sainte Thérèse, les Élévations sur le Cantique des Cantiques et le Château intérieur.
Cependant, la grande épreuve manquait encore à Jean de la Croix, celle de la persécution pour sa foi même. Elle dépasserait toutes les autres, misère du corps, privations, humiliations, horreur des plus honteuses maladies. Or il passera au travers avec une sérénité qui stupéfiera ses bourreaux ecclésiastiques. Si le protestantisme a lamentablement échoué en Espagne, il a déchaîné une sorte de despotisme religieux qui, se méfiant de toute interprétation individuelle, de toute controverse philosophique, de toute nouveauté, et même de toute liberté d’esprit, a installé, se croyant investi d’une mission divine, le tribunal de l’Inquisition pour imposer une règle unique dont le Pape seul, avec le concile de Trente, sera le dépositaire enfin reconnu. D’un Ordre religieux à l’autre et dans chaque Ordre, on se surveille, on s’épie, on se dénonce. Les Carmes mitigés ne sauraient accepter la Réforme des Carmes déchaussés. Le nonce, Mgr Philippe Sega, nouveau venu à Madrid, accueille fort mal cette réforme thérésienne. A Avila, les religieuses fidèles à leur fondatrice qui est absente par chance ou providentiellement sont excommuniées. Le Père Jean de la Croix qui les soutient est enlevé dans la nuit du 3 au 4 septembre 1577 avec son compagnon le Père Germain, frappé de verges au monastère d’Avila, incarcéré à Tolède. La cellule de sa prison donne sur le Tage.
« Tolède, écrit un biographe du saint, est âpre et chaude. Raffinements mauresques, festivités chrétiennes, violences espagnoles, rien n’a contenté son désir. Elle dépasse tout : le Sang, le Sensible et la Mort. Tolède, rivée au roc, est un cri dans le désert. Sa soif est inextinguible. Elle a les appétits du soleil. »
Là, durant neuf mois, le temps d’enfanter en lui une âme nouvelle délivrée de toute chair, le Père Jean de la Croix est supplicié physiquement et moralement, avec cette cruauté particulière à ceux qui ont rejeté « le lait des tendresses humaines ».
J’ose à peine donner les détails cités par son biographe, le Père Bruno, sur ce martyre :
« ...On incarcéra donc le saint du Carmel dans une cavité étroite de six pieds de large sur dix de longueur, servant de débarras. Air et lumière ne viennent que par une lucarne haut placée. Jean de la Croix doit user d’un escabeau pour réciter ses Heures. Chaque soir dans les débuts, enfin de temps en temps les vendredis quand on fut las, on l’amène au réfectoire et il prend à terre du pain et de l’eau. C’est le jeûne ignominieux prévu pour les fautes d’incorrigibilité. Puis il se découvre jusqu’à la ceinture, et chacun à son tour passe « en roue » et le frappe. « Lime sourde » lui crie-t-on dans l’agacement. Il se montrait immobile comme une pierre. Devant tant de dureté et de patience, les jeunes novices se disaient : « c’est un saint » et ils pleuraient, »
Les Pères mitigés, eux, demeuraient insensibles et prenaient goût à le tourmenter. En vain, après l’avoir ainsi maltraité, l’engageaient-ils au reniement. Il connut ce qu’il appellera la Nuit obscure où le corps et l’âme semblent abandonnés de Dieu. Mais il ne faiblira pas. Il devine ce que la Mère Thérèse doit endurer et souffrir de son côté, elle qui dans l’ignorance du lieu de sa détention s’adressera jusqu’à Philippe II pour le réclamer. Par cette mort au monde, il revivra réellement. Son geôlier, moins inhumain, aura pitié de lui et lui fera « la charité d’un peu de papier et d’encre ». Car c’est dans l’affreuse prison de Tolède que Jean de la Croix composera ses deux chants La nuit obscure et le Cantique spirituel, à moins qu’il ne les ait composés de mémoire dans les longues heures de solitude et de ténèbres.
Vivra-t-il longtemps dans cette dure captivité, à peine nourri et sans aucun secours moral autre que celui qu’il tire de sa souffrance même ? Au prieur entré le 14 août dans le cachot où il gît épuisé et le frappant du pied pour le faire lever, il demande en vain la faveur de célébrer la messe le lendemain pour la fête de la Vierge. Cette grâce lui est refusée, mais la Vierge lui apparaîtra elle-même et lui annoncera sa délivrance. L’a-t-elle réellement aidé dans son évasion, ou s’est-elle contenter de lui en suggérer le projet et le plan ? Il a pu jour après jour défaire la serrure de sa geôle et fabriquer une corde de sauvetage avec de vieilles couvertures. Dans la nuit il suspend sa corde à un balcon qu’il a repéré et il descend dans le vide jusqu’au rempart d’où il gagne une ruelle et de là le couvent des Carmélites où l’on s’empresse de le cacher. Il est « si consumé et si défiguré » qu’il semble « une image de la mort ». Mais aux religieuses assemblées autour de lui, après qu’elles l’ont un peu réconforté avec des poires cuites, il parle de sa détention comme du temps le plus heureux de sa vie, et des mitigés qui l’ont persécuté comme de grands bienfaiteurs. Car il leur doit les poèmes qu’il a composés et le nouvel échelon qu’il a gravi sur l’échelle qui conduit à Dieu.
