Réception de Pierre-Henri Simon
M. Pierre-Henri Simon ayant été élu par l’Académie française à la place rendue vacante par la mort de M. Daniel-Rops, y est venu prendre séance le 9 novembre 1967, et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
La modestie et la gratitude qui conviennent à la place et au moment où je suis s’imposent d’autant mieux à moi que l’indulgence et l’amitié sont venues me chercher plus loin. Au cours d’une carrière poursuivie presque toute hors de France, professeur qui écrivait des livres, j’ai progressé lentement, dans une notoriété discrète traversée de quelques fougasses d’humeur, et je ne m’y voyais guère autorisé à ambitionner l’honneur de m’asseoir un jour parmi vous. Mais, il y a un peu plus de six ans, quand vous avez eu le chagrin de perdre en la personne d’Émile Henriot un confrère brillant et sympathique, la confiance, et l’amitié encore, d’une famille d’esprits où s’étaient enracinées ma pensée et mon œuvre m’ont appelé à lui succéder à une tribune littéraire doublement importante par son audience et sa tradition ; ainsi mes titres se sont rapprochés des vôtres, et votre bienveillance a fait le reste. Je vous en remercie.
Professeur, ai-je dit, qui écrivait des livres : mon prédécesseur à ce fauteuil le fut aussi. Et il se trouve que le confrère et l’ami qui me répondra tout à l’heure n’a pas abandonné sa chaire de Sorbonne en entrant sous la célèbre Coupole. Coïncidence dont je vous demande de me réjouir comme d’un festival de l’Université. Celle-ci garde avec la littérature une frontière dont le franchissement ne saurait paraître anormal. Souvent, en lisant les journaux, j’ai appris que ma critique et mes romans étaient critique et romans de professeur ; la formule, pour ceux qui l’employaient, ne devait pas être un compliment ; mais je ne l’ai jamais prise pour une offense. Quel écrivain, devant son papier n’est en quelle mesure non certes déterminé mais impressionné par sa situation et le type de sa culture ? Il l’est encore quand sa profession est d’être exclusivement écrivain, ce qui peut aussi tourner au métier, avec les pesées économiques et sociales, les habitudes de pensée et de style, les profits et les pertes qu’un métier impose toujours. Celui de l’universitaire développe un sérieux de l’esprit qui n’est pas obligé de tourner à l’esprit de lourdeur, et un volume de culture qui n’est pas nécessairement une épaisseur pédantesque. Tout bas, pour ne froisser aucune susceptibilité et ne causer aucune panique, je constate que le chemin qui va de la rue d’Ulm au quai de Conti n’a jamais dû être plus fréquenté qu’aujourd’hui : plus du quart des membres de cette Académie dans sa composition actuelle ont reçu le cachet normalien. Plus de la moitié ont, d’ailleurs, à quelque moment de leur carrière, pratiqué quelque branche de l’enseignement. Je m’avise non sans émotion, que les deux maîtres qui m’ont le plus marqué au cours de mes études, André Bellessort et Paul Hazard, ont fait, eux aussi, l’honorable trajet, universitaire et académique. De Bellessort paresseux de talent, j’ai appris que l’essence du fait littéraire est, en première et dernière analyse, l’interpénétration de deux sujets, auteur et lecteur, par un beau texte nu. Maître d’éloquence, comme il savait bien restituer, par le mouvement, le timbre et le ton de ses phrases, la présence des grandes voix ! Je crois l’entendre encore, dans l’hypokhâgne de Louis-le-Grand, nous lire Bossuet : Nous mourrons tous, disait cette femme dont Salomon loue la sagesse au livre des Rois ; il laissait tomber, avec un silence, sa lourde main sur le pupitre et commentait : « Elle en avait des idées originales, cette femme ! » Hazard, c’était autre chose : le scrupule documentaire, la précision érudite et la diction exacte au service d’une extrême finesse de jugement, sans autres pointes de lyrisme que d’élégantes litotes pour célébrer la joie de cerner le détail vrai.
Daniel-Rops, qui avait fait l’économie du crochet par la rue d’Ulm fut, en 1922, à vingt et un ans, formé par des maîtres aussi sûrs que Raoul Blanchard et Henri Focillon le plus jeune agrégé de France, et il allait, pendant près d’un quart de siècle, donner les rudiments de l’histoire et de la géographie à des lycéens de province, puis de Paris. Quand, en 1945, il abandonna l’enseignement pour n’appartenir qu’à son œuvre, qui devenait alors surtout historique, il avait déjà plus de trente titres à sa bibliographie ; telles étaient, par la faveur d’une énorme puissance de travail soumise à une méthode rigoureuse la vigueur et la fécondité de cet esprit dont l’enveloppe juvénile n’avait que l’apparence de la fragilité. Dès avant la trentaine, avec un roman, l’Âme obscure, et deux essais, Notre inquiétude et le Monde sans âme, il s’était annoncé comme le porte-parole de notre génération. Je ne le connaissais alors que par ses écrits, et je puis témoigner de l’impression qu’ils produisirent. Non point qu’ils nous apportassent, comme on l’a dit quelquefois, un nouveau romantisme. Si l’on entend par ces mots l’hésitation extasiée de l’âme adolescente découvrant en de nouveaux temps l’éblouissement de sa profondeur et l’ambiguïté de ses chemins, non, ce n’était pas une révélation : nous venions de lire le Diable au corps, Silbermann, le Baiser au lépreux, la Relève du matin, Simon le pathétique, Thomas l’imposteur, l’Ordre et nous étions pleins de ces chants émouvants de l’aube. Notre inquiétude n’en rassemblait encore que les échos, avec le très lucide examen de conscience d’une jeunesse dont les maîtres avaient trop bien enseigné le vertige voluptueux de la perplexité. Comme chez Gide, des nostalgies ou des velléités chrétiennes luttaient sourdement, chez le jeune Daniel-Rops contre le goût des nourritures terrestres et le parti pris de ne pas choisir. L’Âme obscure transposait dans une stature romanesque cette phase de disponibilité anxieuse, où se précisaient pourtant, dans le murmure des prières de la Trappe, les appels du mysticisme catholique ; et le héros, Blaise Orlier, se perdait de ne les pas entendre.
