CENTENAIRE DE LA NAISSANCE
DU
MARÉCHAL LYAUTEY
NANCY, le 12 juillet 1954
DISCOURS
du Duc LÉVIS MIREPOIX
Délégué de l’Académie française
Messieurs,
Cette souveraine harmonie, cette mesure, cette force et cette grâce, qui sont les fées de Nancy, se sont penchées, il y a cent ans, sur le berceau d’Hubert Lyautey. Elles devaient entourer son enfance et sa jeunesse. Et rien ne donne un plus juste sentiment de cette variété dans l’unité, où se reconnaît la France, que de voir le glorieux Africain commencer et finir sa vie au cœur de la Lorraine. Il l’aima et en fut aimé de la même tendresse qui l’attachait au Maroc et cadençait sa vie de la place Stanislas aux mosquées africaines. C’était la France qui les joignait dans une même ferveur.
Si vous vous êtes réunis, en ces journées, ce n’est pas pour vous instruire d’une mémoire qui vous habite, mais pour la célébrer et élever vos pensées vers ce fils illustre de votre ville. Et la mission que j’ai reçue, en cette solennité, c’est de lui apporter, — aux côtés du maréchal Juin, son disciple de gloire, — l’hommage de l’Académie française. Il n’a pas seulement illustré la Compagnie de sa renommée de fondateur d’empire, il l’honorait aussi par son immense culture, son éloquence et sa valeur d’écrivain.
Tout serait dit sur ce grand homme s’il ne s’était rangé parmi ceux qui, loin d’épuiser l’Histoire, la vivifient et l’enrichissent par leurs travaux, leur exemple, leur caractère et dont le passé projette sur l’avenir une lumière toujours renaissante. Bien que n’ayant pas eu cet honneur de l’approcher dans ses activités, il m’a été donné de le rencontrer souvent, dans la simplicité des entretiens familiers, et surtout chez mon ami Wladimir d’Ormesson, qu’il tenait en affection paternelle. C’est au château d’Ormesson, dont il aimait voir l’image, si vieille France, se refléter dans les bassins, qu’il était venu se recueillir pour composer son discours à l’Académie française.
Il avait à prononcer l’éloge d’Henri Houssaye, historien du crépuscule impérial et il devait ajouter, lui-même, à la belle œuvre de son prédécesseur, quelques-unes des plus fortes pages qui aient été écrites sur ce drame français. Il s’y révèle tout entier par ce que je me permettrai d’appeler sa puissance d’interprétation nationale. Cette puissance, il la possédait dans la pensée comme dans les actes. En parcourant la vaste fresque, il admire avec Henri Houssaye, il retient, pour la continuité française, l’invincible rayonnement de l’Empereur, même foudroyé, de celui qui a sauvé la patrie de l’anarchie, rétabli l’ordre, ramené la paix civile, organisé l’État, de celui « qui dort aux Invalides et devant la grande tombe duquel tous ceux qui portent l’épée iront toujours demander la leçon de volonté et d’énergie et le secret de l’inspiration ». Et voici où veut aboutir mon propos : « Jusqu’ici, écrit-il, j’ai suivi, sans avoir à formuler de réserve, l’œuvre de M. Henri Houssaye. Mais, dans le dernier livre de sa trilogie, sur 1815, n’a-t-il pas jugé la Restauration avec quelque sévérité ? II est de coutume, lorsqu’on évoque les traités qui ont clos les guerres de la Révolution et de l’Empire, de ne parler que des traités de 1815, on oublie trop, me semble-t-il, qu’il y avait eu d’abord le traité de 1814. »
« Le traité de 1815, c’est la rançon des Cent Jours. C’est donc le traité de 1814 qu’il convient d’examiner pour juger équitablement...
« Les Alliés étaient entrés à Paris dans l’ivresse du succès, avides de vengeance et de représailles. Et pourtant, par le traité du 30 mai 1814, nous rentrions dans nos frontières de janvier 1798, avec des accroissements qui étaient loin d’être négligeables : la Savoie, Landau, Sarrebruck... Nous ne payions pas d’indemnités de guerre et, moins de deux mois après la capitulation de Paris, le dernier soldat étranger avait quitté le sol français. »
Sans doute, Louis Madelin l’a démontré depuis, les conjonctures auraient-elles permis de gagner mieux encore, Lyautey n’en demeurait pas moins fondé à porter un tel redressement au crédit de la grande force historique et morale que représentait Louis XVIII et sa dynastie. Et, groupant encore une fois ses vues, il disait : « Ce n’est certes pas faire injure à la grandeur épique de Napoléon que de rendre justice à ceux qui s’appliquèrent à sauver la France des conséquences de sa chute. Sous ses étiquettes diverses, il n’y a qu’une France. N’en renions rien. »
Cette France, parlant en homme d’État et en historien, il ne la séparait pas de l’Europe. Sur le rôle de négociateur de Talleyrand au Congrès de Vienne, il dit : « Il avait le sentiment profond qu’assurer à l’Europe un équilibre durable, c’était la meilleure façon de garantir la sécurité française. »
Tel est Lyautey, ramenant tout ce qui s’est fait de bien, sous quelque régime que ce soit, à la valeur constante de la race et à la pérennité de la France. Tel est l’homme à qui la princesse Bibesco dédiait un livre en ces termes : « Au royaliste qui a donné un empire à la République ».