Recueilli, loin de Tolède, par un convent de son ordre, il est envoyé comme prieur au « désert » du Calvario. Ce monastère éloigné, au seuil de l’Andalousie dans la vallée du Guadalquivir, sera pour lui l’ermitage où il écrira La Montée du Carmel, où il pourra, dans la solitude, s’abandonner plus complètement à la contemplation, mais d’où il sera tiré, après moins d’une année, pour être recteur du collège carmélitain de Baeza, plus au sud. Là son ministère s’exerce au dehors et au dedans, à l’intérieur du collège où il forme les moines, les novices, les élèves à la vie religieuse et à la vie mystique, à l’extérieur par les missions et les confessions.
« Tout le temps que le Père Jean de la Croix fut recteur du collège de Baeza, dit un témoin, les confesseurs étaient tous les jours, matin et soir, au confessionnal... Jamais on ne fut plus avide à confesser que du temps où le saint était supérieur. Il était tellement zélé pour le salut des âmes. »
Ainsi répandait-il autour de lui la vie spirituelle. Les affligés, les scrupuleux l’importunaient sans cesse et il les accueillait tous. Sa présence avertissait les coupables et les courbait sous la pénitence. On eût dit que des rayons lumineux émanaient de sa personne.
En mars 1582, il est élu prieur du Carmel des Martyrs à Grenade où il restera six années, les plus fécondes peut‑être pour l’écrivain, celles où il rédigera ses quatre traités du mysticisme qu’il portait en lui dès la prison de Tolède, car ils furent pensés dans la privation et la souffrance. Ne composera-t-il pas la Vive Flamme en quinze jours ? Peut-être ne convient-il pas de dramatiser avec nos conceptions tolérantes actuelles ces persécutions du XVIe siècle, non plus que les terribles décrets de Philippe II contre les Maures. La tolérance convient aux temps paisibles où la loi ni la chose publique ne sont menacées. Or le temps qui suivit la Réforme de Luther fut une effroyable mêlée religieuse où se développèrent, comme les arbres sains et les plantes vénéneuses dans la forêt tropicale, les plus hautes vertus et les pires aberrations : mélange des grands mystiques et des illuminés, de la théologie et de la sorcellerie, apparitions et extases, possessions et véritables interventions démoniaques. Ceux qui, dans ce chaos d’idées et de systèmes, se croyaient en possession de la vérité, prétendaient l’imposer au monde par tous les moyens et les pires, même par la torture et la mort. Ainsi s’expliquent l’Inquisition et la Saint-Barthélemy : elles s’expliquent, mais ne se justifient pas. « Plus les confesseurs sont saints, dira Jean de la Croix, plus ils sont doux et moins ils se scandalisent : » Mais la sainteté est rare, surtout chez ceux qui détiennent le pouvoir, même le pouvoir spirituel, car l’esprit de domination trop souvent les possède.
Jean de la Croix est tout l’opposé de ces pieux et affreux tyrans. Il attire et il console. A Grenade, où il bâtit un couvent plus spacieux avec un beau cloître, loin d’écarter les Maures, il les traite avec tendresse et pitié. On lui amène de partout les possédés et les illuminés. Ce mystique qui dissimule ses extases, parce qu’il devine la contagion que peut répandre une fausse imitation des phénomènes surnaturels, a montré dans la Montée du Carmel combien il faut se méfier dans ce domaine de tout ce qui est déraisonnable.
« Nous devons, écrit-il, tellement nous attacher à la raison et à la doctrine évangélique que, s’il nous arrivait, malgré nous ou de notre plein gré, de recevoir quelque communication surnaturelle, nous ne devrions en admettre que ce qui se trouverait parfaitement conforme à l’une et à l’autre et, en ce cas, l’admettre non parce que c’est une révélation, mais parce que c’est une chose raisonnable, en laissant de côté ce qui est purement révélation. »
Tel est l’enseignement de ce mystique, ennemi de toutes les divagations religieuses.
