ACADÉMIE FRANÇAISE
M. Le comte Charles de CHAMBRUN, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Maurice Paléologue, y est venu prendre séance le jeudi 17 octobre 1946, et a prononcé le discours suivant :
MESSIEURS,
Il faut avoir passé sa vie, exilé volontaire au service de la France, pour comprendre la joie surabondante qui m’anime au moment de prendre séance en cette Compagnie que j’ai vue, par delà les frontières, rayonner d’un prestigieux éclat. Quel honneur vous me faites en m’accueillant parmi vous ! Lorsque je considère l’importance de vos titres, ma modestie s’effarouche et ma gratitude se mesure à l’excès de votre bienveillance.
Dans les différentes carrières que l’État propose à notre ardeur de le servir, il est rare d’entendre le titulaire d’un poste envié vanter celui qui l’a devancé dans cette charge. Craindrait-il de se diminuer en louant ses travaux ? On serait tenté de le croire. L’Académie française, rendez-vous des esprits distingués, héritage toujours rénové, dont Fénelon prônait à juste titre l’ordre, la politesse, l’élégance, a suivi un plus noble usage. Le nouvel élu qui pénètre sous cette coupole, chargé du poids de sa reconnaissance, ne saurait l’exprimer avec plus de sensibilité que par l’éloge de son prédécesseur.
Ce devoir qui m’incombe est un émouvant privilège, car dans la multitude de mes souvenirs, la présence autoritaire de celui qui fut notre ambassadeur, m’invite à honorer sa mémoire. Pour la première fois, il me sera permis de le louer publiquement sans qu’il m’interrompe. Qu’il m’aide à fouiller les archives de sa vie trépidante pour le faire revivre !
Considérez, Messieurs ce personnage complexe dont les manières s’enveloppaient de mystère. Il attirait et déroutait. Me prenait-il pour confident, son esprit mobile avait toujours des choses étonnantes à révéler. Elles l’étonnaient lui-même, et le merveilleux conteur, sans jamais perdre le fil de sa curiosité, évoluait à travers la vérité fardée d’artifice. Ce caractère insaisissable me laissait rêveur. Était-ce son imagination fastueuse qui avait ébauché le personnage ? Peut-être. Son intelligence le façonna ; les développements de sa carrière le modelèrent, stimulant son goût du romanesque et son don naturel de prévision. Enfin, poignante évocation, la révolution que nous vîmes éclater à Pétrograd, dans un de ces mouvements grandioses et fatals qui renversent les trônes, abattent les aigles noires, déchirent les liens entre le passé et le présent, lui conféra, sur ses interlocuteurs, un ascendant extraordinaire.
La première fois que je l’aperçus, j’étais un adolescent. Par une magnifique journée d’automne, tandis que les sirènes jetaient leurs appels stridents et que les cheminées des remorqueurs se renversaient en glissant sous le pont de la Concorde, il sortit du ministère des Affaires étrangères. Des yeux je le suivis. Un chapeau haut de forme coiffait sa tête remplie de séduisantes chimères et de projets politiques. Il se promenait le long de la Seine, la poitrine orgueilleuse, une badine à la main, comme un héros de Paul Bourget. D’une allure à faire retourner les badauds, il piaffait sur les feuilles mortes. « Trois femmes jadis l’avaient aimé », ainsi commence son premier roman. « Qui est-ce ? » dis-je à mon oncle, sous-directeur du Midi au quai d’Orsay. « C’est Paléologue, son nom est impérial, son intelligence impérieuse. Si l’on cherche des agents habiles, d’un esprit orné, d’une conversation brillante, il enrichira la carrière. »
Comment ce fonctionnaire perspicace, assidu, don Juan littéraire à ses heures, n’aurait-il pas éveillé la curiosité aussi bien parmi ses collègues du ministère que dans les salons parisiens où on le distingua ? Ce qui divertit le mieux Parisiennes frondeuses, cosmopolites élégantes, ce n’est pas le vrai, le raisonnable ; c’est la fiction qui les charme. La fiction ? ah ! que son art savait bien l’exploiter ! « Vous êtes historien, disait Talleyrand, alors faites des romans ! L’histoire n’est qu’un roman, les plus malins n’y marquent jamais la vérité. »
Une inclination judicieuse, une pente astucieuse, le portait vers les lettres d’un irrésistible élan. Il chérissait les œuvres multiples de la beauté, les classiques avec leurs divines interprètes, cultivait le don précieux de la forme, se complaisait dans le goût du mot rare dont la découverte fortuite faisait briller ses yeux de jais. Les mots ont aussi une âme qui change selon les langues. Si nous, ouvrons maintenant le Cilice et la Cravache, nous entrons dans sa galerie de portraits où les femmes ténébreuses embaument, où le lecteur s’enivre de leurs odeurs capiteuses. Ses héros parlent son langage. « On ne peint bien que son propre cœur et la meilleure part du génie se compose de souvenirs. » Fidèle à cette pensée, il s’est assimilé aux créations de son esprit avec une fougue, une exaltation suggestive, une volupté sombre, dans un lyrisme parfois démodé qui fait sourire la jeunesse.
