Propos sur le bonheur
Les jeunes gens sont avides de bonheur, les vieilles gens sont enclins à se demander ce que c’est. Quelle qu’en soit la notion, il leur semble qu’une distance infinie la sépare de l’expérience réelle qu’ils en ont eue. Le philosophe Boèce le définissait : la possession simultanée de tous les biens. C’était une autre manière de dire que le bonheur n’est pas de ce monde. D’ailleurs le sien fut prématurément interrompu, puisqu’il mourut décapité sur l’ordre de son souverain.
Il y a quelque temps déjà qu’embarrassé par la difficulté, j’en vins à me demander seulement, parmi les hommes qui vivent le même genre de vie que le mien, à quels signes reconnaître ceux qui sont heureux ?
Le secours me vint du côté le moins attendu, celui de l’Académie des Sciences, dont les Mémoires, quand ils n’excèdent pas la capacité du lecteur, forment un recueil captivant. J’y tombai récemment sur l’éloge du biologiste Marie-Henry Ducrotay de Blainville, lu le 30 janvier 1854 par le physiologiste Flourens, alors Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences. Depuis mes années d’étudiant, Blainville était resté pour moi l’un des rares savants à qui Auguste Comte ait pardonné d’être membre de l’Institut de France. Qui se ressemble s’assemble, et j’appris sans étonnement de Flourens que, comme son ami Comte, Blainville était d’humeur difficile : « Cuvier disait en riant : demandez à Monsieur de Blainville son opinion sur quoi que ce soit, ou même dites-lui simplement bonjour, il vous répondra : non. » C’est pourtant sur la foi de cette notice que je me demandai si ce savant n’avait pas été, en somme, un homme heureux ?
Quand il devint le successeur de Cuvier au Muséum, Blainville hérita de son cabinet et s’y retrancha fortement ; s’y recélant, comme dit joliment Flourens, au fond d’un vaste fauteuil, derrière un triple rempart de préparations anatomiques, de microscopes en équilibre instable et de piles de livres apparemment calculées de telle sorte que celui dont on avait besoin était toujours à la base et qu’il fallait renverser la pile pour l’atteindre.
Des négociations étaient nécessaires pour obtenir de Blainville la faveur d’un rendez-vous et le visiteur n’était pas quitte après avoir franchi le seuil de son cabinet. Ne voyant encore rien lui-même, il était déjà vu. De l’obscurité, une voix sonore et grave lui posait l’invariable question : « Qu’y a-t-il pour votre service, Monsieur ? » Le visiteur ne discernait pas de chemin vers cette voix redoutable; n’ayant « pas prévu, dit Flourens, tout ce qu’il y a de pénible pour un penseur profond dans un dérangement imposé au cours de ses idées », il se troublait et parfois prenait la fuite. Les plus courageux persévéraient et si leurs premiers mots intéressaient Blainville, le maître, qui avait la parole facile et ne dédaignait pas de le montrer, se livrait au plaisir de faire du charme. Le visiteur s’y laissait prendre; se croyant le bienvenu il prolongeait sa visite. Blainville saluait alors son départ d’une autre formule familière : « Encore une heure perdue ! »
Pour être si malheureux quand on le dérangeait, il fallait que ce savant fût heureux quand on le laissait tranquille. L’un des signes du bonheur de ce genre d’hommes ne serait-il pas que leur sociabilité a des éclipses ? On peut d’autant plus le penser que le mot de Blainville en rejoint de plus célèbres : « Maître, je vous dérange peut-être ? » -« Monsieur, on me dérange toujours. » Et encore : « Ceux qui viennent me voir me font honneur, ceux qui ne viennent pas me voir me font plaisir. » C’est que là où règne la passion de la recherche à poursuivre ou de l’œuvre à faire, rien ne prévaut contre elle. N’offrez pas à ces hommes de quitter leur genre de vie pour un autre, ils n’en imaginent pas de préférable. Ne leur proposez pas d’échanger l’obscure recherche pour les fonctions plus voyantes de l’administration ou celles, plus rémunératrices de l’industrie, ils ne désirent que le loisir et les moyens de poursuivre leur travail, qui consiste à penser. Pour être heureux en gagnant sa vie, il faut n’avoir à faire pour cela que ce que l’on voudrait faire même si on n’avait pas besoin de la gagner. Nous tiendrons donc pour heureux tout genre de vie dont l’interruption est celle d’un bonheur.