Son ministère concilie heureusement l’ermitage et la mission, la contemplation et l’apostolat. N’est-ce pas l’esprit même de la Réforme du Carmel ? N’est-il pas le fidèle continuateur, le disciple de sainte Thérèse morte en 1582 ? Nommé vicaire provincial d’Andalousie et convoqué à ce titre à Madrid au Chapitre général le 4 juin 1591, pour les élections, il est disgracié, mais, comme l’œuvre de sainte Thérèse est mise en cause, il se lève pour la défendre. Le Supérieur général, outré de cette protestation d’un provincial déchu qui n’est plus qu’un simple moine, l’expédie, par manière de pénitence, dans la solitude de la Penuela, dans la Sierra Morena. On croit l’atteindre ainsi, quand il est heureux d’être déchargé de toute direction et de pouvoir se donner tout entier à l’amour divin. Mais sa santé est ébranlée. Il souffre cruellement d’un ulcère à la jambe et le 21 septembre il doit quitter Penuela, hissé tant bien que mal sur un mulet, pour Ubeda où il trouvera des soins médicaux. Ubeda, dit Maurice Barrès qui y est allé, est une de ces villes pauvres et précieuses, bijoux de fer, cris ardents qui frappent fort sur l’âme et la caressent ». Mais le prieur d’Ubeda accueille très mal ce malade qui fut morigéné au Chapitre général et le Père Procureur se plaint des frais qu’il occasionne. Car les subalternes ne manquent pas d’ajouter, par flatterie et bassesse, à la rigueur des chefs. Cependant l’état du pauvre Jean de la Croix empire : un chirurgien de fortune lui ouvre les abcès et met les chairs à nu. Il endure les plus cruelles souffrances et se met à l’abri de la plainte sous la Passion du Christ. Le 12 décembre il réclame le Viatique. Sa douceur et son humilité sont telles que le prieur et le procureur, vaincus, viennent pleurer au chevet du mourant. Lui-même suit d’heure en heure sa propre agonie et annonce sa fin pour la minuit du 13 décembre. Quand il expire, serrant le crucifix dans les mains après l’avoir une dernière fois approché de ses lèvres, une grande clarté resplendit sur tout son corps et sur le grabat qui le porte.
V
Telle est l’armature extérieure de cette vie de saint. Il nous faut maintenant pénétrer au dedans, explorer l’âme, y découvrir le poète et le mystique ensemble, car ils ne se peuvent séparer. Poésie et théologie, adoration et mysticité s’entrelacent dans son œuvre comme deux giroflées rapprochées et poussées ensemble sur un mur d’église qu’elles dépassent pour se balancer dans l’azur en une fleur unique. Ses traités sont la paraphrase de ses poèmes qui en donnent la clé : par eux s’ouvre le tabernacle où repose le ciboire qui contient le dépôt du Christ.
A travers quelle forme faut-il chercher sa pensée ? ou plutôt son hymne d’amour, car La nuit obscure comme le Cantique spirituel, la Montée du Carmel comme la Vive Flamme ne sont qu’un hymne d’amour divin ? Le pauvre petit nobliau déchu de Fontiveros, mêlé au peuple et aux métiers, aux tisserands et aux forgerons, aux ouvriers du fer et de la soie, n’a pu recueillir que les chansons et cantilènes populaires, soit aux foires de Medina del Campo, soit dans les ateliers, soit sur les routes, dans les prairies au bord des fontaines et les mêler aux motets, proses et chants liturgiques. Son oreille musicienne en a retenu la quantité et la mesure. Mais l’étudiant de Salamanque a découvert dans la Bible les grands rythmes et les images sublimes qui donnent à la langue des Prophètes une tonalité et une richesse incomparables. Il s’est enchanté aux psaumes de David dont les cordes de harpe vibrent encore, aux versets d’Ezéchiel, aux lamentations de Jérémie, aux brûlantes ardeurs du Cantique des Cantiques. Lorsque l’inspiration s’impose à lui, soit dans le monastère de Duruelo, soit dans la prison de Tolède, soit dans la douce Andalousie, lorsqu’il désire d’exprimer lui-même ce qu’il ressent, le vers lui viendra naturellement sur les lèvres. Il ne cherchera pas une forme savante. Il se contentera de la plus simple musique, celle des complaintes entendues où le même refrain reprend sans cesse, où chaque couplet se termine par le retour des mêmes vocables, par le choc des mêmes assonances. Dès lors la suite des strophes se fixera aisément dans les mémoires. Elles tiendront compagnie.au moine qui médite, au fidèle à l’office, à la mère qui berce son enfant, à la jeune fille qui pousse son aiguille, à la religieuse qui cherche les mots de son adoration. Elles seront un exercice spirituel.
Et voici que, sans que leur auteur l’ait voulu, elles sont d’une extrême science et rejoignent les poèmes les plus raffinés. Car les images venues des beautés naturelles et renforcées par les souvenirs de l’Ancien et du Nouveau Testament composent ensemble un paysage où les plans se paraissent confondre dans l’excès de lumière, dans une sorte de halo de poussière dorée qui dissipe les ombres et les remplace par des rayons presqu’aveuglants. Il est dès lors sensible que le poète, comme d’ailleurs le mystique, s’est heurté à l’inexprimable. Le langage humain ne peut lui offrir que les syllabes communes, les phrases assemblées dans l’ordre usité par les mortels dans l’existence courante. Même amplifié et magnifié par les artistes du Verbe, il demeure encore impuissant à traduire les extases que lui cause la sensation de la présence de Dieu. Présence de Dieu dans la nature, dans le moindre brin d’herbe comme dans le chant nocturne des étoiles, dans l’être le plus chétif comme dans le plus haut génie, présence de Dieu hors de soi et en soi, communion avec Lui dans une suprême ascension. Comment jamais rendre ce colloque entre la créature et le Créateur, cette élévation de l’âme perdue dans la gloire du Très-Haut ? Et cependant ne faut-il pas tenter de répandre ces élans et ces joies ? N’est-ce pas une obligation de distribuer ses richesses aux pauvres hommes et quels trésors se pourraient comparer au divin bonheur ?
