CENTENAIRE DES ÉCOLES FRANÇAISES
DE BARCELONE
le 8 juin 1959
DISCOURS
PRONONCÉ PAR
M. le Duc de LÉVIS MIREPOIX
délégué de l’Académie française
Au nom de l’Académie française, très touchée d’avoir été invitée au Centenaire de vos Écoles, je salue tous ceux qui, dans le passé et dans le présent, les ont conduites et les maintiennent dans la triomphante prospérité qui se célèbre aujourd’hui.
Aussi bien, l’Institution de Richelieu n’est-elle pas liée à l’Espagne depuis ses commencements, lorsque à peine née, elle donnait à la requête du Cardinal, ses sentiments sur le Cid ?
Le début de notre ère classique, tous les lettrés tiennent à honneur de le reconnaître, s’est largement ouvert au soleil d’Espagne. Les chefs-d’œuvre de la littérature péninsulaire ont été profondément médités par nos écrivains, et c’est aux côtés du Cid Campéador que notre grand Corneille a fait son entrée dans la gloire des Lettres.
Étrange situation des deux pays à cette époque ! Pleins d’affinités et toujours en bataille, jusqu’aux mariages de leurs princes et même un peu après ! La France aimait le caractère espagnol, la culture de l’Espagne, accueillait son influence avec la plus entière sympathie.
En dépit de la rivalité qui les rendait jaloux l’un de l’autre devant l’Europe, les deux pays s’estimaient profondément. Lorsque Corneille nommait Rodrigue un cavalier parfait, ce n’est pas l’expression seule qu’il empruntait à l’Espagne, c’étaient maints aspects du caractère si fort apparenté à celui des modèles français, les uns et les autres plus prêts à s’incliner devant les dames que devant leurs maîtres.
Mais si je resserre mon regard sur cette ville magnifique, sur cette vaste province, je découvre plus d’un rapprochement encore. Nos aïeux n’ont-ils pas mêlé, heurté, entrecroisé leurs destins entre Perpignan et Barcelone, faisant bondir par-dessus les Pyrénées — charnière et non barrière — les événements qui nous lient infiniment plus qu’ils ne nous ont opposés.
Que de fois, entre les murs dentelés du château des Rois de Majorque à Perpignan, ai-je médité sur l’intimité de nos passés.
L’architecture de ce siècle présente d’ordinaire un aspect farouche et il semble que le repos de la vie coutumière se cache toujours derrière des murailles épaisses, laissant filtrer à peine un peu de jour sous les sombres voûtes. Or, il n’en est rien en ce palais de contes de fées où règne une véritable douceur de vivre. Ce ne sont pourtant pas les aventures qui ont manqué à ces cadets de Jaimes le Conquistador, poursuivis par leurs aînés !
Et pourtant, ils ont su donner à ce lieu un apaisement aux inquiétudes, une sorte de repos de l’Histoire.
Les êtres qui ont inspiré ce palais, et qui sont, à la fois, et des vôtres et des nôtres, étaient, en dépit de tout, des rois poètes et souriants. On respire, sur cette hauteur, l’union de nos terres et de leurs habitants, c’est à Perpignan que l’on se prépare à aimer Barcelone et à prononcer devant elle ! les paroles de Cervantès :
« Barcelone la fleur des belles cités du monde. »
commun de toutes les amitiés sincères, ville unique par son site, sa beauté.
Barcelone la fleur des belles cités du monde. »
Ruscino ! Barcino ! La Narbonnaise, la Tarraconaise des temps antiques — première ébauche de votre principauté ! La voie romaine les traverse pour aboutir à la côte où règne, maintenant, le plus beau port de la Méditerranée.
Chanson de Roland ! La Marche d’Espagne est organisée par Louis le Pieux à l’appel d’Alphonse, roi des Asturies, contre l’emprise musulmane. Le bloc septimanien confondait vos terres et les nôtres, du Rhône aux Albères, et les pays catalans étaient rendus à la Croix Girone, Vich, Urgel, Ribagorse, Barcelone.....