Se figure-t-il que la société artificielle où il pénètre est une source de vérité ? On aurait pu le croire par le soin avec lequel il préparait ses entrées sensationnelles, comme s’il allait rencontrer « dans cette atmosphère vermeille » qui éblouissait Mme Bovary et que Flaubert ironiquement nous décrit, les ambassadeurs « chargés de grands mystères » escortant « à travers les salons lambrissés de miroirs » les duchesses pâles qui portaient « du point d’Angleterre au bas de leurs jupons ». Attiré vers les importants qui piquaient son admiration, le romancier novice du quai d’Orsay avait la hantise de mener « une existence au-dessus des autres, entre ses rêves et la réalité ».
Quelle était chez cet amant passionné des lettres l’influence dominante, celle de la vie sur la littérature ou celle de la littérature sur sa vie, dont, il cherchait à faire, noble souci, une œuvre d’art ? Que de flatteuses promesses son activité faisait naître ! Jusqu’où devaient-elles l’emporter ? D’abord, quelles furent ses origines ?
Un regard jeté sur son masque d’albâtre oriental aurait suffi à révéler son atavisme. On devinait que ses aïeux venus du Phanar avaient enrichi ses visions intérieures et qu’entre le Danube et les rivages de la Méditerranée, ils avaient navigué, erré au milieu d’intrigues incessantes, où les grâces helléniques, la précision latine, les subtilités byzantines s’étaient heurtées et confondues avant de bouillonner dans ses veines.
Son père Alexandre, à la suite d’un attentat politique contre le prince Bibesco, hospodar de Valachie, fut banni de Bucarest et s’établit en France, où il épousa Mlle de Ridder, qui unissait à la délicatesse des sentiments une rare distinction d’esprit. Maurice Paléologue naquit à Paris le 13 janvier 1859. Heureux pays que le nôtre, où l’amour de la liberté attire l’élite des intelligences et où les proscrits, reconnaissants de cette hospitalité, de cette culture universelle libéralement offerte, lui donnent, pour le servir, leur fils ! L’amour et l’exil avaient fondé ce foyer ; la mort vint le briser.
C’est à Florence, « berceau de la poésie parfumée », que sa mère, jeune veuve, emmena les enfants s’ébattre au bord de l’Arno, dans les galeries, les églises, les palais sonores. « S’ils sont trop jeunes pour savoir les regarder, disait-elle, ce sera de la graine pour l’avenir. » Quelle merveilleuse moisson d’images la cité du Dante offrait à l’intelligence juvénile de Maurice ! Ces décors, comme il l’a dit plus tard, serviront de « cadres imprévus et changeants, de prétextes variés à toutes ses fantaisies ».
Mme Paléologue l’entraîna au palais Riccardi dans la chapelle des Médicis et, devant les yeux éblouis du petit garçon, déposa sa carte de visite, geste étrange, aux pieds de l’aïeul, le Basileus Jean Paléologue, vêtu d’un brocart impérial, déguisé en roi mage, et, si l’enfant aux joues rondes regardait le guépard cavalcader, les chameaux défiler dans cette fresque de Benozzo Gozzoli, jamais il n’oublia le palais qui avait ouvert les portes de l’Orient à son amour de l’encens et de la myrrhe odorante.
Tout s’explique, tout se soutient par le caractère. Les parchemins se perdent, les noms traversent l’histoire ; seul le caractère demeure, c’est notre véritable héritage. Voilà pourquoi je m’attarde à cette première entrevue de l’enfant avec un aïeul chimérique.
Ah ! qu’elle fut salutaire, cette influence maternelle, dans le choix des amis qui fécondèrent la culture de son fils ! Une savante élite se pressait autour de la jeune veuve, hommes politiques, musiciens, écrivains de génie. Michelet, le patriote populaire, dont la voix tranquille imposait et qui avait écrit de sa plume vibrante : « Un peuple ! Une patrie ! Une France ! Ne devenons jamais deux nations, je vous prie ! » Edgard Quinet, Quicherat, dont le regard pétillait d’intelligence malicieuse, et surtout Renan.
Maurice ce Paléologue, que la France allait adopter, achevait ses études au lycée Henri IV et au lycée Louis-le-Grand où il fut, présage de faveurs, le condisciple de Raymond Poincaré. Volontiers il racontait son arrivée avec sa mère et ses sœurs à Sorrente, parmi les jardins voluptueux de l’hôtel Colomba, où Renan les attendait sur les terrasses qui dominaient le tapis mobile émaillé de voiles. L’exégète était assis. Quel contraste entre son enveloppe épaisse, ses mains grassouillettes, ses bajoues opulentes et la finesse de son esprit ! Grâce morale, disgrâce physique. Il était accoudé à une table de marbre, entouré de ses papiers épars dans le désordre de l’inspiration. Sa femme, en canizou blanc, brodait près de lui, à l’ombre dentelée des oliviers. Mme Paléologue rêvait à l’avenir de son fils dont elle aurait voulu, par une divination maternelle, déchiffrer l’horoscope. Ary Renan, devant un chevalet, essayait de fixer les traits de son père, que l’Académie française venait de recevoir. Soudain, Mme Renan rompit le silence : « Mais ne fais donc pas sortir une branche d’olivier de son oreille ! » Était-ce un symbole ? Sans doute, celui de la paix intérieure qui réconcilie l’homme avec lui-même.