Lui-même a plus d’une fois déploré cette insuffisance.
« Il s’agit de matière si intérieure, écrit-il à Dona Ana de Penalosa qui lui réclame Vive Flamme, si spirituelle qu’elle semble dépasser les ressources du langage humain. » Et dans le prologue du Cantique spirituel : « Qui donc pourrait écrire ce qu’il découvre aux âmes aimantes où il habite ? Qui donc dirait avec des mots ce qu’il leur fait sentir ? Qui enfin exprimerait ce qu’il leur fait souhaiter ? Assurément nul n’y suffit, assurément les âmes mêmes qui l’éprouvent ne peuvent y réussir... Ainsi voit-on ces âmes préférer exprimer par figures, par comparaisons, par symboles, quelque peu de leurs sentiments ou de l’abondance de leur grâce, épancher des secrets mystiques ; plutôt que d’user d’arguments pour expliquer leur fait. A qui les lit sans avoir la simplicité de l’esprit d’amour et d’intelligence qu’elles contiennent, pareils symboles paraissent plus des sottises que des termes fondés sur la raison. On en trouve un exemple dans les divins Cantiques de Salomon et autres livres de l’Écriture sacrée : l’Esprit Saint, ne pouvant y traduire l’abondance de son sens par des termes courants et usuels, parle un langage mystique en figures et en symboles inouïs. »
Enfin il ajoute encore :
« Les saints docteurs pourront dire tant et plus jamais ils n’achèveront d’exposer par des mots ce qui n’a pas pu davantage se dire avec des mots... Il vaut mieux conserver aux paroles d’amour leur ampleur pour que chacun en tire profit selon sa nuance et abondance d’esprit, plutôt que de les rétrécir à une valeur unique dont tout palais ne s’arrange pas... La sagesse mystique qui a pour voie l’amour, objet des présentes strophes, n’a pas besoin d’être entendue distinctement pour faire effet d’amour et d’affection dans l’âme ; elle procède comme la foi, en qui nous aimons Dieu sans que nous l’entendions... »
Conserver aux paroles d’amour leur ampleur, aimer Dieu par la foi sans l’entendre ; là est l’explication des poèmes mystiques de saint Jean de la Croix. Il emploie nécessairement les mots qui ont servi et qui servent aux amours humaines, mais il en élargit le sens jusqu’à y faire passer le frisson de l’Infini. Il emploie, comme le Cantique des Cantiques, un vocabulaire d’images et de symboles tirés de toute la frénésie du désir humain, mais il les transfigure et en consume l’apparence charnelle dans un Buisson ardent. Son obscurité n’est qu’une projection de la clarté divine dont il est impossible de soutenir l’éclat, et non une recherche d’art, ni une impuissance de l’esprit. L’air demeure limpide et transparent.
La première extase de sainte Thérèse ne lui vint-elle pas d’une chanson chantée au son du tambourin par une jeune religieuse, où tout à coup retentit le nom de Jésus dont elle ne put entendre les syllabes sans se pâmer ? Le même phénomène s’est passé dans la vie de saint Jean de la Croix lorsqu’après la prison de Tolède il se rendait au désert du Calvaire dans la vallée du Guadalquivir : deux religieuses du Carmel lui chantèrent, au parloir, un cantique sur la douleur voulue par Dieu, et comme la Vierge séraphique il s’évanouit. Mais ne raconte-t-on pas que Newton suspendit un jour ses calculs rien que pour avoir levé les yeux sur le spectacle que lui offrait la nature et se mit à entonner un hymne à la gloire du Créateur ainsi révélé dans ses œuvres ? Pour goûter dans sa beauté secrète la poésie lyrique de saint Jean de La Croix il faut une sensibilité ouverte à cette révélation divine.
Cette sensibilité était alors plus fréquente qu’elle ne l’est devenue aujourd’hui. La science des Écritures était poussée plus avant. La lecture de la Bible était courante : je la dois à une maladie de mon adolescence et aux illustrations de Gustave Doré qui me donnèrent la curiosité du texte : Elle est ignorée de la plupart des étudiants qui perdent ainsi les trésors des prophètes. La façade même des cathédrales était un enseignement populaire dont nous ne comprendrions plus guère le langage si M. Émile Mâle, dans ses beaux livres sur les églises du moyen âge, ne nous en donnait pas le commentaire et ne nous en expliquait pas les symboles. Les humbles femmes, les artisans ignorants y pouvaient déchiffrer toute l’Histoire sainte et l’Évangile en figures assemblées. Enfin, pour ces foules et même pour ces docteurs prompts aux controverses sacrées, Dieu était réellement et distinctement un être vivant dont chacun appelait la présence.
En est-il toujours ainsi aujourd’hui, depuis que Renan, Le soumettant à l’éternel devenir, croyait L’expulser du ciel comme un simple religieux d’une congrégation non autorisée avec cet arrêt : — Dieu n’est pas une réalité personnelle, mais une pure conception de notre esprit, une forme sous laquelle nous concevons l’idéal. C’est un bon vieux mot, un peu lourd peut-être, que la philosophie interprétera dans des sens de plus en plus raffinés, mais qui ne signifiera jamais autre chose, sous une forme ou sous une autre, que la Catégorie de l’Idéal...
