Réponse de M. Maurice Garçon
au discours de M. Jean Paulhan
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 27 février 1964
PARIS PALAIS DE L’INSTITUT
Monsieur,
Notre Académie qui, quoi que vous en pensiez, n’est pas une société secrète et qui n’est qu’une assemblée de gens de bonne compagnie, est heureuse de vous accueillir et il m’est agréable, alors que nous sommes liés depuis tant d’années d’avoir été désigné pour exprimer la satisfaction qu’elle éprouve de vous voir devenir l’un des Quarante, comme on disait autrefois.
Rien n’est moins mystérieux que nos travaux. Notre Assemblée s’efforce de réunir les représentants des activités de l’esprit les plus diverses. Sans distinguer entre les genres, préoccupée seulement de recruter ses membres pour la valeur qu’elle leur attribue dans la société contemporaine, elle ne s’est jamais crue obligée de doser pour créer un équilibre entre les disciplines différentes dont elle veut assurer la représentation dans son sein. Ainsi a-t-elle tenu toujours à ne pas attribuer tel siège particulier à un genre, ne tenant compte que de la valeur qu’elle assigne à celui qu’elle choisit. Une tradition dont elle ne s’est jamais départie fait succéder indifféremment un prosateur à un poète, un médecin à un auteur dramatique ou un prélat à un militaire, montrant, par là, qu’elle tient en une égale estime toutes les manifestations de la pensée. C’est ce que d’Alembert appelait croiser les races.
Il arrive parfois que les tendances du successeur soient fort éloignées de l’esprit qui animait celui qu’il remplace, mais, comme l’un et l’autre sont de mérite, il n’en résulte aucune boiterie. Quelque différence qui les sépare, chacun conserve sa place remarquable. C’est précisément ce qui advient aujourd’hui, alors que vous succédez à Pierre Benoit dont la forme d’esprit et l’art de traduire sa pensée étaient sans rapport avec les vôtres.
Vous avez peu parlé de lui et de son œuvre et vous lui avez reproché de manquer de psychologie et de se préoccuper peu de vraisemblance. Je voudrais ajouter un peu à son portrait qui me semble incomplet.
Quoiqu’il ne fût pas parmi les plus âgés d’entre nous, il était presque notre doyen d’élection. Il avait été élu très jeune, porté par le succès que lui avaient valu ses premiers écrits.
Lorsqu’en 1917 Kœnigsmark paru au Mercure de France, il s’était révélé un merveilleux conteur plein de fantaisie. Son roman était écrit dans une langue claire et rapide où la brièveté des phrases ne sentait pas l’effort. Il était aidé par une vaste culture et son art était plein de science. L’aisance de son style, l’habileté de sa construction, l’ingéniosité de son intrigue, donnaient un grand attrait à son œuvre.
Il avait découvert un genre très personnel qui, sans être gêné par la rhétorique, lui permettait de doser, suivant un plan minutieux et méthodique, un peu d’exotisme, un peu de sensualité discrète et un peu de mystère. Il était passé maître en l’art de tenir son lecteur en suspens, tout en évitant de choir dans le roman populaire et en ne laissant aucune place à la vulgarité. Connaissant bien sa langue, il n’était pas gêné, lorsqu’il voulait exprimer une idée, par la terreur de voir les mots trahir et déformer sa pensée.
Dès son second livre, L’Atlantide, il devint célèbre et notre Académie lui décerna le grand prix du roman. Il avait à peine dépassé la trentaine.
Depuis, pendant quarante ans, avec une régularité qui doit être bien décourageante pour les auteurs de souffle court, il publia chaque année, presque à date fixe, un roman attendu par ses fidèles avec un intérêt qui ne fut jamais déçu.
Admis en 1931 dans notre Compagnie, dont il était le benjamin, il s’y montra un délicieux compagnon. À quelqu’un qui lui demanda un jour quelle qualité lui semblait la plus essentielle à l’homme, il répondit que c’était l’amitié. De fait, il se montra toujours, en amitié, d’une fidélité rare. Il lui arriva même, pour n’y pas manquer, de braver l’opinion, ce qui n’est pas négligeable. Aussi la perte d’un véritable, et affectueux ami s’ajoute-t-elle encore aux raisons que nous avons de déplorer sa disparition.
Voilà, Monsieur, le portrait trop hâtif de celui que vous remplacez.
Entre Pierre Benoit et vous un parallèle ne serait possible que si on en recherchait les rapports dans une opposition générale et fondamentale. Il n’était pas tourmenté par les difficultés que le langage dresse contre l’expression de la pensée. C’était un écrivain dont le style se comprenait sans effort et vous êtes un auteur difficile. Sa phrase était courte et la vôtre, suivant les détours de votre pensée abstraite, est souvent interrompue par des parenthèses qui montrent que, même lorsque vous suivez une grande route, vous êtes tenté d’emprunter des chemins de traverse. Il découvrait les caractères de ses personnages à mesure qu’il les faisait vivre, par des mots qui lui venaient sans effort, et vous êtes un psychologue qui cherche à pénétrer les cœurs par la voie détournée des impressions. Enfin il y avait chez Pierre Benoit une gaîté foncière qui lui faisait aimer à mystifier : témoin le jour qu’il fit croire à la France entière qu’il avait été rapté, boulevard Haussmann, par des rebelles irlandais embusqués dans un taxi. Par là encore vous êtes différent, car vous semblez ignorer la drôlerie et je ne pense pas que vous briguiez de passer pour un mystificateur. Vous avez d’ailleurs écrit dans Braque le Patron : « la malice n’est pas mon fort » et je tiens, sur ce point, à vous prendre au mot.