Maurice avait vingt ans : son intelligence ondoyante était séduite, tant de connaissances excitaient ses convoitises. Il se laissait aller à la joie d’être le secrétaire bénévole du célèbre penseur et copiait la prose onctueuse d’un discours que celui-ci devait prononcer le lendemain au dix-huitième centenaire de Pompéï. « Mon jeune ami Maurice, écrit Renan dans ses feuilles détachées, se chargea de tous les soins et nous partîmes à sept heures du matin pour nous joindre à la réunion d’hommes éclairés qui s’étaient donné rendez-vous sur les ruines de la ville détruite. »
Quel enchantement que ce voyage avec le philosophe idéaliste sous les ardeurs d’un ciel estival ! À l’horizon, le Vésuve, « ce vieux géant mythologique », agitait son panache, l’âme de Paléologue brûlait de son propre feu. Paysages et discours n’impressionnent la jeunesse que dans la mesure où ils répondent à une vocation. Les promeneurs arrivèrent saturés de bleu, de beauté, de soleil. Pour combattre la canicule, Renan avait mis un complet de coutil et coiffé un vieux panama ; il marchait, haletait, essoufflé par le poids de ses chairs molles entre les ornières de Pompéï ; il allait vers la basilique par la rue des tombeaux, tandis que les archéologues et les autorités napolitaines s’inclinaient, chamarrés, devant le savant, qui ne cherchait ni les honneurs ni les applaudissements.
Maurice, au delà de la joie, dans son orgueil caché, était flatté d’accompagner l’apôtre du doute parmi les ruines de la cité calcinée, chère à Eros, enregistrant des paroles qu’il devait n’oublier jamais : « Apprenez que, dans la bataille de la vie, la lutte vaut mieux que le prix de la lutte. » Certes, il aima la lutte, mon éminent prédécesseur, mais la faveur n’arriva jamais chez lui comme un accident, car il l’attendait. N’était-il pas seul responsable de son élévation et de sa fortune ?
« Le signe certain des vocations fortes est leur précocité », déclare M. Paléologue, amateur de formules lapidaires. Cependant, à son retour d’Italie en 1879, son choix n’était pas encore arrêté, deux rivales l’appelaient, et quelles rivales ? La science aride et la diplomatie chatoyante. Bachelier ès sciences, élève de M. Dastre et de Claude Bernard, qui fit parler la nature avec une merveilleuse sagacité, son inclination naturelle le portait vers la physiologie. Au Muséum, il disséquait amoureusement des grenouilles avant de disséquer, d’une main délicate, les cœurs de ses héroïnes ou les arrière-pensées de ses partenaires sur l’échiquier international. Bref, la diplomatie l’emporta. À peine avait-il goûté, sous l’uniforme de canonnier conducteur au 17e régiment d’artillerie, l’honneur d’affirmer sa nationalité française, qu’il était nommé attaché autorisé au ministère des Affaires étrangères.
Suivons-le dans cette carrière dont l’empreinte est si vive. Il en parcourt brillamment le cycle, en exerce les charges les plus importantes avec un ambitieux éclat. N’a-t-elle pas-été également propice à mon destin, puisqu’elle nous a liés l’un à l’autre ? Il m’est permis de dire que cette amitié bienfaisante, mélange de gravité et de badinage au temps où le bel esprit n’était pas un luxe, a grandi avec les années. Laissez-moi vous faire une confidence : la pensée de l’absent me trouble. Le croiriez-vous, Messieurs, illusion trompeuse, je le cherche dans cette enceinte et je vois le fauteuil que vous m’avez donné ! Mais l’ampleur de son œuvre littéraire que j’étale devant vos yeux reste un témoignage vivant de son activité. Écrire, c’est agir. Écrire, c’est même prévoir. Pour lui, rien de stérile. Il y a des hommes dont les noms réveillent, même lorsque les forces de la vie les ont abandonnés. Je ne me lassais pas du commerce de son esprit, de son imagination bondissante, de sa parole chaleureuse, j’aimais cette fièvre qui le rajeunissait.
Ouvrons le livre qu’il a consacré à Vauvenargues, colloque d’une délicatesse ingénieuse, où le jeune moraliste, éloquent et profond, échappé du tumulte des armes, qui rêvait de passer au service des Affaires étrangères, fait l’éloge de la diplomatie : « C’est une forme d’action noble et brillante », dit ce postulant à l’âme haute. Il ajoute : « Les grands emplois instruisent les grands esprits. » Mon prédécesseur n’eût pas contredit cette pensée flatteuse ; mais si le discernement des caractères est un titre essentiel d’autres connaissances sont requises dans les missions diplomatiques : la science du monde, une vue positive des affaires politiques, le sens et la portée des questions qui se débattent au delà du cercle de notre observation immédiate.