Ce fut seulement avec le Monde sans âme que se précisa l’originalité du message. D’une part, l’inquiétude n’y était plus élue comme un but, mais comme une voie. Toute inquiétude est vaine, y écrivait Daniel-Rops, qui se satisfait d’elle-même, de son incertitude, des troubles qu’elle provoque [...] qui ne cherche pas à se muer en ordre. D’autre part, et surtout, l’inquiétude changeait de sens. Elle n’était plus l’exercice de luxe pour le culte d’un moi historiquement protégé, mais le poids sur la conscience individuelle des désordres et des périls de la société. Durant les années 20, dans l’euphorie de la paix retrouvée, l’esprit avait pu se complaire aux curiosités de l’introspection, à l’approfondissement mystique ou infrapsychologique du moi, aux jeux esthétiques de l’impressionnisme ; mais, autour de 1930, se situe un seuil : la première après-guerre se termine, et la seconde avant-guerre commence. L’esprit est littéralement happé par l’histoire. La bibliographie des aînés, Gide, Valéry, Claudel, Roger Martin Du Gard, Mauriac, Maurois, Montherlant, Jules Romains, Giraudoux lui-même se charge de titres sociaux et politiques. Les nouveaux venus, de Guéhenno à Nizan, de Giono à Céline, de Malraux à Saint-Exupéry, de Maulnier à Mounier, sont attentifs à la crise de la civilisation et aux remous d’idées qui commandent les événements ou qui en résultent, communisme, fascisme, racisme, guerre d’Espagne et d’Éthiopie. La critique du capitalisme est dans l’air. La jeune droite fait virer le langage conservateur à la Révolution. Une fraction du surréalisme passe du Changer la vie de Rimbaud au Changer le monde de Marx. Les jeunesses chrétiennes, inspirées par Blondel et Maritain et entraînées par des moines de pointe, voudraient substituer à l’alliance de l’Église et de l’Ordre établi celle de l’Évangile et de la justice en progrès. Telle fut, Messieurs, la pente intellectuelle des années 30, et l’auteur de Monde sans âme, qui, en même temps qu’il contribuait à élargir l’influence de Péguy, découvrait Rilke et Kafka, ne l’annonçait pas seulement : il était un des premiers à s’y engager, à frayer des voies. Son diagnostic était clair : l’ordre bourgeois mourait d’avoir perdu l’esprit, mis le confort et l’argent au pinacle, toléré le scandale de la misère, divinisé les caprices et les péchés de l’individu. Bergson, en proclamant dans les Deux sources que l’humanité de l’ère technique avait son âme trop petite pour son corps, disait de plus haut la même chose ; et aussi, en d’autres termes et à partir de visées métaphysiques différentes, Gabriel Marcel dans ses essais et son théâtre, Emmanuel Mounier et Denis de Rougemont dans Esprit. N’était-ce point d’ailleurs, avec l’audience plus large du roman, la leçon de Mauriac et de Bernanos ? Ce fut en tout cas, en romancier que Daniel-Rops, avant 1940, diffusa sa pensée avec des vibrations plus pathétiques. Dans Mort, où est ta victoire ? il retrouvait l’idée mauriacienne du mal, soif d’amour qui se trompe de source en demandant à l’avarice et à la luxure ce que pourraient donner seulement la grâce et la charité ; mais il touchait aussi à la théologie plus tragique de Bernanos, qui éclaire le côté positif du péché, attrait du mensonge et du néant, malice lucide et volontaire, infiniment proliférante et contagieuse. Ainsi, Jean Paleysieux est pour Laure Malaussène le séducteur au sens non pas seulement mondain mais mystique du mot : le corrupteur, l’agent de Satan. Cependant, contre la puissance du mal, Daniel-Rops, qui a toujours craint de pécher contre l’espérance, mobilise le dogme de la réversibilité des mérites : Thierry dans son couvent, Xave sur son lit de jeune mourante intercédant pour Laure qui sera sauvée. Un autre grand roman, l’Épée de feu, tout inséré dans l’actualité, montrait de jeunes bourgeois réfractaires, suspendus entre le surréalisme et le communisme, le matérialisme de l’argent et l’anarchie de l’intelligence, et pressentant que le salut ne pourrait être que dans un christianisme intégralement vécu.
Ainsi, par un itinéraire discrètement repéré, Daniel-Rops, parti d’un spiritualisme sans dogmes, avait rallié, en quelques années, sa position définitive d’écrivain catholique. Il y eut un temps où, sur une même page de l’hebdomadaire Sept, d’inspiration dominicaine, nos deux signatures voisinaient pour deux éditoriaux dont le sien, dans la colonne de gauche, fleurait un certain parfum de droite, et dont le mien, dans la colonne de droite, avait plutôt l’accent gauchisant de la démocratie chrétienne. Nul calcul d’opportunité, croyez-moi, dans cet équilibre ; mais plutôt ce qui régnait heureusement dans l’équipe, un respect des options personnelles dans leur diversité légitime et une référence unanime à l’Évangile pour les modérer et les rapprocher. S’il est vrai que la pensée de Daniel-Rops avait une inclination conservatrice, entendons-le au sens où il cherchait de ce côté des vertus et non des péchés : rien d’un égoïsme de classe – il suffit pour s’en convaincre de lire, plus péguyste que son Péguy, l’admirable essai la Misère et nous –, rien non plus d’un nationalisme insolent, mais la fidélité aux traditions, le réalisme politique, le souci de conjuguer la justice et l’ordre, les libertés et les pouvoirs. En fait, il avait peu de goût pour la démocratie parlementaire ; il croyait les régimes autoritaires mieux armés pour instituer la cité personnaliste ; ce qui le mettait du côté de l’Ordre nouveau et l’éloignait d’Esprit. Quant à moi, grâce à Maritain et Mounier et aussi pour avoir lu Alain, j’avais fait ma mue : j’étais persuadé que le progrès de la justice passe par la volonté du peuple, et l’ordre de l’État par la souveraineté de la loi ; et qu’il ne convient pas seulement de prémunir les masses contre leurs tumultes, mais les princes contre leurs tentations. Sur le fond, nous étions d’accord : nous comptions sur la loi de Dieu pour éclairer et soutenir la bonne volonté des hommes.