Avec votre permission, je ferai ici un large détour pour éviter un problème connexe dont je ne sortirais plus si j’avais l’imprudence de m’y engager.
Dans son Portrait littéraire de La Bruyère, Sainte-Beuve fait en passant cette remarque : « La Bruyère est sage, il ne se maria jamais. » Sainte-Beuve non plus d’ailleurs, et c’est bien à lui-même qu’il pensait lorsque, parlant de « l’heureux et sage La Bruyère », il soupirait avec envie : « Que d’années d’études et de loisir durant lesquelles il dut se borner à lire, avec douceur et réflexion, allant au fond des choses, et attendant ! » Cette savoureuse dégustation de lentes lectures dans la solitude et le silence continu est-elle un bonheur compatible avec celui, assurément différent, de la vie conjugale ?
La première fois que je rencontrai le très regretté Albert Thibaudet, dont je goûtais si vivement la critique, je lui demandai comment il s’y était pris pour accumuler et digérer une aussi prodigieuse lecture ? Il me répondit avec un sourire : « Mais simplement la vieille recette : le célibat. » J’ai souvent pensé depuis à tant de philosophes qui ne se sont pas mariés, ou qui se sont repentis de l’avoir fait, comme Socrate. Et justement le cas Socrate révèle la complexité du problème, car il se double d’un cas Xanthippe. On dit qu’elle était acariâtre, mais le sort d’une Madame Socrate était-il enviable ? Descartes ne s’est jamais marié. Il a ainsi épargné à une jeune femme le plaisir douteux de se retirer avec lui en Allemagne, en un poète, pour y découvrir le principe de la géométrie analytique. Locke, Spinoza, Hume, ont jugé sage de ne pas se marier. Le professeur Kant non plus, s’assurant ainsi le loisir d’élaborer ses trois Critiques. Leibniz a frôlé de près le mariage. Dans l’éloge que fit de lui Fontenelle, Secrétaire perpétuel de notre Académie des Sciences, nous lisons que « M. Leibniz ne s’était point marié ; il y avait pensé à l’âge de cinquante ans, mais la personne qu’il avait en vue voulut avoir le temps de faire ses réflexions. Cela donna à M. Leibniz le temps de faire les siennes, et il ne se maria point ».
J’ai même lu dans un historien digne de foi que Napoléon Ier avait interdit le mariage aux professeurs de philosophie des lycées de l’empire. C’est trop beau pour qu’on ne désire pas que ce soit vrai, mais en un temps comme le nôtre, où le mariage des clercs a cessé d’être, comme on dit, une question « académique », il me semble prudent de l’éviter et de m’en tenir au problème général du bonheur de l’intellectuel et du savant.
Aristote l’a dit plus philosophiquement il y a de cela vingt-trois siècles : celui qui s’adonne à la contemplation du vrai par l’intellect mènerait une vie proprement divine si, en occupant totalement le temps, cette contemplation durait jusqu’à son terme. Les nécessités de la vie pratique interrompent trop souvent la spéculation, mais si rien ne troublait la paix du savant en quête de vérités nouvelles ou méditant sur celles qu’il a déjà trouvées, parce que la quête du vrai n’est jamais finie, sa vie ne serait pas seulement celle du plus heureux des hommes, ce serait celle d’un dieu.