Quel souvenir que ces moments de détente qu’il s’accordait en devisant le long des allées d’Ormesson ! Il parcourait le temps comme l’espace. Quelle personnalité dans sa démarche vive, fière, haute, aisée, simple, assurée et sans raideur ! Avec son visage de vieux lion et sa silhouette de sous-lieutenant, il s’est inscrit dans l’imagerie des siècles.
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Il y a deux sortes de traditions, toutes deux respectables, mais de quelle différente portée ! Si ceux qui ont la possibilité de regarder dans leur passé et d’y trouver le souvenir d’autorités et de responsabilités sociales se détournent des nouvelles aspirations humaines, avec une réserve oisive et stérile, qu’ils ferment, derrière eux, la porte de leur tombeau ! On peut les saluer dans une attitude qui n’est pas vile, mais on salue des morts. N’y a-t-il pas moyen de rester attaché à un long passé sans renoncer à sa part de vie moderne et en s’ouvrant, au contraire, aux devoirs qu’appelle l’évolution des sociétés ? « Le temps est un grand maître », a dit le vieux Corneille. On ne peut tout à fait le comprendre qu’en pratiquant le double respect du passé et de l’avenir.
Hubert Lyautey, trouva, dans son foyer, ce dilemme à résoudre. Et d’abord un étrange isolement. Un isolement fécond et qui le contraignait à chercher ses raisons de vivre. Lui, qui n’aimait pas la solitude, il dut, d’abord, en éprouver le vertige, par l’impérieuse nécessité de se définir. Son intérieur, certes, il l’aimait. Il en ressentait les témoignages d’affection profonde, émouvante et quelque peu sévère. Tous ces officiers généraux qui avaient, au sommet de leur carrière, obéi à l’aïeul comme des soldats, travailleurs exacts, chefs naturels, traçaient autour du foyer des limites assez strictes. L’ascendance maternelle y ajoutait cependant un don de curiosité, de fantaisie, de libre investigation, sous le même signe du point d’honneur héréditaire.
Mais à mesure qu’il grandissait, Hubert Lyautey se heurtait aux cloisons un peu étroites que bien des familles françaises, dans la première moitié du XIXe siècle, et même au delà, se plaisaient à opposer à l’élan de la jeunesse. Ce jeune homme en souffrait, et, ceci est à retenir, sans aucune révolte. Il possédait, au plus haut degré, ce qui manque tellement aujourd’hui, pour le plus grand dommage de ceux qui ne l’éprouvent pas, le sens du respect. S’il n’était pas enclin à la révolte, il ne l’était pas davantage à la résignation. Cependant là où les survivants du romantisme brisèrent leur cœur dans des chants sublimes et désespérés, Lyautey, dans une patiente et douloureuse recherche, trouvait jour à s’échapper sans rien abandonner.
Cet accident, qui, tout enfant, vous le savez, le condamnait à plusieurs années d’infirmité — heureusement provisoire — l’invitait à réfléchir sur lui-même.
Aperçoit-il déjà cette force exceptionnelle qu’il a reçue de Dieu ? Il semble, par les inquiétudes dont il est traversé, par le mysticisme insatisfait qui le hante, que son destin le trouble, qu’il n’ose pas, tout de suite, s’égaler à lui, parce que Lyautey à tout âge : jeunesse, maturité, vieillesse, c’est avant tout une conscience, c’est-à-dire un être qui, après avoir remis en question toutes les contraintes extérieures, s’est choisi ses propres contraintes, non pas dans le caprice personnel, mais dans l’examen lucide des nécessités du passé, liées aux obligations de l’avenir.
Cet homme qui ne songeait qu’à servir, que l’impératif social poursuivait comme une hantise, a dit quelque part : « Je ne puis pas vivre en commun. » Admirable contradiction ! C’était, au sens le plus élevé, au sens obstinément français du mot, un individualiste. Bien que reconnaissant leur utilité — et avec quelle impatience ! — il n’aimait pas les cadres. Mais il ne voulait pas, non plus, voir sa personnalité tourner à vide. L’esprit grégaire le révoltait. Il aimait l’échange volontaire des pensées et des dévouements, les progressions convergentes des bonnes volontés vers un idéal commun, un peu comme il les imprimera plus tard à ses colonnes d’attaque.