C’est durant cette période critique, passionnée et passionnante, des années 30, que j’ai fréquenté le plus familièrement Daniel-Rops. Chez vous, Messieurs, vous l’avez connu plus tard, mûri par la réflexion, fortifié par le succès, mais pareil à lui-même : grave et cordial, ferme dans ses convictions et souple dans sa conduite, laborieux et mondain, simple et seigneurial, économe et généreux. Professeur, écrivain, conférencier, directeur de collections, collaborateur de journaux et de revues, il abattait, par un gouvernement ascétique de ses horaires, une besogne énorme, écrivant à la main, de son écriture fine et violette, de brèves et précises réponses qui arrivaient toujours par courrier. À l’égard des jeunes gens qui le consultaient, des camarades qui débutaient moins brillamment que lui, des amis prisonniers pendant la guerre, sa bienveillance, sa gentillesse étaient, je le sais, inépuisables. Il n’aimait pas seulement son prochain, il aimait ses confrères : oserai-je dire que c’est une prouesse de la charité ? Vous sentez que j’ai plaisir à parler devant vous de ce contemporain important, de ce compagnon loyal, de cet homme énergique, intelligent et bon.
Trois romans, quatre recueils de récits, des essais biographiques et critiques désignaient Daniel-Rops, avant 1940, comme un des écrivains les mieux doués de sa volée. Il lui fallut un choix courageux pour s’engager alors sur une voie ardue, celle de l’historien d’Israël, de Jésus et de l’Église, et pour élever en douze volumes ce monument d’érudition qui allait l’occuper jusqu’à la veille de sa mort. Les six sonnets des Orphiques en décasyllabes valéryens, quelques récits de fantaisie rassemblés dans Conte pour le cristal, et enfin Chant pour un Roi lépreux témoignent encore pour une source poétique qui ne demandait qu’à jaillir ; mais un sentiment d’opportunité intellectuelle – divulguer pour un public vaste le meilleur état de l’exégèse catholique – et d’urgence spirituelle –orienter l’évolution de l’Église à partir d’une réflexion correcte sur ses origines et son passé – commandaient ce sacrifice et cet effort.
Il n’est jamais aisé d’écrire l’histoire, et encore moins l’histoire biblique. Les gênes s’y accumulent, longue transmission orale ou tardivement transcrite des traditions, surnaturalité des intentions, étrangeté des événements. Comme elle est surprenante, l’aventure de ce petit peuple qui, à travers les pires catastrophes d’exil, de soumission aux empires, de dispersion et de persécutions, n’a cessé de se déclarer l’élu de Dieu, et de tendre aux hommes le Livre où le Très-Haut aurait manifesté son alliance, déclaré sa loi, promis son Messie ! Sur la difficulté de l’entreprise, Daniel-Rops ne se faisait pas d’illusion : Qui, se demandait-il à la fin du premier volume son Histoire sainte, parmi tant de faits où la volonté de l’homme semble moins en cause qu’un dessein providentiel, dira où s’achève le champ de la critique et où commence celui de la foi ? Or il se devait de concilier sa double fidélité d’historien et de croyant. Conciliation apparemment impossible si l’on pense, dans la ligne d’un rationalisme strict, que toute hypothèse préalable, surtout quand elle est de nature mystique, ôte à l’historien la liberté critique qui est sa vertu et sa loi. Selon une autre logique, qui n’est pas absurde, on peut soutenir, au contraire, qu’il est dans la nature de l’histoire religieuse de toucher des faits de conscience insaisissable à qui n’en aurait, au moins par l’imagination du cœur, quelque connaissance subjective. Quoi qu’il en soit, Daniel-Rops a joué la difficulté : abritant son ouvrage sous l’imprimatur de l’archevêché de Paris, il veut encore mériter l’attention des lecteurs avertis et incroyants. Habilement, il prend le point de départ historique de la Genèse, c’est-à-dire, environ l’an 2000 avant le Christ, le moment où le clan d’Abraham quitte Our en Mésopotamie et pousse ses troupeaux vers le Croissant fertile. La création, le péché d’Adam, la malédiction de Dieu, le déluge, la tour de Babel ne seront abordés que rétrospectivement, comme l’enveloppement d’une lointaine vérité préhistorique dans les mythes et les symboles d’un poème. Mythes et symboles, l’historien ne le cache pas, épars dans les théogonies d’autres peuples de l’Euphrate et du Nil : Noé ressemble au Galgamesh sumérien comme, plus tard, l’Arche d’alliance fera penser aux barques d’Amon. Ces similitudes déconsidèrent-elles la prétention du peuple juif d’avoir reçu seul la Révélation, ou, au contraire, soutiennent-elles l’authenticité d’événements sourdement conservés par la mémoire primitive ? Chacun conclura selon son inclination.