On trouve un exemple à l’appui de cette vue dans le récit que fait Plutarque du siège de Syracuse par le général romain Marcellus. Le siège se prolongeait, mais n’avançait pas. À chaque attaque de Marcellus, les Syracusains opposaient quelque invention mécanique nouvelle, quelque nouvelle machine de guerre, comme celle qui accrochait les bateaux par la proue, les enlevait en l’air en les secouant pour les vider de leurs équipages et les laissait retomber à l’eau sur leurs poupes. Que l’attaque se fît par mer ou par terre, la défense avait parade à tout : c’était, dit Plutarque, « une main invisible qui faisait pleuvoir mille maux sur les Romains; on eût dit un combat contre les dieux ». Marcellus ne se battait pourtant que contre un homme. Un ingénieur de génie, nommé Archimède, inventait seul toutes ces machines et en dirigeait l’emploi. On le pressa d’écrire des traités sur la manière de les construire, mais il refusa. Archimède n’a rien voulu laisser d’écrit sur les inventions qui, de son vivant, faisaient sa gloire. « La construction des machines, » dit Plutarque, « tout art servant aux nécessités de la vie n’étaient pour lui que choses sans noblesse et vils métiers. Il mit toute son ambition à l’étude d’objets dont la beauté et l’excellence fussent pures de toute utilité ». C’était, dit encore Plutarque, un possédé des Muses qui négligeait pour elles le soin de son corps et en oubliait le boire et le manger. Il ne voulut sur son tombeau, après sa mort, que l’image d’un cylindre enfermant une sphère, et pour toute inscription le rapport des deux volumes. Bien ne valait à ses yeux la beauté d’un tel rapport intelligible.
Ce dédain de l’utilité pratique a aujourd’hui de quoi surprendre et pourtant il a longtemps survécu à la civilisation antique. Le Christianisme même n’y a rien changé. Dans l’évangile de Luc (II : 36-42), lorsque Marthe se plaint de l’oisiveté de sa sœur Marie, « assise aux pieds du Seigneur et écoutant sa parole » pendant qu’elle-même s’affaire à les servir, Jésus répond : C’est elle qui a raison; une seule chose est nécessaire : « Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point enlevée. » Quand le Christ prononça ces paroles, l’objet de la contemplation béatifiante s’éloigna à l’infini, mais il fut offert à tous et le meilleur resta plus que jamais de contempler. On peut dire sans paradoxe que Jésus se tenait du côté d’Archimède, et notons que ce n’est pas saint Jean qui parle ici, mais saint Luc, à qui l’on ne saurait reprocher de trop philosopher.
Seize siècles sont restés fidèles à cet idéal. On ne finirait pas d’en donner des preuves irrécusables. C’est Augustin définissant la béatitude, la joie née de la vérité : gaudium de veritate. Voir sans rien faire, ne rien faire et regarder, voilà ce que sera la béatitude éternelle, la fin qui n’aura pas de fin. C’est Thomas d’Aquin demandant à son tour ce qu’est la béatitude et invoquant, dans la même réponse, à la fois Aristote et l’Evangile de Luc pour justifier sa conclusion. Rien, dit-il, ne ressemble plus à la béatitude céleste que la vie de ceux qui s’emploient à contempler la vérité autant qu’il se peut faire ici-bas. C’est ce qu’enseigne Aristote, et c’est aussi pourquoi (et propter hoc etiam) entre tous les genres de vie, l’Ecriture loue la vie contemplative comme la meilleure : la meilleure part, glose notre théologien, c’est-à-dire : la contemplation de la vérité. Voilà donc Jésus-Christ d’accord avec Aristote; on se sent rassuré.