Maurice Paléologue possède ces qualités maîtresses. Il a aussi le goût de l’action, l’amour du faste, l’attrait de la responsabilité, l’art de mettre en lumière ce qui le touche, ne craint pas le superlatif et donne à la France un relief qui la pare.
Il prélude à sa vie nouvelle par une évasion à travers le monde ; son ardeur aventureuse sert les lettres et les arts. Quelle randonnée fructueuse de Tanger à Rome, de Rome à Pékin, de Pékin à Séoul ! Il ne lui suffit pas d’étendre ses visions ; il note les réflexions que ces civilisations lointaines lui inspirent et, à son retour, dédie aux amateurs de formes plastiques un livre qui a devancé son temps : L’Art chinois, initiation à l’esthétique et aux techniques orientales.
Souvent, c’est par un motif ornemental qu’on reconnaît les œuvres bouddhiques. Comment ne pas s’arrêter un instant devant ce Svastika, infiniment antérieur à la race aryenne, sorte de croix gammée, symbole du cœur de Bouddha et qui reste gravé sur sa poitrine ? Paléologue en parlait sans effroi, vingt-cinq ans avant que l’infortunée impératrice Alexandra Feodorovna eût tracé, d’une main tremblante, cet emblème fatal pour protéger son fils aux veines tendres, hémophile stigmatisé par le destin, — un demi-siècle avant que les soldats nazis, envoûtés par Hitler, le promenassent, rouge de sang, à travers l’Europe meurtrie, jusqu’au jour de notre merveilleuse délivrance.
S’agit-il de peinture et de céramique, Paléologue est également un précurseur. Je conseille aux amateurs de bibelots de relire ses chapitres sur les ivoires, les émaux, les laques, les pierres dures d’où jaillit, pour le ravissement de nos yeux et le plaisir tactile, une flore aux formes délicieuses, aux nuances harmonieuses, le lotus de jade, le magnolia d’améthyste, qu’il a vraiment aimés comme un mandarin sensuel. Ainsi, jeune secrétaire d’ambassade, il avait créé avec intelligence le cadre d’une histoire de l’art chinois, où les découvertes ultérieures sur les splendeurs archaïques viendraient s’incorporer à leur tour. Qu’elles soutiennent son livre, premier en date, contre l’oubli !
Mais sa carrière se poursuit. Par une fatalité singulière, elle se développera, Messieurs, au milieu des orages que le divin Léonard conseillait à ses disciples de fuir, et que René appelait de ses vœux : « Levez-vous vite, orages désirés ! » Cette apostrophe réjouissait votre confrère. « C’est un aimable cormoran, chéri des tempêtes, disait malicieusement le chanoine Mugnier. Sans être pessimiste, il ne redoute pas les catastrophes, car celles-ci lui permettent d’exercer son esprit à en déduire les conséquences pour les mieux conjurer. » Dans sa vie publique, nous trouvons trois actes révélateurs : les heures troublantes de l’affaire Dreyfus ; sa mission auprès de Ferdinand de Bulgarie, favori de la ruse ; l’ambassade de Saint-Pétersbourg, pendant laquelle, témoin de la guerre et de la révolution, il pèse les destins de l’empire aboli. Au cours de ces événements tragiques, c’est sa personnalité qui apportera l’unité d’action. Ne suffit-il pas d’un acteur pour changer le spectacle ?
L’attrait passionné que lui inspirait le côté mystérieux des choses le prédisposait au service des affaires secrètes ou, comme on disait par euphémisme, « des affaires réservées ». Dès son retour de Chine, en 1886, M. de Freycinet le confirma dans cet emploi qui lui convenait parfaitement. Plus tard, on combla ses désirs en lui confiant les clefs de la « chambre forte ». Le voici chambellan de ce coffre-fort, où il examine à travers son monocle scrutateur et range avec délice les documents secrétissimes.
Pour un esprit tourmenté, quelle initiation aux arcanes de la diplomatie que ces travaux confidentiels dont il ne devait compte qu’au directeur politique ! Il se complaisait, vous le devinez, Messieurs, dans la science absconse de la cryptographie, dans la « perlustration » de télégrammes sibyllins. Il ne doutait jamais de lui-même et forçait l’avenir. Que survienne l’épreuve, elle ne le prendra pas au dépourvu !
Sorti d’une corbeille de l’ambassade d’Allemagne, un document sournois, déchiré en morceaux, fit flamber les esprits. Le 22 décembre 1894, le conseil de guerre siégeant à Paris, condamna le capitaine Dreyfus, auteur présumé de ce document appelé bordereau, à la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée. Lorsque Maurice Paléologue rapporta le verdict à son directeur, M. Armand Nisard, le voyant hocher la tête, il lui déclara : « J’imagine que la conviction des juges militaires s’est fondée sur des preuves que je ne connais pas, que je ne soupçonnais même pas, et que le service des renseignements ne peut on n’ose m’avouer ».
