Hommage prononcé lors du décès de M. Maurice Rheims

Le 13 mars 2003

René RÉMOND

Hommage à M. Maurice Rheims*

PRONONCÉ PAR
M. René RÉMOND

Dans la séance du jeudi 13 mars 2003

    En quittant cette vie qu’il avait tant aimée et qui lui a beaucoup donné, à l’heure même où notre Compagnie était assemblée pour sa séance hebdomadaire, Maurice Rheims renvoyait à huitaine le moment de notre hommage. Celui-ci de ce fait survient après celui des pouvoirs publics et de la nation. Je ne saurais donc prétendre, et vous ne pouvez attendre que j’ajoute à ce que d’autres, et notamment plusieurs confrères, ont déjà si bien dit. Venant après les discours officiels et la solennité de la cérémonie dans la cour d’honneur de l’Hôtel des Invalides, ce devrait être le moment d’une évocation plus personnelle et dans l’intimité.

     Malheureusement, le Directeur éphémère que vous vous êtes choisi, à qui échoit l’honneur de prêter sa voix aux sentiments que nous partageons, n’a pas eu, comme plusieurs d’entre vous, la chance de pouvoir bénéficier de son amitié. Je n’ai eu avec Maurice Rheims qu’un seul véritable entretien : il avait accepté de me recevoir pour ma visite de candidature. Le revoyant depuis, lors de ses apparitions à l’Académie, faute d’oser le lui rappeler, je n’ai jamais été certain qu’il s’en souvînt, mais je garde de cette rencontre, de la liberté de ses propos, de l’enjouement de notre conversation, bref de son charme, un souvenir suffisamment précis pour me laisser aujourd’hui le vif regret de n’avoir pas pu ou peut-être pas su faire renaître cette conversation.

     Maurice Rheims descendait d’une de ces familles juives que lui-même évoquait dans l’éloge de Robert Aron auquel il succédait au trente-deuxième fauteuil, implantées depuis des siècles dans nos provinces de l’Est, d’autant plus attachées à la communauté nationale que davantage exposées à l’invasion étrangère.

     L’attachement à la patrie a été encore conforté chez Maurice Rheims par le choix du métier des armes par son père, qui était de ces officiers supérieurs que leur origine n’a pas empêché d’accéder aux étoiles de général. On ne sait pas assez, peut-être ne dit-on pas suffisamment qu’au temps du capitaine Dreyfus l’armée française ne comptait pas moins d’une dizaine de généraux juifs.

     Cet individualiste était un patriote, ce sceptique un homme de convictions et d’engagement au service de la France. Ce que furent ses sentiments en 1940, nous le pressentons à travers ce que lui-même en a dit à propos de Robert Aron. Laissons-lui la parole :

     « Lequel d’entre nous ne fut pas alors blessé dans ses convictions, dans ses affections, dans son esprit, dans sa conception de la liberté, dans son amour du pays ? »

     De cet amour, il a alors donné des preuves éclatantes, ainsi que de son courage. Privé par une législation inique du droit d’exercer sa profession, après s’être évadé de Drancy, il s’engage dans la clandestinité et assure des liaisons entre la Suisse et la France occupée avant de rejoindre la France combattante : il ne choisit pas les unités les moins exposées, puisqu’il va combattre dans un commando parachutiste dont le fanion était présent, lundi, aux Invalides. La croix de guerre avec quatre citations, la Légion d’honneur à titre militaire, la médaille de la Résistance reconnaissent sa participation aux deux faces, intérieure et extérieure, de la lutte pour la libération de la patrie.

     La difficulté à le définir, pour qui l’a peu connu, n’est pas mince : ses amis même ne le disaient-ils pas insaisissable ? Tout est singulier dans son existence et dans son parcours. Ses études ont été une succession d’échecs et on a rappelé qu’il n’avait pas ou peu de diplômes. Il n’en est pas moins parvenu au sommet de sa profession et sa carrière a été éblouissante. Il a appartenu à deux Compagnies, assurément différentes : il les a honorées l’une et l’autre.