Personne alors n’avait encore volatilisé Dieu dans la catégorie de l’Idéal. Toute la poésie, toute la mystique de saint Jean de la Croix sont consacrées non seulement au Dieu personnel, mais à sa présence sensible, et sensible en chacun de nous. Cette présence anime le monde créé tout entier et créé pour l’homme, tandis que le positiviste Vacherot, contemporain de Renan, vaticinera : « Le monde n’est pas distinct de Dieu ; il vit, il se développe dans l’immensité de l’espace et dans l’éternité du temps ; il se suffit à lui-même quant à son existence et à son organisation et n’a nul besoin d’un principe qui lui soit supérieur. » Mais le monde n’est pas distinct de Dieu parce qu’il en est dépendant. La mystique est par là même l’opposé du panthéisme. Au couvent du Calvaire, quand Jean de la Croix, cherchant la solitude, gravit par un chemin tordu la colline au-dessus du Guadalquivir, à Grenade, quand il quitte le Carmel des Martyrs pour découvrir la campagne aride et douce ensemble d’Andalousie, limitée par les cimes neigeuses de la Sierra Nevada, soit aux heures matinales, soit à la tombée de la nuit, où le silence est plus pur et l’air plus transparent, que cherche-t-il, sinon cette présence du Dieu vivant dans la beauté du paysage caressé par la lumière du jour comme dans le mouvement lent et régulier des astres dans le ciel ? Son extase devant la nature lui révèle que « Dieu ne lui est pas donné au delà des choses, mais que Dieu et les choses lui sont données simultanément ». Qui de nous a pu ignorer cet appel et comment oublierai-je, pour ma part, ces nuits de la montagne où, du seuil d’un refuge, nous nous sentions (selon l’expression du jeune poète américain Alan Seeger, tué en France dans l’autre guerre), en camaraderie avec les étoiles rapprochées dont les pâles lueurs caressaient le monde mort des glaciers ?
Et cependant cette contemplation est peu de chose auprès du drame qui va se nouer entre l’âme et son Maître et Seigneur. Il faut tout d’abord que celle-ci traverse un double tunnel avant de parvenir à la divine clarté, et c’est la nuit obscure des sens et de l’esprit où l’âme se lamente dans la solitude, se croyant abandonnée.
Où vous êtes-vous caché,
Mon bien-aimé, en me laissant dans les gémissements ?
Vous avez fui comme le cerf
Après m’avoir blessée,
Je suis sortie après vous en criant
Mais vous étiez déjà parti...
Dans la nuit des sens, l’âme ne trouve nulle part de consolation. Aucun bien de la terre ne la contente. Elle sent ce qui lui manque et le cherche en vain, tandis que les tentations se multiplient pour la retenir et l’empêcher de rompre les liens qui l’attachent aux choses du monde. Qu’elle y résiste, qu’elle triomphe de cette sécheresse et de cette aridité, et c’est déjà le commencement de sa libération. La purification de l’esprit se passe dans la seconde nuit : c’est le second tunnel, plus long et plus noir parce que l’orgueil, le doute, l’inquiétude, le scrupule y sont embusqués. L’âme ne s’y engage pas sans crainte et tremblement. Là elle accomplira cette œuvre de détachement qui la livrera enfin, pure et nue, à son amour unique. La Montée du Carmel, complétant la Nuit obscure, indique le moyen de se détacher de tout :
Pour parvenir à savoir le tout,
Ne veuille savoir quelque chose en rien.
Pour parvenir à goûter le tout,
Ne veuille goûter quelque chose en rien.
Pour parvenir à posséder le tout,
Ne veuille posséder quelque chose en rien.
Pour parvenir à être le tout,
Ne veuille être quelque chose en rien.
Et encore :
Quand tu t’arrêtes en quelque chose,
Tu cesses de te précipiter dans le tout.
Car pour arriver de tout au tout,
Il te faut laisser entièrement tout.
Et quand tu parviens à tenir le tout,
Tu dois le garder sans rien vouloir.
Car si tu désires quelque chose en ce tout,
Tu ne gardes pas purement un Dieu ton trésor,
Le rien, ce sont la Gloire, la Sécurité, la Consolation, le Savoir, le Goût, la Liberté, l’Honneur, la Science. Le Tout, c’est l’amour qui conduit à Dieu où tout est contenu. « Aimer, dit enfin saint Jean de la Croix montrant la lumière au delà de la nuit obscure, c’est se dépouiller pour Dieu de tout ce qui n’est pas Dieu. » Et c’est le retour aux Béatitudes : « Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu ». Ce renoncement total, ne s’obtient que par la foi qui va se transfigurer dans l’amour. Alors ce sera l’union divine, chantée dans le Cantique spirituel et dans Vive Flamme où pisse le souffle oriental du Cantique des Cantiques.