L’erreur consommée, on pouvait craindre qu’elle ne s’imposât comme une certitude tandis que le proscrit, ignorant de son crime, se consumerait dans une île déserte. Il n’avait laissé en guise d’adieu que trois mots jetés à la foule, le jour de sa dégradation : « Je suis innocent ! » Paléologue, témoin de la lamentable cérémonie à laquelle il assista en tenue de lieutenant d’artillerie, entendit cet ultime appel articulé, m’a-t-il dit, d’une voix « sèche, atone, mécanique ».
Trois ans plus tard, ses yeux se désillèrent. L’obstination, pas plus que l’indignation, n’est une attitude politique. Je dirai même que l’art de redresser son jugement était un des traits les plus marquants du caractère absolu, mais jamais buté, de votre confrère. Dans son essai si perspicace sur Cavour, n’a-t-il pas noté, comme une des aptitudes les plus remarquables du génie politique, ce qu’il appelle « la faculté de retournement » ?
Parmi nos aînés, qui ne se souvient de l’émotion dont chacun fut saisi, lorsque le bruit se répandit que le capitaine Dreyfus n’était pas le coupable ? L’effervescence gagna la France entière. On entra dans un cercle de clarté que rien désormais ne put éteindre. « Notre peuple, écrit Péguy, est le seul que quelques consciences aient pu soulever pour une cause, même individuelle, de justice et de liberté. » Il semblait qu’un cri retentissant réveillât les timorés. Aujourd’hui, à travers un monde martyrisé, les gémissements dont nos oreilles bourdonnent encore, n’ont pas étouffé ce cri, car l’injustice, sous toutes ses formes, est solidaire et dans l’histoire, les morts, même anonymes, parlent plus haut que les vivants !
Les années 1904-1905, « grand tournant de la politique mondiale, ouvrirent une ère dangereuse. Je ne parlerai pas du désastre des armées russes en Mandchourie qui réveilla les passions révolutionnaires, du conflit irritant de l’Allemagne avec la France au Maroc, des ostentations imprudentes de Guillaume II ni de la chute provoquée de Delcassé. Dans les temps raisonnables, quand la coutume fait nos preuves les plus fortes, la paix se prolonge sous l’égide de la diplomatie, médiatrice entre les intérêts divergents ; mais que des forces confuses dominent, alors la fatalité règne et les événements emportent les hommes.
Privé de ses protecteurs. Casimir-Périer, Ribot, Poincaré, que va devenir Maurice Paléologue ? Sa chance vacille. Nous le retrouvons à Sophia au delà des Portes de Fer. « Épisode fâcheux », pour me servir de son expression ; mais avec quelle adresse ce diplomate habile dégage les enseignements qu’il pourra tirer d’un poste dont il sortira directeur politique au quai d’Orsay. N’est-ce point une prise sur le destin que de pouvoir observer, au lieu même où couve l’antagonisme de la Russie et de l’Autriche-Hongrie, les préliminaires du grand drame qui se prépare ?
Là régnait, sous la suzeraineté du sultan rouge, un prince énigmatique, Ferdinand de Cobourg, qui cabalait, intriguait, charmait comme une coquette, jouait négligemment avec des pierres précieuses avant qu’elles sertissent une couronne. Paléologue, séduit par le personnage, rêva d’être son mentor, de l’attirer en faisant miroiter devant ses aspirations les minarets de Sainte-Sophie, mirage, qu’il entretenait jalousement. Entre les deux dépaysés que le hasard rapprochait dans cette petite cour, un combat singulier s’engagea où avances, confidences, zizanies, taquineries royales voltigeaient, recueillies par les dépêches que les chancelleries happaient au passage.
Les tracasseries de cette existence mesquine, il s’en console avec le Dante, dont il nous décrit la vie aventureuse, exposant le sublime de ses idées, le feu sombre de ses visions mystiques. Il le montre errant, passionné, irascible, toujours grand « parmi les vivants de cette vie qui n’est qu’une course à la mort ». Le poète exilé la traversa, l’âme altière, dans la solitude du génie. Voilà le compagnon que votre confrère choisit pour s’évader un instant de cette vallée aux roses qu’à défaut de prouesses historiques Ferdinand aurait voulu peupler d’épisodes épineux et parfumés.
À travers les récits de mon prédécesseur, il me semble avoir assisté à ses conversations secrètes avec le Valois qui gouvernait la Bulgarie. Ce prince imposait par la noblesse de ses manières, son intelligence brillante qu’il partageait avec son oncle, le duc d’Aumale. Avant même d’assumer le titre de tsar des Bulgares, il laisse entrevoir jusqu’où l’emportent ses rêves. Étonner le ministre de France, quel plaisir ! Il cherche d’abord à le surprendre par d’intarissables éloges sur Abdul-Hamid, qu’il débite de sa voix nasillarde, en termes incisifs, pittoresques et dédaigneux : « le sultan des sultans, mon impérial maître... Un potentat délicieux... Nous nous accordons si bien... » Après ce dithyrambe, le prince raconte qu’il a sollicité et obtenu, dans sa dernière visite à Ylditzkiosk, la faveur de rester seul à Sainte-Sophie pendant une demi-heure.
