ACADÉMIE FRANÇAISE
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M. Henri Massis, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de Mgr le cardinal Grente, y est venu prendre séance le samedi 3 juin1961, et a prononcé le discours suivant :
Quelle émotion, Messieurs, n’est pas la mienne en me levant pour vous exprimer ma gratitude. Sans doute me faut-il attribuer l’honneur que vous me faites à l’indulgence de votre consentement. Mais si je cherche ce qui me l’a valu, c’est moins au mérite que je crois le devoir qu’au fait d’être d’abord à vos yeux un témoin, un de ceux qui, au milieu de tant de désordre et de fluctuation, portent témoignage pour les écrivains qui ont incarné l’Ethos de votre Compagnie, l’esprit qu’elle a charge de maintenir — esprit où la littérature est non seulement conçue comme l’expression de la société, mais où elle forme elle-même « une société spirituelle qui a sa perpétuité et ses lois »[1].
Oui, Messieurs, voilà le sens que je donne à votre suffrage, et ce n’est pas en rabattre la valeur que d’en rapporter l’essentiel aux maîtres à qui, pour notre part, nous devons d’être ce que nous sommes. Et ne sont-ce pas les ombres de Barrès et de Bergson, de Péguy et de Claudel, de Maurras et de Bainville, de tous ceux qui nous ont conseillé, orienté, protégé, qui aujourd’hui nous accompagnent ? Je les revois par les yeux de l’esprit, et j’ai le sentiment qu’ils sont là, parmi vous, comme des vivants, sous une lumière qui nous les rend toujours présents.
Ah ! Messieurs, sur la route où nous nous sommes avancé au long de notre vie, que de maîtres, d’hommes de la grande espèce, n’aurons nous pas eu le bonheur de rencontrer au départ ! Que d’amitiés ensuite, d’amitiés qui ont reposé sur la communion aux mêmes principes, la poursuite d’un pareil idéal. « Les amitiés d’hommes sont des amitiés d’idées », disait Barrès. Grâce à de telles amitiés, la littérature nous est apparue comme le lieu de rencontre des âmes, comme un moyen de perfectionnement, une aspiration vers le plus haut emploi de l’esprit, sans cesser d’être un champ de bataille des idées sur la nature humaine.
Non, Messieurs, bien qu’en ait dit Renan, l’Académie n’aime pas être l’» asile des blessés hors de combat », le « dernier refuge d’une cause qui se sentirait malade ». L’Académie s’attache à ce qui ne passe pas. C’est ce qui ne meurt pas, ce qui mérite de vivre, et à quoi ses membres ont cherché par leur art, par leur action, par le talent, par le génie, à donner une figure, c’est là ce qu’exprime le mot d’immortalité. C’est le sens, Messieurs, que ce mot a pour vous.
C’est dans la catégorie de l’éternel que se situent l’œuvre et l’apostolat de celui à qui, Messieurs, j’ai l’honneur de succéder. Comment, en la circonstance, ne pas redire qu’il est de « flatteuses, mais lourdes successions » ? Celle d’un Cardinal, alors même qu’elle échoit à « un écrivain catholique », lui fait surtout sentir et son insuffisance et son indignité.
Fondée par un Cardinal, nombreux, sans doute, furent les hommes d’Église que l’Académie accueillit dans son sein. De 1635 à 1789, le « temple académique » s’ouvrit à cent vingt ecclésiastiques, et, à de certains moments, les gens d’Église n’ont-ils pas constitué près de la moitié de votre Compagnie ? Ce n’est qu’au XIXe siècle que l’Académie n’en compta souvent qu’un seul et, même, pas du tout. Mais au début du nôtre, et après 1918, elle ne laissa pas d’en recevoir davantage, et c’est ainsi que « la pourpre mêla plusieurs fois sa couleur éclatante au vert de vos costumes ».
Sous la majesté de la pourpre, le brocart somptueux de ses plis, la richesse de ses soies magistralement drapées, voilà, Messieurs, comment se figure à mes yeux votre éminent confrère. Je n’ai, en effet, jamais eu le bonheur de baiser son anneau, et je n’ai jamais tant regretté de n’avoir pas eu l’occasion de le voir et de l’entendre. Aussi me manque-t-il, pour l’évoquer, ces souvenirs personnels, ces traits vivants qui, sans rien ôter à la grandeur du personnage, enlèveraient à mon discours cette solennité d’apparat où il risque de tomber. Que ne puis-je mêler à l’éloge le récit de ces faits intimes dont la simplicité repose des splendides compliments, ni même rapporter quelques anecdotes, ne fût-ce que pour « ôter le dégoût d’une louange continue» ! Et puis, Messieurs, qu’ajouter à tant d’hommages qui ont marqué les fastes dont une telle existence a été jalonnée ? Les dignités, dont le Cardinal Grente fut pontificalement revêtu, ne furent-elles pas autant d’occasions de le louer ? Jubilés, anniversaires, noces d’argent ou d’or, commémorations et réceptions de toutes sortes, que de compliments, que de harangues ont déjà été prononcés ! Après tant de panégyristes qui, le plus souvent, étaient d’Église, comment hasarder un éloge profane ? Quelle crainte de n’être pas égal à un pareil sujet ! Et si j’éprouve tant d’appréhension à l’aborder, c’est qu’à cette place où me voilà je mesure davantage et mieux la disproportion qu’il y a entre celui qui enseigne et celui qui ne se veut qu’enseigné ! J’ai beau me dire qu’une part du Sacerdoce royal est attribuée à tout chrétien, comment ne pas sentir son insuffisance pour célébrer un homme d’Église quand on n’est qu’un simple fidèle ? Au surplus, ce discours ne saurait garder l’allure de sermon qui conviendrait à la parole d’un évêque, le caractère d’une réception académique ne le comportant pas, et moins encore la qualité de celui que vous accueillez aujourd’hui ! Et, pourtant, il me faudra parler de religion, puisque la religion a été au principe de la vie du Cardinal Grente et l’inspiratrice de tous ses travaux. Sujet austère, Messieurs. Si vous n’attendez pas que je vous expose sa doctrine magistrale, telle qu’elle m’est apparue en lisant les douze volumes de ses œuvres oratoires et ses écrits spirituels, vous ne m’en voudrez pas d’y recourir souvent. A défaut d’une connaissance moins livresque, c’est pour moi le seul moyen de vous faire réentendre cette voix où, vous, qui l’avez connu, discernerez le son de son âme. Puissiez-vous retrouver encore un peu de ce charme qui faisait la séduction de votre cher et vénéré confrère, du charme qui, lui aussi, est une action de toute l’âme !