Étendards des croisades ! Alliances de nos princes. Épopée fantastique des Almugavares qui, du tremplin de la Méditerranée, rebondissent jusqu’au trône de Byzance !
Retour des nefs de Colomb, chargées des mystères d’un monde nouveau. Flotte victorieuse de Don Juan d’Autriche portant la gloire de Lépante !
Mais comment détacher nos regards de ces étendues, sans qu’ils voient briller, comme deux phares dans l’infini de l’Espace et du Temps de chaque côté de la masse pyrénéenne : Montségur ! Montserrat !
Dans ces pays imprégnés de Moyen âge, où tant de chansons de geste se transforment en exploits véritables, voilà ces illustres sommets où souffle l’esprit et qui se disputent l’honneur d’avoir attiré, tour à tour, la quête du Graal.
Montségur ! Témoin de la crise des Albigeois où s’affrontèrent le midi et le nord de la France, avant de former un seul peuple, et où l’on vit votre roi Pierre d’Aragon venir au secours du Languedoc et tomber, à Muret, pour le défendre.
Montségur, au-dessus des combats, garde toujours son extase farouche et comme désespérée, son renoncement à la terre et au monde. Ses murailles démantelées restent seules avec les nuages, dorai nant les précipices, dans l’immobilité de ces désincarnés qui les habitaient autrefois. Gardé par le respect des penseurs, il laisse glisser de son sommet jusqu’aux âmes des passants, comme une tentation sublime, sa nostalgie de l’invisible et du silence divin.
Montserrat ! Belvédère de la Catalogne, dans un aussi grandiose et noble décor, érige son monastère à l’orthodoxie catholique, à la méditation de la foi et de l’espérance, purifiées de toute hérésie.
Autour de ces sommets irradiés, un cortège de chevaliers et de troubadours composent leurs strophes en deux langues sœurs et si voisines que Mistral, dans son chant célèbre de la Coupe Sainte, a pu s’écrier :
Provençau, veici la coupo
Que nous ven di Catalan !
et ce mot d’une résonance splendide : l’estrambord exprime l’enthousiaste ralliement dès deux branches de la civilisation romane. Témoignage émouvant de cette parenté, Mistral possède un monument à Barcelone.
Ces deux langages patrimoniaux, précieuse tradition de culture, parlés dans leurs limites géographiques, n’ont pas à faire de tort, en chacun de nos pays, à leur langue nationale qui domine, accueille et protège. Si bien que l’Académie française m’envoyait, cet hiver, la représenter au Centenaire de Mireille. La gloire de Mireille, ai-je dit, si elle est toute romane est en même temps toute française.
Et de ce côté-ci, n’avez-vous pas célébré, dans toute l’Espagne, la gloire de Verdaguer, l’immortel auteur de l’Ode à Barcelone ?
La vieille Académie des Jeux floraux de Toulouse, à laquelle j’appartiens aussi, n’est-elle point en rapport constant avec les Jeux floraux de votre cité ? C’est d’elle que j’ai appris l’usage admirable qui se pratique sous ce ciel, dans les tournois de poésie. La récompense suprême s’appelle la flor natural. Ceux qui viennent après reçoivent des fleurs d’orfèvrerie : les fleurs d’or et d’argent, mais, pour le plus beau poème, on cueille une fleur dans un jardin ! Je ne connais pas de plus noble hiérarchie : la récompense de la nature au-dessus de tous les présents humains.
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La flor natural ! La voici qui éclate et qui se renouvelle depuis cent ans sur sa tige, avec ces jeunes intelligences que font épanouir les Écoles françaises de Barcelone, sous ce climat.
Quelle intime parenté entre nos deux branches d’une même civilisation ! Je n’en veux pour preuve que cette règle qui habitue, dans vos murs, les enfants espagnols et français à se servir, au cours de la même journée, tantôt du français, tantôt de l’espagnol.
Mais, avant d’admirer cette œuvre dans son triomphe, penchons-nous sur l’émouvante modestie de ses commencements.