Ferdinand franchit la porte de bronze. Le voici sous cette coupole miraculeusement suspendue par un fil invisible et qui donne le vertige, car l’âme, avide d’infini, ne mesure plus ses attaches terrestres. L’ambition tourbillonnante s’emparait du visiteur solitaire. Il n’entendait pas le bruit des sabots du cheval de Mahomet qui détruisit, en un instant, la civilisation grecque. « Je voulais, raconte-t-il à Paléologue, repérer une certaine dalle de porphyre qui marquait la place des autocrates pendant les services religieux. Je repoussai avec le bout de ma canne une des nattes éparses sur le sol. De la sorte, je découvris la place où le Basileus Justinien posait ses pieds chaussés de pourpre. Et moi aussi, j’ai mis mes pieds sur la dalle de porphyre... » Il se voyait déjà vêtu de la chlamyde brodée, un diadème sur la tête, ressuscitant des grandeurs évanouies depuis Constantin Paléologue. « Ainsi l’orgueil s’égare en sa marche éclatante. »
Convoitise de l’un, héritage incertain de l’autre, c’était là sujets embarrassants pour les deux interlocuteurs, le comédien princier et l’historien. Aussi, lorsque le comte de Clinchamp, chambellan de la cour, qui avait été élevé dans un des pavillons de Chantilly, vint de la part de son auguste maître, interroger M. Paléologue sur son arbre généalogique, celui-ci put-il répondre avec autant de finesse que d’à-propos « Conseillez à Monseigneur de ne pas se fier à mon hérédité plus que je ne le fais moi-même et surtout de ne pas s’imaginer que, si un Paléologue représente aujourd’hui la France à Sophia, c’est que les forces occultes qui régissent nos destinées ont voulu ainsi entretenir en lui constamment la pensée du trône byzantin. » Dans cette entrevue, plus aigre que douce, le diplomate eut le dernier mot.
Souvenez-vous, Messieurs, de nos préoccupations au seuil de l’année 1914, où les forces morales de la France devaient être mises à l’épreuve, où l’atmosphère vibrait de Sainte-Odile à Sainte-Sophie, avant que les tocsins s’ébranlassent. Tandis que montait la fièvre du chauvinisme germanique, l’Europe se recueillait. La mission de M. Delcassé en Russie venait de prendre fin. C’est au printemps de cette année fatidique que M. Paléologue arriva à Saint-Pétersbourg en qualité d’ambassadeur.
Nous allâmes le saluer à la gare. Il m’apportait dans un épanchement discret les facettes de Paris. Nous avions les mêmes amis ; les évoquer nous rapprochait. Comme il vivait d’émotion littéraire, avec quel intérêt je l’épiais à travers cette ville théâtrale bâtie à l’échelle de son imagination, où la misère se cachait sous un fanatisme d’espérances, où l’opulence s’étalait le long des quais de granit, en façades fardées. Tout y était si grandiose que carrosses aux livrées écarlates, traîneaux minuscules, semblaient des jouets pour un tsar invisible. L’ambassadeur de l’alliance y entrait, drapé dans sa superbe, impressionné par cette grandeur qui exaltait son rôle et aiguisait son sens de l’autorité.
L’empire des tsars, à la veille de la guerre et d’une subversion totale, exerçait sur sa curiosité un fascinant attrait. Dans cette période troublée, l’histoire ne l’avait-elle pas choisi comme témoin ? Sa correspondance allait enrichir nos archives. À ses côtés, que n’ai-je appris ? Les caprices du style, matés par sa volonté calculatrice, le poids d’une dépêche mesuré à l’intérêt qu’elle suscite, aux réactions qu’elle provoque. Comme il savait bien, écrivain et ambassadeur, avec ses connaissances positives et le mordant de son esprit, secouer la routine, stimuler les pouvoirs publics, féconder ses travaux. Vit-on jamais témoin plus favorisé ? De son balcon sur la Néva, il voyait s’élancer la flèche d’or de la forteresse des saints Pierre et Paul, mausolée impérial et prison d’État. Quel spectacle ! Quel sujet de méditation !
Sa relation est consignée dans les trois volumes sur La Russie des tsars pendant la grande guerre, ouvrage qui contribue à sa renommée. Vaste matière où son esprit pénétrant, mêlé à des choses extrêmes, les éclaire ! Est-ce l’histoire des bouleversements passionnels, des intrigues de cour et, frissons nouveaux, des audaces populaires dont le tour s’accommode à sa vision dramatique ? « La politique, dit Paul Valéry, est l’art de reconstruire les catastrophes. » Est-ce le journal de sa vie quotidienne d’où surgissent Bakst, Alexandre Benoist, Gorki, Stravinsky, ou encore l’écho de ses relations avantageuses avec cette société imprégnée de langue française qui régnait à Saint-Pétersbourg, dressée comme un écran entre la civilisation occidentale et les servitudes muettes de ces populations dispersées qui, parle-t-on à leur âme, sont prêtes le plus ingénument du monde aux héroïques sacrifices ? Est-ce enfin la chronique de son ambassade, placée au cœur des événements, que cernait un fil despotique dont il dirigeait la courbe ?