Dès sa jeunesse studieuse, il était possédé du tourment créateur. Or qu’est-ce que le tourment créateur, si ce n’est d’abord un combat entre la collectivité et celui qui veut la porter en avant ? Mais il gardait en lui sa discipline. Il avait reçu à Nancy l’empreinte lorraine. Préparant Polytechnique par habitude de famille, il tente au hasard Saint-Cyr, la première année. Il est reçu. Il y demeure. L’école ne le satisfait pas. Quelle école l’aurait satisfait ? Je ne crois pas beaucoup à cet adage : pour savoir commander, il faut apprendre à obéir. Lyautey n’a jamais très bien su obéir, et beaucoup de grands hommes avant lui. Et qui savait mieux commander ? Qu’est-ce donc que l’autorité, sinon un signe mystérieux que Dieu adresse à celui qu’il veut, roi ou berger — les deux mots ont la même origine. Certes, il n’est pas facile à un homme de bien discerner en lui-même cet appel, encore moins, à la société, de le reconnaître. C’est tout le drame des chefs. En dépit des difficultés, des murmures, des obstacles qu’il a toujours rencontrés, Lyautey s’est reconnu et s’est fait reconnaître pour tel. Lui, ce chef d’équipe a pourtant souffert de cet isolement qui affecte l’homme choisi. Sa position a été souvent exprimée par le vers austère d’Alfred de Vigny :
Sitôt que votre souffle a rempli le berger
Les hommes se sont dit : il nous est étranger.
Mais il se peut que le berger rencontre d’autres bergers et que leurs forces conjuguées rompent la barrière. C’est ainsi que Lyautey, prenant garnison comme jeune officier, rencontre Albert de Mun et Eugène-Melchior de Vogüé. Albert de Mun ! « Comprenez, écrit-il, ce que fut, pour des jeunes gens devant qui la vie s’ouvrait incertaine... ce jeune capitaine, notre ancien, conquérant nos yeux, nos cœurs, nos enthousiasmes. Beaucoup de ceux-là purent se séparer de lui sur certains points, mais tous, il les avait orientés pour toujours vers l’œuvre sociale à accomplir avant toutes, en ce pays, vers l’amour des humbles, qu’ils portassent l’uniforme du soldat ou la veste de l’ouvrier.
« C’est par là que, malgré tant de différence de nature, il rejoignait Eugène-Melchior de Vogüé, en qui se réalisait à un tel degré l’union de la vieille France et de la nouvelle. C’était vraiment un voyant. » Ces grands esprits avaient trouvé en Lyautey plus qu’un disciple, un pair ! Et, sans y prétendre, il leur rendit un hommage qui en apportait la preuve.
Après dix-sept années de vie de garnison — coupées d’un bref séjour en Afrique, il, fait paraître, dans la Revue des Deux Mondes, son retentissant article sur Le Rôle social de l’Officier. Comme beaucoup de ces grands mots d’ordre d’un homme qui s’élève au-dessus de la foule, cet appel créa de la surprise, même chez les meilleurs et ne fut pas compris de tous. L’est-il encore tout à fait ? Et pourtant ! Tous les Français de tous les milieux, de tous les métiers, à une infime minorité près, passent par le régiment. Et, à l’âge où l’homme, quel qu’il soit, prend une idée de sa propre vie et de celle du pays. Quelle occasion meilleure et plus étendue de lui montrer son rôle dans la vie nationale ? Et pourquoi les quelque trente mille officiers chargés de lui apprendre à se battre pour la patrie ne lui montreraient-ils pas, en même temps, les moyens de vivre, tout simplement par elle et pour elle ?
Toutes les fois que prend naissance une idée généreuse, les interprétations défavorables obstruent son chemin. Rien à voir avec un cours d’adultes, d’ailleurs respectable. Non ! sans empiéter sur le temps imparti à la préparation du combat, c’est peu à peu, par des infiniment petits, dans le langage et la pensée, que l’officier peut initier ses hommes à comprendre tout ce qu’ils doivent et ce qui leur est dû dans la nation. C’est ainsi que le capitaine Lyautey, si respectueux de toutes les données des siècles français, passait pour une manière de révolutionnaire, parce qu’il voulait étendre, non pas jusqu’aux étoiles, mais simplement jusqu’aux foyers de la paix, l’auguste mission de l’officier. Tant et si bien que pour le faire changer d’air et le soustraire à cette hostilité que beaucoup de défenseurs de la tradition vivante éprouvent de la part de ceux qui la confondent avec la tradition morte, le général de Boisdeffre le nommait à l’état-major de l’Indochine.
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Il est chef d’escadrons. Il a quarante ans. Il se sent désespérément inactif. Et pourquoi ne pas oser la comparaison ! Il souffre de ce mal que César éprouvait quand il s’écriait tristement qu’à l’âge où Alexandre avait terminé sa carrière, lui, ne l’avait pas commencée. Or la face des événements va changer pour celui qui, en dépit de quarante années d’apparente immobilité, mais de méditations profondes et souvent douloureuses, s’est défini « un animal d’action ».