Affable, courtois, fort avenant, engageant même, d’esprit modéré, égal, indulgent, n’est-ce pas ainsi que nous le peignent tous ceux qui l’ont approché ? Mais ce qui semble surtout les avoir frappés dans son visage, c’est le pétillement de ses yeux, la flamme malicieuse du regard, le sourire de ses lèvres fines — ce sourire amusé où se révélait aussi sa généreuse bonté. Et lui-même ne rappelait-il pas, à l’occasion, que saint François de Sales avait songé à instituer la Congrégation du Perpétuel Sourire. Mgr Grente s’en fût fait volontiers l’intronisateur !
Tout cela, d’ailleurs, n’excluait pas, là où il le fallait, les manières fastueuses qui conviennent à un prince de l’Église. La pompe, dont il aimait à s’entourer, en témoigne, et sa distinction naturelle n’allait pas sans « une touche de recherche » qui, dit-on, lui seyait si bien. Oui, le Cardinal Grente était un prélat d’autrefois, un homme d’Église dans toute la noblesse du terme, un seigneur accompli. Il appartenait à l’ancienne génération ecclésiastique, chez qui, disait déjà Lacordaire, « le grand air sacerdotal annonçait l’élévation de la nature et celle de la pensée ». Il n’était pas jusqu’aux élégances de son verbe, à la hauteur de son ton, qui ne semblassent accordées aux dignités qu’il lui fut donné de recueillir.
Heureux d’atteindre les honneurs, et disposé à en saisir l’occasion, Mgr Grente n’y mettait pas de vanité humaine, d’orgueil moins encore ; et s’il les rechercha, ce fut plutôt par ce que son cher Joubert eût appelé « un besoin perpétuel de s’honorer soi-même à ses propres yeux ». Non, la majesté de la pourpre ne lui faisait pas oublier où est la vraie grandeur, et jamais il ne sépara les «grandeurs d’établissement» qui lui échurent des devoirs d’état qu’elles imposent. Aimer la place qu’on occupe, l’autorité et les égards qu’elle confère, c’est croire à son état. Et n’est-ce pas là, Messieurs, le sens de cette existence dont on a pu dire qu’elle a été « une suite d’accomplissements » ? Mais Mgr Grente fût-il resté du monde qu’il en eût également occupé avec aisance les plus grandes charges, et ceux qui furent les témoins de sa vie nous assurent qu’on l’eût très bien vu Ambassadeur de France ou Grand maître de l’Université ! Il fut d’Église, et l’on se souvient que lorsqu’il entra sous la Coupole en manteau épiscopal, les lèvres serrées, il tint à ajouter à son remercîment cette déclaration : « Je vous exprimerais, Messieurs, ma confusion de votre amitié indulgente si ma personne ne s’effaçait dans la splendeur de l’Église qui m’introduit seule en votre Compagnie » — et de souligner le mot seule d’un geste péremptoire de son doigt tendu. Oui, ce fut bien « un air d’accomplissement » qui passa, ce jour-là, sur les traits de son visage où l’on put remarquer aussi «l’agréable épanouissement de son cœur,). Académicien, Mgr Grente l’était, d’ailleurs, de vocation. Dans l’Académie, il voyait une des majestés de la France, et il songeait au prestige qu’un Bossuet, un Fénelon, un Massillon, un Lacordaire, un Dupanloup ont fait concourir à sa gloire. Mais l’immortalité ne le laissait pas pour autant oublier l’éternel qui est l’objet même de la foi. Et c’est à l’enseigner que, marqué du signe sacerdotal, toute la vie de Mgr Grente s’est employée. Tout le reste n’a fait que la manifester, sa piété, son action, ses œuvres et les grandeurs qui l’ont tour à tour consacré. « La gloire de Dieu, Notre Seigneur Jésus-Christ, Notre Dame, l’Église et son Chef, notre Saint Père le pape, son diocèse, sa famille, les lettres et l’Académie », voilà, a-t-on pu dire, ce que furent « les grands attraits de sa vie ». Et lui-même, au soir de son âge, dans ce pays de Percy où il est né, n’en fit-il point l’aveu sur un ton familier, simple et ému, en rendant grâces à Dieu ? « Oui, fit-il, Dieu m’a traité par bonté gratuite en fils privilégié. Que de preuves ! Le don de mes parents que je ne puis taire ; mon père si droit, laborieux et sensé, ma mère si intelligemment éducatrice, si pieuse et charitable, tutrice de ma vocation, mon frère, un autre moi-même, mon neveu si filial... Puis successivement ce cumul de largesses : l’Épiscopat, l’Académie, le Cardinalat, tant d’amitiés qui me furent un enchantement et une fierté ; enfin, puisqu’il a daigné le dévoiler lui-même, l’exceptionnelle faveur d’une correspondance fréquente et délicieuse avec Sa Sainteté Pie XII ! Vraiment, sur ma route, quelle jonchée constante de bienfaits ! »
Tout est là, tout est dit, Messieurs, et nous pourrions nous arrêter ici, si nous n’avions, en suivant les étapes de cette existence comblée, tant de belles découvertes à faire et d’enseignements à recueillir.
Les paroles si touchantes que je viens de vous lire témoignent d’abord de l’amour qu’avait pour son pays natal votre éminent confrère. En quels termes ne décrivait-il pas cette « belle et bonne Normandie », où il se sentait si fortement enraciné !