Il y a cent ans, quarante mille Français vivaient à Barcelone. Beaucoup, peut-être, descendaient de ces Gabatxos — dont M. Deffontaines nous parle dans son beau livre Espagne, de ces agriculteurs, de ces artisans et commerçants d’« origine limousine, auvergnate ou languedocienne, qui, dit-il, dans leur cheminement de fourmis, avaient gagné tous les cantons de la Catalogne et y avaient fait souche ».
D’autres, étaient attirés par le port où le scintillement des voiles se confondait avec la mer, par les industries textiles de plus en plus prospères, et ces forges « à la catalane », imitées au-delà des monts et auxquelles vous me permettrez d’apporter un témoignage personnel : ma famille en possédait plusieurs dans le pays de Foix et j’aime à en respecter les vestiges, où l’emplacement de la soufflerie hydraulique se creuse encore dans les vieilles murailles.
Il faut aussi compter, dit un rapport du consulat, les expatriés par changement de régime et, mis à part ceux qui, munis d’un métier ont obtenu du travail, la catégorie la plus nombreuse de ceux qui n’ont pas trouvé à exercer une profession et, dénués de toute ressource, doivent recourir à la générosité publique.
Bien des enfants de ces foyers malheureux vivent dans les rues, et dans les rues fréquemment livrées aux troubles populaires.
C’est alors que le Consul de France, inspiré par sa jeune femme — véritable muse de charité — eut l’idée de fonder, avec l’aide de ses compatriotes, une œuvre d’entraide : la Société générale de Bienfaisance, qui ajouterait à l’assistance aux adultes, un asile pour les tout petits, et bientôt une ébauche de scolarité. Il s’appelait Ferdinand de Lesseps.
Jeune encore, il a éprouvé déjà la trempe de son caractère dans un premier séjour en Égypte où, gérant du Consulat d’Alexandrie, au cours des années 1834 et 35, il affronte une terrible épidémie de peste, soignant lui-même les malades et soutenant tout le monde par son courage. Son dernier biographe, M. Georges Edgar-Bonnet, nous le montre : « Déployant une activité infatigable, quelquefois téméraire. L’extrême médiocrité de ses moyens ne le rebute pas. Partout où sévit le mal il se porte, veut tout voir lui-même. Un jour, — nous dit-il, — Lesseps se substitue, dans un lazaret, à des médecins défaillants en attendant l’arrivée de ceux qu’il procure... Un témoin anglais déclare que l’on n’a jamais vu un homme aussi jeune représenter plus dignement une nation. »
Le bruit de sa popularité en Égypte retentit jusqu’à Paris. Après un séjour à Malaga — trop prolongé à son gré, parce qu’il ne requiert que peu d’initiative — il sera envoyé à Barcelone. Ainsi le voilà chargé de représenter nos nationaux dans un pays qui ne lui est pas étranger, puisque sa mère est Espagnole, cousine de la Comtesse de Montijo qui sera bientôt Impératrice des Français.
Sa carrière, il l’a trouvée dans son berceau, quelques-unes de ses qualités aussi. Il va se montrer à Barcelone, égal à lui-même face à un autre fléau, la guerre civile.
Il est de ces hommes pour qui l’action est toujours l’aboutissement d’une pensée et d’un sentiment généreux. Ce n’est pas pour rien que, dans cette période de sa vie, il gagnera la confiance de Lamartine. Qui fut plus poète que Lesseps ? Son écritoire c’était la terre et la mer !
Et, d’autre part, l’on ne sait pas assez que l’auteur des Méditations, comme ministre des Affaires étrangères, se comporta en vérité à l’égard homme d’état, relevant des cabinets étrangers, la situation ébranlée de son pays.
C’est ainsi que le considérait Lesseps. On peut retrouver dans sa correspondance avec le ministre l’attention sérieuse et profonde que tous deux portèrent à la politique extérieure de la France.
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En cette moitié du XIXe siècle, nos deux pays connurent souvent cette inquiétude des idées qui mène à l’agitation des foules.