Faut-il continuer ? Albert le Grand parle d’étudiants allemands qui se réfugient dans les bois pour y entrer en communion avec l’Intellect, Agent, source de toute connaissance. Le musulman Avicenne dit que lorsqu’un philosophe a cherché à connaître l’univers toute sa vie, son âme continue sur sa lancée après la mort, et le voilà bienheureux. Mais mieux vaut peut-être écouter la voix d’un modeste maître ès-arts du XIIIe siècle, Boèce de Dacie, dans la conclusion de son opuscule Du Souverain Bien ou de la vie du philosophe. À ce moment sa pensée s’est élevée à l’être suprême, principe de toute félicité :
Alors, sachant que tout bien lui vient de ce Premier Principe, et ne lui est conservé qu’en tant qu’Il le lui conserve, le philosophe entre en grand émerveillement et grand amour de ce Premier Principe, ainsi que le veulent la droite raison de la nature et la droite raison de l’intellect. Or chacun trouve sa joie dans ce qu’il aime, et sa joie la plus grande dans ce qu’il aime le plus, et puisque le philosophe aime le Premier Principe pardessus toutes choses..., il trouve sa délectation suprême dans ce Premier Principe et dans la contemplation de sa bonté, et cette délectation est la seule qui soit droite. Voilà la vie du philosophe, et quiconque ne la mène pas, ne vit pas comme il devrait. Je nomme philosophe tout homme qui, vivant selon l’ordre droit de la nature, a atteint la fin la meilleure et suprême de la vie humaine. Quant au Premier Principe dont il vient d’être parlé, c’est Dieu, le Glorieux, le Sublime, qui soit béni dans les siècles. Amen.
Une oreille un peu exercée perçoit dans ces lignes la présence simultanée de la sagesse grecque et de deux grandes religions, la musulmane et la chrétienne. Nous n’en sommes plus là ! Hâtons-nous donc de sortir des ténèbres du Moyen Age pour entrer avec Descartes dans la lumière des Temps Modernes. La différence est frappante. La sagesse, dit-il, est « une parfaite connaissance de toutes les choses que l’homme peut savoir tant pour la conduite de sa vie que pour la conservation de sa santé et l’invention de tous les arts ». En trois mots : morale, médecine, industrie; la sagesse n’est donc plus de contempler les principes, mais d’agir à leur lumière et de cueillir leurs fruits.
Descartes avait claire conscience de s’opposer en cela à l’idéal gréco-chrétien du primat de la contemplation. C’est pour sa stérilité pratique qu’il détestait la Scolastique, car il y voyait le signe évident de sa fausseté. Dès que j’eus acquis quelques connaissances en physique, dit-il dans un passage justement célèbre du Discours de la méthode, elles me firent voir
qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui sont fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’air..., et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctementque nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature.
Ce langage est aussi précis que possible, et il inaugure l’époque moderne. Descartes ne dit pas : outre cette philosophie spéculative, mais bien : au lieu de cette philosophie spéculative, et c’est par une philosophie pratique qu’il entend la remplacer. Quel plaisir ce serait aujourd’hui pour un savant ingénieur de conduire Descartes en visite au Cap Kennedy ! Et plus encore dans quelque laboratoire moderne de physiologie et de médecine expérimentale ! Mais on n’aurait pas à lui montrer que des merveilles. Il faudrait bien lui dire que mieux l’homme connaît la nature et en devient maître, plus il en gaspille les ressources et s’ingénie à la détruire. Les déchets de l’industrie rendent l’eau imbuvable et l’air irrespirable; les espèces animales disparaissent les unes après les autres, sauf celles qui sont comestibles et qui le deviennent de moins en moins à mesure que l’homme s’emploie industriellement à les multiplier; il semble surtout que l’homme veuille désormais tourner sa maîtrise de la nature contre sa propre nature; biologiquement, l’infanticide tempéré par la stérilisation volontaire tend à devenir une institution d’Etat, et dans ce nouveau massacre des innocents, rien n’est perdu, même les victimes. Socialement, je souhaite me tromper en voyant dans l’invasion progressive de la technocratie moderne, que le régime en soit capitaliste ou communiste, une instrumentalisation de l’homme succédant à celle des choses et la conduisant à son terme. C’est la revanche de Marthe sur Marie, ce sont les fruits amers du primat de l’action sur la contemplation.
