Réception de M. Edmond Jaloux
M. Edmond Jaloux, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Paul Bourget, y est venu prendre séance le jeudi 24 juin 1937, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Tout homme qui éprouve le désir de s’exprimer totalement, c’est-à-dire de donner une forme et une transposition à ses états de conscience les plus sincères, à ses rêves et à ses expériences, aspire à l’immortalité, — du moins à cette immortalité terrestre, indécise et fugace, qui dépend de l’infidèle mémoire humaine.
Or, Messieurs, il s’est trouvé, au moment où la France était à l’apogée de sa grandeur, un homme d’État de génie, le plus clairvoyant, le plus énergique et le plus actif de tous ceux qui ont servi notre pays, pour fonder une Compagnie qui fût capable d’appuyer de tout son pouvoir et de soutenir à l’extrême limite cette immortalité terrestre.
Quand l’un de ces aspirants à la durée se trouve la première fois devant ce tribunal sévère qui a bien voulu l’accueillir, après avoir examiné avec toute l’attention dont il est susceptible, ses titres à une prétention aussi exorbitante, il ne peut qu’éprouver une confusion bien naturelle et une timidité presque insurmontable, doublées de la reconnaissance la plus émue. Quoi ? Il serait admis dans cette société où se sont succédé depuis plusieurs siècles ceux qui ont élevé à un degré incroyable le renom glorieux de notre pays ; ceux qui dans toutes les traverses que la France a pu rencontrer ont veillé jalousement sur son destin comme des anges d’acier, avertissant l’univers par tous les échos de leurs voix que les vrais trésors d’une nation demeurent inattaquables et que le soin qu’ils ont mis à les former est un témoignage absolu qu’ils ne sauraient être détruits ?
Heureusement que dans sa prudence, l’Académie a voulu appeler des personnalités moins glorieuses afin d’encourager la modestie de chacun à maintenir ses droits, si bien que votre élu est ramené par votre juste goût de la mesure à une plus saine appréciation de ses mérites et qu’il accepte de votre Compagnie un bienfait qu’il ne peut lui rendre. Grâce à votre bienveillance, il a, du moins, l’illusion de se glisser parmi ces grands esprits auxquels nous devons tout. S’il est un don magnifique, reconnaissez, Messieurs, que c’est bien celui que vous accordez et chaque fois que vous le renouvelez, vous accomplissez un acte de la plus haute charité, non point de cette charité qui consiste à partager très peu de chose entre tous les hommes, mais de celle qui a la coquetterie d’en combler un seul.
Toutefois, Messieurs, quelque émotion que j’éprouve à me trouver au milieu de vous, ce n’est point sans mélancolie. Je ne vois plus, hélas ! dans cette assemblée quelques-uns des amis dont le sourire et l’accueil m’eussent donné tant de joie. Comment n’aurais-je point le cœur serré quand je ne retrouve pas ce visage méditatif et traditionnellement français, ce masque de contemporain de Ronsard, de Montaigne et de Clouet qu’offrait à notre attention la présence de René Boylesve ? Comment ne serais-je pas profondément attristé de ne pas apercevoir ici la noble et haute figure d’Henri de Régnier, grand lyrique et grand prosateur, qui fut pour tous, pendant un demi-siècle, un des symboles vivants de la poésie. La première lettre qu’Henri de Régnier a bien voulu m’écrire, lettre déjà pleine de bonne grâce et d’attention, portait la date de 1896 ; la dernière, hélas ! je l’ai reçue à la veille de 1936. Le souvenir a beau demeurer vigilant et fidèle, il ne saurait remplir un vide qui se creuse après quarante ans de mutuelle amitié.
Messieurs, l’homme auquel j’ai la lourde et flatteuse charge de succéder, que j’ai suivi depuis ma jeunesse, que j’ai approché avec respect et dont j’ai aimé le caractère après avoir admiré l’œuvre, la plupart d’entre vous l’ont connu plus que moi et je souffre à l’idée de prétendre vous dire quelque chose que vous puissiez ignorer.
Mais vous me demandez simplement de l’honorer en interprétant les sentiments que vous avez eus pour lui. Je ne forme pas d’autre ambition et je m’en voudrais de vous faire écouter ici un discours pédant. Mon propos est simplement d’indiquer quelques-uns des points qui constituent la grandeur et la nouveauté de Paul Bourget.