     Reçu à l’examen de commissaire-priseur, il a exercé trente-cinq ans ce métier singulier avec passion, alliant la compétence de l’expert qui a acquis un coup d’œil d’une sûreté infaillible, et les goûts de l’amateur. Les évaluations diffèrent sur le nombre de fois où il a abaissé son marteau pour adjuger au dernier enchérisseur l’objet proposé mais l’ordre de grandeur ne laisse pas de doute : il est de plusieurs centaines de mille. Il a présidé aux ventes les plus célèbres, dispersé les collections les plus prestigieuses. Il a aussi fait évoluer ce métier, en a modifié la pratique en organisant des ventes groupées, en éditant des catalogues en couleur, appelés à devenir eux-mêmes objets de collection. Il a transformé le marché de l’art. Il a donné à ce métier ses lettres de noblesse et en a modifié l’image.

     Il a contribué à faire évoluer le goût en participant au lancement de la revue Connaissance des arts, par ses livres, par ses émissions de télévision avec Claude Sérillon. Lui-même attachait du prix à ce qu’il avait fait pour réhabiliter des styles négligés, à preuve le paragraphe, rédigé par lui-même, qu’il a souhaité faire figurer dans la notice à son nom dans l’Annuaire de l’Académie : « Maurice Rheims a contribué à faire connaître un style jusque-là dédaigné, sauvant ainsi de la destruction plusieurs immeubles de Guimard et d’autres architectes du début du siècle, ainsi que des objets considérés alors comme mineurs, mais qui, par leur originalité et leur qualité, rivalisent parfois avec les plus belles œuvres d’un passé plus lointain. »

     À la soixantaine, il cesse d’exercer son premier métier et entame une seconde carrière d’écrivain à laquelle nous devons plus d’une vingtaine d’ouvrages qui mêlent le témoignage et la fiction. Deux termes entre autres, qui ont été déjà abondamment cités, définissent la singularité de sa personnalité, la particularité de son existence, l’originalité de son œuvre d’écrivain. Le premier est sans conteste celui d’objet. Même si c’est pour prendre quelque distance par rapport aux objets, le mot figure dès la première ligne de son Discours de remerciement :

     « On me croit volontiers attaché aux objets, je le fus longtemps. » Intervenant au nom de notre Compagnie l’année qui suivit sa réception, lors de la séance publique annuelle des cinq Académies, le 25 octobre 1978, il dédie son Discours à ces objets, objet de la passion des écrivains. Le mot donne encore son titre à son tout premier livre, celui précisément qui le fit entrer dans le cercle des écrivains : La Vie étrange des objets. Il a raconté comment le goût lui en est venu, tout jeune adolescent, et pour devenir une passion de sa vie. Mais qu’on ne s’y trompe pas, à travers les objets, reflet de leur possesseur, c’est aux êtres qu’il s’intéresse aussi. Lui-même, s’interrogeant lors de sa réception sur ce qu’il était finalement pour l’Académie, répondait un « objet de curiosité ».

     Curiosité, c’est l’autre terme qui concourt à le définir. Une curiosité insatiable. De cette curiosité aussi l’aveu inspire plusieurs de ses titres : L’Enfer de la curiosité, et surtout Haute Curiosité, publiée l’année qui précéda son élection et dont notre Secrétaire perpétuel honoraire disait en le recevant que c’était un chef-d’œuvre du genre, dont l’écriture était brillante et l’humour jamais absent. Ce titre, il le reprit pour l’émission de télévision qui proposa régulièrement pendant plusieurs années aux téléspectateurs images et réflexion sur les objets. Sa dernière intervention académique, le 24 octobre 2000, à la séance publique annuelle des cinq Académies, faisant pendant à celle de 1978, portait sur la passion du curieux. Les objets la curiosité : les deux vocables jettent un trait d’union entre les deux chapitres de sa vie, entre son activité professionnelle et son activité littéraire, et réunissent ses deux appartenances.

     Prolongeant lors de sa réception son questionnement sur la signification de sa présence à l’Académie, il répondait qu’il apportait une note d’éphémère. Dieu merci ! Sa présence parmi nous a duré plus d’un quart de siècle. Son souvenir demeurera dans notre mémoire.

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* décédé le 6 mars 2003.