Le communisme de Karl Marx a clairement formulé la conséquence ultime de cette évolution, lorsqu’il a écrit la phrase justement célèbre : jusqu’ici les philosophes se sont contentés de vouloir connaître le monde, il s’agit désormais de le changer. C’est pourquoi le monde est désormais en état de révolution permanente. La Révolution Béatifique n’est autre que l’action ininterrompue voulue pour elle-même comme le fut jadis la contemplation. Il ne faut pas s’étonner non plus que la religion perde son empire. Le bonheur qu’elle promettait n’a plus d’attrait pour l’homme moderne qui, de contemplatif qu’il était, est devenu productif. Il fabrique des machines à fabriquer d’autres machines elles-mêmes fabricatrices d’objets utiles. Vous lui promettrez en vain une éternité de contemplation; l’homme moderne ne saurait qu’en faire, il lui suffirait d’une éternité de congé payé.
Inutile de déplorer cette évolution, car elle est irréversible, dans toute la mesure où le progrès des sciences et de l’industrialisation contribue à soulager la peine des hommes, à les libérer de la servitude du travail manuel et de l’esclavage sous toutes ses formes. Elle a pourtant besoin d’être modérée et réglée, car il n’est pas certain que l’homme doive produire tout ce qu’il peut produire, ni exploiter tout ce qu’il peut exploiter, ni créer artificiellement un maximum de consommation pour Justifier un maximum de production. L’homme du dix-septième siècle s’est engagé de lui-même sur cette pente, où l’invitait irrésistiblement son intérêt matériel, dès que son intelligence lui a procuré des moyens efficaces de le satisfaire. L’homme peut encore, s’il le veut, se retenir aujourd’hui sur cette pente, mais la volonté de le faire ne peut venir que de lui.
Il y a des raisons pour qu’il le veuille et, j’oserai même dire, pour espérer qu’il le voudra.
La grande lignée des contemplatifs n’est pas morte; elle ne peut pas mourir s’il est vrai qu’ils témoignent d’un besoin profond du cœur de l’homme, et du plus profond peut-être de ceux de son esprit. La société a dépeuplé les Trappes, les Chartreuses, les Carmels, tous ces asiles de contemplation dont, au Tibet comme en Europe, l’existence était un défi permanent au culte moderne de l’utile, mais la grande devise bénédictine, Pax, survit au cœur de bien des hommes. Après avoir fleuri à l’abri de la règle monastique, qu’il savait nécessaire pour protéger la contemplation contre la rêverie, cet idéal reparaît aujourd’hui sous des formes déréglées, anarchiques, dangereuses, mais, n’en doutons pas, sincères et authentiques, dans ceux des mouvements de jeunesse qui luttent pour se soustraire au fardeau de moins en moins supportable que fait peser sur l’homme la volonté de produire et de consommer plus afin de produire davantage. En disant ces mots, je revois en pensée l’image d’une jeune étudiante américaine dont s’approche, presque à la toucher, le canon d’un fusil du service d’ordre, et qui, en réponse, y met une fleur. Quelque chose en nous ne s’accorde-t-il pas à ce désir passionné de non-violence ? On lui dirait plus volontiers sa sympathie, s’il ne fallait d’abord lui rappeler que contemplation n’est pas oisiveté et que toutes les abbayes de Thélème finissent mal.
C’est plutôt dans l’expérience de l’activité spirituelle sous toutes ses formes que je mettrais mon espoir, car elle est une source de joies incessamment renouvelées et à la portée de tous. Heureux les privilégiés de l’expérience mystique ! Elle est rare, brève et incommunicable par définition, mais nous gardons tous le souvenir de certains brefs bonheurs devant quelque beauté inattendue de la nature et de l’art : une peinture, un dessin, la visite imprévue que nous fait l’un des innombrables souvenirs musicaux dont notre mémoire est pleine, un simple vers
Le long d’un clair ruisseau buvait une colombe...