« Toute la trame du Cantique spirituel et de Vive Flamme, écrit un commentateur de saint Jean de la Croix, le Père Élisée de la Nativité, est faite d’amour divin. C’est éprise de l’amour du Verbe que dès le premier vers du Cantique l’âme lui réclame « ses tourments d’amour ». Par suite « de cette blessure d’amour causée pour Dieu chez elle, la volonté se dresse rapide et prompte pour s’emparer du Bien Aimée... » C’est parce que l’Aimé « au cours d’une visite délicate et tendre accorde à l’âme une grande vigueur d’amour » qu’elle entre dans l’état d’union qui caractérise les fiançailles spirituelles. Un moment arrive où cette âme peut dire que l’amour est désormais toute son activité : « Toutes les ressources de mon âme et de mon corps appartiennent à l’amour, toute démarche se fait par amour, toute souffrance se porte par amour ». Le mariage spirituel se réalise « par l’union d’amour consommée en la mesure possible sur terre ».
L’âme ne vit plus et c’est le Christ qui vit en elle. « Et je serai toi-même en ta beauté, et tu seras moi-même en ta beauté ». Elle participe en somme à la volonté de Dieu, elle se perd en Lui. Et même elle entrevoit le mystère de la sainte Trinité où le Père, le Fils et l’Esprit-Saint ne font qu’un. C’est la suprême ascension. Pour l’achever, il ne reste plus à l’âme qu’à perdre son enveloppe terrestre. Ainsi la Vierge séraphique, devançant Jean de la Croix, avait-elle composé la glose célèbre où elle s’écrie : « Je meurs de ne pouvoir mourir ». Thème repris par le Saint dans les Strophes de l’âme qui se languit voir Dieu :
Je vis sans vivre en moi,
Et de telle sorte j’espère
Que je meurs de ne pas mourir.
Le dernier vers revient comme un refrain à la fin de chaque strophe.
Le Cantique spirituel est sans doute la fleur des recueils lyriques et mystiques du poète. Il est inspiré de la Bible et les alanguissements de l’Épousé amoureuse rappellent ceux du Cantique des Cantiques, mais aux images orientales ne mêle-t-il pas les paysages plus arides de la Castille et plus tendres de l’Andalousie ?
Mon Aimé, tu es pour moi les montagnes,
Les vallées solitaires aux arbres d’ombre,
Les îles étranges,
Les fleuves qui retentissent,
Le sifflement des vents de l’amour.
…
Lorsque tu m’as regardée,
Tes yeux ont imprimé leur grâce dans ma chair,
C’est pourquoi tu m’as couronnée,
C’est en quoi les miens éblouis méritaient
D’adorer ce qu’ils voyaient en toi.
Ne veuille plus m’accabler de dédain,
Pour la noirceur du péché de ma face,
Ne cesse de me regarder
Après que tu m’as regardée,
Car tu laisses en moi la splendeur de ta grâce...
Tout le poème est de cet élan, de cette ivresse d’amour. Mais, aspirés, absorbés par cet amour divin, sainte Thérèse et saint Jean de la Croix en recevaient plus de force et d’ardeur dans leur ministère, leur enseignement, leur apostolat. Ils avaient consenti à tout perdre pour tout gagner. Perdus en Dieu, ils possédaient la source de vie.
Cette source de vie coule à pleins bords dans les recueils lyriques de saint Jean de la Croix. Tandis que l’homme s’est fait aujourd’hui le centre de l’univers, ce poète nous vient rappeler que tout ce qui ne nous fait pas connaître Dieu ne nous fait en réalité rien connaître. Or c’est l’amour qui nous conduit à la connaissance, et l’amour est entravé par les assujettissements matériels comme par les erreurs intellectuelles dont il nous faut affranchir si nous voulons écarter tous les obstacles qui empêchent Dieu d’agir sur notre âme et de la posséder. Les hommes ne se haïssent entre eux que parce qu’ils haïssent Dieu ou tout au moins l’ignorent.
Si Jean de la Croix n’entraîne pas si haut les poètes d’aujourd’hui, ses frères, ne retrouve-t-on pas les traces de son influence lyrique, même indéterminée et sans doute inconsciente ; non dans un Paul Claudel inspiré directement par les Prophètes, mais jusque dans les premiers poèmes de Maurice Maeterlinck accablé par le mystère du monde et dans la spiritualité frissonnante de Rainer Maria Rilke et aussi dans les essais encore incertains de nos plus récents poètes las des excès de la raison et des insuffisances des sentiments ? Qui d’entre eux le suivra jusqu’au sommet mystique où il est parvenu et dont il nous propose l’ascension ?
