INAUGURATION D’UN MONUMENT A LA MÉMOIRE
DE LÉON BERARD
Discours prononcé à PAU
par
M. le Duc de LÉVIS MIREPOIX
délégué de l’Académie française
le 19 octobre 1968
Madame,
Mesdames et Messieurs,
En m’inclinant devant les hautes personnalités qui honorent cette réunion de leur présence, je voudrais aussi partager avec chacun de vous la ferveur que nous inspire un si rayonnant souvenir.
Qu’il me soit ensuite permis d’adresser le salut confraternel de l’Académie française à l’Académie de Béarn, en invoquant des liens précieux.
Celui que nous célébrons aujourd’hui fut le meilleur ami de son fondateur, le Dr Sabatier et en exerça la présidence avec ce véritable esprit de famille et cet éclat que M. Raymond Ritter, son successeur, a dépeint avec tant de sentiment. Et je dois moi-même à l’initiative de M. Ritter l’honneur de compter parmi les membres correspondants de cette compagnie qui fleurit sur les fières vallées dont l’indépendance séculaire connut parmi ses plus illustres garants, Gaston Phébus et Henri IV.
Votre cité qui fut si longtemps une capitale politique et reste une capitale d’Histoire, présente certes dans son ensemble, à l’admiration de l’Académie française, un spectacle de grandeur, mais elle l’intéresse aussi par trois détails. Il s’agit de trois fauteuils que M. de Laprade, conservateur du Musée national du château, a tirés d’une léthargie poussiéreuse pour faire revivre leur origine.
Le premier usage des fauteuils à l’Académie, siégeant alors au Louvre, est dû à la mauvaise santé du cardinal d’Estrées qui souhaita d’en posséder un aux séances, et fut cause que Louis XIV, au nom d’une égalité supérieure, en fit fabriquer pour tous les quarante.
Les fauteuils s’usèrent et furent remplacés, sous la signature de Foliot en 1775. Ils disparurent pendant la Révolution. Trois de ceux-là, leur grandeur entièrement oubliée, parvinrent au corps de garde du château pour « bercer — comme disaient MM. Jacques de Laprade et Pierre Verlet qui les découvrirent — les assoupissements des gardiens militaires et des veilleurs de nuit ».
Remis en honneur, ils restent au Musée de Pau, ambassadeurs muets de l’Académie.
Quai Conti, elle a repris, depuis longtemps, l’usage des chaises. La mienne n’était pas éloignée de celle où s’asseyait Léon Bérard. Nous entrions, nous sortions ensemble et j’eus la faveur de lier de fréquents entretiens avec ce causeur aussi fin qu’il était grand orateur, et de nouer ainsi une amitié dont je ne cesse de déplorer l’absence. Elle se prolonge par le souvenir et j’en retrouve, comme un écho, dans le portrait que Mme Marguerite Léon Bérard a tracé de son père.
« L’amitié, écrit-elle, a joué un grand rôle dans la vie de mon père. Il l’attirait et la rendait en profondeur. »
On ne sait ce qui touchait le plus, ajouterais-je, de la délicatesse ou de la force de sa pensée, teintée parfois d’une indulgence légèrement malicieuse qui en augmentait l’agrément, sans rien qui dénaturât sa générosité native.
Il allait si peu au-devant de la carrière qui s’ouvrait à lui qu’un jour, courant le lièvre du côté de Sauveterre, il fut poursuivi par les gendarmes, porteurs de sa nomination au ministère de l’Instruction publique.
Rappelons-nous le mot familier de Henri IV qu’il employait en manière de salut : « Serviteur ! Serviteur ! » murmurait-il en passant. Ainsi pourrait se définir l’ouverture de Léon Bérard. Je ne cesse en ce moment de penser au prince que toute l’histoire appelle « le Béarnais » comme celui que nous commémorons aujourd’hui mériterait d’être nommé à son tour.
Il fut un homme d’État de cette même verve, possédant la finesse, la nuance, la fermeté et la plus rare des qualités, dans l’exercice du pouvoir, la mesure !
Si les artistes français furent, d’abord commis à sa garde par le sévère, mais clairvoyant Poincaré, c’est que cet éminent connaisseur en hommes savait quel était le sentiment de l’art et de tous les arts, chez celui qu’il avait appelé au gouvernement pour les protéger. Que d’exemples ! Un seul suffira.
Montrant une infinie modestie devant la technique, Léon Bérard réussit cependant, sous une forme très personnelle, à mettre à leur place les figures qu’il célèbre.
« Revenus, dit-il, des théories sommaires ou d’antiques préjugés qui nous enseignaient que certaines qualités s’excluent, et que Ingres ne savait pas peindre et que Delacroix ignorait le dessin, nous avons su admirer dans la peinture de Bernard l’heureux équilibre de facultés très différentes qui collaborent dans son art, à notre enchantement et à notre émotion. »
Et il comparait cette peinture à la souplesse aisée, et de négligence apparente mais étudiée, de certains vers de Racine.