Le seul rapprochement qu’on puisse faire entre Pierre Benoit et vous tient à la fidélité que vous nourrissez pour vos amis. Je connais tant de preuves de votre attachante amitié, qui s’est maintenue même au prix du danger, que je ne veux pas en entreprendre le récit de peur d’effaroucher votre modestie. C’est là une qualité dont je suis sûr que vous la possédez, parce que vous ne pouvez la dissimuler.
Votre modestie se traduit par un effacement volontaire de votre personne. Votre bonté est attestée par la générosité avec laquelle vous avez toujours aidé les jeunes écrivains et contribué à soulager des infortunes.
Cependant, si vous ne pouvez cacher cette vertu, vous demeurez pour le reste, assez impénétrable. Vos plus fidèles glossateurs se disent déconcertés par certaines contradictions qui révèlent chez vous une perpétuelle inquiétude en présence de contraires. Vous êtes ouvert et mystérieux. Vous n’adoptez pas une thèse sans découvrir la valeur de l’antithèse. Vous paraissez peu vous intéresser à ce qui vous passionne et vous feignez prendre de l’intérêt, comme par politesse, pour ce qui ne vous touche pas. Silencieux, vous aimez procéder par allusions et vous pratiquez la litote et l’antiphrase. Ce masque dont vous vous protégez comme par pudeur de vous livrer, se retrouve jusque dans votre écriture qui décourage les graphologues d’y découvrir votre caractère.
Au vrai, quand on croit vous tenir on s’aperçoit qu’on n’a saisi qu’une ombre.
Récemment, vous examinant vous-même, vous avez écrit que c’est une étrange situation que celle où l’on ne peut rien dire qui ne soit à demi vrai, mais rien non plus qui ne soit à demi faux et vous avez ajouté : « Nous a-t-il jamais été donné de penser les contraires comme s’ils ne faisaient qu’un ? »
Après une pareille déclaration, reconnaissez que l’analyse de votre esprit et de votre caractère est chose malaisée.
Pourtant cette tendance que vous avez à hésiter entre le pour et le contre, par probité de conscience, me paraît assez explicable si l’on en recherche l’origine dans des particularités qui sont, chez vous, héréditaires.
Vous appartenez à une famille réformée du Languedoc, mais à y eut du païen parmi vos ancêtres. On raconte que vous descendez d’un certain Paulianus qui fut consul romain à Nîmes. C’est ce que nous appellerons, en reprenant le titre d’un de vos ouvrages, la preuve par l’étymologie.
Quelques-uns de vos aïeux furent pasteurs protestants, mais, sans doute pour obéir à cette attirance des contraires dont vous avez hérité, l’un d’eux au XVIIe siècle se convertit à la foi catholique, devint magistrat et donna naissance à un jésuite qui partit en guerre contre les philosophes. Il publia un dictionnaire portatif où sont résumés et réfutés tous les mensonges des encyclopédistes. Ce jésuite avait un frère dont un lointain descendant en ligne directe, appartenant à la paisible bourgeoisie, quitta ses pantoufles pour se faire clochard. C’est bien toujours, par tradition de famille, la recherche des contrastes. Il fut successivement cul-de-jatte, aveugle, chômeur, ouvreur de portières, paralytique et sourd-muet, et ne fut arrêté qu’une fois par la police à cause de l’exagération de son déguisement. Après avoir mené pendant quelques mois, dans Paris, une existence misérable et incertaine, il écrivit un livre, Paris mendiant, qui marque une date importante dans l’étude sociale du vagabondage et de la mendicité. Par la suite, revenant à sa condition bourgeoise, il devint, vers 1890, secrétaire de la Chambre des Députés.
L’autre branche, à laquelle vous appartenez, demeura huguenote. Votre père, fils de commerçants à Nîmes, était un esprit curieux. Il avait à dix-huit ans créé une petite société littéraire : le barancage. Baranquer, en langue d’oc, signifie parler à tort et à travers. L’expert en racine des mots, que vous êtes, y peut voir un vocable ayant quelque lien avec baragouin ou baratin. N’est-ce pas en entendant très jeune baranquer dans votre entourage que vous avez été frappé par les problèmes du langage ? Dans cette petite société on discutait des mérites comparés de Gustave Flaubert et d’Octave Feuillet. Or, votre père, qui était un philosophe, écrivit un livre sur l’activité mentale et les éléments de l’esprit, très imprégné des doctrines de Ribot. Parent de Georges Dumas, il vint demeurer à Paris pour s’occuper de psychologie expérimentale. Ainsi vous avez été amené à faire vos études à Louis-le-Grand, puis à la Sorbonne, en même temps que vous suiviez les cours de chinois à l’École des Langues orientales.
Déjà vous étiez attiré par la chose littéraire, puisque avec le poète Vincent Muselli, Tarde et Marcel Pareau vous avez fondé une revue, Le Spectateur, qui se proposait de construire une logique basée sur l’illogisme. La loi des contraires dominait irrésistiblement vos préoccupations. Vous pouviez penser que votre revue était destinée à un beau succès, puisqu’elle avait vingt abonnés, lorsque votre départ pour le régiment en interrompit la publication.
