LA NOSTALGIE DE LA MISÉRICORDE DU CHRIST
La mort n’a pas le dernier mot. La mort humaine, avec ce qui, parfois, la précède et l’annonce. Et Hector Bianciotti a connu cette épreuve : les mots qui se dérobent, la mémoire qui s’efface, la peur d’être dessaisi de soi-même. Mais la mort n’a pas le dernier mot. Elle est même vaincue, mystérieusement. L’amour du Père des cieux est plus fort, non pas triomphant, mais fort de cette force douce faite d’espoir invincible et de patience. Et cette force, elle se révèle, dans l’Évangile de Luc, à travers ces paraboles de la brebis perdue et du fils prodigue. Hector Bianciotti connaissait ces paraboles. Il y était très sensible. Il l’a écrit : « Au moins une fois par jour, je crois, tout homme se sent une brebis perdue ; et j’aime à croire que, au moins une fois dans sa vie, chacun est aussi celui qui en retrouve une et qui, réjoui, la prend sur ses épaules » (Lettres à un ami prêtre, 2006, p.100-101).
Peut-être faut-il reconnaître qu’une telle découverte de la miséricorde du Dieu vivant n’est possible que si l’on a fait l’expérience de sa propre misère, de sa capacité personnelle de se perdre.
C’est cela que Jésus cherche à faire comprendre, précisément à ceux qui se ferment à eux-mêmes l’accès à la Vérité du Père des cieux, non pas les publicains et les pécheurs, mais les pharisiens et les scribes. L’histoire si parlante du fils perdu et retrouvé, comme celle de la brebis perdue, s’adresse à ceux qui n’espèrent plus rien de Dieu puisqu’ils se sont mis à sa place.
Et le sommet de ce récit, c’est avant tout la joie scandaleuse avec laquelle le père de la parabole serre dans ses bras son fils parti au loin. Tout est dit dans ce geste, de l’amour de ce père qui a attendu, qui a espéré contre toute espérance, et aussi de la surprise de ce fils, qui se préparait à rendre des comptes pour sa conduite, et qui va être appelé à renaître, dans sa chair de fils, à partir de cet amour inespéré du père qui ne revient pas sur le passé. Joie de la réconciliation qui ne se mesure plus à la gravité des fautes commises.
Mais à la joie de l’un s’oppose l’indignation du frère aîné, qui ne tolère pas cette générosité scandaleuse. Qui donc est Dieu pour ne pas juger nos dérives, mais pour attendre l’heure où il nous donnera ce qui nous fait revivre, si nous le désirons ?
Et qui donc serait Dieu si nous le mesurions nous-mêmes à la conscience de nos fautes ? Peut-être est-ce là le point crucial, où se décide l’acte de foi, dans ce qu’il a de plus radical. Et peut-être Hector Bianciotti a-t-il compris, si peu que ce soit, à quel point la religion de son enfance ne faisait pas le poids par rapport aux réalités si rudes qu’il découvrait en lui-même et dans le monde, à travers ses errances, et même à travers la célébrité qui l’a environné peu à peu à Paris, lorsqu’il est devenu le conseiller de grandes maisons d’édition, un chroniqueur littéraire réputé et un écrivain reconnu et couronné de prix.
Toutes ces apparences de gloire ne pouvaient pas lui faire oublier ce qui l’habitait au plus profond de lui-même : la nostalgie de ce qu’il ne connaissait pas encore, et la certitude qu’il portait en lui à l’heure où il quittait l’Argentine, à vingt-cinq ans : « Quoi qu’il advînt sur des rivages encore indiscernables, la misère et l’échec, et même la mort, tout serait enfin, et pour toujours, en l’honneur de la vie » (Ce que la nuit raconte au jour, p. 332).
Nous prions aujourd’hui pour Hector Bianciotti, comme il l’avait lui-même souhaité en 1992 pour Hervé Guibert, avec les paroles si belles de la liturgie catholique :
Souviens-toi, Seigneur, d’Hector Bianciotti, que tu as appelé auprès de toi. Accorde-lui de participer à la résurrection de ton Fils, le jour où le Christ, ressuscitant des morts, rendra nos pauvres corps pareils à son corps glorieux…
En te voyant, toi notre Dieu, tel que tu es, nous te serons semblables éternellement et sans fin nous chanterons ta louange par le Christ, Notre Seigneur, Celui qui fait bon accueil aux pécheurs et laisse murmurer les pharisiens et les scribes, le Christ par qui tu donnes au monde toute grâce et tout bien.
Ainsi soit-il pour Hector Bianciotti !
Nous l’espérons de tout cœur !
* Hector Bianciotti décédé le 12 juin 2012.