Il y a aussi, et cette fois dans les parties historiques de la Bible, les choses difficilement croyables. Sans doute, on peut toujours suggérer des explications rationnelles. Pourquoi un coup de sirocco – cela, dit-on, arrive encore – n’aurait-il pas fait reculer les eaux au fond du golfe de la mer Rouge pour permettre aux Hébreux d’y passer à pied sec et engloutir derrière eux les chars égyptiens ? La manne du désert ne serait-elle pas la résine des tamaris ? Un tremblement de terre n’aurait-il pu assécher le Jourdain devant Josué ? Et si les tonnerres des trompettes ont fait crouler les murailles de Jéricho, ne serait-ce pas qu’elles couvraient le bruit des sapeurs qui creusaient en dessous ? Daniel-Rops, et il a raison, ne fait pas trop de fond sur ces ingénieuses hypothèses : après tout, si le lecteur croyant de la Bible y suppose une intervention providentielle toujours prête, sur quelle ligne arrêter le prodige, et quelle limite assigner à la puissance du Tout-Puissant ? Il est plus sûr, et d’ailleurs plus important de s’attacher au sens figuratif : le sang de l’agneau pascal annonce le sang du Christ, la manne est l’image de l’Eucharistie. Mais important surtout, et Daniel-Rops le fait bien, de dégager de l’épopée d’Israël les deux hautes affirmations spirituelles qu’elle a fait éclater. D’une part, comme l’a bien dit Renan, dès l’époque reculée, le pasteur sémite porte au front le sceau du Dieu absolu ; quand il est arrivé au peuple juif d’adorer les idoles, il s’en est repenti comme d’une infidélité, et il a transmis à l’Évangile et au Coran la foi monothéiste dont il eut la garde entre les sables du Sinaï et les collines de Canaan. D’autre part, il court à travers la Bible, sous l’idée accablante du Dieu offensé et vengeur, une onde de confiance et d’amour, la sûreté d’une promesse, la force d’une alliance, l’attente d’un salut. Certes le messianisme d’Israël, temporel et particulier, fomentait l’espoir du triomphe d’un peuple plutôt que de l’assomption de l’espèce ; mais, outre que la mystique juive de salut national et temporel alla se purifiant dans la Synagogue même, elle préparait la mystique chrétienne de la communion spirituelle et universelle. Dans notre siècle où l’on dit si volontiers que Dieu est mort, et où nous mesurons de quel poids, en dégoût de l’être et obsession du néant, pèse cette absence énorme, ne devons-nous pas, Messieurs, croyants, appeler sacrée et sainte, et ne pouvons nous encore, incroyants, appeler enviable et noble une histoire où un peuple, confronté aux ambiguïtés et aux accidents de son destin, élevait familièrement ses regards et sa voix vers le ciel, ayant un Seigneur à y adorer et implorer, avec des psaumes pour ses jours de détresse et des cantiques pour ses heures de gloire ?
Mais voici, sur l’arbre de Josué, la greffe chrétienne ; obscurément prêché dans quelques bourgades de Palestine, l’Évangile se répand, atteint les limites du monde, imprègne vingt siècles de civilisation. La tâche de l’historien n’en devient pas plus aisée. Quelle religion se propose plus surnaturelle et irrationnelle que le christianisme ? Un homme, né d’une Vierge, est le fils de Dieu ; il se dit le Messie que son peuple attend, mais il n’est pas reconnu ; bafoué et crucifié, il traverse la mort, ressuscite, donne mission à ses disciples d’offrir aux nations le baptême de l’eau, et remonte au ciel en continuant sa présence sur la terre par un sacrement de pain et de vin. Or toute cette architecture mystique prétend s’appuyer à une origine proprement historique, toute proche, car qu’est-ce que deux mille pour l’âge que l’homme aujourd’hui sait qu’il a ? Elle se situe d’ailleurs dans un canton du monde doublement rationalisé par la culture hellénique et l’administration romaine, et où les grands événements pouvaient difficilement passer inaperçus. Et pourtant, ce séjour de Dieu parmi les hommes, comme il a fait peu de bruit ! Les archives sont muettes, les historiens juifs, les fonctionnaires romains, les érudits d’Alexandrie et les philosophes d’Athènes se sont tus. Les récits oraux des humbles témoins de Judée et de Galilée, transcrits en araméen puis en grec, nous arriveront dans des versions largement postérieures aux faits et dans des copies tardives. Et c’est sur cette base incertaine que repose la foi à un événement qui a dû couper en deux l’histoire du monde, et dont les modalités et le sens apparaissent inconcevables. Ainsi la critique religieuse et la critique rationaliste n’en ont pas fini de confronter leurs arguments, d’opposer leurs thèses. Débats complexes et inépuisables de l’exégèse chrétienne, dont les conclusions sont le plus souvent inscrites pour chacun dans sa position de départ, incroyance ou foi, encore que les exemples dramatiques ne manquent pas où des esprits exigeants s’éloignèrent de Jésus, parfois dans le déchirement, parce que les documents de son histoire ne leur ont pas paru valides. Je ne saurais suivre, sur ce terrain immense et miné, le parcours savant et prudent de Daniel-Rops. Il y a, me semble-t-il, une vue forte dans Pascal, quand, il remarque que Dieu, tout en se révélant, a voulu et devait demeurer un Dieu caché, donnant assez de signes pour qu’il ne fût pas absurde de croire en lui et pourtant s’enveloppant d’assez de nuées pour que l’acte de foi fût un élan risqué de confiance. Fût-il apparu à tous les hommes comme aux trois seuls témoins de la Transfiguration, le Christ eût été imposé par l’évidence fulgurante de la gloire, qui ne valait pas en fruit spirituel l’évidence secrète de l’amour. À cette épiphanie clandestine de son Dieu, le chrétien gagnait aussi d’apprendre ce qu’il a trop souvent oublié : que les grandes choses de l’âme ne se font point en général dans la puissance et l’éclat, sous les diamants des tiares, l’or des couronnes et les insignes du rang, mais dans la patience des commencements, la pauvreté des moyens et la fidélité des actes.