À la caserne vous n’avez pas dépassé le grade de caporal, parce qu’il vous manquait une voix assez puissante pour devenir adjudant. Redevenu civil, les portes de l’enseignement vous étaient ouvertes, mais vous aviez pris cette forme d’activité en telle horreur que vous avez demandé à être envoyé en Chine. À ce moment, Augagneur, gouverneur de Madagascar, demandait des professeurs. Voilà comment, au lieu de partir pour l’Asie, vous avez été conduit chez les Malgaches.
J’ai dit que c’était par horreur pour l’enseignement que vous aviez demandé à vous dépayser. Là encore c’est au contraire que vous aboutissiez. Le Gouverneur voulait des professeurs et il n’en arriva qu’un en votre personne. Par un paradoxe inattendu vous m’avez raconté que vous étiez chargé de fonder le lycée, d’en être proviseur, et d’enseigner le français, le latin, l’histoire et la géographie, l’allemand, l’anglais dont vous ne saviez pas un mot et même la gymnastique, alors que vous n’aviez jamais tenté de monter à la corde lisse. En revanche, vous avez introduit la pelote basque à Madagascar.
Je ne sais ce que sont devenus vos élèves, mais j’imagine qu’ils ont dû recueillir de votre bouche des principes assez originaux. Ils vous avaient séduit et, par un retour inattendu, ils se chargèrent de vous initier au génie de leur race. Vous fûtes diplômé dans leur langue et vous êtes devenu membre de l’Académie malgache. Cette forme d’enseignement mutuel aboutit à de curieuses conséquences. Les Malgaches qui avaient été convertis par des missionnaires au protestantisme, puis étaient passés au catholicisme, imaginèrent d’expliquer la bible à leur façon malgache, ce qui amena la menace d’un schisme. Il fallut interrompre.
De retour à Paris en 1910, vous avez abandonné l’enseignement du latin et de la gymnastique pour devenir professeur de malgache à l’École des Langues orientales. Là, vous avez réuni autour de votre chaire jusqu’à vingt élèves. C’eût été un beau succès si cette réunion n’avait pas été surtout motivée par le fait, m’avez-vous dit, que l’inscription à l’école exemptait d’un an la durée du service militaire. On peut se demander ce qu’il est resté par la suite de la connaissance du malgache à vos meilleurs élèves, Luc Albert Moreau et Dunoyer de Segonzac.
Aucune loi humaine n’est hélas ! durable. Celle qui exemptait les étudiants d’un an de service fut abrogée et, du même coup, vous avez perdu presque tout votre auditoire. C’est pourquoi, changeant d’emploi, vous êtes devenu rédacteur au Ministère de l’Instruction Publique où vous vous êtes rencontré avec Jean Cassou et Pierre Benoit dont vous êtes aujourd’hui le successeur.
Vous étiez là, lorsque la guerre de 1914 vous surprit et vous avez été mobilisé dans un régiment de zouaves. Vous avez été un guerrier appliqué et méthodique et vous avez été blessé. La guerre vous fut un grand enseignement dans la révélation de vous-même.
On a beaucoup écrit sur la guerre et l’on n’ignore rien de ses horreurs. Sans doute elle a provoqué des enthousiasmes et aussi des désespoirs et ceux qui en ont subi les rigueurs en ont rapporté des récits émouvants et tragiques. Pour vous qui aviez cherché la liberté, sans la trouver, parmi les primitifs et qui aviez pensé que vous la rencontreriez en dehors de la société civilisée, c’est dans le péril, sans transport excessif et sans haine, que vous avez découvert la plénitude et l’assurance de votre vie. Vous avez vécu des heures dangereuses dans une tranchée sans horizon ; mais chaque incident des journées où le présent importait seul, vous a fait vous connaître mieux. Pas plus que Fabrice n’a vu l’étendue et les conséquences de la bataille de Waterloo, vous n’avez conçu, en le vivant, l’étendue du drame dont vous étiez un acteur obscur. Cependant dans votre petit espace borné vous avez trouvé la liberté dans la contrainte et l’humanité dans l’impitoyable.
Les lieux communs ordinaires et la rhétorique vous sont apparus comme inutiles et vous avez écrit vos impressions en phrases brèves, sans préoccupation littéraire, les mots ayant perdu leur valeur, parvenant au gré de votre pensée, dans un mélange de réel et d’irréel à découvrir la vie au milieu de la mort, dans le détail d’obligations quotidiennes qui vous laissaient haletant entre la résignation, l’indignation et l’enthousiasme.
Le tragique voisine le comique. Sorti de l’enfer et rendu inapte au combat par votre blessure, la loi des contrastes a voulu que vous soyez chargé d’apprendre à conduire des camions lourds à des soldats d’un régiment malgache. Vous n’aviez jamais touché le volant d’une voiture et cependant les archives de l’armée ne révèlent pas qu’il y ait eu, dans votre formation, plus d’accidents que sur les routes de France pendant les beaux jours d’été.
Monsieur, je crois en Dieu.
De retour au ministère, vous n’y êtes pas demeuré longtemps. La littérature vous appelait. Votre premier livre sur vos impressions de guerre avait attiré l’attention. Timidement vous avez apporté quelques articles à Jacques Rivière. Ils parurent dans La Nouvelle Revue Française. Vous en devîntes secrétaire, puis en 1922, Jacques Rivière qui était déjà malade vous en confia la direction de fait et vous l’avez gardée après sa mort survenue en 1925.
Vous preniez là une périlleuse succession et une lourde responsabilité.