À Barcelone, en 1843, une rixe d’apparence insignifiante, mais qui surgit dans la fièvre politique, provoque une émeute sanglante. Il y a cinq cents morts. L’insurrection grandit. Le consul français songe à l’évacuation de ses nationaux sur une flottille que commande le capitaine de vaisseau Gatier. Elle mouille heureusement en rade de Barcelone.
Les insurgés, un moment victorieux, ont obligé les troupes royales à s’enfermer dans la citadelle. Le capitaine général sent sa famille exposée, il recourt au consul français pour mettre les siens à l’abri, sur le Méléagre. Mais la manœuvre est interceptée, la chaloupe est abordée et les occupants emmenés prisonniers à Barcelonnette.
Alors Lesseps se hâte à travers la ville. Sur les barricades les coups de feu s’échangent, il passe. Il va parler ferme au chef des insurgés. Par sa résolution, il obtient qu’on lui rende les passagers. D’incidents en incidents on le retrouvera toujours, non pas se mêlant aux affaires de l’Espagne, mais intervenant selon ses propres paroles « dans un dessein d’humanité ». C’est ainsi qu’il retardera, jour après jour, le bombardement de la ville et permettra l’exode non seulement des Français, mais de près de soixante mille Barcelonais.
Le rôle de pacificateur est quelquefois plus dangereux que celui de combattant. Lui-même d’ailleurs, par rapport à son propre pays, devra traverser des situations difficiles, mais il se donnera pour tâche de servir la France sans prendre parti dans la politique intérieure et les changements de régime.
Sa réputation d’énergie, de lucidité, d’intégrité grandissait. Si nous le retenons, ce n’est point pour exalter vaniteusement le souvenir d’un Français dans une ville qui, d’ailleurs, le conserve d’une façon touchante, mais plutôt pour nous joindre à lui, partager ses sentiments à l’égard de Barcelone et y ajouter les nôtres.
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Ce n’est pas sans difficultés qu’il abordera le projet dont nous commémorons aujourd’hui le succès.
La présence d’un prêtre français, du nom de Bellanger, résidant à Barcelone depuis un an et, admis par l’évêque à exercer son ministère dans les paroisses de la ville, va l’inciter à réaliser le vœu de ses amis : aménager une chapelle pour les Français. C’est ainsi qu’il donnera aux secours matériels une signification tutélaire.
Lisons son rapport au gouvernement français, en avril 1845.
« Monsieur le Ministre :
« Les chefs des principales familles françaises de Barcelone m’ont exprimé le désir de profiter de la présence d’un ecclésiastique français : M. Bellanger, pour former une paroisse où les familles nombreuses des ouvriers et artisans français pourront recevoir, dans leur langue, des instructions religieuses. Cette idée me paraît fort utile. Le respectable évêque de Barcelone, Mgr de San Martin, auquel elle fut soumise, l’adopta avec empressement.
« À la suite d’une pétition signée de plusieurs compatriotes, Monseigneur mit d’abord à leur disposition la chapelle du Saint-Esprit, mais leur nombre augmenta tellement que je fus vivement sollicité pour demander à l’autorité espagnole un local plus grand et plus confortable.
« J’ai l’honneur de transmettre la copie de ma demande pour obtenir la concession d’une fort belle église, fermée aujourd’hui, celle de Saint-Philippe Néri, dépendant d’un ancien couvent et dont le patronage a naturellement contribué à fixer mon choix. »
Quel meilleur protecteur, en effet, que le fondateur de l’Ordre des Oratoriens ? Figure originale et plaisante que cet Italien du début du XVIe siècle ! Pèlerin et ermite des rues de Rome pendant une quinzaine d’années, plein d’amour pour les gens de toutes les conditions qu’il abordait et gagnait à Dieu, les dirigeant, les conseillant avec une sûreté de vue exceptionnelle. Ordonné prêtre à trente-cinq ans, il groupa autour de lui une vingtaine de disciples, premiers prêtres séculiers de l’Oratoire.
Le Consul continue :
« L’église de Saint-Philippe Néri sert actuellement de dépôt à l’administration des tabacs qui occupe elle-même le premier étage de l’ancien couvent, avec la Direction des Domaines nationaux.