Cependant, en donnant pour titre à sa vie de Jésus Jésus en son temps, Daniel-Rops a souligné son intention d’historien qui a voulu encadrer la figure et les actes du Christ dans les décors, les mœurs, les institutions, les situations où il m’est manifesté. C’est un des mérites de son ouvrages, écrit d’ailleurs par une plume rigoureusement orthodoxe, sous laquelle ne tremble aucun doute concernant l’authenticité des textes évangéliques, la naissance mystérieuse, les miracles, la résurrection de l’homme-Dieu : de quoi le lecteur croyant est satisfait et l’incroyant mis en défiance. Mais ni l’un ni l’autre ne peuvent manquer d’être frappés par le caractère éminent de ce grand livre : un sentiment constant et intime de la présence de Jésus. Présence sous les mots de l’Évangile, qu’étant ce que nous sommes nous sentons plus naturellement dans le discours du Maître que dans les prouesses du thaumaturge, mieux dans l’accent d’indépassable vérité du Sermon sur la Montagne que dans le déconcertant prodige de la Multiplication des pains. Présence incontestable et bouleversante dans certains épisodes, comme, rapporté par saint Jean, le dialogue de Pilate et de Jésus, cette confrontation, au-dessus de la foule, de deux supériorités, celle de la culture qui ne peut finalement aboutir, devant les grands choix de l’histoire, qu’à la bonne conscience du sceptique se lavant les mains, et celle d’une sainteté qui va donner un sens à la suite des siècles ; ou encore, chez saint Luc, sur un ton de ravissante simplicité, la reconnaissance du Seigneur par les pèlerins d’Emmaüs : N’est-ce pas que notre cœur était tout brûlant lorsqu’il nous parlait ? Oui, c’est finalement cette brûlure qui prouve, cette présence de feu dont, depuis plus de mille ans, écrit Daniel-Rops, un nombre immense d’hommes et de femmes ont parlé comme de la plus certaine des réalités. Et voici, une fois de plus, le Dieu sensible au cœur élu comme la preuve à la fois décisive et incommunicable : décisive pour celui qui en a comme une évidence existentielle dans son expérience de sujet, et incommunicable à celui qui, jugeant du dehors et par raison, n’y voit qu’une illusion du sentiment. Tant sont toujours personnelles, c’est-à-dire risquées, les options fondamentales ! Tâchons, Messieurs, d’en être assez persuadés les uns et les autres pour que le respect mutuel des esprits survive à l’impasse de leur dialogue.
Il y a d’autres difficultés pour l’historien de Jésus qui le croit Dieu incarné. Ainsi, celle de saisir ou seulement d’imaginer la psychologie de l’homme-Dieu. Si la conscience de sa divinité subsiste en lui, comment peut-il assumer l’essentielle fragilité de la condition humaine ? Comment un homme qui se sait Dieu, même ayant choisi de s’humaniser par l’humilité de sa naissance, par la tendresse, par la pitié, mais ne pouvant le faire par l’épreuve de l’ignorance et du péché, est-il encore un homme ? En fait, la plénitude du mystère de l’Incarnation n’apparaît que dans les souffrances de la Passion ; et moins encore dans le déchirement de la chair par les épines, les fouets et les clous, moins dans les chagrins du cœur quand se succèdent les injures du peuple, la moquerie des puissants, la trahison des amis, moins même dans la sueur de sang de Gethsémani où l’angoisse n’a pas aboli l’acceptation du calice, qu’à l’instant unique et suprême où la douleur passant du corps à l’âme, a rencontré le désespoir. Car il y eut, tombant de la croix, le cri où je pense que culmine le mystère du Christ : Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? On n’entend ce cri que chez saint Marc et saint Matthieu, non chez saint Luc ni saint Jean qui ne montrent que le surhumain consentement de la victime. Dans la même intention que ceux-ci, Daniel-Rops explique que les mots Eloï, Eloï, lamma sabacthani sont, dans le texte araméen, le premier vers d’un psaume qui jette d’abord cet appel de détresse pour conclure par la confiance et les louanges au Très-Haut ; ainsi ne faudrait-il pas entendre l’interrogation du Crucifié dans son sens partiel d’un délaissement et d’un reproche, mais dans le sens global du chant tendre et pieux qu’elle annonce. J’avoue n’être pas convaincu, ou plutôt ne pas souhaiter de l’être. Jamais, sans doute, le Christ n’apparaît plus exemplaire et plus saint que dans le confiant abandon de son âme fuyante aux mains paternelles : mais nulle part aussi nous ne le sentons plus proche de nous, plus docile à l’incompréhensible projet amoureux d’entrer dans notre nature qu’à l’instant de son agonie où il fut assez misérablement enfermé dans une chair et une conscience d’homme pour éprouver l’intolérable de la douleur et la mort sous le silence de Dieu.
L’Histoire sainte achevée, restaient à écrire les dix volumes de l’Histoire de l’Église du Christ, et Daniel-Rops, pour conduire l’immense récit jusqu’à l’événement du 26 janvier 1959 – l’annonce par le pape Jean XXIII de l’ouverture d’un concile œcuménique – dut donner ses vingt dernières années de vie. Monument imposant dont il est, contrairement à ce que la malveillance a insinué, l’auteur unique : non seulement le maître qui a dessiné le plan, mais l’artisan qui a écrit toutes les phrases, de son style cursif et précis, aussi habile à raconter qu’à décrire et à laisser percer, quand il le faut. un pathétique sans emphase. Bien sûr, au niveau de large synthèse où il composait et où l’histoire de l’Église, insérée dans le Mouvement temporel de la culture et de la politique, touche à l’histoire universelle, il n’a pas inventé ses documents : mais il est allé aux bons auteurs et aux bonnes sources, et son honnêteté ni son information ne sont contestables.