La Nouvelle Revue Française avait été fondée en 1909. La direction était assurée par Jacques Copeau, Michel Arnauld, André Ruyters et Jean Schlumberger. Mais le groupe comprenait aussi Ghéon, et surtout André Gide. Presque en même temps, mon vieil ami Gaston Gallimard, passionnément épris de littérature et de théâtre, ouvert à toutes les nouveautés et esprit délicat, créait la maison d’édition de la Nouvelle Revue Française et montrait la perfection de son goût en choisissant pour ses premières publications, des œuvres de Paul Claudel, de Charles-Louis Philippe, d’André Gide.
À partir de 1910, Jacques Rivière devint l’âme même de la revue. Grand animateur qui s’intéressait à tout, il se proposait de ne se laisser dominer par aucun préjugé et d’encourager les nouvelles tendances sans toutefois se laisser séduire par des modes éphémères. Sortant du symbolisme, on voulait réviser les valeurs et, à l’inverse des jeunes revues, qui d’ordinaire sont fondées par des adolescents qui rompent avec ce qui les a précédés, la nouvelle revue était instituée par des hommes déjà mûrs, désireux de créer un pôle d’attraction pour s’associer à l’avant-garde littéraire. On avait vu se joindre à eux Marcel Proust, Alain Fournier, Péguy et Giraudoux.
La guerre avait interrompu la publication. Lorsque Jacques Rivière la reprit, beaucoup des anciens étaient morts. Qu’allait être la génération qui sortait du tumulte ? Les consciences avaient été bouleversées et beaucoup de nouveaux trouvaient les formes antérieures démodées et dépassées.
C’est à ce moment que vous êtes venu à la revue.
S’il est facile de composer le sommaire d’une revue avec des talents consacrés, il est malaisé de choisir, dans la foule des écrivains encore inconnus, ceux dont le talent apporte une nouveauté valable en toute indépendance de doctrine et de personne, sans chercher à créer une école. C’est à quoi vous vous êtes employé et vous vous êtes montré un excellent serviteur des lettres. Aux côtés des anciens comme Paul Valéry et Léon-Paul Fargue, on vit paraître beaucoup de nos amis qui sont ici : Duhamel, Mauriac, Lacretelle, Jules Romains, Chamson, Guéhenno, Montherlant et combien d’autres, parmi lesquels André Malraux, Breton, Aragon, Éluard, Jouhandeau et Supervielle.
Pendant vingt ans vous avez contribué à la défense et à l’illustration de l’intelligence et vous avez bien tenu votre emploi puisque vous avez su découvrir le talent chez les vivants. Vous avez marqué de votre personnalité une revue qui s’est montrée libéralement ouverte à tous les courants littéraires. Votre cabinet a été un poste d’écoute où, patiemment, vous avez accueilli tous les espoirs, traitant avec une égale courtoisie ceux que vous jugiez dignes de collaborer et ceux que vous pensiez évincer, ne décourageant personne et faisant cependant un tri judicieux pour conserver à la revue une unité de talent. Votre choix se décidait au cours de conversations confidentielles ou de conférences avec des amis dont vous notiez les réactions.
Vous avez d’abord été un critique, moins en écrivant des articles, qu’en opérant un filtrage sans en publier les raisons. Cette prudence vous a permis dans une certaine mesure d’échapper aux reproches que vous adressez aux critiques dans plusieurs de vos ouvrages.
Tout de même, sur ce point, qu’il me soit permis de discuter vos appréciations.
Vous êtes sévère pour les critiques et vous leur reprochez vivement de manquer de poigne. Vous vous moquez des jugements littéraires d’Anatole France, de Faguet, de Lanson, de Lemaître et de Brunetière, mais, si l’on va au fond de votre pensée, on s’aperçoit que ce que vous détestez en eux c’est d’avoir des goûts différents des vôtres.
Sans doute vous observez justement qu’il est plus facile de fournir un avis sur une œuvre que le temps a consacrée, que sur un ouvrage contemporain. On juge mieux les morts que les vivants et vous avez raison d’estimer plus celui qui a su préférer, lorsqu’elles ont paru, la Phèdre de Racine à celle de Pradon, que celui qui nous explique aujourd’hui les beautés de l’œuvre de Racine. Mais lorsque, de là, vous condamnez tous les critiques de notre temps vous me paraissez manquer d’impartialité. Vous leur reprochez de n’avoir pas su découvrir des écrivains que vous prônez très haut et d’avoir louangé des auteurs que vous tenez en médiocre estime. Vous les considérez comme des esclaves de préjugés.
Il y aurait beaucoup à dire là-dessus et votre sévérité me parait excessive.
Et d’abord, le critique est un homme, c’est-à-dire qu’il est sujet à l’erreur et que l’erreur est excusable si elle est commise de bonne foi. Il faut tenir compte aussi de ce que les hommes se font leurs opinions et fixent leur goût entre dix-huit et trente ans et que rares sont ceux qui les modifient ensuite. Il en résulte que lorsqu’ils jugent à cinquante ans la génération qui les suit, ils sont en retard de vingt ans sur le temps présent. Il en est de même des magistrats lorsqu’ils ont à statuer en matière de mœurs qui sont en perpétuelle évolution. C’est la raison pour laquelle il ne faut peut-être pas leur reprocher trop durement d’avoir condamné Baudelaire qui, aujourd’hui, est inscrit au programme du baccalauréat.