Je crois que pour bien comprendre l’œuvre et l’évolution de sa pensée, il faut d’abord mettre en lumière les deux événements capitaux de sa vie. Le premier a été la mort de sa mère ; le second, le spectacle de la Commune. La tristesse de ces deux événements, l’ombre qu’ils ont portée sur tous ses jours, se sont étendus jusqu’à sa dernière heure. Paul Bourget avait pour principe que l’œuvre seule compte et que ses causes intimes doivent s’effacer d’elles-mêmes. C’est un des rares points où je me sois quelquefois permis de discuter avec lui et même de le contredire ; dans l’espoir de le convaincre, je lui citais l’exemple de Sainte-Beuve, qui a toujours cherché l’homme à travers les écrits. Il y a des cas où cette poursuite de la vie privée touche au sacrilège ; le critique n’a pas le droit d’ouvrir les tombes ; ce n’est pas un fossoyeur, c’est un embaumeur. Mais sur le point qui nous occupe, ces événements sont d’ordre si général que je n’éprouve aucun scrupule à les indiquer ; ils sont à l’origine de ces premières réactions pathétiques, qui jointes à une vocation toujours inexplicable, l’ont aidé à devenir un grand écrivain, et plus particulièrement cet écrivain-là.
Paul Bourget est né à Amiens, le 2 septembre 1852. Il n’y a vu le jour que par accident. Son père était professeur de mathématiques. Sa fonction le promenait à travers la France. Deux ans après sa naissance, l’enfant perdit sa mère. Nous commençons de savoir à peine que les enfants souffrent des maux de ce monde, avant même que d’avoir la conscience du mal et de ce monde. L’épouvante de la mort inquiète plus encore ceux qui ne la comprennent pas du tout que ceux qui ne la comprennent guère. On ne saurait douter que l’angoisse qui a étreint si souvent Paul Bourget n’ait eu pour cause ce malheur. Lui-même le pensait. Il a consacré à cette mère morte un sonnet peu connu et qui témoigne de son état d’esprit :
Je n’ai gardé de toi, ma mère, douce morte,
Oh, si douce ! qu’un vieux portrait où l’on te voit
Accoudée, appuyant ta tempe sur ton doigt,
Comme pour comprimer une peine trop forte.
Quand tu songeais ainsi, mère, je n’étais pas,
Tu n’avais pas tiré mon être de ton être...
Réponds ! devinais-tu qu’un fils devait te naître
Que tu devais laisser orphelin ici-bas ?
Voyais-tu mon destin d’avance, et mon angoisse,
Et ce cœur né du tien, que tout maltraite et froisse,
Et cette hérédité de tes plus noirs ennuis ?
Réponds ! figure aimée et si vite ravie,
Qui, de ses sombres yeux, pareils aux miens, me suis,
Avais-tu déjà peur de me donner la vie ?
En 1845, son père se remaria. Cet événement a eu pour lui des conséquences ineffaçables. Ce n’est certes pas que son père, qui était un homme juste et parfaitement bon, et sa belle-mère, qui l’a beaucoup aimé, l’aient rendu malheureux par leurs actes. Nos souffrances les plus profondes ne sont pas dues aux actions d’autrui, mais à notre propre nature qui les transforme et les soumet à des expériences intérieures, dont nous tirons les désastreuses ressources, nécessaires à notre accomplissement. Il est incontestable que le second mariage de Justin Bourget fit connaître à son fils toutes les tortures de la jalousie. De Racine à Marcel Proust, personne ne les a analysées comme lui. Il n’y a pas une de ses œuvres où ce sentiment ne soit le levier qui fait mouvoir les êtres et le ferment qui les corrompt. Cette jalousie était d’autant plus vive qu’elle travaillait une nature qui avait instinctivement le goût et le culte de la fidélité. Il devait aimer ce sentiment de toute son âme, il devait l’aimer comme un Français qui a gardé les plus fortes traditions de notre moyen-âge chevaleresque En même temps que ces souffrances presque animales lui étaient enseignées, il apprenait que les choses ne dureraient pas, que les affections font faillite ; que les individus ne sont pas capables de persévérer dans leur être intime. En pleine innocence, il lui était révélé ce qu’à la suite d’imprévus tragiques, tous les personnages de Shakespeare ont découvert ; c’est-à-dire la contradiction qui oppose les uns aux autres les souhaits divers de notre propre nature. Que ces aspirations, où l’on confond volontiers ce que l’on désire pour soi et ce que l’on attend des autres, ne soient pas aussi idéalistes que nous voulons bien le croire et qu’elles soient secrètement d’accord avec les lois les plus implacables de cet univers, nous ne l’ignorons plus quand nous avons le loisir de réfléchir. Mais nous l’oublions lorsque notre sensibilité, est soulevée par la tempête.