« Les frais d’aménagement pourront s’élever à 3.000 francs. Il me paraît superflu d’insister sur l’utilité d’une institution qui, toute restreinte qu’elle soit, rend déjà de grands services à la colonie de Barcelone et dont l’établissement complet produira certainement, d’après les bons effets que j’ai été dans le cas d’observer, une excellente impression dans la population espagnole et contribuera à éteindre d’anciens préjugés. »
Ces dépêches se présentent comme la véritable charte de la Société de Bienfaisance et le premier pas des Écoles. En effet, une partie du bâtiment de l’ancien monastère, voisin de la sacristie, va bientôt donner asile à une activité enseignante.
La réponse détaillée de l’Évêque, qui figure aussi aux Archives du Ministère des Affaires étrangères, indique combien le prélat espagnol entrait dans les vues du Consul de France. La voici :
« À Monsieur de Lesseps,
« J’écris aujourd’hui à M. l’Intendant de la province ce qui suit :
« M. Ferdinand de Lesseps, consul de France, m’ayant fait connaître que les sujets de Sa Majesté, le Roi de France, résidant à Barcelone, désiraient se réunir dans une église pour y recevoir, dans leur langue, l’instruction religieuse, j’avais désigné la chapelle du Saint-Esprit, mais comme il m’a été représenté que ce local est très restreint, il est nécessaire d’avoir un autre temple.
« Je ne doute pas que Votre Seigneurie ne s’intéresse à l’accomplissement des pieux désirs du Consul et des sujets français et j’espère que vous voudrez bien prendre des dispositions pour que la chapelle de Saint-Philippe Néri soit débarrassée. Je vous prie en conséquence d’en remettre les clés à mon secrétaire afin qu’on puisse établir le culte divin et procurer à nos coreligionnaires l’instruction et les consolations qu’ils réclament. »
« Ce que je communique à Votre Excellence pour son information et les effets convenables.
« Que Dieu vous garde.
« Barcelone, 22 avril 1845. »
Ferdinand de Lesseps prendra soin de régler par écrit, d’accord avec l’évêque « prélat plein de bonté et de loyauté, animé à notre égard des meilleurs sentiments », toutes les bases de l’établissement de la chapelle française dans le local concédé par le gouvernement de Sa Majesté Catholique.
Une statue de bois doré représentant le roi saint Louis en manteau royal avec la couronne et l’armure, tenant d’une main un sceptre, de l’autre la croix avait été déposée au Consulat. Elle provenait de la petite chapelle élevée, au couvent de Sainte-Marie-de-Jésus, hors l’enceinte de la ville, et détruite en 1813. Placée sur un piédestal dans la chapelle Saint-Philippe Néri, Lesseps la fit régner sur sa nouvelle institution.
Mais il fallut de longs mois pour parachever l’installation et au début de 1846, le consul prévoit l’inauguration de la nouvelle paroisse des Français. Il en demande en ces termes l’autorisation à son ambassadeur et voudrait en fixer la cérémonie au 1er mai.
« L’évêque de Barcelone, le capitaine général et le chef politique m’ont promis leur concours pour cette inauguration que nos compatriotes attendent avec impatience. Un prédicateur distingué, M. Achon, vicaire général à Strasbourg, invité par son frère, industriel à Barcelone, voudra bien monter en chaire.
« Il serait à désirer que la marine royale fût représentée, d’autant plus que depuis huit mois, aucun bâtiment de guerre français n’a paru dans le port. Votre Excellence jugera s’il y a lieu de faire connaître ce désir à l’Amiral Baron de Mackay. »
La cérémonie eut lieu devant deux mille personnes placées en bon ordre autour d’un nombreux clergé. Et l’enthousiasme qu’elle provoqua ne fut pas vain. Une adresse fut envoyée au roi des Français, couverte de signatures qui représentent autant d’engagements effectifs.
Les souscripteurs mirent leur confiance dans un conseil qui, depuis l’origine, n’a cessé de se dévouer avec l’efficacité la plus éclairée.