Les documents que son autorité réfléchie livre à la postérité, vous les connaissez tous. Inspiré par les ardeurs de sa divination, animé par des révélations sensationnelles, son récit se déroule avec le mouvement de la vie. Réflexions philosophiques, portraits captés sur le vif, indiscrétions voilées, anecdotes troublantes se succèdent, réunissant la gravité de l’histoire fataliste à l’intérêt d’un journal dicté par les événements en marche.
« Vous ne pouvez exiger de l’historien, dit Chateaubriand, que la connaissance des faits, l’impartialité du jugement et le style, s’il peut. » Paléologue connaît les faits, les juge sous sa responsabilité, et sait écrire. Il sait également que l’histoire, pour demeurer vraisemblable, doit justifier l’extraordinaire. Aussi fréquente-t-il à dessein le milieu où la tragédie se trame.
Les commérages de la cour, auxquels il se prête avec complaisance, lui révèlent le secret de cette malheureuse impératrice qui demandait au guérisseur sibérien la santé de son fils. Ce drame fut pour l’ambassadeur qu’il ensorcela un thème inépuisable, la clef de l’incompréhensible. Il le rapprocha d’Esculape et de ses disciples. Lui, si maître de ses réactions, étudiait avec délices les troubles de la sensibilité féminine. Les qualités occultes, le magnétisme de ce paysan madré à la longue barbe débauchée, aux lèvres sensuelles et éloquentes, qui jouait au mage près d’une souveraine névrosée et s’attribuait des dons surnaturels, entretinrent chez votre confrère une flamme que volontiers il attisait. Le chercheur de mystère qui sommeillait en lui s’éveilla, dans cette cour obsédée par Raspoutine.
Au témoignage de l’ambassadeur me sera-t-il permis de joindre le mien ? Pendant sa mission en Russie, j’ai vécu sous son toit et sa férule tonifiante, dans une déférente intimité, au cliquetis de ses idées qui surprenaient les profanes et enrichissaient ses familiers. Il croyait à l’imminence d’une guerre européenne. Que l’ultimatum à la Serbie en fût le signal, il n’en eut aucun doute. De même, je l’ai vu pressentir, dès les premiers symptômes de mécontentement, les conséquences dissolvantes qu’auraient dans l’Empire des Tsars les désordres populaires. Nul n’était plus désigné que lui pour surveiller les progrès d’une révolution qui grondait. Le gouffre de la fatalité l’attirait. Il aimait tellement les énigmes qu’ayant achevé de s’interroger il interrogeait le sphinx de Saint-Pétersbourg, accroupi sur la berge neigeuse, et lui répondait : dialogue d’un esprit lucide qui connaissait nos limites, et d’une imagination qui aurait voulu s’en affranchir. Dès le 3 septembre 1915, par une remarquable prescience, jugeant que des désordres révolutionnaires pourraient se produire avant la fin de la guerre, il n’hésita pas à télégraphier à M. Delcassé : « La question qui se pose est de savoir si, à une échéance plus ou moins éloignée, la Russie sera capable de jouer efficacement son rôle d’alliée. Quelque incertaine que soit cette éventualité, elle doit entrer désormais dans les prévisions du Gouvernement de la République et dans les calculs du Général Joffre.
La prédiction de Joseph de Maistre en 1811, qu’il aimait à citer, allait s’accomplir à la lettre : « Un jour viendra, dont la date seule est douteuse, et qui changera tout en un instant. » Dix-neuf mois s’écoulèrent, traversés d’appréhensions, de drames sanglants, quand, tout à coup, le lundi 12 mars 1917, vers 10 heures du matin, avec un fracas qui ébranla les murs de l’ambassade et l’ordre social dans le monde, à l’improviste, la résignation russe craqua, l’émeute déferla par les rues et les perspectives. Faites votre destin, foule désordonnée ! Quelle fureur a causé ce tumulte dont la sédition du régiment de Volhynie, caserné aux environs, fut le signal ? Dans l’après-midi, j’accompagnai l’ambassadeur vers le Palais de Justice, qui avait été pris d’assaut. Ce n’était plus qu’un brasier d’où jaillissaient de longues flammes jaunes. Le même jour, seul au milieu de la place Alexandre, blanche de neige, je vis le pavillon impérial descendre lentement, tiré par une main invisible, et soudain le drapeau rouge flotter sur le palais d’hiver. « Les événements mûrissent et voilà les révolutions », écrit Montesquieu dans un raccourci génial.
Des ruines de cet empire une renaissance allait-elle surgir ? Comme l’eau trouble se clarifie après l’orage, chez les Slaves, « neufs dans la vie et antiques à la fois », on verra une force redoutable acclimater, en les nationalisant, les surprises de la révolution. Mais les contemporains routiniers furent lents à percevoir l’ordre vital que le marteau soviétique forgeait sur l’enclume populaire.
Après une longue absence, je retrouvai mon ancien chef, ce virtuose de la conversation. Il instruisait, on l’écoutait. Ma retraite rejoignit la sienne qu’une inépuisable fécondité avait enrichie. N’avait-il pas ramené au grand jour des personnages dont la contemplation, les ambitions triomphantes, irritées ou déçues, servent de leçon à la postérité, Cavour, Alexandre Ier, l’impératrice Eugénie ? L’un des privilèges de l’inspiration, c’est le pouvoir de se communiquer.