Tel était ce connaisseur qui se désignait lui-même comme un profane !
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Avant d’aborder le principal objet de sa vie publique, disons que le même homme, au cours de sa carrière, sut, avec une maîtrise égale, exercer le mécénat des arts et tenir, comme garde des sceaux, la balance de la justice. Mais il ne la touchait pas d’une main glacée qui semble ne s’ouvrir que pour le châtiment.
Du haut de cet austère sommet qu’aucune faiblesse ne doit atteindre, il gardait l’attitude de ce « Léon Bérard aux mains ouvertes » dont parle Raymond Bitter, et qui s’inspirait, voici encore l’occasion de le redire, de celui qu’on a toujours appelé ici « Noust’ Henric », le prometteur de l’Édit de Nantes.
« Je préside, disait Bérard, en parlant des Sceaux de France, au seul ministère qui porte le nom d’une vertu et dont le palais a été bâti sur un terrain rasé par la justice ! »
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Mais il a surtout représenté, de manière que l’on dirait sculptée, si elle n’était restée si vivante, la figure d’un de nos plus fameux Grands maîtres de l’Université.
Ce ministère, appelé alors Instruction publique, aujourd’hui Éducation nationale, il le tint plusieurs fois, avec des présidents du Conseil aussi différents qu’un Poincaré, un Briand, un Clemenceau.
Et toujours il poursuivit la même voie.
« De quelque mutation que soit honorée ou menacée cette fragile espèce, dit-il, sauver l’essentiel, l’immuable, ce fut là mon devoir d’homme, ma quotidienne tâche... »
— « Nous avons voulu, dit-il encore, assurer à tous les petits français, pauvres ou riches, qui seraient capables d’en profiter, cette même formation d’esprit que les meilleurs et les plus grands de la République, se félicitent d’avoir reçue. »
Et il affirme sa conviction qu’un fond d’études classiques contient le ferment de toutes les valeurs et conserve entre elles un lien profond, une sorte de fraternité de culture entre le savant, l’écrivain, l’artiste, le jurisconsulte, l’économiste, le soldat, le diplomate, le politique. Tous sont destinés à s’acquitter ensemble d’un même office :
« Mettre en lumière ce qui relie les uns aux autres, les divers ordres du savoir et de la culture. »
Dans les débats fort animés auxquels il prenait part devant le Parlement, l’objection lui était faite que l’antiquité ignorait toutes les découvertes qui éblouissent le monde moderne.
« Sans doute, répondait-il, mais ceux qui les ont amenées ont puisé, dans la culture antique, cette somme de sagesse humaine, cet art de raisonner qui les a conduits à leur découverte. »
Et le Pr Pasteur Vallery-Radot s’est joint à lui, au nom de la médecine, pour célébrer l’union de la science et de l’humanisme. Cette culture générale, représente, au dire des savants étrangers, la plus originale de nos institutions. Il insistait sur le latin, « ce diable de latin », mêlé à toutes nos fibres.
Certes, il ne prétendait pas enfermer indéfiniment la jeunesse dans le moule resserré des humanités. Il voulait lui donner le temps et les moyens de réfléchir pour choisir.
Il reconnaissait, d’ailleurs, comme déjà l’avait constaté Richelieu,
« qu’il n’y a pas assez de français adonnés aux arts mécaniques tandis qu’il y en a trop dans les arts libéraux. »
Ce qui se traduit en langage d’aujourd’hui par le problème de l’orientation et de l’emploi, auquel il demeurait très attentif.
Il soulignait, non sans fierté, le caractère passionné de tels débats :
« Les Français, disait-il, ne manquent pas de mêler à tout débat sur les questions scolaires d’émouvantes querelles où sont confrontées des idées abstraites, des interprétations opposées du monde et de l’Histoire. Une réforme générale de l’enseignement est un sujet d’une actualité chronique en France. »
Disons une actualité séculaire ! Les « remuements » de l’Université ne sont-ils pas aussi anciens que l’Université elle-même ? La vieille querelle des Universaux n’a-t-elle pas soulevé au moyen-âge, les plus violents tumultes ?
Saint-Bernard et Abélard, entourés, chacun, de leurs disciples ne se sont-ils pas affrontés devant des auditoires enflammés ? Ce n’est pas d’aujourd’hui non plus que l’Université s’est montrée jalouse de son indépendance. M’est-il permis d’évoquer une très lointaine anecdote familiale ? Un mien aïeul fut chargé par le roi Philippe-Auguste d’apaiser un des nombreux différends surgis entre le Prévôt et l’Université de Paris qui ne souffrait pas que celui-ci se mêlât de ses affaires. Et les privilèges de l’Université lui furent confirmés par le représentant du souverain.