Les critiques jugent donc selon leur goût qui, très souvent, n’est pas en accord avec les créateurs de nouveautés qui les surprennent et les déconcertent. Sans doute il en est comme vous qui s’attachent à découvrir des génies nouveaux, mais souvent aussi ceux-là se trompent en se laissant aveugler par des modes et donnent dans l’outrance de peur de paraître rétrogrades. Ceux-là, dans le désir de ne pas sembler conservateurs, tressent des couronnes pour des écrivains dont le souvenir passera aussi vite que la gloire dont ils ont temporairement bénéficié.
Ainsi, ne soyons pas trop sévères pour les critiques honnêtes qui n’ont pas les mêmes goûts que les nôtres et ne prononçons pas d’exclusives. Il ne faut pas croire que les meilleures œuvres sont celles qui déroutent. Je crains que vous n’en soyez arrivé à penser que l’art véritable tend vers un raffinement qui n’est plus fait pour la foule. Ce serait nier l’art populaire, qui existe et qu’il faut respecter puisqu’il satisfait tant de gens.
Il n’est pas de critique absolument impartial et ouvert à tout parce qu’il ne juge jamais qu’en fonction de ses propres émotions. S’il en fallait une preuve pour ramener à la modestie, il suffirait de rappeler l’origine même de la Nouvelle Revue Française qui s’enorgueillit de son éclectisme. Je possède un premier numéro daté du 15 novembre 1908 devenu précieux parce qu’il n’a jamais été distribué, Gide n’ayant pu supporter que Marcel Boulanger y fit l’éloge de d’Annunzio et que Léon Bocquet y intitulât son article : « contre Mallarmé ». Voilà bien qui démontre la subjectivité dont la critique ne peut jamais se défaire. Le premier numéro de la Nouvelle Revue Française n’a pu paraître à cause de la partialité de ses animateurs. Disons que le jugement du critique dépend de son accord ou de son désaccord avec l’auteur et du goût ou de l’aversion qu’il a pour un genre et que ce jugement peut ne pas correspondre au nôtre.
On le voit bien lorsqu’on parcourt une anthologie. Le choix des œuvres qu’elle contient est dominé par le goût de celui qui a opéré le tri. Vous avez vous-même publié une anthologie des poètes. Je l’ai lue. Elle contient des œuvres de mérite mais, à vous aussi, on peut faire le reproche d’en avoir écarté d’un mérite égal, qui ne vous plaisaient pas et qui plairaient à d’autres. Craignez, Monsieur, en vous montrant un censeur trop exclusif, que, quelque jour, un critique de l’avenir vous retourne des compliments du genre de ceux que vous avez adressés à Anatole France, Faguet, Lanson, Lemaitre et Brunetière.
Il ne faut pas penser que les mauvais critiques sont nécessairement ceux qui ne prisent pas les auteurs que vous aimez, comme on pense que les faux dieux sont les dieux des autres.
Votre critique personnelle est dominée par le scrupule de l’antithèse. Vous avez dit dans vos faits divers qu’il faut étayer chaque parole de sa part de silence, chaque décision de sa part d’incertitude et chaque raison de sa part de folie. Ailleurs encore vous avez écrit qu’il n’est pas d’argument, si sage soit-il, qui n’accepte par avance de céder à l’argument contraire.
Dans vos Causes célèbres vous avez noté : « J’aime entrer dans une catégorie, fût-elle la moins estimée. » Et cela me porte à penser qu’il est resté du cathare en vous. Vous semblez toujours balancer entre deux principes ennemis. Ainsi, bien que loyal et sans méchanceté, vous avez été attiré par la fourberie sincère et cruelle du Marquis de Sade, ce curieux et lointain précurseur de Freud qui eut tant d’influence sur Baudelaire, Barbey d’Aurevilly et Nietzsche. Vous avez considéré que Justine subissant les plus sales persécutions avec une âme pure était une revanche de la pudeur. Récemment, vous avez aussi préfacé un ouvrage contemporain de la même veine, mais toujours avec la réserve contraire puisque vous avez manifesté votre inquiétude, dans une lettre adressée à Marcel Arland, allant jusqu’à vous demander si le talent que vous avez cru y découvrir ne rejoignait pas la niaiserie.
Tenant compte de ces amicales réserves, il faut reconnaître que, conduit par votre goût et suivant, comme tout homme, vos sympathies, vous vous êtes montré un critique d’un grand éclectisme, découvrant et encourageant les talents, confirmant des vocations et rassemblant dans votre revue la crème de deux générations d’écrivains. Toujours un peu mystérieux et réservé, on a pu dire de vous que vous avez été l’éminence grise d’une certaine vie littéraire de votre temps. Ce n’est pas un mince mérite.
Vous avez interrompu votre activité littéraire dès que le malheur s’est abattu sur notre patrie et que la France a subi la rigueur de l’occupation ennemie. Vous n’avez pas balancé sur ce que vous avez pensé être votre devoir. Il n’était plus question pour vous d’être guerrier mais le sentiment de révolte que fit naître en vous la servilité imposée, vous a rendu conspirateur.