« Pittoresque ou somptueuse dans la variété et l’opulence de son sol, se plaisait-il à dire, la vieille province de Normandie ne s’arrête de contempler le damier multicolore de ses herbages, de ses vergers et de ses moissons, ou le cours pacifique de ses rivières et de son fleuve, à travers des plaines ombreuses et des collines ensoleillées, que pour admirer ses villes fières de leur histoire et de leurs monuments, s’attendrir sur les nefs harmonieuses et hardies de ses cathédrales, ou pour rêver encore du haut de ses falaises au charme des navigations et des conquêtes de royaume qu’illustrèrent ses fils. »
Voilà, Messieurs de quel ton l’évêque-archevêque du Mans parlait de sa province, et nous avons là, par surcroît, un exemple de son style — ce « style Grente », dont tant de ses élèves nous ont parlé ! C’est, au reste, à sa Normandie que le Cardinal Grente rapportait tous ses dons, et jamais il ne manquait de rappeler l’origine normande de ceux qui firent l’objet de son étude. Choisira-t-il un sujet de thèse, c’est à un Normand, c’est à Jean Bertaut, le poète, qui fut aussi évêque de Séez, qu’il la consacrera, se plaisant, en la circonstance, à rappeler ce que Sainte-Beuve pensait de son pays : « Célèbre par les poètes qu’elle a produits au Moyen Age et à la naissance de notre littérature classique, la Normandie les honore, dit-il, et ce qui est la meilleure manière de les honorer, elle les étudie. »
Ainsi le jeune Docteur honora-t-il Bertaut. Et, le jour de la soutenance, dans une salle voisine de ce grand amphithéâtre où vous êtes aujourd’hui réunis, c’est en évoquant toutes les célébrités qui ont orné sa terre que l’abbé Grente commença l’exposé d’usage : « Sans parler même des écrits éternels ou des immortelles tragédies du grand Corneille, fit-il, que de Normands ont, avec une raison lucide, une imagination mesurée, une sensibilité douce et une grâce distraite, cultivé la poésie en tous les genres» ! Et là-dessus de citer les noms d’Alain Chartier, dont une reine aimait les mots dorés, du satirique Vauquelin de la Fresnaye, du jovial Boisrobert, de l’étincelant Brébeuf, de Benserade, de Thomas Corneille, de Saint-Amant, de Saint-Evremont, et de Fontenelle enfin qui regrettait le temps « où l’on se croyait obligé de faire des excuses au public parce qu’on n’était pas normand ! »
Mais comment l’abbé Grente eût-il pu oublier que les gens de lettres n’étaient pas la seule gloire de son pays et que, si l’éloquence, les sciences et les arts étaient des titres susceptibles d’inspirer à ses fils le désir de les perpétuer, la Normandie possédait un autre trésor, un trésor qui, celui-là, ne se dérobe ni ne se rouille : la sainteté de ses enfants. Onze siècles de prouesses et de vertus chrétiennes n’en témoignent-ils pas ? Aussi Mgr Grente ne se lassa-t-il jamais d’évoquer la splendeur de la Normandie mystique. Et, en 1946, pour le vingt-cinquième anniversaire de son sacre, c’est la vie d’une sainte normande, la vie de Marie-Madeleine Postel, qu’il reprendra, jugeant que l’exemple de cette « jeune institutrice de Barfleur qui prouva, sous la menace des pires représailles, une fermeté égale à la vivacité de sa foi », qui fut « la supérieure fragile de couvents éphémères avant que de devenir la restauratrice audacieuse d’abbayes et d’églises », c’est cette sainte et apostolique religieuse, sacrée par l’épreuve, l’injustice et les fléaux, que Mgr Grente fera revivre, capable qu’elle était, pensait-il, d’enseigner à toutes les victimes de « l’infortunée Normandie, rançon de la France délivrée », ce que peut « une foi qui puise dans le Seigneur la force de ne faillir jamais et le moyen d’aboutir ».
Quelques années plus tard, lorsqu’en de nouveaux fastes la pourpre du Cardinalat viendra faire luire son rayon sur les décombres et les cicatrices de cette Normandie douloureuse, quels accents, Messieurs, le Cardinal Grente ne trouvera-t-il pas, devant ses ruines, pour faire revivre l’âme des temps anciens !
« O voix normandes, s’écriera-t-il, voix innombrables et douces, montez vers nous, rumeurs émouvantes de la terre où dorment nos aïeux ! 0 voix du passé, voix des hommes et des œuvres, voix de vaillance, de charité, de vérité ; voix de fidélité au Pape, voix de dévouement à l’Église et d’amour du Sauveur, voix des preux, des saints et des martyrs normands, venez, venez vers nous, rapprochées ou lointaines, pénétrantes et irrésistibles ! »
Et de Saint-Lô détruit, de Saint-Lô, capitale des ruines, trouée, bouleversée et comme disparue, mais qui conservait cette empreinte ineffaçable faite de présences invisibles, le Cardinal annonça en même temps la renaissance prochaine :
« Loin d’être la Pompeï du Cotentin, une curiosité funéraire, dit-il, Saint-Lô resurgira plus cher encore à la postérité, en raison de son infortune propice aux reverdissements des traditions ancestrales ! »
Saint-Lô, Messieurs, n’était-il pas de son appartenance ! Pour Mgr Grente, Saint-Lô c’était toute sa jeunesse, ce qui durant dix-huit années, l’avait proprement enchanté ! Ce garçon de quatorze ans qui, sortant de l’école de Percy, entra au Collège diocésain de Saint-Lô, où il sera cinq ans élève et maître treize années, on vous l’a peint « sous les traits d’un garçon distingué, élégant même, et qui le restera avec une nuance de simplicité plus tard, quand il aura gravi tous les échelons de ce qu’il faut appeler sa carrière ». Quelle action, ce Collège ne devait-il pas avoir sur Georges Grente adolescent, et de quelle empreinte ne le marqua-t-il pas ! C’est là d’abord que s’éveilla sa vocation littéraire qui, du prix d’honneur qu’il emporta en rhétorique jusqu’à son discours de réception sous la Coupole, n’allait cesser de s’affirmer. C’est sur ses bancs qu’il apprit le pouvoir d’un mot mis en place, qu’il acquit le goût de la composition qui habitue à bien penser, à bien sentir, à bien rendre, et l’on sait quelle application votre confrère y mettait !
Un de ses maîtres, le Père Jeanne, ne lui avait-il pas enjoint, le jour où il revêtit la soutane, de rester fidèle à ses admirations littéraires, ce que Mgr Grente n’aura garde d’oublier :
« Sans doute, lui dit-il, l’idée passe avant la forme, et la forme sans l’idée n’est que jonglerie et exercice de rhéteur. Oui, peut-être, l’idée toute seule peut suffire à qui n’en a besoin que pour soi... Mais, comme tout change, quand il s’agit de communiquer la vérité aux autres et de la leur faire admettre ! »
Le jeune abbé devait s’en souvenir quand il enseigna à son tour. Quel zèle ne déployait-il pas pour faire comprendre, aimer les chefs-d’œuvre de notre littérature ! Il estimait que la distinction du style aide à cultiver la noblesse de l’esprit et la délicatesse du cœur, et il tenait la beauté du langage pour particulièrement désirable quand, destiné au sacerdoce, on doit parler au nom de Dieu.
De ce professeur, qui était à peine plus âgé qu’eux, ceux qui furent alors ses élèves ont gardé un souvenir inoubliable.
« Quelle aubaine, nous dit l’un d’eux ! Nous étions éblouis, avides de savoir... Très tôt il nous parut exigeant : de l’ordre, de la tenue, du travail. Il savait nous encourager, certes, mais quel critique impitoyable ! Nos devoirs de français revenaient chaque semaine copieusement annotés en marge, avec, en tête, une appréciation générale, concise, pittoresque, piquante. Nos copies étaient zébrées de traits rouges ! Et quelle intransigeance pour les leçons ! Des lectures enrichissantes occupaient une partie de la classe. Une diction nette, nuancée, harmonieuse mettait le texte en relief et faisait vibrer en nous les passages les meilleurs, ceux qui communiquent « de l’esprit, de l’âme et du goût ».