C’est au cours du voyage qui le conduit en Extrême-Orient que Lyautey rencontrera, pour la première fois, le futur amiral Lacaze qui sera son collègue au gouvernement pendant le peu de temps où il occupera en 1917 le ministère de la Guerre. Il dira, lui-même, de ce bref séjour, après le malentendu avec la Chambre : « On me fait faire un métier qui n’est pas le mien. »
Au Tonkin, le gouverneur Lanessan comprend tout de suite de quelle matière humaine est fait cet impatient officier. Et il préparera la rencontre capitale de la vie de Lyautey : la rencontre avec Gallieni. Il mettra ces deux hommes à la croisée de leurs chemins. J’entends encore, et comment l’oublier jamais, le maréchal Lyautey évoquer, en paroles si simples et si graves, le maréchal Gallieni. Il le décrivait physiquement avec sa manière surannée de se vêtir, cette sublime maladresse qu’il avait lorsque ses vêtements n’étaient pas militaires, ce scrupuleux respect de ses idées qu’il s’imposait dans son comportement quotidien. Alors qu’ils séjournaient ensemble à la campagne, et par égard pour une vieille amie qu’ils respectaient tous deux, Lyautey s’évertuait à le convaincre d’assister à la messe dans la chapelle du château.
Et les hésitations de Gallieni qui ne voulait pas feindre, comme l’insistance de Lyautey qui en appelait à sa délicatesse et à sa spiritualité profonde, témoignent de cette noblesse d’âme qui les réunit dans l’histoire des amitiés immortelles. Gallieni n’était que de quatre ans plus âgé. Il fut le chef admirablement et joyeusement obéi. L’amitié spontanée n’eut pas à souffrir de la discipline consentie. Lyautey devient alors « l’homme de la brousse ». C’est Gallieni lui-même qui le lui déclare. Quelle citation ! En menant une avant-garde d’attaque contre un repaire de pirates, il respire à pleins poumons, dans une approche sur les pentes vertigineuses, le danger de la nature et le danger des balles.
Mais il apprend tout de suite de ce maître qu’il égalera, sans cesser de le respecter, que l’ivresse du combat ne saurait égarer le véritable chef. La guerre n’est qu’un moyen à employer quand il n’en reste plus d’autre. Le but, c’est l’organisation.
Est-ce à dire qu’il faille négliger, quand on s’y doit résoudre, l’activité militaire ? Certes non ! Lyautey fut, dans toute la force du terme, un soldat, soit à l’échelon d’officier, soit au sommet, comme commandant d’armée. C’est ici déjà que Gallieni transmet à Lyautey sa grande idée sur la guerre coloniale : une organisation qui marche ! « Quand le chef d’une expédition est désigné pour être le premier administrateur, le pays lui apparaît sous un tout autre aspect ! Le soldat redevient le paysan, l’ouvrier de France. Au lieu de ne se présenter devant ces races qu’en conquérant, il lui faut mettre son oreille sur leur cœur, comprendre leurs coutumes, les respecter, les sauvegarder. »
Aussi, lorsqu’on entend reprocher à la geste coloniale de la France de telles expéditions créatrices, on ne peut s’empêcher de leur comparer les hécatombes et les destructions des guerres continentales qui menacent des siècles de civilisation. De 1894 à 1897, Lyautey partage les responsabilités de l’administration avec les fatigues et les dangers du soldat. Gallieni l’a quitté, et, de Madagascar, l’appelle. C’est alors qu’il déclare, paroles si émouvantes aujourd’hui, « qu’il reste un Indochinois de toute sa foi ». Il a délivré les indigènes de la piraterie chinoise et permis ainsi à la vie locale de s’épanouir.
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Madagascar ! Gallieni va jeter son disciple dans les multiples et immédiates difficultés de l’action en élargissant de plus en plus le champ de son autorité. Ses habiles dispositions vaudront au nouveau commandant de « cercle » la soumission du chef Rabézavana. Et aussitôt, il associe le Malgache à l’œuvre constructive. Il pourra écrire à E.-M. de Vogüé : Si j’ai eu mon petit frisson de chef victorieux en recevant à mon bivouac l’amam de Rabézavana, je trouve d’autres joies à ouvrir des routes, à inventer une ville, à suivre des essais d’orge, de pommes de terre, de vanille, à voir les marchés grouiller de monde, là où, il y a six mois, je ne voyais que des pans de murs noircis, des terres incultes et l’horizon désert. » On ne saurait davantage payer de sa personne. Sur les seize premiers mois de ce séjour, il en a passé dix au bivouac. Et M. Pierre Deloncle a recueilli ces témoignages que certaines des opérations qu’il a conduites furent qualifiées par ses subordonnés de « folies de sous-lieutenant ». Folies héroïquement calculées pour émouvoir sa troupe en même temps que l’adversaire, car c’était un chef qui n’abandonnait rien au hasard.
En 1900, il reçoit de Gallieni le commandement supérieur du sud de l’île. Il organise un territoire immense. Grelottant de fièvre, il se faisait porter sur une sorte de brancard pour visiter ses chantiers. Il se donne la joie, autant pour lui-même que pour les autres, après avoir tiré du néant la ville d’Ankazobé, de faire, de sa principale résidence, Fianarantsoa, un séjour des Mille et une nuits. Il portait en lui, à la fois, un homme de la brousse et un grand civilisé et, s’il affrontait avec la plus parfaite aisance les épreuves de la jungle, il se plaisait, quand il avait atteint son but, à s’entourer de tous les agréments de l’art, du luxe et de la bonne chère.