Avec Rivet et Jean Cassou vous vous êtes affilié au réseau du Musée de l’Homme et c’est chez vous que s’imprima la revue Résistance. Hélas ! l’ennemi était habile pour dépister les patriotes. Vos amis furent arrêtés et torturés : fusillés Vildé et Levitsky ! Déportées Mlles Odon et Agnès Humbert ! Vous aviez heureusement eu le temps, avec Jean Blanzat, de détruire la machine à imprimer et d’en jeter les morceaux dans la Seine. Arrêté comme les autres, vous avez été relâché faute de preuves et vous avez aussitôt repris votre activité clandestine. Sous le manteau vous avez publié les Cahiers de la Résistance, puis avec Vercors, Éluard, Aragon, Mme Elsa Triolet, vous avez fondé les Éditions de Minuit. Je vous ai rencontré souvent à cette époque : vous vous rendiez toujours à quelque mystérieux rendez-vous du Comité National de la Résistance.
Lorsque nous fut rendue la liberté, bien des rancœurs étaient accumulées. Pour se venger d’avoir souffert, beaucoup se laissèrent emporter par la passion. Vous vous êtes élevé contre les abus que provoque l’esprit de vengeance et c’est une des pages de votre vie qui me fait vous estimer le plus. Vous suiviez là le chemin tracé par l’abbé Morellet, qui fut de notre Académie, et qui, après Thermidor, fut le premier à s’élever contre les confiscations injustes prononcées par le tribunal révolutionnaire. Soutenu par Boissy et Lanjuinais il fut le promoteur de la loi du 18 prairial an III qui restitua aux familles les biens confisqués.
Pour vous, rompant avec quelques amis des heures périlleuses, vous avez proclamé qu’il était injuste de livrer les coupables à la fureur de leurs victimes et que la clémence est la plus belle vertu de l’offensé.
Si vous avez vécu, pendant l’occupation, une existence ténébreuse, les loisirs procurés par le couvre-feu vous ont permis de mettre au point des idées qui, depuis longtemps, vous préoccupaient et que vous aviez déjà esquissées, dès 1938, dans la revue Mesures devenue si rare.
De bonne heure le problème du langage vous avait troublé. Vous avez écrit que tout enfant vous aviez été choqué qu’on vous dise d’appeler les choses par leur vrai nom et vous aviez trouvé un terrain d’études lorsqu’à Madagascar vous avez pris part à ces controverses malgaches, les Hain-Tenys, dont vous avez publié un recueil.
Vous avez observé que le langage, principal moyen de communication entre les hommes pour échanger leurs idées, trahit souvent la pensée. Les mots, quelle que soit leur origine, sont des signes souvent imprécis. À l’emploi, ils se transforment et s’usent. Celui qui les prononce et celui qui les entend peuvent leur donner un sens différent et ne pas se comprendre. Des lieux communs apparaissent qui font la fortune des paresseux. Ces clichés se modifient aussi et perdent leur acception primitive. Certains mots abstraits, qui prennent un pouvoir mythique hors de leur sens, s’éloignent tant de l’idée qu’ils veulent représenter qu’ils perdent leur véritable valeur d’évocation et que leur emploi inconsidéré aboutit à des formules vides. Le mot « bonheur » ne représente pas la même chose pour tous ceux qui le prononcent, ce qui amène à observer que le langage exerce parfois un pouvoir évocateur sans rapport avec ce qu’il veut exprimer. La rhétorique substitue l’artifice à la sincérité. À suivre les canons admis, il résulte une banalité pleine d’équivoque entre celui qui parle et qui écrit et celui qui écoute et qui lit. L’un veut se faire comprendre et l’autre comprend autre chose que ce qu’on voudrait. C’est le drame de Babel entre gens qui s’imaginent parler la même langue.
Lorsque ces problèmes se sont posés à vous, quelques hommes étaient entrés en conflit avec ce que vous appelez la rhétorique. Albalat, Rémy de Gourmont, Marcel Schwab avaient la prétention —du moins c’est vous qui le dites — de faire régner une Terreur sur la gent littéraire. Cette action des terroristes a-t-elle été aussi grande que vous le pensez, je ne le crois pas et j’ajouterai que lorsqu’il est arrivé aux terroristes de triompher sur quelque point, ils se sont empressés d’imposer une nouvelle rhétorique, incapables de sortir d’un tourbillon en spirale dont l’image en projection pourrait paraître un cercle.
Il est vrai que l’artiste souffre de ne pouvoir toujours exprimer avec exactitude l’étendue et la profondeur de sa pensée. Son découragement ne me paraît pas provenir de la crainte de l’avis de quelque terroriste plus ou moins présomptueux, mais se réduire à une manifestation de l’angoisse de l’artiste insatisfait.
Vous avez fourni un exemple de ce trouble devant l’insuffisance du langage dans le « silence du permissionnaire ». Il arrivait, pendant la guerre, que le soldat, sortant de l’enfer des tranchées et revenant pour un bref repos se mêler à la vie paisible de l’arrière, ne parlait pas. Certains ont expliqué ce mutisme par le désir de ne pas rappeler l’horreur des spectacles dont il avait été témoin, d’autres par la crainte de ne pas être cru. Vous y voyez plutôt l’impossibilité de rendre par des mots et des phrases le plus profond d’eux-mêmes.
L’explication est admissible. L’appliquant à l’écrivain, vous en êtes arrivé à penser que pour communiquer sa pensée authentique, il lui faut briser une croûte de mots trop prompte à se réformer dont les lieux communs, clichés et conventions ne sont que la preuve la plus évidente. L’aboutissement d’une pareille doctrine est qu’il faudrait tendre à ne communiquer que par transmission de pensée sans utiliser de mots en supposant d’ailleurs que la pensée pure puisse exister en nous sans le support d’un langage, fût-il muet.
Votre « Terreur » m’inquiète en ce qu’elle parait tendre à créer une impuissance amenant le bon littérateur au dégoût de la littérature.