En ces temps du Collège l’abbé Grente alla même jusqu’à se faire impresario, considérant, à juste titre, que le théâtre était un excellent moyen de formation. De véritables classes de diction, voilà ce qu’étaient les séances où l’on répétait Athalie, Hamlet, Œdipe roi, racontent ceux qui, à cette époque, l’ont eu pour professeur. « Il exigeait non seulement une prononciation claire et intelligible, nous disent-ils, mais une intonation exacte et naturelle. Il n’interrompait l’exercice que lorsqu’il avait obtenu la justesse exigée. Aussi minutieux sur l’attitude qui devait souligner la parole, il voulait un geste sobre, mais expressif, relevant avec malice les mouvements de bras ou de mains inélégants... Et il donnait lui-même l’exemple d’un geste ample et harmonieux pour accuser les vers les plus empreints de majesté. » Ah ! tous ces détails ne sont pas vains, Messieurs, et même s’ils font sourire, ils nous peignent l’homme au naturel, ils rapprochent de nous celui que nous étions tenté de ne voir que revêtu de la longue cape de pourpre et coiffé d’un chapeau vermeil ! Et puis ils nous révèlent ce que Mgr Grente a été, non moins éminemment : un professeur ! De lui, comme d’un autre Cardinal qui fut de votre Compagnie, on pourrait dire justement : « Avec son naturel sérieux, sa finesse paysanne, son calme légèrement malicieux, il vivait dans son Collège comme un poisson dans l’eau ! Ceux qui l’y ont vu en témoignent par leurs souvenirs et par leurs anecdotes : ils étaient faits l’un pour l’autre. »
Aussi bien était-ce au professorat qu’à sa sortie du séminaire, le destinait son évêque, celui qui, le matin de sa première messe, avait prononcé ces paroles, dont le Cardinal Grente dira qu’elles ne l’ont jamais fui : « Le prêtre est un homme de devoir, un homme d’obéissance. Ainsi ce jeune homme ira non où il veut, mais où je veux. » Et Mgr Germain de l’envoyer, par obéissance, au Collège de Morlaix. Qui donc, d’ailleurs, à cette époque, ne l’eût cru voué à une carrière professorale et ne l’eût imaginé Préfet des études, Supérieur de séminaire, et le moment venu, Recteur d’Institut catholique, ce qu’au reste il faillit être ! La Providence déjoue souvent les calculs humains, et nous savons, Messieurs, ce que Dieu a voulu qu’il fût.
D’un éducateur, d’un fervent écolâtre, qui vivait alors retiré à l’ombre d’un collège au fond de la baie de Cherbourg, Benoît XV ne devait-il pas faire soudain, en 1918, le chef religieux d’un diocèse de quatre cent mille âmes ! Mais même évêque, Messieurs, Mgr Grente restera professeur ! Le milieu professoral n’a jamais cessé d’être le sien. Bien à cet égard ne m’a frappé davantage que la simplicité de son cabinet de travail, dans ce palais épiscopal du Mans, chef-d’œuvre de la Renaissance, d’une somptuosité sans pareille. Quel contraste cette pièce au mobilier presque banal n’offre-t-elle pas avec le faste éblouissant des salles de réception où Mgr Chevallier, son successeur, avait bien voulu m’accueillir ! Quand il m’y conduisit ensuite, je crus entrer dans le bureau d’un Régent de collège ! Plus de plafond aux caissons dorés, plus de candélabres, plus de sièges revêtus de brocarts, plus de tentures armoriées, point de cheminée à hotte écussonnée de sa devise Dux utinam exemplar. Une fenêtre sans vitraux peints, des rayons de livres sur les murs, des classeurs, des dossiers en ordre, des boîtes à fiches bien rangées, un cabinet pareil à celui qu’il avait à Saint-Lô ou à Coutances ! N’était-ce pas là que Mgr Grente se sentait le plus lui-même ? De bonne heure, le matin, il se mettait à sa table de travail, et je me suis laissé conter par un de ses proches qu’il retirait alors son anneau pastoral, le déposait à côté de son encrier, prenait la plume et commençait à écrire.
Et, vous le savez, Mgr Grente n’écrivait rien qui ne fût écrit. Exposés très clairs, corrections châtiées, ses qualités didactiques apparaissent dans la moindre de ses œuvres, où le défilé des paragraphes, la quiétude des développements, les beaux débuts et les belles fins, survécurent toujours. Cela aussi était d’un professeur ! Son esprit de mesure, un jugement solide, une mémoire impeccable, son bon sens et son culte de la clarté eussent suffi à le garder du clinquant et de l’enflure. S’il usait de comparaisons heureuses, ingénieuses même, c’était pour mieux faire entendre les vérités transcendantes. Car, pour appliquer les règles du bien dire et pour limer son style avec sollicitude — Mgr Grente n’était-il pas l’auteur d’un Manuel de composition française, où des générations ont appris à écrire ? — le désir de plaire ne le conduisit jamais à oublier la dignité du ministère d’instruire qui était proprement le sien. Il tint au reste à s’en expliquer lui-même : « Je n’ai pas écrit pour le plaisir d’écrire, ni surtout pour mendier un éloge, dira-t-il. Comme « la vraie éloquence se moque de l’éloquence », j’ai résolument négligé cet équilibre de composition que j’enseignais jadis. La sanctification des âmes est d’un autre prix, d’un autre résultat que le balancement régulier des parties d’un ouvrage. » En polissant sa phrase, c’est sa pensée que Mgr Grente achevait ; le style était chez lui une habitude de l’esprit. Non, l’évêque du Mans n’estimait pas que « le sacerdoce pût rester au vestiaire du cabinet de travail » : là aussi il restait prêtre. Et ce n’est pas à son propos qu’on eût pu dire ce qu’on rapporte de son prédécesseur, Daniel Huet, le vieil évêque d’Avranches, si appliqué à ses travaux que ses diocésains contrariés de s’entendre répondre : « On ne peut déranger Monseigneur, il étudie ! » réclamaient qu’on leur donnât un évêque qui eût fini ses études !
Cette heureuse facilité propre au Cardinal Grente, était, Messieurs, le fruit d’un grand savoir, et ce n’est pas moins l’humaniste que le dignitaire de l’Église qui vous fit l’honorer quand il devint des vôtres. Le Cardinal Grente eut aussi sa « cathédrale littéraire ». Très jeune, il avait aimé la littérature, et si son père voulut qu’il se fît inscrire à la Faculté de Droit de Paris, il ne tarda pas à la quitter, et c’est à la Faculté des Lettres qu’il passera sa licence, qu’il présentera plus tard sa thèse de doctorat. Dès ce moment-là, sans le savoir — « J’ai été conduit, dira-t-il — il se rapprochait de vous, Messieurs, en cultivant l’amitié des professeurs de Sorbonne avec qui la préparation de cette thèse devait le mettre en relation assidue.