Certains hommes ont la faculté singulière d’apporter dès le berceau une image de la vie, pour ainsi dire toute faite, et faite sur un plan idéal : particularité dont nous ignorons les causes. Ceux-là ne guérissent jamais tout à fait d’avoir été trompés par leurs espérances. On isolerait cent passages de Paul Bourget où il a fait allusion à cette déception initiale ; on en retrouvait encore l’accent au cours des derniers mois de sa vie, dans la plupart de ses propos. Il était facile d’y lire, non point la tristesse d’une longue vie, heureuse dans son cours extérieur, non point un ressentiment personnel contre qui que ce soit, mais cette révolte et cette indignation devant le mal qui avaient déterminé les premiers troubles de son enfance et les sursauts de sa jeunesse.
Le second drame qui pesa sur la pensée de Paul Bourget fut le spectacle de la Commune. Quand elle éclata, il faisait sa philosophie au lycée Louis-le-Grand. Son père était alors directeur à Sainte-Barbe. Or, Sainte-Barbe, par sa situation, se trouvait situé au cœur même de l’émeute, la place Saint-Michel étant le quartier-général des grands chefs de l’insurrection. Peu à peu, la bataille se rapprocha du collège, jusqu’au jour où le maire du Ve arrondissement fit annoncer que les caveaux du Panthéon, bourrés de poudre, allaient sauter. Devait-on évacuer l’école ? Ce fut Justin Bourget qui prit la décision de garder autour de lui les jeunes gens dont il avait la responsabilité. Cependant, on attendait d’heure en heure l’explosion qui devait anéantir le quartier. Le père de Paul Bourget se souvint qu’il était mathématicien : il calcula que l’édifice ne serait pas détruit totalement et qu’il ne se produirait qu’un affaissement du sol. Ce savant, faisant ses calculs au milieu du danger, ne manque pas de grandeur, mais ces hommes de 1870 étaient encore élevés à l’antique. Le grand-père de Paul, M. Nicard, en attendant sinon la fin d’un monde, du moins la destruction d’une partie de Paris, lisait paisiblement 0Edipe à Colone. Les circonstances firent que la catastrophe ne se produisit pas. Sainte-Barbe fut sauvé.
Paul Bourget, ce soir-là, put considérer, quand il sortit, l’horreur de la guerre civile. Il y est revenu à plusieurs reprises, car ce sujet n’a cessé de le hanter. Dans un de ses derniers ouvrages, Nos actes nous suivent, il a repris ce thème avec une désolation que le temps n’avait pas effacée.
Un des amis de Paul Bourget, Elémir Bourges, devait tirer de cette même vision le magnifique début du plus éclatant de ses livres : les Oiseaux s’envolent et les Fleurs tombent.