Mais les difficultés d’un autre ordre allaient surgir. Quelques membres du clergé et plus tard les moines eux-mêmes — écartés dans le moment des troubles — se montreront fort désireux de rentrer en possession de la chapelle. Plusieurs années durant des tergiversations se prolongeront, entrecoupées de cinq arrêts royaux et d’interprétations contradictoires.
Les Oratoriens ayant recouvré une partie des bâtiments conventuels s’attachèrent à reprendre l’église et l’on peut suivre ces vicissitudes par les dépêches des successeurs de Lesseps.
En 1859 le Consul général attire l’attention du gouvernement non seulement sur l’extension de la distribution des secours, mais sur un point qu’il dit capital, la salle d’asile et les écoles gratuites.
« À peine une année d’existence et déjà les résultats ont dépassé toutes les espérances. Plus de cent cinquante enfants des deux sexes y reçoivent l’enseignement primaire d’un instituteur, d’une institutrice, choisis et dirigés par un comité administratif.
« Mais si ce résultat a pu être atteint, ajoute-t-il, en si peu de temps, avec les modiques ressources fournies par les souscripteurs, on le doit surtout à la circonstance de n’avoir à payer aucun loyer.
« L’expropriation de ce local, à laquelle semblerait aboutir la phase nouvelle dans laquelle entre l’affaire de Saint-Philipppe Néri, serait une question de mort pour l’école, si une compensation suffisante ne permettait de subvenir aux frais de loyer. »
Le consul insiste un peu plus tard à propos de la restitution des locaux et demande à ce que le gouvernement de l’Empereur emploie la somme de remboursement de frais à laquelle est subordonnée la restitution de l’église pour en former un fond de réserve à la société de bienfaisance.
« Il sauverait ainsi l’existence d’une institution dont les bienfaits deviennent tous les jours plus sensibles et à laquelle l’avenir semble promettre une prospérité encore supérieure.
« Le grand nombre de familles auxquelles appartiennent les enfants de cette école lui devraient le bonheur de voir compléter la tâche si heureusement commencée en faveur de ces pauvres enfants de la classe ouvrière qui se trouveraient privés d’instruction et livrés complètement au vagabondage.
« Le comité directeur attacherait un grand prix à cet acte de courtoisie qu’augmentera la récompense à laquelle lui donnent tant de droit le zèle et la persévérance qu’il déploie dans l’exercice de sa charitable mission. »
Que de fois, les œuvres de Lesseps se sont heurtées aux restrictions de ses propres compatriotes. L’institution qu’il avait fondée connut des difficultés avec une partie des Français résidant en la ville qui, les uns se décourageaient, tandis que les autres semblaient se détacher du but initial.
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Cependant Lesseps lui-même, après avoir quitté Barcelone y repassera en 1858. Il y reçoit de la population tout entière un accueil triomphal qui lui permettra de renforcer son œuvre en secours moral et pécuniaire, et d’où date sa véritable consécration. L’année suivante, il gratifie la Société de cinq actions de la Compagnie de Suez.
On ne saurait oublier le soutien que l’illustre ville lui apporta dans son projet de percement de l’isthme. Sa visite, restée fameuse, lui valut l’approbation, l’encouragement et la contribution matérielle des commerçants et industriels parfaitement convaincus comme l’écrit, en 1956, dans le Diario de Barcelone, M. Francisco Ouret, des avantages d’ordres pratiques réservés à cette entreprise :
« Ils voyaient disparaître par elle les dangers que connaissaient les vaisseaux en doublant le cap de Bonne Espérance et, tandis que M. Dupin s’efforçait de convaincre l’Académie des Sciences de Paris, la Chambre de Commerce de Barcelone se montra des plus favorables.
« Ainsi, durant son séjour, il ne cessa d’être l’objet des attentions les plus flatteuses, en ce moment même où, en France, son initiative était considérée comme une utopie. Et, à l’intérêt matériel de l’œuvre s’ajoutait, de la part de Barcelone, un enthousiasme sentimental. »
Plus tard, après l’ouverture du Canal, se déroula un grand spectacle où figuraient, dans un carrosse, la représentation des principaux personnages de cet événement historique : l’empereur d’Autriche et l’Impératrice des Français, et le promoteur du canal lui-même.