Chaque fois que cette colombe revient à moi, pour mon plaisir, pour mon bonheur, le même charme opère : une sorte de transparence égale et calme, et délicieuse envahit en un instant l’esprit à l’exclusion de tout le reste. L’imagination n’en finit pas de se désaltérer à ce ruisseau de rêve. Quoi de plus parfaitement inutile ? Mais ne dédaignons pas ces modestes bonheurs d’occasion; ils sont la menue monnaie de la béatitude.
Non moins familières et précieuses sont les expériences du plaisir de comprendre. Je pense à ces moments où dans l’esprit de l’écolier comme dans celui du plus grand savant, une idée tombe soudainement en place, prend un sens, comme on dit, et le trouve dans l’intuition, longtemps cherchée mais enfin venue, de rapports jusqu’alors inaperçus. Il semble qu’une même vérité devienne soudain commune à l’ensemble, toute une suite de mouvements de la raison se fondant, pour ainsi dire, en une seule vue. La joie de pouvoir dire : J’ai compris ! dont nul n’est sans expérience, nous soupçonnons seulement ce qu’elle a pu être dans l’esprit d’un Descartes, d’un Newton, d’un Einstein au moment où ils ont vu naître en eux de nouvelles sciences ou des univers nouveaux. Certains psychologues modernes ont proposé de nommer cette expérience l’Effet Ah ! ce qui est simple et fait assez scientifique, mais en souvenir d’Archimède, on pourrait peut-être aussi bien l’appeler, l’Effet Eurêka.
L’écrivain, l’artiste, le savant ne tiendront jamais pour vaine la joie qu’ils éprouvent à créer de la beauté ou de la vérité. On parle aujourd’hui volontiers de la Science Fondamentale comme distincte des sciences appliquées, or la science n’est fondamentale que lorsque son objet est la connaissance vraie voulue pour elle-même, sans vue immédiate de ses conséquences pratiques possibles. Elle est suprêmement utile, mais un complet désintéressement est la condition nécessaire de son utilité. Comme l’a dit un illustre physicien dont la présence honore notre compagnie : « Les recherches de la science fondamentale ont été et resteront certainement la source de toutes les applications », et, ajoutait-il, une autre raison « de nature élevée », invite à lui conserver la suprématie : « L’insatiable désir de connaître, la joie suprême de comprendre ont toujours été au nombre des grandes forces qui orientent les efforts de l’intelligence humaine. Elles sont l’honneur de notre race... Ce serait une affreuse déchéance pour la race humaine de ne plus conserver ces tendances innées qui ont été à l’origine de ses progrès. »
« Le bonheur est dans la science spéculative, car c’est pour elle-même qu’elle mérite d’être aimée », disait Aristote il y a plus de deux mille ans; « la joie suprême de comprendre », dit aujourd’hui notre illustre confrère; entre Aristote et nous permettez-moi de faire place à l’innombrable famille de ceux qui ont simplement vécu la vie du vrai clerc, entièrement dédiée à la quête de la vérité, pour l’accroître si possible, au moins pour l’acquérir et la communiquer. Plus souvent pauvres que riches, obscurs en leur vivant ou tardivement célèbres, parfois persécutés, jadis par les Eglises aujourd’hui par les Etats, pour leur insultante indifférence aux puissances de ce monde, ne les dirons-nous pourtant pas heureux, et même bienheureux, puisqu’ils n’eussent échangé leur sort pour aucun autre ? Ils ont eu ce bonheur jusque dans la déréliction, ils l’ont cherché dans la solitude : O beata solitudo, o solo beatitudo ! Quand une visite le dérangeait dans sa méditation, saint Bernard de Clairvaux disait en soupirant : Malitia diei, pas de journée sans sa peine ! Avec plus de style, cette plainte ressemble assez à l’« encore une heure perdue » de Blainville. Le mystique et le savant sont frères : de loin, mais du même lieu, ils nous font signe. Ils nous montrent le chemin du plus haut bonheur.