Pour le futur auteur du Disciple, le problème du mal envahissait ses réflexions au moment même où, en pleine classe de philosophie, il cherchait à rendre une harmonie possible à ces deux frères ennemis : le bien et la nécessité. Une fois de plus, la vie faisait faillite ; mais il no s’agissait plus alors de catastrophes involontaires, décidées par un imprévisible destin et contre lesquelles on se trouve sans recours. Il s’agissait, tout au contraire, d’un drame qui avait pour cause les décisions humaines, et d’un drame dont le retour était régulier. Cette tragédie de la Commune suivait la Révolution de 1848, celle de 1830, celle de 1789. S’il était vrai, comme on le disait alors, que ces tragédies eussent contribué à créer un ordre nouveau et que cet ordre constituât un progrès véritable, il n’eût peut-être pas été nécessaire de les recommencer aussi souvent. Si, comme l’affirmaient les hommes qui en étaient responsables, il avait fallu revenir plusieurs fois à cet ouvrage de destruction, on devait donc supposer que ces tentatives portaient en elles-mêmes un principe irréalisable. Les réformes qu’elles impliquaient avaient pu se faire ailleurs, en effet, sans des secousses à ce point violentes. Aux yeux de Paul Bourget, si ces convulsions sociales prenaient un caractère sauvage, cela était dû à l’esprit de dissolution qui les animait, esprit de dissolution systématique, aussi insatiable et aussi aveugle que le cancer, principe qui ne s’arrêterait que lorsqu’il n’y aurait plus rien à jeter à bas, et qui tenait son origine, non d’un désir général de réformes possibles en dehors de lui, mais d’un désespoir initial, né le jour où des voix s’étaient élevées dans notre pays pour y condamner l’espérance, sous le prétexte que l’espérance reporte au lendemain la fureur de jouissance que l’on attend du jour même.
Paul Bourget n’entrevit pas tout de suite les conséquences des émotions que les égarements de son temps lui imposaient. Sa pensée s’y arrêta maintes fois avant d’envisager une conclusion personnelle. Il étudia alors quelques-uns des maîtres de la pensée française, Joseph de Maistre, Bonald, Auguste Comte, Frédéric Le Play, Balzac, Fustel de Coulanges. Bien des années plus tard, éclairé par leurs méditations et par sa propre expérience, il se rendit compte que l’idéologie du XIXe siècle, trop implacable dans son raisonnement, trop indifférente aux résultats pratiques, avait été contraire à l’ordre des faits et que l’expérience devait être reprise dès ses prémices.
Ce fut en 1872 que Paul Bourget publia un livre de vers. Je voudrais, Messieurs, m’arrêter avec vous à cette première manifestation de l’homme que nous célébrons. Il est resté, en partie, celui dont il nous trace l’image tourmentée dans Edel, dans les Aveux, dans la Vie inquiète. Le malheur intellectuel de Paul Bourget a eu pour origine la dualité de sa nature. Il était à la fois poète et philosophe, moins métaphysicien d’ailleurs dans sa philosophie que moraliste et psychologue. Or, le métaphysicien se désintéresse du sort des hommes privés, il vit à l’aise dans un espace où les esprits existent seuls, et même n’existent que pour prendre conscience d’eux-mêmes et d’autres esprits. Paul Bourget n’a jamais pu se désintéresser d’une humanité souffrante, à laquelle le rattachaient les liens d’une sensibilité particulièrement douloureuse. Philosopher,pour lui, c’était penser au mal, se concentrer sur ce problème incompréhensible et tenter de le comprendre. On pourrait dire que son œuvre est consacré à la souffrance, mais la souffrance est un pays si vaste que personne ne peut l’embrasser tout entier. Chacun de ceux qui s’en préoccupent s’y taille une province et si Paul Bourget a donné son attention aux souffrances du cœur, c’est que sa nature et sa propre émotivité le portaient à s’attacher à celles-ci. Il y a aujourd’hui une tendance générale à croire que les grandes souffrances ne viennent que des règlements sociaux ; il serait heureux qu’il en fût ainsi ; cela nous permettrait d’espérer qu’avec quelques progrès mécaniques, sans doute réalisables, on extirperait enfin le mal. C’est là une vue à laquelle il est difficile d’adhérer. Nous portons en nous la source de chagrins qui nous sont congénitaux ; ils viennent surtout d’un désir d’expansion infinie qui nous pousse à vouloir conquérir tout ce qui est. Mais, conquérants insatiables, nous ne rencontrons que d’autres conquérants insatiables ; toutes les victimes deviennent tôt ou tard des bourreaux, tous les bourreaux deviennent tôt, ou tard des victimes. Voilà, Messieurs, voilà la vie du cœur humain !
Il est possible que les modes littéraires, qui sont rapides, veuillent se détourner parfois de ce cœur méprisé ; il a le temps d’attendre, il l’emporte toujours, parce que l’homme s’intéresse moins à ce qu’il pense qu’à ce qu’il souffre, d’abord parce qu’il souffre plus vivement qu’il ne pense, et ensuite parce qu’il se retrouve soi-même avec plus d’acuité dans sa souffrance, qu’il suppose personnelle, que dans sa pensée, qu’il croit générale.