« Sous un grand éventail de plumes de paon, on voyait aussi la vice-reine d’Égypte couverte d’or et de pierreries. Le Khédive Ismaïl brillait entouré de sa cour. Enfin un grand char représentait l’allégorie de l’union de la mer Méditerranée et de la mer Rouge, formé d’une conque soutenue par des dauphins et d’où sortait une jeune fille africaine.
« Juste hommage de Barcelone pour la réussite du canal. Aucune autre population n’en fit autant. »
Et, puisque la marine française — représentée par une de ses plus belles et plus récentes unités, sous le commandement personnel de l’Amiral Nomi — vient aujourd’hui célébrer ce centenaire, il n’est pas sans intérêt de rappeler le témoignage qu’un siècle auparavant l’escadre de la Méditerranée rendit à Barcelone.
Le consul Barradére relate les attentions du Capitaine général Zapatero : « Non seulement l’accueil le plus empressé, mais encore le plus gracieux. »
« Si la seule présence de cette belle escadre avait déjà provoqué un grand concours de peuple sur la muraille de la mer, le débarquement de l’Amiral et son brillant état-major avait attiré sur le môle et ses alentours une affluence si considérable que nous avions de la peine à nous frayer un passage au travers.
« Toute la ville a été en émoi et les nombreuses embarcations du port n’ont pas suffi au grand nombre de curieux. Un défilé de toutes les troupes de la garnison fut organisé devant l’Amiral, pendant lequel tous les regards étaient portés sur sa belle tête blanche.
« Un banquet fut offert auquel l’Amiral répondit par une invitation à bord et le retour à terre des invités fut salué par des salves d’honneur.
« Toutes les classes de la société, écrit encore le Consul, se sont associées à cette manifestation. Quarante mille personnes y ont pris part et ont visité les bateaux, manifestant leur admiration pour une escadre qui après s’être couverte de gloire sur les côtes de la Crimée, vient d’obtenir à Tunis de nouveaux titres de reconnaissance générale, en faisant triompher les droits de la civilisation sur le fanatisme. »
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Et tandis que le perceur d’isthmes allait poursuivre son éblouissante et pathétique carrière, il laissait à Barcelone une œuvre qui gardera toujours son ferment de ténacité.
Le 12 janvier, le Consul E. de Vallat écrit :
« J’ai la satisfaction d’annoncer à Votre Excellence que l’affaire de Saint-Philippe Néri est à la veille de se terminer. À la suite de plusieurs entretiens que nous avons eus ensemble, Mgr l’Évêque m’a fait l’honneur de m’écrire que conformément aux instructions du Ministre de Grâce et de Justice, il était prêt à me compter une somme de 5.000 piastres contre l’abandon de nos droits sur l’église et la remise de celles des dépendances dont nous sommes encore en possession. Je me suis empressé de me mettre à la disposition de Monseigneur et de l’assurer que, dès que le local occupé aujourd’hui par l’École française serait libre, je lui en ferais remise.
« Alors provisoirement et pour quelques mois, je pourvoirai à l’installation de notre salle d’asile et de nos classes dans un local que je louerai à cet effet. »
C’est alors, comme l’exprime M. Alphonse Percier, dans cet article de septembre dernier d’Amitié Franco-Espagnole — qui fit connaître aux amis de France votre belle institution — c’est alors qu’une modeste maison de la calle San Olégario, près de San Pablo, lui donne un nouvel abri, trop vite insuffisant.
Et voilà l’époque où deux établissements se partagent un effectif grandissant d’élèves, fils de Français.
L’année 1905, les Écoles, jusque-là réservées à nos nationaux, ouvrent leurs portes aux élèves de toutes nationalités et, bientôt, les cours du soir étendront jusqu’aux adultes ce rayonnement intellectuel.
Ai-je besoin d’ajouter une autre conclusion à cette merveilleuse histoire, puisqu’il suffit de rendre visite à l’accueillante institution de l’avenue José Antonio.