Il y aura toujours, dans ce chevalier errant, un homme d’intérieur.
En 1902, s’achève sa mission à laquelle Gallieni consacre ce haut témoignage : « Vous avez affirmé vos brillantes qualités militaires au cours des opérations qui ont marqué, en 1897, la répression de l’insurrection dans le cercle d’Ankazobé et, en 1898, la pénétration en pays sakalave. En 1900 et 1901, c’est à la sûreté de la méthode que vous avez conçue et énergiquement appliquée qu’il faut attribuer la promptitude et l’importance des résultats acquis de la pacification de la zone forestière de l’est. Votre rôle administratif a été des plus féconds.
« J’émets le vœu que le gouvernement de la République fasse encore appel à votre patriotisme pour présider à l’épanouissement d’une œuvre coloniale nouvelle dont votre expérience assurera le succès. » Ces derniers mots contenaient une prophétie.
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Toutefois, dans l’immédiat, la vie métropolitaine parut fort décevante à Lyautey, après ces huit années de colonie, pareilles à un rêve trop beau. N’est-il pas colonel ? On lui confie le 14e hussards à Alençon. Mais comment pouvait-il oublier qu’il avait commandé à trois cents officiers, exercé une autorité absolue sur un vaste territoire, gouverné des millions d’hommes ? « Grandeur et servitude militaires. » C’était bien le cas de méditer ces mots d’Alfred de Vigny. Le contraste est frappant. L’auteur du Rôle social de l’officier ne parvient plus à dégager les mérites austères de la vie de garnison. Comme beaucoup de grands hommes, il est sujet à des mélancolies, et l’ennui, dont il se défend mal, quand il n’est pas brûlé par la passion d’une tâche, lui inspire une peur épouvantable. Sa seule peur. Il est de ces êtres qui, pour vivre, ont besoin d’être dévorés. Il approche de la cinquantaine.
À quarante ans déjà, cet « animal d’action » souffrait de n’avoir pas encore commencé une existence d’exceptionnelle et fiévreuse activité telle qu’il la concevait. Allait-il déjà finir ? II pense à sa retraite, à un petit logement à Paris, d’où il ira se jeter dans la mêlée...
Une rencontre remet en selle ce colonel de cavalerie auquel il fallait pour galoper de plus vastes espaces que le champ de manœuvre d’Alençon. M. Jules Charles-Roux le conviait à sa table avec M. Jonnart, gouverneur général de l’Algérie. Les deux hommes se comprirent et s’apprécièrent aussitôt. Voilà Lyautey appelé au commandement du territoire d’Aïn-Sefra, sur les confins algéro-marocains et presqu’en même temps nommé général de brigade. Pour ses débuts, il eut maille à partir avec le Conseil des ministres. Il avait baptisé « simple opération de police aux frontières », pour surveiller l’agitateur Bou Amama, l’envoi d’un fort détachement d’observation à une centaine de kilomètres en territoire marocain. La légation de France à Tanger, redoutant des complications, proteste ; Lyautey reçoit l’ordre de faire replier ses troupes. Il réplique en demandant son rappel. Convoqué à Paris, il prend part à une conférence présidée par Delcassé et l’affaire s’arrange. Selon une juste remarque de M. Deloncle, le général qui était déjà l’homme sur qui on peut compter, devient, désormais, l’homme avec qui l’on doit compter.
Bientôt cette étape de son ascension est marquée par un brillant succès militaire. À l’attaque prononcée par la puissante tribu guerrière des Beni Snassen qui menacent Port-Say et Nemours, le général oppose une sereine réplique. Presque sans perte, sa manœuvre habile — un chef-d’œuvre en l’espèce — les immobilise et les conduit à la paix sans haine.
Alors qu’il occupait ce commandement, Lyautey rencontre le Père de Foucault, connu de lui autrefois, lorsque le « Saint » menait, à grandes guides, la vie séculière.
Deux jours se passèrent dans les entretiens les plus cordiaux et les plus animés. Le soldat professait le culte de la spiritualité, le moine, du fond de la prière, bénissait l’action. Ils devaient se comprendre. Mais, quand on pénétra dans la chambre du cénobite, après son départ, son lit était intact. Il avait couché par terre !
Lyautey poursuivait sa route et devait bientôt accéder à la division d’Oran. Nous avons un témoignage pittoresque de ce que pensaient, de ce chef extraordinaire, les officiers qu’il avait lui-même habitués à des regards incisifs. C’est le portrait pastiche[1] qu’il trouve, un jour, sur sa table : « Sec, étincelant comme la pierre à feu, vif et pétillant comme le vin de ses côtes de Moselle. Il veut être aimable et il l’est naturellement... Habile à l’extrême, il a su voir qu’en la vieillesse de notre Roi (il s’agit là de la République) la faveur des gens de rien, voire de la canaille, n’était pas chose à dédaigner et se l’assure en se jouant sans friper ses dentelles... Aimé de ses officiers, du soldat, des gens de cour, de plume et d’antichambre, il aime les femmes, les jolies figures, la flatterie... Sourd un peu d’une oreille, de mine haute et jeune, il écoute parler sans le paraître, regarde choses et gens d’un œil vif et clair, les juge vite et souvent juste. Il n’a pas le temps d’être modeste. Monnaie de Maréchal, il serait à souhaiter que notre roi n’en fit jamais frapper de pire. » Il voulut connaître l’auteur et en fit un ami.