Pour l’historien catholique de l’Église, la difficulté n’était plus la même que pour l’historien chrétien de Jésus. Il ne s’agissait plus de concilier la critique et la foi dans l’exégèse de texte rares et problématiques, mais d’apercevoir et de montrer la continuité d’un message spirituel à travers les crises, les schismes, les hérésies, les violences et les scandales d’une religion installée dans le temps, solidaire de la faiblesse des hommes et des péchés du monde. Sainte et vraie dans son corps mystique, l’Église se trompe et pèche dans son corps temporel. Les cas ambigus sont inévitables et fréquents. Devant ceux-là, Daniel-Rops, avec beaucoup de franchise mais en des termes absolus, annonçait que, catholique entièrement fidèle au magistère de l’Église catholique, soumis à l’autorité infaillible du pape, qu’il tient pour le vicaire du Christ et l’inspiré du Saint-Esprit, il ne tiendrait pour valable les opinions avancées dans son propre ouvrage que si l’Ecclesia mater, gardienne de la vérité intemporelle, les tient pour tels. Un acte de soumission aussi total de l’historien à l’autorité n’étonne pas seulement le lecteur incroyant, mais tout esprit qui reconnaît les droits imprescriptibles de la critique en histoire. J’ose dire que le croyant lui-même en ressent quelque gêne, s’il est convaincu, comme il doit l’être, que le développement des dogmes et l’exactitude progressive de leurs formulations supposent une permanente attention judiciaire, dont l’intelligence exercée et informée est l’instrument comme la liberté est sa condition. La discordance de la cosmologie et de l’anthropologie de l’Église avec l’état des connaissances et le vocabulaire de la science a été assez souvent constatée et, jusqu’en des temps proches du nôtre, a causé assez de dégâts pour que le droit à l’audace et les risques mêmes de l’erreur soient franchement concédés à ceux qui ont vocation de savoir et mission d’explorer.
Dans la pratique, j’ai hâte de le dire, la soumission catholique de Daniel-Rops à l’imprimatur n’a pas plus faussé ses jugements d’historien qu’elle ne l’a poussé à quelque intempérance apologétique ou freiné sur la voie des évolutions nécessaires. Son orthodoxie ne se manifeste pas à interpréter tendancieusement des faits particuliers, mais à dégager tendanciellement, dans la marche de l’Église, une ligne générale de progrès dans la fidélité. Les embardées de vieille nef à travers les orages, la profondeur de ses périls et les errances mêmes de sa navigation, il ne les a jamais ignorées ni cachées ; mais, après tout, il ne se trompait point quand il constatait qu’elle tient toujours la mer, orientée sur la même idée de Dieu et le même espoir du salut de l’homme. Comme Bossuet montrait la contingence tumultueuse des événements secrètement ordonnée à un dessein providentiel, et comme Claudel voyait, dans l’histoire même des siècles chrétiens, Dieu écrire droit avec des lignes tordues, Daniel-Rops a cru que s’accomplissait, par la grâce et la foi, à travers la déraison et l’impureté des baptisés du Christ, clercs ou laïcs, la perfection et la précision du message. Concluant son livre sur l’Église au temps des Barbares par un tableau terrible des désastres du Xe siècle, il écrivait : Malgré toutes ces ténèbres, la lumière gardait ses chances ; dans le bourbier de cette époque, l’eau coulait encore qui vivifierait tout. C’est vrai : cette ère obscurcie était pourtant une aube ; et cent ans après, l’Occident allait se couvrir de ce blanc manteau d’églises qui abrite encore, dans la même géométrie de beauté et la même joie décorative, la même théologie d’adoration et d’espérance.
Mais pourquoi regarder en arrière ? N’est-ce point aujourd’hui un grand signe que le dernier volume écrit et signé par Daniel-Rops, sous son beau titre les Chrétiens nos frères, puisse découvrir l’horizon d’un catholicisme décrispé et d’un christianisme réconcilié, vers lequel notre jeunesse, avec quelque courage, s’était mise en marche, sans oser croire qu’elle l’apercevrait aussi tôt ? Permettez-moi, Messieurs, de m’attacher à un signe modeste mais non médiocre que vous avez en cet instant sous les yeux. Saintongeais, fils d’une vieille race romaine et romane où les guerres de religion ont suscité des haines, abîmé des pierres et fait couler du sang, voici que j’entre dans votre compagnie avec le parrainage conjugué du grand romancier de l’Aquitaine catholique et du grand romancier des Cévennes camisardes. L’épée, qu’ils ont dû ceindre pour cette circonstance, n’est évidemment chargée d’aucun symbolisme agressif, et je ne me sens menacé entre eux deux par aucun jugement de Salomon. J’entends bien que le règne de la tolérance religieuse peut signifier un affaiblissement de la foi ; mais pourquoi pas sa purification ? Laissez-moi le croire, et mesurer ma chance d’expérimenter parfaitement aujourd’hui ce à quoi j’ai demandé l’équilibre et le contentement de ma pensée : la rencontre de l’humanisme libéral et de l’esprit chrétien.