Suivre le chemin parcouru n’était-ce pas le meilleur hommage à rendre à la pensée de Lesseps et de ses successeurs ?
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On ne peut qu’être profondément ému, comme Français, de l’attachement que la ville de Barcelone garde à sa mémoire. Là-bas, sur la terre d’Égypte, les troubles du monde moderne ont affecté sa puissante création géographique et économique. Il voulait ouvrir entre les mers et les hommes des relations plus étendues, des échanges de bienfaits. Les rivalités de race, les sourdes intrigues ont surgi autour de ce chef-d’œuvre de paix pour en faire, sinon un instrument, du moins un objet, de vastes querelles.
Ici, au contraire, il reste de ce « Conquistador de génie », comme le nomme le marquis d’Elbée, une œuvre purement civilisatrice, une œuvre de rapprochement entre la nation de son père et celle de sa mère, une œuvre divinatrice de notre destinée commune, car, si les deux nations ont pu avoir sujet de s’affronter, plus leur histoire avance et plus elles se rapprochent, tant sur le plan de la culture que sur celui de l’expansion économique, et n’est-ce pas les deux buts que savait joindre Lesseps ?
Nul mieux que lui n’admirait la prospérité de cette illustre capitale, où les splendeurs du passé se joignent à celles du présent, de cette contrée qui descend vers la mer du haut de ses plateaux sévères jusqu’en ces cultures riantes, jusqu’à ces jardins contrastant avec l’âpreté des rochers, portant le témoignage que la force industrielle, que l’abondance de cette principauté sont, avant tout, une œuvre d’énergie humaine arrachée à la sévérité du sol.
Et Barcelone, fidèle à elle-même, ouvre toujours ses bras immenses à cette Méditerranée toujours reine de civilisation.
Nul aussi ne serait plus fier que Lesseps si ce n’est nous-même, de voir s’affirmer en un si beau lieu, ces Écoles. Il partagerait certainement le respect que nous éprouvons pour l’enseignement primaire.
Sans diminuer les mérites de l’enseignement secondaire et supérieur qui fleurissent sur cette terre, à l’ombre de nos chancelleries, je pense aux trésors de délicatesse et de divination qu’il faut à Mme Llisteri et à tous ses collaborateurs, pour veiller au premier mouvement, au premier essor de ces jeunes intelligences et de ces jeunes cœurs, pour faire de cette école un foyer où ceux qui y ont grandi aiment à se retrouver.
J’unis à cet hommage celui qui est dû si largement à vos conseils d’administration, réunis autour de notre Consul général M. Juillet, de M. Paul Forêt, dont j’ai pu admirer le dévouement, le soin vraiment passionné avec lequel il a cherché et trouvé cette magnifique exaltation du souvenir, de M. Perrier, l’excellent administrateur qui assure la continuité de l’œuvre. Et au milieu de toutes ces belles activités, ne vois-je pas briller celle du Directeur d’Amitié Franco-Espagnole, M. Jacques Pinglé — mon compagnon de voyage — qui ne cesse d’entretenir par-dessus les monts, les échanges de pensées, de sentiments, de cultures entre les deux pays ? Lui aussi a contribué, avec une si heureuse efficacité à la célébration de ce centenaire.
La mission que m’a confiée l’Académie n’est pas achevée... Il est temps de vous dire que j’ai le grand honneur de vous offrir de sa part, sa Médaille de la Langue française. Aujourd’hui, je vous remets le Diplôme, en attendant qu’à l’Hôtel des Monnaies, le nom de Barcelone soit frappé sur la médaille elle-même.
Ce présent a toujours été destiné par notre Compagnie à honorer les services rendus à notre langue au-delà des frontières. Puisse-t-il affirmer que la langue française, dans votre éblouissante cité a tenu à se rapprocher fraternellement de la vôtre, sous la même inspiration latine.
Honneur à ces Écoles centenaires de Barcelone ! Filles toujours jeunes de Ferdinand de Lesseps et en qui se mirent les visages de nos deux pays.