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C’est en 1908 qu’il reçut, pour la première fois, mission de pénétrer au Maroc. On sait avec quelle délicatesse, ayant en poche des pouvoirs dont il n’eut garde de se servir, il limita son voyage, moins à renseigner le gouvernement sur la situation critique en ce pays, qu’à rendre hommage à la conduite aussi énergique qu’intelligente du général d’Amade.
Avant la grande œuvre marocaine, il devait y avoir un nouvel intermède métropolitain. Cette fois, l’ancien colonel du 14e hussards ne fut pas mécontent d’accéder au commandement du Xe corps, à Rennes. Le destin hésita. Lyautey semblait tenté par les grandes charges de l’état-major. Et il s’y appliquait. Il voulut, quoique général, suivre les cours des Hautes Études militaires. Et le général Joffre, chef de l’armée, l’eût volontiers accueilli au Conseil supérieur de la Guerre. Mais le Maroc, en proie à l’anarchie, se tournait vers la France. Moulay Hafid dut signer avec M. Regnault, ministre de France, le traité de Protectorat, le 30 mars 1912. Et le 28 avril, le gouvernement, ayant jugé nécessaire de se faire représenter par une personnalité militaire, Lyautey était nommé Commissaire Résident général au Maroc.
Il débarque le 23 mai à Casablanca. Les événements sont connus. J’en donne une vue d’ensemble. Lyautey aborde sa grande œuvre à un moment si critique qu’elle est près de disparaître avant d’avoir commencé. C’est la première des trois grandes crises au cours desquelles il sauva le Maroc. Il arrive au galop dans Fez menacé. Ils sont quatre mille Français au milieu d’une population de quatre-vingt mille âmes, profondément troublée. Fez est encerclé par les dissidents, nomades bien commandés et braves, tandis qu’à l’intérieur de la ville, on ne trouve plus trace d’autorité indigène.
Lyautey mène auprès des organismes marocains une politique difficile, tandis qu’en même temps, il dirige et suit, d’un œil d’aigle, les opérations militaires, avec, pour exécutants, les merveilleux soldats que sont Moinier, Brulard, Gouraud, Mangin. Et quelle élégance de comportement envers ses hauts collaborateurs ! Il disait à Gouraud : « Vous savez combien je répugne aux ordres fermes, avec vous je ne craindrai jamais de m’engager. Vous pouvez prendre toutes les initiatives que vous voudrez. » Il n’en trace pas moins, sous forme de suggestions, un plan des plus précis. En une autre circonstance Gouraud manifestant sa susceptibilité, il lui écrit : « Ecoutez, mon bon, je vous supplie de ne pas prendre feu à toute occasion. J’ai prescrit pour vous un régime spécial pour que vous ne boudiez pas et parce que je vous aime bien. » Et la taquinerie se perpétuera toujours avec Gouraud. Quelques mois après la guerre, raconte M. de Saint-Aulaire, à un déjeuner offert par le maréchal Franchet d’Espérey, Lyautey se mit à faire l’éloge du duc de Guise. Connaissant la fibre républicaine de Gouraud, il dit malicieusement : « Vous êtes bien de mon avis, Gouraud ? »
Toujours soucieux de mener l’action politique parallèlement à l’action militaire, Lyautey ne néglige aucune occasion de témoigner son estime à des adversaires auxquels il ne montre sa force que pour les ramener sous nos drapeaux.
Ainsi cet ordre du jour aux troupes du général Henrys où il dit : « La colonne Claudel a victorieusement tenu tête à un ennemi digne d’elle. »
Ce n’est pas tout. Fez dégagé, le trône du sultan reste chancelant, Moulay Hafid, après avoir renversé son frère, ne parvient pas à se dégager du chaos d’où il émerge à peine. Peut-être ne sait-il pas très bien lui-même s’il restera le sultan tourmenté du désert ou bien s’il donnera la main à la prospérité ordonnée dans l’apaisement. Son abdication, qu’il a souvent tendue comme une menace, se consomme. Et son frère Moulay Youssef, entouré des respects de Lyautey, va poursuivre avec lui une grande œuvre humaine.