La vérité du passé est souvent triste pour l’historien ; mais la vérité du présent n’est pas toujours encourageante pour celui qui en reçoit l’image dans l’actualité littéraire. On peut y vivre des moments passionnants, mais d’autres amers. Outre qu’il est parfois fastidieux de s’occuper à longueur de semaines des livres des autres au lieu d’écrire les siens, c’est surtout une épreuve de nager dans une littérature qui, depuis environ le demi-tour du siècle, il faut l’avouer, manque un peu de hautes vagues. S’il n’y avait point les grandes œuvres qui continuent et çà et là un début qui promet sans pour autant s’obliger à tenir, on s’ennuierait franchement entre des suiveurs habiles qui nous donnent l’impression que nous relisons, et des novateurs hardis qui mettent beaucoup de rigueur et de talent à se faire les puritains de l’incommunicable. Certes, parmi ces derniers, s’annoncent d’intéressants retours au style ; on voit déjà ceux qui sauront mûrir et dont quelques-uns commencent à regarder vers vous. Là n’est pas, en tout cas, mon plus grave souci de lecteur : plutôt dans une coloration généralement pessimiste, voire nihiliste de la pensée, qui descend de la philosophie sur les lettres, pour ne pas parler des arts et des mœurs. C’est entendu, l’homme du XXe siècle n’a pas beaucoup de raisons d’être gai. Tout autour de lui galope, et toujours de travers : la démographie vers le pullulement, la concentration urbaine vers l’étouffement, la société industrielle vers le gaspillage et l’embouteillage, les progrès des laboratoires vers les techniques de catastrophes, cependant que les sciences de l’homme l’obsèdent de ce qui, poussées des complexes ou pesées des structures, le fait douter de son âme personnelle et libre. La politique n’est guère plus rassurante. L’État libéral ne peut plus répondre à la complication des problèmes et à la rapidité des rythmes qu’en se faisant impérieux et technocratique. L’État socialiste, dès qu’il devient machine à gouverner les masses, retrouve les vieux réflexes de la puissance et de la ruse, cependant que les peuples colonisés, accédant à l’indépendance, se refont des castes et des classes, se donnent des moyens de guerre et des desseins de domination. Jamais les ferments passionnels de l’histoire n’avaient été plus actifs qu’ils ne sont aujourd’hui ; jamais le machiavélisme ne s’est montré plus vulgaire et brutal dans ses procédés qu’en un temps où la marée des images et la crue des mots submergent immédiatement et universellement les consciences, fascinent les volontés, violent les foules. Il est vrai que l’esprit juridique tend à se fixer dans des appareils planétaires, mais leur démesure même les rend impuissants, et le recul est manifeste : les polices, quand ce ne sont pas les armées, ont rétabli la question ; l’habeas corpus, les garanties de l’inculpé, les droits de la défense ont sombré dans la barbarie planifiée du monde concentrationnaire, et se maintiennent mal quand les États les plus évolués ont toléré les tribunaux d’exception. Dernière désillusion : dans ce reflux de la civilisation personnaliste, les nations révolutionnaires, chargées de l’espoir des peuples et de cet idéal, peut-être romantique et ingénu, que Péguy appelait « la république socialiste universelle » ne sont pas les moins pressées d’ériger l’État en idole, la violence en loi et le mensonge en moyen.
Alors, Messieurs, est-il surprenant que cette liquidation des espoirs et des mythes optimistes de l’Occident se traduise par une désolation de l’intelligence ? De cette enceinte même, de grandes voix se sont récemment élevées pour l’exprimer. L’un de vous a dit qu’il ne croyait qu’à la science et que c’est pour cela qu’il avait peur. Un autre, qui a construit naguère une vaste fresque romanesque inspirée par la foi au succès temporel de ce qu’il appelait les desseins de l’esprit, paraît en douter aujourd’hui, et invite les consciences clairvoyantes à se persuader de la précarité et de l’insignifiance de l’aventure humaine dans la profusion du cosmos et la suite infinie des siècles-lumière. Un autre, ne voyant en nous et autour de nous que poussière, nous laisse l’ultime recours d’en jouer noblement pendant le peu de jours qu’elle nous est donnée. Cependant, l’humanisme est chez vous trop vivace pour que le doute sur l’homme puisse tomber, comme il fait chez nos cadets et nos fils, à la négation acharnée et suicidaire, au vertige et, dirait-on, à l’ébriété du néant. Dans leur philosophie, leurs propos et leurs poèmes, c’est à qui mettra le plus de science à déconsidérer les actes rationnels et volontaires de la conscience et la dialectique la mieux assouplie à surévaluer nos phantasmes et nos balbutiements ; le langage, en tant que logique, est dénoncé comme l’instrument de l’inauthenticité ; les choses s’écroulent avec les mots, les catégories directrices de l’esprit sont étouffées sous la description profuse des phénomènes et le concept universel de civilisation sous la description des singularités inépuisables des races et des cultures. Et c’est bien là le plus angoissant : non tant de constater, en ce point de l’aventure de notre espèce, les faillites spirituelles et les périls de mort, que de voir l’intelligence, à la cime de son savoir et de son pouvoir, douter de ses principes et de ses armes et ne parler de son héritage de culture qu’avec l’accent de la dérision. Car enfin, quelle digue opposer à la marée montante de l’inhumain si nous ne savons plus, si nous ne voulons plus savoir ce qui fait la valeur et la qualité de l’homme ? Et l’humanisme, au sens plein et durable du mot, est-il autre chose que le sens et le développement de ce bien essentiel ? Même s’il était prouvé, ce qui ne l’est point, que la foi de l’homme dans son être et son destin est de l’ordre du mythe et non du concept, je dirais encore qu’il doit s’y attacher comme à la condition de son courage et à la chance de son salut.