Il s’ensuit, dites-vous, qu’il y aurait un divorce entre l’écrivain et son lecteur, né de l’existence de deux littératures : la mauvaise qui est illisible et qu’on lit beaucoup et la bonne qu’on ne lit pas. Avant vous, Jules Renard parlait déjà des écrivains auxquels on trouve du talent et qu’on ne lit jamais.
Voire ! Quelle est la bonne ? Je crains que vous vous montriez un critique partial qui n’admet pas pour valable ce qui ne satisfait pas son goût.
Le rapport du signe ou du mot avec l’objet est une création de l’esprit et cette création a été progressive par associations. Ainsi s’est formé le langage qui est un perpétuel devenir. La pensée a préexisté au langage, cependant sans le langage elle subirait peut-être les lois de la logique mais il y régnerait la confusion. Elle ne serait qu’un mélange de possibles irréalisables. C’est le langage qui permet de débrouiller les idées et de les décomposer. Il permet à l’homme de sortir de son isolement et de communiquer avec les autres hommes. Penser c’est se parler silencieusement et le langage permet la création d’une conscience collective et la perpétuation de la pensée entre les générations.
On a dit que le langage est le papier monnaie de la pensée mais de même que le papier n’a de valeur qu’en fonction de l’encaisse qui le garantit, de même les mots n’ont de valeur que s’ils représentent des idées. Il ne faut pas croire qu’on remue des idées alors qu’on ne combine que des mots.
Il est certain que le langage ne rend jamais absolument la pensée, qu’il est un instrument imparfait et que les lieux communs la rendent banale. Pour en être une image aussi fidèle que possible, le langage exige un travail pénible et difficile à réaliser. Mais de là à dire que ce travail remplit l’écrivain d’une telle terreur qu’il le réduit à l’impuissance, il y a un monde.
Il est vrai qu’entre la pensée et la parole il existe un intervalle et une certaine disproportion qui se manifeste par la difficulté de trouver le mot juste, par la survenance de locutions impropres, mais il faut reconnaître que, d’une manière générale, heureusement, le langage courant fournit une approximation qui suffit. Ce n’est que pour une certaine élite que la parole devient une œuvre d’art et c’est la seule qui vous occupe.
Quelle est la clef qui ouvre ce domaine réservé où le langage vous paraît insuffisant pour réaliser l’œuvre ? C’est la même assurément qui sert au prosateur, au poète et au peintre, car la peinture est aussi une forme de langage.
Certains se maintiennent dans des frontières accessibles et ce sont ceux-là que vous paraissez mépriser puisque vous dites qu’ils sont illisibles, bien qu’ils aient une large audience. Les autres fuient les lieux communs, créent des formules nouvelles sans se douter qu’elles deviendront, si elles sont heureuses, des clichés pour la génération qui succédera. Ils cherchent des expressions rares et inattendues destinées plus à surprendre qu’à être comprises sans s’apercevoir que des expériences pareilles ont été tentées au temps des Précieuses.
Au vrai, il faut distinguer entre l’artiste et son public. L’artiste produit d’abord pour son contentement afin de matérialiser sa pensée à sa manière, même si les mots ne le satisfont pas complètement. Il suffit qu’il soit sincère et ému. Peu importe qu’il procède par choc ou par charme et séduction. La question demeure de savoir s’il est compris.
Lorsqu’une communion s’établit entre l’artiste et son public, le but est atteint. Beaucoup y parviennent en usant simplement du langage courant, discipliné par la rhétorique. Vous ne les aimez pas. Ceux que vous estimez, tenus en laisse par les terroristes — nous discuterons ce mot, si nous vivons encore, lorsque la révision du dictionnaire en sera à la lettre T et je proposerai de substituer à Terroriste le mot Terrorisé — ne s’adressent qu’à des initiés. Forment-ils une élite ? Vous le pensez et je ne vous querellerai pas sur ce point parce que je suis libéral. Je dirai même qu’il m’importe peu. Dans son Traité de la peinture, Léonard de Vinci avait prévu la peinture informelle lorsqu’il écrivait : « Botticelli disait quelquefois qu’il ne fallait que jeter une éponge pleine de couleurs diverses contre un mur et qu’elle y imprimerait une salissure où l’on verrait un paysage ». Il n’y a pas de loi pour transmettre une émotion. Si un écrivain ou un peintre trouve suspect tout mot ou tout procédé qui a déjà servi et se rend si abstrait qu’il n’est compris que d’une petite coterie, il faut respecter sa religion sans chercher à le décourager ou à le convertir.
Cependant il faut que l’artiste et le critique respectent la réciproque. Chacun prend son agrément où il le trouve. « J’aime mieux ma mie o gué » répondait déjà Alceste à Oronte lui lisant son sonnet. Laissons-les sans chercher à les dissuader et ne méprisons pas ceux qu’émeuvent les vers de mirliton et les images en couleur des calendriers des postes.
On a beaucoup discuté sur le fondement de la poésie. Vous le prétendez secret et mystérieux et vous êtes bien près de chercher à en dégager les lois. Bien plus, entrant dans notre Compagnie, vous nous reprochez de n’avoir publié ni une poétique, ni une rhétorique. Pensez-vous faire parmi nous figure de terroriste ? Je vous préviens que vous ne nous ferez rien changer à nos habitudes qui sont bonnes et qui ont l’avantage sur vos desseins d’être assez libérales pour ne pas chercher à régenter les arts et les lettres. Notre dictionnaire ne fait que constater l’usage et nous ne cherchons pas à imposer une poétique qui aurait la prétention de fixer des règles immuables parce que nous ne désirons pas vieillir.