Et il faut se représenter la multiplicité d’initiatives et de pensées qui, simultanément et harmonieusement, se pressent dans le cerveau de Lyautey. Que dis-je, dans le cerveau ? dans toute la sensibilité de son être ! De 1902 à 1914, sous cette clairvoyante et vigoureuse impulsion, les lourds sacrifices que la France a consentis ont déjà fait accomplir au Maroc des pas de géant. Tout cela, dans une hardiesse réfléchie qui ne se préoccupe guère des règlements et invoque toujours le bon sens. Ces quelques mots de Wladimir d’Ormesson donnent une idée de la vaste et ardente symphonie marocaine. « Il a bâti des villes, jeté des ponts, créé des hôpitaux, élevé des usines, équipé des marchés, défriché des terres, exploité des mines, planté des forêts avec la puissance créatrice d’un Romain et la hardiesse d’un pionnier d’Amérique... Il fut peut-être le plus grand remueur de choses de notre époque. »
Mais, pour bien se le représenter, il faut ajouter que jamais son formidable labeur ne l’emprisonne. Il conserve toujours l’aisance à ses mouvements et garde une singulière faculté de loisir. Tantôt, il tient dans son palais résidentiel une cour magnifique. Tantôt, entouré de ses familiers, il se met au piano et joue par cœur un morceau difficile de quelque musicien qu’il aime, laissant courir sur le clavier ses mêmes doigts minces et d’aspect si fragile qui ont modelé un empire.
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La seconde fois où Lyautey sauva le Maroc, il suffit d’une date pour la réveiller dans toutes les mémoires : 1914 ! La première guerre mondiale.
Lyautey reçoit l’ordre de se replier sur les ports et d’envoyer la majeure partie de ses troupes en France. Le sort du Maroc, lui écrit-on de Paris, se règlera en Lorraine. Sans doute en convient-il, mais la manœuvre qu’on lui suggère irait à l’encontre du but. Le Maroc reste frémissant. Chez les tribus des montagnes, le vieux levain guerrier, devant cet abandon, sera vite ranimé. Elles vont descendre en torrents, entraîner les uns, écraser les autres, tout submerger, tout massacrer.
Le drapeau reste où il a été planté.
Lyautey envoie les troupes qu’on lui demande et il conserve intacte l’armature extérieure. C’est vite dit, mais quel prodige de réalisation ! Il faut se pencher sur ces documents pleins de vie : rapports et lettres de son oncle, que vient de publier Pierre Lyautey, pour saisir le pathétique de cette lente, patiente, longtemps obscure et pourtant éblouissante victoire. Parallèlement à des actions militaires, infiniment minutieuses et dont l’héroïsme reste caché aux regards de la mère patrie, s’affirme le maintien, non moins difficile, du prestige pacifique, économique et social. Et dans son rapport à Delcassé, ministre des Affaires étrangères, il dira superbement : « Cet exposé, je ne pouvais le faire que moi-même, après m’être entièrement pénétré du travail accompli par mes services... Si j’ai réussi à garder le Maroc à la France ce sera avec un effectif utilisable réduit des deux tiers, avec une politique indigène intensive, appliquée par un service des renseignements admirable et inlassable, avec quarante-sept millions de travaux publics, représentant pour la Métropole la dépense de guerre du Maroc. Je n’ai acheté personne, c’est avec de l’argent que j’ai neutralisé les éléments nocifs intérieurs, mais avec de l’argent exclusivement appliqué à des travaux utiles, durables, préparant l’avenir économique du Maroc pour l’issue de la guerre. Tout chantier nouveau, disait-il, vaut une bataille. »
La paix revenue, la France retrouvait un Maroc en pleine prospérité. Mais, plus une œuvre est grande, plus elle est menacée.
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Une troisième fois, avant de la transmettre à d’autres, Lyautey devait avoir à la défendre. Ce fut dans la journée décisive du 4 juillet 1925. Abd-el-Krim avait soulevé le Rif et se trouvait à la tête de grandes forces bien armées et bien commandées. Elles s’avançaient menaçantes. Les renforts tardaient à venir de France. Le doute régnait à Paris sur l’efficacité de la lutte. Sur le terrain des opérations, parmi les plus vaillants des généraux, la confiance fléchissait. Une grave pression pesait sur Taza. Fallait-il se replier ? Fallait-il la défendre ?
Lyautey se rend précipitamment à Fez pour tenir conseil avec ses lieutenants. Il écoute chacun attentivement, longuement. La plupart des chefs, sentant leurs héroïques troupes à bout, se résignaient à abandonner Taza et à se rabattre sur les avancées de Fez.
Le maréchal, conscient de la responsabilité qu’il voulait être seul à assumer, prit une nuit de réflexion. Or, la réussite du coup d’audace tenté à l’aube au nord de Taza par le colonel Giraud — dont le nom éveillera toujours un écho splendide à Nancy — révèle l’étincelle du chef suprême. Comme l’a écrit le maréchal Juin : « Tout n’est pas perdu et sa résolution est prise, il n’évacuera pas Taza, on s’y laissera investir s’il le faut, et on passera à l’offensive générale. C’est seulement dans l’exécution et dans les circonstances difficiles que se dévoilent ces signes à quoi on reconnaît les grands chefs... Son coup d’œil embrassa la situation... »
Certes, il restait encore beaucoup de grandes actions à accomplir dans cette campagne. Mais voilà un événement clef ! Nous l’appellerons le Testament d’action de Lyautey. Il complète la connaissance de ce grand homme, et nous donne un éclaircissement significatif sur sa part de gloire militaire et ses hauts faits de soldat.