N’est-ce pas avec l’un des vôtres, n’est-ce pas avec Emile Faguet que l’abbé Grente allait, pendant des mois et des mois, s’entretenir, sollicitant ses avis, son conseil ? Combien de fois ne monta-t-il pas les trois étages qui conduisaient au petit logement de la rue Monge où, en vieil étudiant qu’il était, Faguet se rendait, matin et soir, pour travailler en paix... J’aurais pu, à l’époque, y croiser l’abbé Grente, ou même le trouver assis sur les marches de l’escalier en attendant que Faguet arrivât, face à la porte dont j’ai si souvent tiré le cordon de sonnette et où je revois encore la bouteille de lait posée par terre sur le paillasson ! Oui, c’est là que la vie du bon Faguet s’écoulait, « négligée, studieuse, libérée des ennuis de la société, ne retenant que ce qui peut nourrir l’esprit ». Ah ! qu’il était donc accueillant, et comme il aimait la jeunesse ! J’avais à peine dix-huit ans quand il consacra tout un article à ce « jeune chercheur et curieux » qui venait, pour ses débuts, d’écrire un gros bouquin sur Zola ! Et je l’entends encore me dire : « Voyez donc Anatole France ! Vous apprendrez, en l’écoutant, bien des choses qu’on ne vous enseignera pas à la Sorbonne ! »
Ce n’était pas un tel conseil qu’Emile Faguet pouvait donner à l’abbé Grente ! C’est, au contraire, à la Sorbonne que le jeune docteur prendra le ton de l’Université, et commencera, de loin, en étant académique d’être académicien. Sans doute fut-ce d’abord parce qu’il était normand que Georges Grente avait fait de la vie et de l’œuvre de Jean Bertaut l’objet de son étude. Mais n’était-ce pas aussi parce que son compatriote avait appartenu à une académie qui précéda la vôtre, Messieurs, cette Académie du Palais qui reçut la protection de Charles IX, d’Henri III, qui tenait ses réunions au Louvre, et dont Ronsard, Pibrac, Robert Garnier, Rapin, Du Bartas, ainsi que les plus beaux esprits du royaume, faisaient partie.
Et au terme de ce gros in-octavo de cinq cents pages, où il parlera du poète et de ses vers légers, où il étudiera l’éducateur, où il défendra le prélat contre les appréciations malséantes, c’est à l’Académie, c’est à l’humaniste, Messieurs, que l’abbé Grente reviendra pour apporter la preuve que Jean Bertaut fut un des premiers fondateurs de la prose classique. Pellisson ne disait-il pas que lorsque l’illustre Compagnie, créée par Richelieu, voulut rendre la langue capable de la dernière éloquence et résolut de dresser un dictionnaire, elle décida de faire d’abord un choix de tous les auteurs morts qui avaient le plus purement écrit ? Jean Bertaut y figure, à côté d’un Montaigne, d’un Charron, d’un Coeffeteau, d’un François de Sales : « Le choix de l’Académie si honorable, dit l’abbé Grente, était justifié », et d’ajouter : « Notre écrivain n’était pas un intrus dans cette société d’élite. »
C’est ainsi, Messieurs, que s’achève cette thèse de doctorat sur Jean Bertaut, évêque de Séez, dont votre confrère Emile Faguet, en critique sagace loua le portrait si vrai, si ressemblant, l’agrément et la vie du style, et à laquelle les Messieurs de la Sorbonne accordèrent la mention très honorable.
Et que dira, plus tard, Mgr Grente quand il publiera une étude parfaite sur Fléchies qui, pour beaucoup, n’était plus qu’une des perles mortes de ce Grand Siècle où il avait passé pour l’égal de Bossuet et qu’au siècle suivant, Voltaire lui-même mettait au-dessus de Bourdaloue ? Si l’évêque du Mans s’édifiait, Messieurs, de rencontrer dans l’évêque de Nîmes, un vrai prêtre qui « prêchait la doctrine sans la farder et la morale sans la réduire », un prélat que guidait le zèle de convaincre et de convertir les âmes, il n’oubliait pas de rappeler à propos qu’un an après Bossuet, l’Académie l’avait accueilli dans son sein, bien qu’il eût à peine quarante ans !
Voilà, Messieurs, ceux qui, par une sorte de prédestination, furent les premiers modèles de votre vénéré confrère. Mais son amour des lettres ne se bornait pas aux écrivains sacrés. Il pensait, en effet, que l’on peut aussi trouver dans un commentaire de Jocelyn ou de la Légende des Siècles, l’occasion de hausser les esprits vers des réflexions morales et l’admiration de la Providence. Aussi n’y manquait-il pas. Servi par une mémoire qui les lui amenait à point et sans effort, de combien de belles citations, ses écrits ne s’ornaient-ils pas et de s’en justifier soi-même en invoquant cet aveu de La Fontaine :
J’ai profité dans Voiture
Et Marot par sa lecture
M’a fort aidé, j’en conviens !
L’enseignement de Mgr Grente en était tout fleuri, et il ne craignait pas d’y mêler quelque badinage. Rapporte-t-il ces paroles de Sainte Jeanne de France, abbesse de l’Annonciade, qui, devant ses jeunes religieuses, s’adressait à la Sainte Vierge en ces termes : « Nous allons dans la vigne de vos plaisirs », qu’il lui semble piquant de penser qu’Armande et Philaminte, immortalisées par Molière, se fussent écriées en l’entendant :
Ce sont petits chemins tout parsemés de roses !
Ah ! que la métaphore est mise avec esprit !
Mais, entre toutes ses dévotions littéraires, c’est à La Bruyère qu’allaient les faveurs du Cardinal Grente : il le mettait au premier rang. Et jusqu’en chaire, il regrettait qu’il ne vécût encore pour nous tracer « la plaisante silhouette de certaines personnes pieuses qui s’isolent en des méditations privées pendant que se déroulent les saints mystères de la Messe ». « Elles méritent, dit-il, d’entrer dans la galerie des Caractères pour devenir aussi célèbres que l’auditeur qui admirait le sermon à proportion qu’il le comprenait moins. » Ainsi Mgr Grente entendait-il rappeler à ses ouailles que la liturgie est la source première du véritable esprit chrétien. Et Bossuet, Bossuet son maître, n’attribue-t-il pas au chant la plus grande partie de la piété chrétienne ?