Daniel-Rops, à qui je ne cessais de penser pendant cette apparente digression, est parmi les grands esprits de ce temps qui nous défendent contre la tentation du nihilisme. C’est – écrit-il au second tome de l’Église des Apôtres et des Martyrs – dans ces périodes de confusion tragique que se préparent les renaissances. C’est dans la pourriture des civilisations mortelles que germent les réalités vivantes de l’avenir. Phrase utile à méditer aujourd’hui. Et voyons bien que cette confiance n’est pas en l’air : elle s’enracine à une théologie et s’ouvre à une eschatologie. Celui qui affirme la présence du Dieu vivant dans le monde et dans l’histoire peut croire, avec saint Irénée que l’homme vivant est la gloire de Dieu, et faire confiance à la fragilité d’un destin que soutient une intention sublime. En fait, l’optimisme historique de Daniel-Rops se relie précisément à une attitude dont Henri Bremond fut ici même l’exégète savant et l’apologiste souriant : l’humanisme dévot. Si, parce qu’il est dévot, cet humanisme inspirait quelque défiance à ceux qui ne le sont pas, je rappellerai qu’il commence par impliquer l’honnêteté naturelle. belle dans ses mesures mêmes et plus encore dans les virtualités de ses dépassements en tout sens. En un temps où l’ampleur des enquêtes, la subtilité des analyses et l’ingéniosité des négations bousculent tant de valeurs et rendent inextricables tant de problèmes, il peut y avoir une naïveté, mais aussi un courage à se replier sur des évidences ordinaires qui ont au moins la dignité d’être celles dont on a besoin pour vivre en accord avec soi-même et avec les autres. Par exemple, il n’est pas encore défendu de croire que l’honneur est préférable à la honte, la tendresse à la cruauté, l’enthousiasme de créer à la fureur de détruire, en somme l’être au néant. Il reste vrai que le mal est ce qui diminue l’être, ce que font souvent l’orgueil et toujours la haine, et que le bien est ce qui l’accroît, ce que font la sagesse et l’amour. Cette morale élémentaire et toujours salutaire, je suis loin de penser qu’elle ne puisse se suspendre qu’au Dieu de la Bible et à Jésus crucifié, puisqu’elle est équilibre de raison et hygiène de l’âme. Du moins, l’exemple de Daniel-Rops montre que ce produit de nature et de culture ne perd pas à s’irriguer de grâce, et qu’un beau type humain en résulte, quand la lumière évangélique aide à l’épanouissement harmonieux de la plante humaine.
La sainteté, m’opposeront cette fois les esprits mystiques, est bien au-delà. Certes ! mais quelle voix profane est autorisée à prononcer son nom ? La sainteté ne doit être incompatible avec aucun état : je crains pourtant que l’état d’homme de lettres ne lui soit point le plus favorable. Le saint chrétien est l’homme nouveau dont le moi, pour s’abîmer en Dieu, se renonce, brise le cristal des vanités mondaines, condamne les concupiscences et les curiosités qui sont le fond du vieil homme. Au contraire, l’homme de lettres est ainsi fait et sa façon d’œuvrer est telle que rien ne saurait l’intéresser plus que lui-même : il a vocation de Narcisse, et s’il cesse de se pencher sur le miroir de l’eau, c’est pour s’enivrer des charmes de la terre, à moins que ce ne soit pour se complaire aux créatures de ses songes, qui ne sont pas seulement son ombre et ses chimères, mais sa substance et ses délices. Comment et dans quel intervalle de ces jeux exquis Dieu lui deviendrait-il plus intime que lui-même, intimior intimo meo ? Je n’en dirai pas plus sur ces choses qui m’échappent ; mais je me référerai pour finir à un texte, encore inédit, de Daniel-Rops, l’un des derniers qu’il ait mis au point puisqu’il fut achevé à Tresserve en 1963. Ce texte, d’une forme inhabituelle, est un opéra-ballet, qui marque non seulement un retour de l’historien vers la création poétique, mais l’exploration d’une voie où le drame, la musique et la chorégraphie se rencontrent. Le titre en est Chant pour un Roi lépreux, il s’agit de Baudouin IV, roi de Jérusalem, dont un beau profil apparaissait dans l’Europe des Croisades. Comment Daniel-Rops n’eût-il pas été séduit par ce roi adolescent et malade, héros et saint, dont la figure se détache sur l’épopée confuse des croisades avec l’éclat d’un symbole deux fois chrétien ? Dans un cloaque d’ambitions, de violences et de luxure, couvert du signe de la croix comme par sacrilège, cet enfant mystique n’a pas seulement accompli la perfection du prince selon l’Évangile : par l’épreuve de la maladie ! de la détresse solitaire et de la mort précoce, il fut aussi un Christ de douleur couronné d’or et d’épines. Or, dans le ballet final qui mime l’agonie et l’assomption du Roi, voici ce que le chœur chante :
Il est un pays où nulle lèpre ne ronge
Le visage des enfants
Il est un pays où nul péché ne souille
l’Âme des bienheureux
Il est un pays sans peine, sans souffrance, sans trahison
Il est un pays où la tombe n’a plus de victoire,
Où la mort est sans aiguillon
C’est le pays où la joie demeure.
Je pense, Messieurs, que nous ne saurions mieux abandonner Daniel-Rops que sur ce chant d’allégresse ; car on voit s’y rejoindre ses inspirations de poète et ses intentions d’historien. Trouver le chemin qui traverse la douleur vers la joie et la mort vers la résurrection, ce fut bien la question, toujours, pour cet esprit sensible au scandale du mal qui est malheur et néant. Le romancier la débattit d’abord en imaginant des destins, puis l’historien en fixant son regard sur l’aventure des siècles ; mais le fier défi paulinien qui intitule son plus beau roman, Mort, où est ta victoire ? résonne au-dessus de toute son œuvre, et c’est un cri d’amoureuse adhésion à la plénitude de la vie. Je n’en sache pas de plus noble en soi, ni de plus important à jeter aujourd’hui dans l’obscurité des événements et la tristesse des pensées.