Lui-même réduisait la guerre à sa stricte nécessité et tenait à ne pas la prolonger une minute de plus. II pensait aussi, au sujet des récompenses, qu’il ne sied pas de tenir compte uniquement des prouesses du combat, mais aussi des résultats pacifiques obtenus avec d’autres difficultés et des mérites différents. Quand il fallait se battre, il y excellait de la même façon que lorsqu’il fallait pacifier. Ses états de service comme officier de troupes, l’énorme dossier de ses ordres et ses rapports de stratège aussi bien que les récits de ses compagnons d’armes, en portent un immortel témoignage. Henri IV non plus ne se battait pas pour se battre, mais pour rendre la terre à la moisson et les hommes à la paix ?
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Lyautey, Résident général au Maroc, avait à tenir compte, — et avec quel scrupule y consentait-il, — de la différence de coutumes, de climat, de religion. Il a dit : « Dans la carrière coloniale, la conception qui a toujours commandé mon action a été la conception sociale... Je n’ai pas de doctrine, je ne connais que l’action, que l’homme, que cette pâte humaine que le chef doit savoir manier avec cœur. » Et il fit toujours en sorte qu’il n’y eût aucun conflit entre la civilisation et les coutumes anciennes. Ce catholique convaincu avait pour la religion musulmane les égards les plus attentifs et respectait sous le burnous, comme sous le froc, le sens du divin, les mystères de l’âme, la valeur immense de la vie intérieure. Telles ces paroles aux moines de Sion : « Moi, Lyautey, je vous dis, petits moines, votre vie, votre règle, vos prières, votre sacrifice sont aussi nécessaires, aussi féconds, aussi grands que n’importe quelle création ici-bas ! La vie ne serait que folie incohérente si la spiritualité ne la réglait pas. »
Il eut le bonheur de rencontrer, à l’automne de sa vie, une compagne admirable sur le chemin du même idéal, au moment où elle déployait au Maroc, avec autant de compétence que de dévouement, son inoubliable action sociale. La maréchale disait elle-même, quand il n’était plus : « J’attends ses ordres d’en-Haut, il me les envoie. » Aussi ne repose-t-elle pas seulement près de lui, sous le même mausolée, elle ne doit pas le quitter dans la mémoire reconnaissante de la patrie.
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Et je crois que nous avons assez compris ce que, dans de telles bouches, pouvait signifier le mot de « colonie », exalté dans le sens le plus humain, par le dernier geste de Lyautey, l’Exposition coloniale. Certes, il ne pensait pas que l’expansion coloniale fût sans reproche, mais il voulait montrer combien l’emportait, sur les égoïsmes, l’œuvre généreuse de notre nation, à laquelle il avait conscience d’avoir tant contribué. « Ce que je rêve, disait-il, c’est que le Maroc offre le spectacle d’un groupement d’humanité avec des hommes si divers d’origines, de professions, de races, poursuivant, sans rien abdiquer de leurs conceptions individuelles, la recherche d’un idéal commun, d’une commune raison de vivre. » Tel est le sens de la présence française d’après celui qui l’a le mieux compris.
Sur ses lèvres le mot « colonialisme » n’aurait pas pu se former. Et ne l’entendez-vous pas nous dire que ce néologisme barbare, désobligeant pour la France et nos amis d’outre-mer, n’a aucun sens dans notre civilisation, ni dans notre langue et ne saurait mériter les honneurs du dictionnaire ?
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Une émouvante rencontre, en 1934, témoigne qu’il voyait venir sa fin. Alors qu’il se disposait à se rendre à la Réunion pour inaugurer le buste de M. de Mahy, l’amiral Lacaze raconte qu’il fut très ému de recevoir la visite du maréchal. « Vous partez pour plusieurs mois, lui dit ce dernier, vous passerez sans doute dans cette grande île de Madagascar que j’ai tant aimée. Je ne vous reverrai plus, j’ai voulu vous dire un dernier adieu avant votre départ, avant mon départ. » Et l’amiral d’ajouter : « C’était bien un adieu définitif que son amitié était venue m’apporter. »
Mais Dieu lui avait laissé le temps, après son épopée, de revenir en Lorraine pour achever son éblouissante existence dans une dernière veillée sur les Marches de l’Est. À Nancy, à Thorey, il a donné la suprême fleur de cet instinct social qui l’a toujours possédé. C’est au maréchal Juin, le plus haut confident de sa pensée lorraine, qu’il appartient de la faire revivre en ces émouvantes journées.
Pour ma part, je m’arrête en saluant une double présence. Celle des deux maréchaux. Le maréchal entré dans l’Au-delà et dans l’Histoire, dont la claire pensée rayonne aujourd’hui sur ceux qui célèbrent son souvenir, et le maréchal, qui, des mains de son vieux chef, a reçu le flambeau pour perpétuer son invincible foi dans les destinées nationales.
[1] Texte cité par André Maurois dans son livre sur Lyautey.