Nous retrouverons toujours dans l’œuvre de Bourget quelques-uns des accents moraux qui se dégagent de ces poèmes. On dirait que la vie tout entière d’un écrivain a pour but de justifier les images, les émotions et les désirs de son adolescence. Les plus grands eux-mêmes n’ont pas agi autrement : Gœthe a terminé Faust avec sa vie, c’est-à-dire qu’il a voulu expliquer, avant de mourir, les conséquences et les avatars de ce premier Faust, auquel il travailla dès sa jeunesse et qui n’était que l’image de cette jeunesse.
Messieurs, rien ne ressemble plus à un prophète qu’un écrivain ; il arrive parfois que, dès ses premiers ouvrages, il offre aux autres la figuration de soi-même. À travers les vers de Paul Bourget, on entrevoit déjà, — et surtout dans la figure d’Edel, — cette charmante galerie de femmes qui dessinent à travers son œuvre une guirlande sensible, vivante et mélancolique. Ce fut un des principaux éléments de son succès que cette tendresse avec laquelle il les savait peindre et qui garde toute leur vivacité aux dernières héroïnes qu’il ait créées. Il a plu ainsi aux hommes de son temps, qui aimaient encore les femmes. Il plaisait encore plus à celles-ci, qui se reconnaissaient volontiers dans ces portraits flatteurs et qui se plaisaient également à être peintes comme des monstres délicieux qui font souffrir les hommes ou comme des victimes touchantes qui souffrent à cause d’eux. Ce qui leur agréerait le moins ce serait, je pense, d’être considérées en compagnes indifférentes, — en copains, comme on dit dans certains milieux, — également bonnes à être emmenées sur le siège d’une motocyclette et à être laissées à la maison. Mais, qui s’aviserait de les traiter ainsi, sinon une société devenue si faible que les réactions les plus naturelles lui manqueraient ?
Ce fut, ajoutons-le, un des griefs de la critique des réalistes contre Paul Bourget que ces effigies idéalisées. On aurait pu adresser le même reproche à Shakespeare ou à Charles Dickens. Thérèse de Sauves et Alba Steno appartiennent au même type moral que Cordélia et Ophélie, ou que la seconde femme de David Copperfield. Ni Shakespeare, ni Paul Bourget, n’ont cru à la perfection de leurs héroïnes, c’est-à-dire des femmes dont ils s’inspiraient pour les peindre, mais ils ont pensé que leurs défauts mêmes ou leurs erreurs prenaient souvent leur source dans une sensibilité sincère. Les lectrices de Paul Bourget lui ont été reconnaissantes de cette peinture. Voilà qui était certes à leur honneur. Nous leur savons gré de cette attitude qui paraîtra peut-être bien démodée à quelques-unes de nos contemporaines, habituées à d’autres usages et à d’autres traitements.
L’héroïne de Paul Bourget est-elle aussi flattée que l’ont cru beaucoup des hommes de son temps ? Pour une jeune fille pure comme l’Évelyne du Fantôme ou la grave Monique, que de coquettes, que de menteuses, que de perfides ! Si on la juge aujourd’hui, cette héroïne, bien romanesque, elle paraissait, au contraire, armée d’une odieuse audace aux gens qui assistaient à ses débuts ; cela prouve, une fois de plus, l’incertitude des jugements en toute matière et particulièrement en matière critique. Mais, quelque désir qu’il ait eu de rester vrai, Paul Bourget n’a jamais pu se défendre d’envelopper ses modèles d’une sorte de velouté qui appartient à la poésie. Il était romanesque dans ses goûts les plus profonds ; ce qui ne consiste pas à montrer des circonstances fallacieuses ou des événements mensongers, mais à ne pas dégager tout à fait ce que l’on pense, ce que l’on fait et ce que l’on peint de l’atmosphère de rêve dans laquelle on l’a primitivement conçu.