N’espérez pas nous entraîner dans l’équivoque que fait naître dans votre esprit le mot poète. C’est, dites-vous, tantôt l’homme qui écrit en vers même si l’enthousiasme, le rêve ou l’imagination lui fait défaut, tantôt l’homme enthousiaste qui a l’imagination vive et de nobles pensées même s’il écrit en prose. Et vous ajoutez assez ingénument : « Nous dirons donc que les mots poésie et poète disposent de deux sens contraires entre lesquels je puis choisir sitôt que je veux me servir des mots. »
Je n’aime pas beaucoup ces choix commodes qui permettent de ne pas prendre parti. Empruntant à Platon, Montaigne dit que le poète « assis sur le trépied des muses verse, de furie, tout ce qui lui vient en la bouche comme la gargouille de la fontaine, sans le ruminer ou peser ». C’est pourquoi sans chercher de lois je crois volontiers que les règles et les recettes sont plutôt propres à gêner l’inspiration et rompre le charme. Je crois que la poésie existe en soi et j’en reste à ce que disait encore Montaigne : « La bonne, la suprême, la divine est au-dessus des règles et de la raison. Quiconque en discerne la beauté d’une vue ferme et rassise, il ne la voit pas, non plus que la splendeur d’un éclair : elle le ravit et le ravage. »
Seulement, tous ne sont pas accessibles à la même. Et voilà pourquoi il serait bien imprudent de vous écouter et de formuler des règles. Pourvu qu’une poésie touche quelques-uns et leur procure un transport de l’âme, elle a sa valeur propre et a droit au respect. Mais il ne faut pas que ceux qui la sentent, affectent de mépriser les autres. Je ne querellerai jamais un faiseur de rebus en lignes inégales ou un lettriste, mais j’entends qui me laisse goûter, sans m’injurier, une autre poésie plus accessible à mon esprit.
Ne croyez pas que, parlant ainsi, je veuille défendre un certain conformisme ennemi des nouveautés, d’où qu’elles viennent et quelles qu’elles soient. Ce que je défends c’est la liberté de chacun. J’ai dit que vous aviez dans votre revue, facilité l’épanouissement de deux générations d’artistes et je vous en ai félicité, mais il ne faudrait pas en tirer qu’ils tiennent la seule vérité et qu’il n’y a pas de place pour des mérites différents qui peuvent les valoir.
Au surplus, les modes changent comme les goûts. Ce qui émeut en un certain temps peut laisser insensible en un autre. Seule mérite de survivre la poésie qui brave le temps et demeure aussi émouvante en dépit de son âge. La vraie poésie ne se ride pas. Il est bon de chercher et de tenter d’améliorer, mais il est dangereux d’être assez orgueilleux pour croire que le présent fournit une perfection durable. Alors que pendant longtemps on tâtonnait avant de consacrer un genre, aujourd’hui tout va vite. Il faut moins d’heures maintenant pour aller en Amérique que nos grands-pères n’en mettaient pour se rendre à Marseille. Depuis moins de cent cinquante ans nous avons vu se succéder les romantiques, les naturalistes, les parnassiens, les symbolistes, les dadaïstes et les surréalistes. Chacun d’eux a satisfait quelques-uns et en satisfait encore. N’en méprisons aucun. Laissons chacun suivre son inspiration et ne cherchons pas à nous cantonner dans des curiosités purement esthétiques qui, si nous voulions les imposer, priveraient de grandes joies beaucoup d’hommes qui n’y seraient pas accessibles.
Voilà pourquoi, Monsieur, nous ne publierons pas de poétique.
Tandis que je méditais sur la manière de vous accueillir dans notre Compagnie, j’étais curieux de savoir comment vous formuleriez votre remerciement. Vous avez médité et poli votre discours si longuement, ne me laissant pas beaucoup plus de deux semaines pour improviser le mien, que j’éprouvais quelque inquiétude. Je craignais que, saisi de cette « Terreur » que procurent chez quelques-uns les difficultés du langage et que vous avez si bien décrite, vous restiez debout et silencieux, gardant le silence du permissionnaire, ce qui nous aurait tous mis dans un grand embarras.
Dès vos premiers mots, j’ai été rassuré. Vous avez, comme nous tous, usé de ces clichés et de ces lieux communs que vous méprisez tant mais qui sont encore, quoique vous en ayez écrit, le meilleur moyen de se faire comprendre.
Il nous reste maintenant à soutenir de belles joutes à huis clos, lorsque nous discuterons du langage à propos du dictionnaire. Vous avez aimé les controverses malgaches où l’on discute à coups de proverbes. Je vous avertis que j’ai préparé dans mon sac une multitude de proverbes et de clichés pour venir à bout de votre casuistique. Il nous arrivera d’être amicalement en désaccord et, nous tâcherons de nous comprendre en dépit de l’incertitude de la valeur des mots. Nous ne serons entêtés ni l’un, ni l’autre, je l’espère, désireux que nous sommes seulement de bien servir les lettres. Il m’arrivera de vous contredire mais, lorsque vous aurez raison, admettant moi aussi les contraires, je vous retournerai la dernière phrase de vos Fleurs de Tarbes : « mettons que je n’ai rien dit ».
Et nous n’en parlerons plus.