VI
Une armée de spécialistes, médecins, docteurs et savants de tous poils, de toutes nations, de tous mérites, barbiers, cliniciens, chirurgiens, psychiatres, membres de l’Académie de médecine ou de l’Académie des sciences, ou simples praticiens de chefs-lieux de canton, s’est acharnée à l’examen des cas pathologiques, extases, pâmoisons, évanouissements, soulèvements au-dessus du sol, nimbes, clartés, illuminations, apparitions, révélations, stigmates de saint François d’Assise, de sainte Claire, de sainte Catherine de Sienne, de sainte Thérèse, de saint Jean de la Croix, etc., sans jamais pouvoir s’accorder entre eux, les uns se précipitant, comme dans une mare de microbes, sur les névroses, les autres s’inclinant, la plupart avec mélancolie et quelques-uns avec allégresse, devant des phénomènes anormaux, déconcertants, extranaturels. Cependant une remarque s’imposait à tous : ces états, surnaturels ou nerveux, n’agissaient en rien sur la santé du corps et la lucidité de l’esprit de ceux qui les subissaient et même apportaient une sorte d’afflux à leur activité physique et cérébrale, sans contrarier dans ses manifestations la raison pratique. Mais la mystique qui peut provoquer chez une élite appelée à Dieu de tels élans et recevoir de Lui de tels signes n’est pas nécessairement séparée de la vie ordinaire qu’elle peut au contraire imprégner quotidiennement. Ce serait une grave erreur de la croire réservée à quelques élus quand elle s’offre à tous. Dans la vie même de saint Jean de la Croix est rapportée la mort d’un simple frère lai, le frère Albert de la Vierge, portier du Carmel des Martyrs à Grenade : « Son visage était enflammé et jetait comme un éclat céleste, ce qui le rendait si merveilleusement beau que tous en étaient dans le ravissement et versaient en silence des larmes de consolation... Soudain, Frère Albert s’écria d’une voix forte : « Ah ! je l’ai vu ! Ah ! je l’ai vu ! Ah ! je l’ai vu ! » et aussitôt ramenant ses bras il les croisa sur sa poitrine. Comme déjà il commençait à fermer les yeux, notre vénérable Père Jean de la Croix s’empressa de lui faire cette question : « Frère Albert, qu’avez-vous vu ? » Et il répondit : « L’amour, l’amour ! » et demeura en extase. » En ouvrant et fermant la porte du monastère, gardien vigilant, il avait lui aussi atteint cette perfection intérieure du parfait détachement qui l’avait livré à l’amour de Dieu.
De la mysticité même de Jean de la Croix émanent comme des rayons de lumière ces conseils de vie pratique contraires à la suffisance, à la présomption, à l’indiscipline de tant de jeunes gens d’hier et d’aujourd’hui, et, par exemple, ne dit-il pas : « Toujours s’incliner, non à ce qui est le plus facile, mais au plus difficile, non au plus savoureux, mais au plus savoureux, non à ce qui est de plus de repos, mais à plus de travail, non à ce qui console, mais à ce qui désole, non au plus grand, mais au plus petit,.. » ?
Saint François de Sales qui est, lui aussi, un docteur de l’Église et le théologien du Traité de l’amour de Dieu, recommande expressément de ne pas séparer de la religion les devoirs d’état et même de les fortifier par elle : « Un avocat, écrit-il, doit savoir passer de l’oraison à la plaidoirie, le marchand au trafic, la femme mariée au devoir de son mariage et ail traças de son ménage, avec tant de douceur et de tranquillité que pour cela son esprit ne soit point troublé ; » Car la vraie religion se reconnaît à ce qu’elle est toujours un agent d’ordre et jamais de désordre. Les humbles et petites vertus ne sont jamais négligeables. Il connaît les trésors que peut contenir une vie de pauvre femme oubliée d’elle-même et perdue dans le service de Dieu à travers sa tâche obligatoire, et il sait mettre à leur place cette villageoise Pernette Boutey dont a ne put apprendre la mort sans se torcher les yeux, tant il la savait grande devant Dieu, ou cette modeste veuve d’Annecy qu’il aperçut « à la suite du Saint Sacrement et où les autres portaient de grands flambeaux de cire blanche, elle ne portait qu’une petite chandelle qu’elle avait faite ; encore le vent l’éteignit ; cela ne l’avança ni recula du Saint Sacrement, elle ne laissa pas d’être aussitôt que les autres à l’Église. ».
A Mme de Chantal, frappée dans l’une de ses affections, il écrit : « Si Dieu vous les ravissait toutes, n’auriez-vous pas assez d’avoir Dieu ? Ayant mesuré la singulière force de cette âme d’élite, il la veut toute engloutie en Dieu. Car, pour lui comme pour saint Jean de la Croix, sainte Thérèse, saint François d’Assise, il, n’y a que l’union en, Dieu, consommée sur les sommets de l’intelligence et de la sensibilité humaines abandonnées au vouloir divin « L’homme, écrit-il dans son Traité, est la perfection de l’univers, l’esprit est la perfection de l’homme, l’amour celle de l’esprit et la charité celle de l’amour. C’est pourquoi l’amour de Dieu est la fin, la perfection et l’excellence de l’univers. » Mais il se garde, de la réserver aux contemplatifs dans leurs monastères.
Un jour que je comparais, devant Son Eminence Monseigneur Baudrillart, le petit nombre de pères et de Mères de famille admis parmi les Saints au grand nombre, de moines et de moniales, il me répliqua de ce ton bourru qu’il affectionnait pour lâcher des vérités :
— Ce sont les moines et moniales qui poussent leurs candidats. Mais je ne prêche jamais dans un couvent sans rappeler à mon auditoire les vertus cachées et les mérites secrets de ces pères et de ces mères de famille trop souvent sacrifiés en effet...
