Homélie prononcée en l’honneur de Mme Jacqueline de Romilly, en l’église de Saint-Germain-des-Prés

Le 5 mai 2011

Claude DAGENS

 

COMMENT DIEU NOUS PARLE

 

Dieu nous parle aussi à travers des personnes que nous avons connues, aimées et admirées. Dieu nous parle aujourd’hui à travers Jacqueline DAVID de ROMILLY qui nous a quittés en décembre dernier.

Il ne s’agit pas de la béatifier, car elle ne l’aurait certainement pas voulu. Mais il est possible de nous souvenir de Dieu et de son Alliance à travers elle, grâce à tout ce que nous avons compris de ses convictions, de ses passions, de ses joies et de ses souffrances.

Nous savions qu’elle exerçait avec un immense talent l’art de l’enseignement et qu’elle savait défendre avec une énergie inlassable ce qu’il y a de précieux dans la langue française et la littérature grecque. Elle a pratiqué ce combat sur la place publique, jusqu’au bout, et nous la voyons encore, nous l’entendons avec sa voix si porteuse de ses convictions intimes, avec cette joie intense d’évoquer ce monde de l’Antiquité grecque, ce monde de Périclès et aussi d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, parce qu’elle estimait que la connaissance de ce monde nous initiait aux réalités de l’esprit.

Car les réalités spirituelles, elle-même y avait été initiée, grâce à sa mère, et grâce à la découverte de Thucydide, et elle se voulait fidèle à cette découverte bouleversante qui avait orienté et transformé sa vie.

Mais nous ne savions peut-être pas assez que Jacqueline de ROMILLY gardait pour elle le secret de son ouverture à d’autres réalités spirituelles, très liées à son histoire personnelle.

Déjà, il y a quelques années, elle avait fait appel à ces « révélations de la mémoire », à travers lesquelles elle percevait « comme un autre monde », affirmant même « qu’à côté de l’ici il y a un ailleurs et qu’à côté de maintenant il y a un toujours. » (Les révélations de la mémoire, Paris, 2009, p.113).

Mais ces affirmations apparemment générales étaient liées à une autre expérience que ses amis les plus proches savaient : la grande universitaire était aussi une femme qui ne pouvait pas oublier son père juif, mort au début de la guerre de 1914, et encore moins sa mère, Jeanne, qui était devenue pour elle non seulement une protectrice, mais une confidente et comme la révélation concrète de tout ce qu’il y a de plus important dans l’existence.

Jacqueline DAVID : c’est ce nom-là que Madame de ROMILLY a voulu faire inscrire sur son cercueil et sur sa sépulture. Et il est évident qu’à travers ce nom, elle a voulu être reliée pour toujours à une grande histoire qui est celle même du Dieu vivant quand il s’ouvre à nous à travers son peuple, le peuple né d’Abraham et de la libération d’Égypte.

Et c’est pourquoi je n’ai pas hésité à choisir comme première lecture de cette célébration le texte fondateur de la sainte Torah, de l’Alliance par laquelle le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob vient lui-même se lier à son peuple, à travers des paroles décisives. Et ces paroles ne demandent pas seulement à être dites, mais à être entendues, reçues, comprises, interprétées, transmises, à travers une Tradition ininterrompue. Jacqueline DAVID témoigne parmi nous, à sa manière, de cet engagement de Dieu qui traverse les siècles et qui pénètre toute notre histoire. Et cela est ineffaçable, cela est fondateur !

Comme est fondatrice cette étonnante rencontre de Jésus ressuscité avec ses amis, au Cénacle de Jérusalem, au soir de Pâques. Eux sont enfermés, vaincus par la peur. Et voici que Lui, le Seigneur, vient à eux et que sa première parole est déjà une victoire sur le mal et la mort : « La paix soit avec vous ! » Et Thomas l’incrédule, à son tour, sera témoin de cet événement mystérieux et réel : Dieu n’est pas seulement Celui qui nous dépasse, il est Celui qui, en son Fils Jésus, a tout pris sur lui de notre condition humaine, pour la renouveler de l’intérieur par la puissance de sa résurrection.

« La paix soit avec vous ! » Il se trouve que, lors de ma dernière rencontre avec Jacqueline DAVID, j’ai évoqué avec elle l’Évangile de Jean. Comme elle m’avait confié que pour elle, c’était l’Incarnation de Dieu qui était difficile à croire, j’ai cité, en grec, le prologue de Jean : « Au commencement était le Verbe… et le Verbe s’est fait chair », et puis soudain, peut-être parce qu’elle a alors prononcé le nom de Thomas, j’ai pensé à cette apparition de Jésus ressuscité au Cénacle, et j’ai répété ces premiers mots : « La paix soit avec vous ! » Et elle a écouté… Et je me souviens de la lumière du soir qui éclairait la pièce…

Et aussitôt après sa mort, j’ai découvert, dans le journal La Croix, ce poème qu’elle avait composé un jour comme une prière et que voici :

« La paix soit avec vous, la douce paix sur terre,
Loin des horreurs, des peurs et des deuils de la guerre,
Cela, je veux le croire, et j’en ferai, Seigneur,
La règle de ma vie et la joie de mon cœur.

Mais la paix la plus vraie, tout au fond de mon être,
Puis-je arriver tout seul à jamais la connaître ?
Pourrai-je pardonner vraiment la cruauté,
Mourir sans épouvante, aimer la pauvreté ?

Il me faudrait, Seigneur, un peu de votre grâce
Pour que je puisse enfin, franchir cet espace,
Le dire d’un cœur pur, sans nulle réticence :
“La paix soit avec vous”, la paix de l’innocence. »

Ainsi soit-il !