Voilà sans doute pourquoi, et toujours dans l’ordre des lettres humaines, Mgr Grente devait, un jour, tant aimer Joubert. C’est qu’il y entendait la musique d’une âme, qu’il y découvrit, comme Marcel Proust lui-même, « une essence d’âme aussi douce que certaines partie de l’Evangile, des paroles qui ne disent pas seulement le mépris des richesses et de l’irréalité de la matière, mais qui en sont empreintes, parce qu’elles laissent échapper comme un parfum, une essence naturellement supérieure à ces choses, mais plus fines ». Mgr Grente vit alors en Joubert un moraliste tout proche, certes, de Vauvenargues et de La Bruyère, mais qui se hausse à « la religion consolatrice ». Cette découverte, il ne la fit qu’au soir de sa vie. Dans l’accablement du désastre, les rudes soucis du lendemain, elle l’aida à se séparer de soi-même. Il comprit alors ce que Sainte-Beuve exprime quand il dit des écrits de Joubert : « On n’a qu’à les respirer, on est remonté, ou, mieux, on est apaisé pour tout un jour. » Non, Joubert n’était plus cet auteur trop sérieux que, pendant sa classe de troisième au collège de Saint-Lô, un professeur, « dépourvu de tout fluide », lui avait gâté. Il était celui qui consolait, qui disait : « Il faut du ciel à la morale », ou encore : « Des yeux levés au ciel sont toujours beaux. » Il était cet homme rare, au cœur d’or, qui avait écrit : « La religion est encore plus nécessaire à cette vie qu’à l’autre » — ce que sainte Thérèse de Lisieux exprime par ces mots sublimes : « Nous n’avons qu’une vie pour vivre notre foi. »
Ah ! Messieurs, je ne voudrais pas que ce que je viens de dire du professeur, de l’humaniste, et où je me suis attardé pour mettre un peu de variété dans mon propos, pût laisser croire que le Cardinal Grente n’avait soin que de beauté littéraire ! Cette beauté même il la mettait au service de Dieu. « Puisque la religion se sert des magnificences de l’architecture, disait-il, puisqu’elle utilise la souplesse, la vigueur ou l’éclat de la sculpture, de la peinture, de la mosaïque, puisqu’elle demande à l’or et à l’argent, aux pierres précieuses et à tous les raffinements de la joaillerie de ciseler et sertir ses calices et ses ciboires, puisqu’elle emploie le velours, le satin, la dentelle à embellir ses ornements liturgiques, puisqu’elle dresse sons les nefs de ses cathédrales et de ses églises, des chaires œuvrées avec art, puisqu’elle accueille la mélodie ou les chœurs de la musique et la sonorité des orgues et qu’elle invite la poésie à enflammer ou décorer les strophes des hymnes, pourquoi exclurait-elle de la prédication la beautés littéraire, les essors de l’éloquence ? »
Ainsi retentira sa parole dans la cathédrale du Mans, cette splendide cathédrale dont la tour s’érige comme un dogme aux assises puissantes, et qui domine la ville et les coteaux voisins de sa masse austère et triomphale : « O ma cathédrale, si belle, si séduisante, s’écriait-il en la contemplant, ta richesse n’est que l’image des mérites et de la gloire de cette insigne Église dont je suis le serviteur ! »
Dans la place surélevée qu’il y occupait, Mgr Grente ne voyait, en effet, qu’un symbole du rôle que l’évêque doit jouer dans le diocèse. Il ne pensait pas que l’épiscopat conférât un pouvoir despotique ou qu’il contraignît à de distantes allures. Il n’avait pas oublié l’adjuration que Mgr Baudrillart, prêchant le jour de son sacre, avait lancée du haut de la chaire : « Ne soyez pas de ces icones devant lesquelles on se prosterne ! »
Mais était-il besoin de l’en prévenir ? A l’heure même où on le glorifiera par l’anneau, la mitre et la crosse, où, au milieu des acclamations, il traversera la foule inclinée, Mgr Grente ne rappellera-t-il pas que la beauté de ces ornements ne constitue pas la gloire de l’évêque, ni ne lui acquiert la vénération ! « Tout ce décor est d’emprunt, toute cette majesté caduque ! s’écriera-t-il. Malheur à celui qui, grisé de soi-même, resterait sur ce faite, vide de Dieu et insouciant d’autrui. »
Et à l’occasion de son jubilé, il redira encore :
« Ah ! ne vous méprenez pas sur la majesté qui environne l’évêque ! S’il se tient en cérémonie sur son trône, et si clercs et fidèles lui prodiguent des égards, il s’agit là seulement d’un décor destiné à lui apprendre comment doivent resplendir sa foi, sa piété et sa vertu. L’épiscopat, un honneur ? Non, une charge, et s’il surpasse les grandeurs humaines, c’est de toute la hauteur de la Croix : il est une servitude que la charité impose. »
Nul ne fut plus soucieux que Mgr Grente d’acquérir ce caractère épiscopal où réside « la plénitude de l’esprit de gouvernement et de conduite », comme dit Bossuet. Gardien et apôtre de la vérité, voilà, Messieurs, ce qu’était pour Mgr Grente le rôle de l’évêque. Pour lui, c’était servir. « Je crois et je défends », disait-il aussi. Et l’on songeait, en l’entendant en chaire à la belle définition d’un Fénelon : « L’homme digne d’être écouté est celui qui ne se sert de la parole que pour la pensée, et de la pensée pour la vérité et pour la vertu. » Chez le Cardinal Grente, jamais de parole sans pensée et de pensée sans âme ! Il entrait généralement dans son sujet sans préambule, car il se méfiait des longs exordes où se complaisent les rhéteurs. Et dans l’admirable panégyrique que lui inspira saint Jean Chrysostome, ne dira-t-il pas à ceux qui l’écoutaient : « La belle affaire, Mesdames et Messieurs, que chacun répète après un discours : « Oh ! qu’il a bien parlé ! » — si à la question toute naturelle : « Sur quel sujet ? » la plupart répondent : « Ah ! il ne l’a pas dit ! »
Mgr Grente ne pensait pas qu’il était trop commun de prêcher l’Evangile, parce que tout le monde le savait ! Pasteur, il se préoccupait avant tout de l’édification des âmes, persuadé qu’il était qu’un sermon fait avec simplicité porte plus les hommes à s’acquitter de leur devoir qu’une savante controverse. Construire une thèse, proposer des arguments originaux, c’est aux théologiens qu’il en laissait le soin. Aussi, dans son œuvre oratoire, la morale prévaut-elle sur le dogme. Il se plaisait, de préférence, à faire estimer le christianisme par les vertus qu’il suscite et qu’il soutient. Mais si, dans ses sermons, il ne dispute ni de philosophie ni de théologie, et s’il n’innove pas en ces hautes matières, c’est aux sources mêmes de la doctrine qu’il s’alimente, et, par un juste sens, il savait discerner tout ce qui y porte atteinte.