Bien qu’il fût homme à ne s’étonner de rien, on peut se demander quelle incidence auraient eue sur la philosophie de Léon Bérard, les graves préoccupations d’aujourd’hui ?
Déjà nous l’avions vu se montrer sourcilleux devant le nouveau vocabulaire. Le mot structure, de plus en plus employé, et, au pluriel, soulignait-il, ne lui plaisait guère, et ses dérivés encore moins, structurer, structuration et bien d’autres. Cette éviction des mots simples en faveur des mots à effet, ces épouvantails linguistiques ne servent-ils pas trop souvent au désordre des esprits pour se dérober à lui-même ?
Léon Bérard remarquait que les grands savants et penseurs n’ont pas forgé un langage extraordinaire, mais se sont contentés de la langue commune.
Il avait vu naître le débat sur l’agrégation qu’il s’appliquait à maintenir à sa hauteur difficile pour ce motif que la qualité devait être préférée à la statistique : « Il faut, disait-il, laisser quelque chose au jugement à cette maturation lente qui s’appelle la culture. »
Ne s’agit-il pas de former, par cette voie, des enseignants ? et ne convient-il pas, dans l’intérêt même des enseignés, de ne point confondre les uns et les autres ?
Enseigner n’est pas commander, mais ce n’est pas non plus obéir. La différence qui ne saurait manquer d’exister entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas n’a rien qui soit offensant. Elle marque même en quelque manière que la vocation des premiers est de se mettre au service des autres, à condition que ceux-ci aient égard à cet échange du savoir et du désir d’apprendre.
Entre la vocation d’enseigner et la soif de connaître Léon Bérard donne, en traçant le portrait de Camille Jullian, la note vraiment humaine : « Les étudiants, il les connaît distinctement et il les aime comme des fils selon l’esprit, associés à son travail dans l’atelier de l’Histoire. »
C’est encore dans le portrait de son prédécesseur à l’Académie française que nous trouvons la réponse de Bérard à l’un des problèmes les plus ardents d’aujourd’hui, la décentralisation de l’Université.
« Jullian, disait-il, tenait par les traits profonds de sa nature, à l’Université libérale : corps de savants et d’éducateurs, affranchis des tutelles et des servitudes de la politique, exempt de tout dogmatisme officiel, travaillant dans un pays où tout le monde est admis à discuter de toutes choses, à mettre en honneur le goût de la vérité. »
Jullian appelle de ses vœux et, par ses leçons, contribue à Bordeaux « à fonder l’Université provinciale, celle qui approprie son enseignement au sol et aux caractères d’une région, en même temps qu’elle met à profit, pour son travail scientifique, la matière que lui propose un terroir français. »
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Mesdames, Messieurs, j’ai voulu surtout me donner pour tâche de définir la position de Léon Bérard devant les problèmes de cet enseignement français auquel il a consacré ses principaux efforts.
Mais ses dons, comme ses services, furent multiples. Son action diplomatique, moins connue, mérite elle aussi l’attention et la reconnaissance du pays. M. Jean Guitton, en l’évoquant, l’a ainsi révélée :
« La guerre était imminente. Nous avions besoin, pour nos explosifs de pyrites espagnols. Il fallait obtenir de l’Espagne une neutralité bienveillante. Léon Bérard surmonta des difficultés qui étaient grandes. Il parvint à signer à Burgos un accord par lequel la France et l’Espagne affirmaient leur volonté de vivre en bon voisinage. Le négociateur avait renoué avec l’Espagne des liens défaits. »
Enfin Léon Bérard, Ambassadeur auprès du Saint-Siège fut l’ami d’un grand Pape. Sans doute Pie XII aimait entendre parler Bérard, rien que pour la musique de sa phrase grégorienne. Il y eut autre chose, entre ces deux humanistes, ces deux nobles âmes : la foi chrétienne que l’un incarnait, que l’autre professait et en toutes choses terrestres, la vue très claire de ce qui ne meurt pas.
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Béarnais ! et Français de tous les autres horizons, chacun portant en soi, comme celui que nous honorons, l’amour de sa province et l’amour de sa patrie, élevons nos regards vers ce visage dont le bronze a retenu les traits. Et en même temps revoyons Léon Bérard, parmi nous, avec sa face à la Condé sur laquelle glissait parfois sa fine ironie comme une brise légère, ou bien quand son cœur s’emparait de son éloquence et qu’il s’affirmait, garant de notre culture nationale.
Il sied que sa mémoire habite ce monument non point dans la fixité d’un tombeau, mais dans la mobilité scintillante d’une harmonieuse pensée.