Car il en est parmi eux qui acceptent dans les pires difficultés matérielles et morales de porter leur croix avec amour, tel, au XVIIe siècle, ce Louis Dulaurens, père de dix enfants et sans fortune, qui relève le courage ébranlé de sa femme : « Il ne faut point, lui écrit-il, avoir espoir aux hommes ; tout en Dieu. Estant chrétienne comme vous estes, ne vous faschez de rien ; tout en Dieu qui est le père commun de nous tous, et qui nous mandera ce qui est nécessaire. »
Qui de nous, au cours de sa vie, ne s’est pas senti soudainement illuminé par la rencontre d’un saint ou d’une sainte, soit après les avoir connus longtemps sans soupçonner leur gloire intérieure tardivement, découverte, et le plus souvent aux approches ,de la mort, soit pour en avoir eu la révélation immédiate par une expression de visage, une parole tombée naturellement, un acte spontanément accompli ? Je me souviens pour ma part de cette paysanne de chez nous qui, sans bruit, avait élevé une nombreuse famille et qui, toute engloutie en ses devoirs et sa foi, n’avait jamais pensé à elle-même : sentant la fin venue et l’acceptant avec joie, elle avait réclamé les derniers Sacrements et paisiblement attendait le départ. Comme je lui disais, sachant que toute allusion d’espoir serait vaine :
— Vous irez au Paradis, ma chère Julienne,
Elle me répondit :
— Pardi ! Où voulez-vous que j’aille ?
Et même, elle eut une dernière expression malicieuse pour ajouter :
— Je demanderai à Dieu un bon fauteuil, parce que je ne me suis jamais assise.
Ces âmes-là montent directement vers la lumière. Elles ont trouvé leur mystique dans la soumission absolue qui est une forme de l’amour. Mais le sacrifice est peut-être plus grand chez celles qui, à l’appel de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix, doivent abandonner toutes les promesses offertes par le nom, la richesse et la beauté, pour s’aller cacher à jamais dans un Carmel. Sans doute y vont-elles dans la joie de leur amour pour l’Époux qu’elles ont choisi et, cependant, quel dépouillement plus complet implique cette résolution dans le temps où elle n’est pas encore prise, où il faut se débattre contre les plus tendres affections et les plus radieux espoirs ! Deux fois je fus le témoin de ces luttes et de ce triomphe.
Je tairai leurs noms et voudrais pourtant évoquer leur grâce. Celle-ci était une amie de mes filles et je la rencontrais souvent dans le monde où elle ne pouvait passer inaperçue. Un visage délicat et pur, translucide et déjà céleste, une élégance naturelle, une souplesse ondoyante de démarche attiraient vers elle : on la savait spirituelle, musicienne, gâtée par la fortune. Comme elle souriait à tous d’un sourire aimable et mystérieux, je lui avais dit un jour, car j’aimais causer avec elle dans un coin du salon quand elle ne dansait pas ou n’était pas réclamée par la jeunesse : — Vous avez l’air d’avoir in secret... Quand elle vint nous annoncer son départ pour le Carmel, elle se tourna gentiment vers moi pour ajouter : — Mon secret, le voilà. Ma fille aînée s’en fut, vers un lointain Carmel, assister à sa prise de voile. Elle la vit si belle en robe de mariée et pleura de la voir disparaître ; les cheveux coupés, derrière la grille du cloître.
Cette autre, je l’avais rencontrée au Canada lorsque nous fûmes invités à y célébrer le quatrième centenaire de Jacques Cartier. Elle était la fille d’un haut personnage de Trois-Rivières, et la plus intelligente et la plus instruite de toute la province de Québec. Or, elle désirait me voir entreprendre un livre qui relierait, comme aux temps d’autrefois, la Nouvelle et la Vieille France. Je devais retourner là-bas où son automobile me conduirait dans la vallée de Saint-Remy au-dessus de Trois-Rivières, qui serait le décor de ce roman canadien. Et puis un jour, en France, je reçus la lettre où elle m’annonçait qu’elle entrait au Carmel : « Si vous venez au pays, m’écrivait-elle, je n’aurai pas le plaisir de vous conduire, peut-être pas même celui de causer avec vous. Nous partons demain, mon père et moi, pour Québec où nous assisterons au déjeuner d’État en l’honneur de nos souverains (c’était alors le voyage du Roi et de la Reine d’Angleterre au Canada). Le déjeuner, retardé de deux jours, se trouve coïncider avec le jour fixé pour mon entrée. Comme Madame Louise de France, je mangerai à midi à la table du Roi et le soir à celle des Carmélites... »
Un souffle d’en haut a caressé ces ardentes âmes de jeunes filles. Elles font maintenant partie de ce chœur spirituel qui, sur tous les points du monde, compense par ses prières l’amas quotidien des erreurs et des fautes humaines et qui, dans les temps tragiques que nous traversons, supplie le Dieu vivant, le Dieu d’amour, de mettre fin aux maux des guerres a, d’accorder la paix intérieure et extérieure aux pauvres hommes. Dans tous les sanctuaires des Carmels les lampes demeurent nuit et jour allumées, mais la pure flamme qui monte de tous ces cœurs brûlant d’amour, comment ne serait-elle pas agréable au Seigneur ?...
[1] Sainte Thérèse écrivain, par l’abbé Hoornaert.