Au demeurant, Messieurs, ce que pensait, ce que disait Mgr Grente n’était rien d’autre que la doctrine de l’Église, toujours salubre, toujours vivante. Il savait, de reste, comment le préjugé, la passion ou simplement le désir de l’originalité risquent de « conduire à l’ornière » ceux qui cherchent des chemins nouveaux : « Un Dieu qu’on fait à sa mode n’incommode pas ! » disait-il en souriant. Comme Veuillot, il était de ceux qui professent qu’ « il n’y a qu’une chose qui soit quelque chose : la Vérité ». Et c’est aussi avec Bossuet que Mgr Grente se plaisait à répéter : « Etes-vous curieux de la vérité ? Voulez-vous voir, voulez-vous entendre ? Voyez et écoutez l’Église ! »
De là, Messieurs, que Mgr Grente invoquait sans cesse Bossuet et sa prédication sacrée, cette prédication qui ne se propose que de captiver tout l’entendement sous l’obéissance de la foi. De là que sur la trame solide, la tissure qui fait le fond des discours de l’évêque-archevêque du Mans, se détachent de magnifiques citations de Bossuet ; de là, Messieurs, qu’il l’introduit sans cesse parmi ses auditeurs, trouvant dans la seule splendeur de son verbe le resplendissement de la seule vérité, de la vérité qui « habite avec elle-même et dans sa propre lumière ! »
Et que veut-on dire quand on reproche à Bossuet de ne chercher que les lieux communs du dogme ? Le dogme, pour le chrétien, ne fait-il plus le fond de la morale ? La Parole divine ne suffit-elle plus à la conduite des âmes ? L’Evangile n’a-t-il plus assez d’efficace qu’il y faille mêler les inventions de l’esprit humain ? Mais, même dans l’ordre humain, un Goethe ne disait-il pas : « Tout ce qui est sage a été pensé. Il faut seulement essayer de le penser une fois encore » P
Oui, parce qu’il croit que le Divin Maître a déterminé toutes choses, le chrétien n’a rien à chercher. Mais que de choses ne trouve-t-il pas rien qu’à croire simplement et à vivre sa foi ? Etre original, pour un chrétien, c’est se souvenir de notre commune origine, c’est aimer le Christ passionné de notre misérable nature, c’est entrer profondément dans le mystère unique, en éclairer toute l’histoire du genre humain, montrer ce qu’elle doit être et ce qu’est la Cité de Dieu !
Tels étaient, Messieurs, les principes du Cardinal Grente. Il pensait, lui aussi, qu’inventer quand il s’agit du vrai, c’est lui être fidèle, ne se servir de la parole que pour manifester l’inéluctable certitude, c’est user de la raison pour rendre plus évidentes les raisons de Dieu ! Oui, ce serment que fit Bossuet, le jour où il fut reçu Docteur, Mgr Grente l’avait fait sien : « O souveraine vérité, conçue dans le sein du Père, dit-il, vous qui, échappée du Ciel, vous êtes donnée à nous dans les Ecritures, nous nous enchaînons tout entiers à vous, nous vous consacrons tout ce qui respire en nous. Ceux-là ne peuvent épargner leurs sueurs à son service qui doivent être, pour elle, prodigues de leur sang ! »
Bossuet, le grand Bossuet, avec qui Sa Sainteté Pie XII avait une fréquentation préférée, assidue, ne fut-il pas, Messieurs, l’un des premiers liens qui se sont noués entre le Souverain Pontife et celui qu’Il devait attacher davantage encore à sa personne en l’élevant à la dignité insigne du pallium et en lui ouvrant les portes du Sacré Collège ! Permettez-moi, Messieurs, d’évoquer, à ce sujet, un souvenir personnel, et de vous lire ce qu’alors Secrétaire d’Etat au Vatican, le Cardinal Pacelli daigna m’écrire pour me remercier d’une édition des Sermons de Bossuet dont je lui avais fait l’hommage :
« Je dois vous avouer, nous disait-il, que dès le début de mon ministère, l’Aigle de Meaux a fait mes délices, et c’est à ses ouvrages, inspirés de la doctrine des Pères de l’Église, et surtout du Docteur de la Grâce, que j’ai souvent demandé le secret d’enseigner la vérité divine aux âmes et de leur fournir un moyen sûr de ne pas s’égarer dans l’affaire capitale du salut. »
Oui, Messieurs, c’est là ce que le Cardinal Pacelli admirait en celui qu’il appelait « le Prince de l’Eloquence sacrée ». Et c’est à la lumière de la théologie du Docteur de la Foi que, devenu Chef de l’Église, Sa Sainteté Pie XII a conduit son œuvre d’apostolat et d’enseignement, c’est à cette théologie, tout ensemble solide et sublime, que ce « formidable bâtisseur d’encycliques » n’a cessé d’avoir recours. Dans cette époque désordonnée, inquiétante, celui qui avait la charge de Pasteur des âmes et qui fit tant pour rasséréner, fortifier l’Église, mais qu’angoissait le désarroi de tant d’esprits contemporains, S.S. Pie XII estimait justement que les écrits de Bossuet étaient les plus propres à les guérir, à les gagner par le fond des choses et par l’impression de vérité qui en émane. Et ne serait-ce pas là ce qu’en lui conférant, en 1953, à titre personnel, le chapeau cardinalice pour le faire entrer plus avant dans l’intimité de ses pensées et de ses sollicitudes, Pie XII avait voulu, entre autres choses, lui marquer ?
Uni au Pape pour la garde de la vérité et l’honneur de l’Église, le Cardinal Grente, Messieurs n’en sentit que des devoirs plus grands, plus impérieux encore : « Je marque et représente en la singularité de ma charge, dit-il alors à ses diocésains, le mystère de l’Unité de l’Église » — de cette Unité, dont, au soir de sa vie, Bossuet, travaillé, lui aussi, par les craintes que lui causaient les controverses renaissantes et les troubles que les générations futures allaient en ressentir, Bossuet encore avait dit : « Que ma langue et ma main se dessèchent si jamais je t’oublie, O Sainte Église de Rome ! »
Un grand Légat de l’Église et de la France, voilà, Messieurs, ce que fut excellemment le Cardinal Grente. Il était de cet épiscopat français, dont le patriotisme, la sagesse et le dévouement, ont toujours été une des forces de notre pays. Nulle âme plus française que la sienne. La France, pour lui, ce n’était pas une Idée, une Idole. Et je crois qu’il eût fait sienne cette phrase de Sainte-Beuve qu’aimait à rappeler Maurras : « La France qui est le plus sacré des principes ne devrait jamais se perdre de vue. Pourquoi le subordonner à un système, à une idée ? Pourquoi ? » Oui, Messieurs, « le principe de France, en ce qu’il relève de la morale naturelle, suffit à nous garder moral, raisonnable, éclairé, quant aux chemins à prendre pour la sauver du mal, lui procurer du bien ». Le culte de la patrie ne nous met-il pas en règle avec les grands objets de la connaissance du bien et du beau ? Et, n’y a-t-il pas là une nécessité réelle, une des ordinations de la nature ? Pour Mgr Grente, « aimer sa patrie » était aussi « l’une des plus belles formes de la charité collective ». Aussi s’inquiétait-il des « oppositions sournoises » que, jusqu’en des milieux catholiques, rencontre l’amour de la patrie, — oppositions qui ne tendent à rien de moins qu’à émousser dans la jeunesse le sens