Dans chacune de nos rencontres, quelle animation, que de discussions sur les possibilités futures ! Faire des conjectures, se mouvoir parmi les complications, entreprise difficile quand les passions se déchaînent. Tandis que, le 1er septembre 1939, nous causions au Tremblay, demeure du Père Joseph, soudain, nous fûmes interrompus par la radio, qui glapissait, funèbre messagère. Vingt-cinq ans auparavant, à Saint-Pétersbourg, la guerre nous avait déjà surpris ensemble. Cassandre a toujours la même voix.
Du premier instant jusqu’aux fastes de la libération, Maurice Paléologue ne douta point. Courageux, inébranlable pendant les angoisses de l’exode panique et le deuil de la nation, il portait en lui l’assurance de la victoire finale : acte de foi ? Sans nul doute, mais aussi induction tirée de sa connaissance des peuples, des leçons du passé et de la balance des forces.
Que nous étions loin, en ces heures voilées de larmes, du climat racinien où il avait goûté ses douces émotions ! Si nous désirons pénétrer indiscrètement dans cette atmosphère harmonieuse, arrêtons-nous un instant à ses Profils de femmes. Comment ne pas retrouver dans Adrienne Lecouvreur une analogie frappante avec celle dont la voix divine, l’air de noblesse et de grâce s’adaptaient si bien à l’une et à l’autre. Sa plume attendrie mélange les siècles, unit ces reines du beau langage et nous présente par un sortilège du cœur l’actrice incomparable, svelte et délicate, le nez un peu busqué, la bouche dessinée par un sourire, les yeux dont on remarquait moins la couleur que le vif et profond regard et dans lesquels, quand elle déclamait, on voyait passer l’onde, lumineuse de l’émotion intime. Est-ce Adrienne, est-ce l’amie qui, tremblante, l’écoutait, suivant l’harmonie de ses phrases, ici même, lorsqu’il parlait de la place où je suis et à qui je veux rendre un anonyme hommage.
« C’est déjà quelque chose que de pouvoir mourir », a dit Sénèque. Est aliquid jam posse mori. Deux jours avant le jour qui nous le ravit, je le trouvai assis dans son fauteuil, ganté cérémonieusement comme s’il eût attendu une visiteuse extraordinaire ; l’inconnue glaçait déjà ses mains engourdies. Son cerveau restait merveilleusement lucide, sa mémoire fraîche citait de préférence les écrivains qui l’avaient secondé dans la vie. Il comptait sur leur appui pour l’aider à franchir les barrières de l’éternité et cherchait auprès d’eux un réconfort. Dans cette chambre, tout était tranquille. Sa sérénité était parfaite. Il répétait les paroles de Chateaubriand : « La vieillesse est une voyageuse de nuit, la terre lui est cachée, elle ne découvre plus que le ciel. »
À la vérité, c’est la curiosité de notre ami qui entretenait sa jeunesse. Lorsque l’indifférence l’enveloppa comme un suaire, il laissa la mort l’emporter. Peu à peu, il s’affranchissait de la terre et, à l’exemple d’Alfred de Vigny, dont il avait été l’historien substantiel, cherchait à se convaincre de la réalité de ses songes. Dégagé d’illusions, sans regret, préoccupé par ses conceptions de la vie future, il s’écria : « Somnia optantis potius quam credentis. — « De qui est cette citation, lui dis-je ? D’un chrétien ou d’un païen ? » — « Elle est de Cicéron. Oui, j’ai la douceur d’espérer. L’immortalité n’est-elle pas la plus douce espérance ? Mon ami, mes forces me délaissent. N’est-il pas venu le temps de dire adieu au bonheur pour être assuré de le retrouver ? C’est un principe secret de renaissance et de suprême enchantement. » Sans doute, il allait mourir dans la grâce qu’il cherchait.
Quand je le revis, ses paupières étaient closes, envahies d’une ombre couleur de sépia. Son visage sculptural modelé par un Byzantin ne manquait pas de noblesse, il avait la placidité de la réussite, ses lèvres minces gardaient le secret des batailles livrées, où la chance, sa compagne, l’avait protégé sans que les faveurs de la fortune eussent énervé son âme.
Messieurs, pardonnez à mon émotion. Vous la devinez. J’aurais désiré mettre plus d’éloquence, plus de chaleur dans cet éloge de votre éminent confrère. Ne m’avait-il pas déclaré dans un dernier épanchement : « C’est vous qui ferez mon oraison funèbre. » J’aurais voulu, en exaltant sa renommée, rendre justice à son talent plein d’attrait, louer mieux sa vie consacrée à la carrière qu’il avait embrassée. Mais le cœur est un mauvais courtisan. Puisse la diplomatie qu’il servit avec prédilection, pacifier les discordes et rétablir l’équilibre d’un monde tourmenté ! Souhaitons, vœu suprême, que notre France, la patrie glorieuse qu’il avait choisie, continue parmi les nations le bienfait de son histoire !