civique et national. Mgr Grente se fit un devoir d’exposer ce qu’est là-dessus l’enseignement calme et péremptoire de l’Église, accumulant, à ce propos, de nombreuses citations des Papes, « car nul catholique, dit-il, ne saurait, sans présomption ni trouble pour sa foi, en contester l’autorité ». Dieu n’institue-t-il pas les nations comme il crée les hommes, et être Français n’est-il pas un don de Dieu ? Ah ! c’est une des tristesses de l’heure présente, Messieurs, qu’on se sente obligé de le rappeler, comme hier encore, le Père Daniélou a cru justement nécessaire de le faire : « Il y a, dit-il, dans une certaine crise du patriotisme une vraie maladie de l’âme. Le dénigrement, la dépréciation, le reniement de sa tradition culturelle, l’exaltation systématique de l’autre, quand elle n’est qu’une forme de ressentiment contre soi-même, sont des signes de cette maladie. Et tout cela est la marque d’une impuissance à s’assurer soi-même, d’un manque de foi dans ce qu’on représente, d’une trahison aussi à l’égard du dépôt confié. »
Mais la civilisation elle-même, Messieurs, ne passe-t-elle pas, dans les mêmes milieux, pour une chose dépassée, périmée, digne d’être mise au rebut ? Oui, la civilisation chrétienne, expression et gardienne de l’idée de Dieu, est également l’objet de leurs attaques ! L’idée de la chrétienté, c’est-à-dire de l’armature intellectuelle et de l’incarnation du message évangélique, s’y trouve pareillement dénigrée ! A cette volonté de conservation, l’esprit de démission, le nihilisme le plus désabusé oppose : « Vous vous engagez à défendre la civilisation occidentale, mais l’Occident chrétien, issu de l’humanisme antique et judéo-chrétien, ce monde-là est mort ! Dans l’état actuel des choses, peut-on d’ailleurs parler encore de civilisation ? Il n’y a plus que des fantômes de civilisation ! »
Nous savons, Messieurs, que les « civilisations sont mortelles » mais nous savons aussi, comme le dit Gustave Thibon, que « certaines structures temporelles peuvent, en s’éboulant, entraîner dans leur chute les réalités éternelles qui reposent sur elles ». Nos nouveaux Docteurs ne nous parlent-ils pas, dans l’ordre temporel, de l’échec de la Rédemption ? « Si en tout ce qui touche à la vie historique et sociale de l’humanité, le christianisme a échoué, dit l’un d’eux, c’est qu’il a été continuellement annexé par les maîtres du monde, impatients de bafouer chaque Béatitude et habiles à tirer profit des conseils d’acceptation et de renoncement évangéliques. » Aussi bien, pour ces néophytes, n’y a-t-il jamais eu de civilisation chrétienne, et il ne saurait même y en avoir ! « L’Église, dit un de leurs augures, l’Église n’apporte pas aux peuples la civilisation, mais le Sang du Christ et la Béatitude surnaturelle. »
Ce sont les dangers de tels excès que Pie XII a cru nécessaire de montrer : « Gardez-vous, nous dit-il, gardez-vous de ceux qui méprisent les services temporels rendus au monde par les chrétiens et lui opposent un christianisme soi-disant pur, spirituel. » Il y a, en effet, une manière de mépriser les choses de ce monde qui n’est qu’une forme de fatigue, de lassitude, d’abandon ! Et faut-il rappeler à ceux qui parlent de « désoccidentalisation » de l’esprit, et qui mettent en cause « l’humanisme gréco-latin christianisé par les Pères », que les valeurs de civilisation et de culture sont des valeurs universelles qui touchent aux premiers principes, c’est-à-dire à l’être et à la vérité.
Certes, Messieurs, il est bien sûr que l’Occident a besoin de se corriger et de se refaire s’il veut reprendre sa mission dans le monde qui est, non de régir le monde à son profit, mais de le servir en le guidant. L’Église mère et nourrice de la civilisation sait comment on redresse un monde. En face de la Renaissance du XVIe siècle, toute enivrée de paganisme, ce fut l’honneur de l’Église d’avoir maintenu la notion chrétienne de l’homme. En faisant de l’homme la mesure de toutes choses, ne devait-on pas aboutir à la hideuse contradiction qui asservit l’homme aux choses ! L’homme réduit à n’être qu’un rouage interchangeable dans l’usine universelle et s’en remettant à l’État —» seul dieu des hommes sans Dieu », dit Bernanos — ne voilà-t-il pas, à l’Ouest comme à l’Est, le résultat d’une certaine civilisation technique, et à cet égard, nous sommes bien, Messieurs, dans l’ « ère de la civilisation mondiale » !
C’est pour le pire, dira-t-on. Eh ! bien, ce peut être, un jour aussi, pour le meilleur ! Comme les débats intellectuels, moraux, religieux tendent de plus en plus, en quelque territoire que ce soit, à se poser dans les mêmes termes, il se pourrait que la vérité finît par en sortir. Et ainsi la véritable, la totale chrétienté serait à venir, non pas contre, mais en prolongement de la nôtre.
Et que nous parle-t-on, Messieurs, de « fin du monde » ! A chaque instant, la vieille terre est naissance et renaît jeune des mains divines ! La Création n’est pas d’hier, elle est de chaque minute de la vie, et l’Évangile, qui est pourtant si secret sur les perspectives de l’histoire, nous assure que le monde ne finira pas avant que la Parole ait été portée à tous les hommes, car pour l’Église du Christ, à qui a été donnée la Royauté des temps et pour qui les siècles sont moins que ne nous sont les heures, tout ne fait que commencer !
Ces choses, Messieurs, que la foi inspire, je les ai déjà à maintes reprises exprimées, et si j’ai tenu aujourd’hui à les répéter, n’est-ce pas à cause de l’audience ouverte aux paroles qui sont prononcées au sein de votre Compagnie ? Je crois pareillement que Mgr Grente eût souhaité que son successeur terminât le discours où il l’évoquerait en parlant de la grande pensée du Pape successeur de celui qui le créa Cardinal. Au centre d’un monde menacé de basculer dans l’horreur atomique, « attaché à son trône pour mieux entendre le cri désespéré qui monte de toute la terre », le Vieillard blanc, témoin de l’humanité errante, ne lui rappelle-t-il pas qu’il n’y a pas de choix possible entre la Catholicité et l’Unité, entre l’Amour et la Vérité ? Oui, Messieurs, parce qu’elle se refuse à disjoindre ce qui n’a de vie que par et dans le Christ unique, l’Église de Rome apparaît comme la seule puissance capable de refaire, un jour, le chœur commun de l’humanité ! Au-dessus de toutes les différences de nationalités, de races, de cultures, de classes sociales, la Primauté pontificale resplendit comme le reflet de la Suprématie divine. Elle seule préserve la Chrétienté d’être emportée par les conflits haineux des intérêts terrestres. Elle seule permet aujourd’hui à l’Église de convoquer toutes les Nations dans un Concile œcuménique. Le Pape ouvre ses bras au monde, et ce signe a fait aussitôt rejaillir ce que saint Paul appelle l’espérance de l’Espérance.
Cela aussi, Messieurs, j’ai voulu le redire ici.
[1] Albert Thibaudet.