À différentes reprises, dans ses premiers ouvrages, Paul Bourget a laissé entendre tout ce que ses premiers rêves devaient au pouvoir de rêve de certains poètes anglais, à lord Byron, à Shelley, à Dante-Gabriel Rossetti. Mais pour qu’il ait éprouvé cet amour du songe à un tel degré, il fallait qu’il le portât déjà en lui. Toutes les fois qu’il se dépeint à nous et presque sans le vouloir, toutes les fois qu’il nous permet d’entrevoir son enfance, nous déchiffrons que s’il allait spontanément à cette tentation de tendresse romantique, c’était afin de compenser par son imagination l’absence de ces émotions dont il avait été privé par la mort de sa mère.
L’apparition des Essais de psychologie contemporaine marque une date dans l’histoire de la littérature française ; ils furent publiés respectivement en 1883 et 1885. Dans la préface qu’il a ajoutée à son œuvre, en septembre 1899, Paul Bourget parle d’elle comme du début d’une enquête sur les maladies morales de la France actuelle, que ses romans devaient continuer, — en partie tout au moins, On y voit déjà poindre quelques-unes des observations qui devaient déterminer plus tard sa pensée. Il ne les choisissait pas, il était attiré par elles comme un navire dans le brouillard par les phares qui dirigent sa marche.
Mais le grand mérite de l’auteur des Essais n’a pas été seulement de vouloir mettre en lumière les diverses dégradations de l’âme contemporaine sous des influences diverses. Il est aussi d’avoir créé une table des valeurs littéraires qui n’a presque pas subi de démenti depuis cinquante ans. Lorsque, dans sa préface, Paul Bourget a déclaré qu’il s’était rencontré, au cours de la période qui va du Coup d’État jusqu’à la guerre avec l’Allemagne, bien d’autres poètes que Baudelaire, que Leconte de Lisle, bien d’autres romanciers que Flaubert ou les Goncourt, bien d’autres philosophes que Taine et Renan, il reconnaissait avoir fait un choix rigoureux. Cette rigueur demeure admirable.
D’autres écrivains avaient parlé avant lui de Baudelaire et de Stendhal. Le premier, il les a mis à leur vraie place ; le premier, il a donné à leur génie ce retentissement qui n’a pas cessé depuis lors et qui leur a apporté la gloire véritable. Les maîtres que Paul Bourget a choisis sont restés les maîtres de tous. En cinquante ans, les diverses générations littéraires n’ont pas ajouté dix noms nouveaux à cette liste, je veux dire des noms qui aient le même éclat.
Dans ses Essais de psychologie contemporaine, Paul Bourget écarte presque toujours le point de vue esthétique ; il ne se soucie que du moral. C’est qu’il lui est impossible de se détacher de la Commune. Il n’a qu’un souci : épargner à la France une nouvelle secousse pareille, lui rende sa foi en son destin, cette foi, hélas ! que la leçon de la guerre elle-même et la force de la victoire n’ont pas su lui apporter. Chacun des hommes qu’il étudie lui montre un danger de l’esprit, mais ne pourrait-on signaler chez tous les grands écrivains un poison analogue ? L’ambiguïté trop clairvoyante de Montaigne, le déchaînement d’instinct de Rabelais, le pessimisme de Pascal, la misanthropie de Molière, l’incohérence philosophique de Voltaire, la dangereuse générosité de Jean-Jacques Rousseau, le pessimisme presque inhumain d’Alfred de Vigny, l’idéalisme déformateur de Victor Hugo ne sont-ils pas la preuve ou que le monde va mal ou que l’esprit d’un homme trop cultivé ne saurait s’accommoder des petitesses de ce monde ? Écrire, Messieurs, ou tout simplement penser, témoigne d’abord que nous avons perdu l’âge d’or ; l’âge d’or est proprement cet état où chacun étant satisfait, nul n’a le besoin d’écrire, ni même de penser. On vit et c’est tout, c’est-à-dire très peu si l’on se met à réfléchir, beaucoup si l’on ne pense à rien.
Les poètes et les romanciers chantent volontiers cet âge d’or, mais pas un n’accepterait d’y entrer si on lui en donnait la clef. C’est qu’il n’existe pas un bon écrivain qui ne préfère sa plume, sa feuille de papier et son bureau à tous les bonheurs possibles.
S’il a fait servir les figures évoquées dans les Essais de psychologie contemporaine à des fins particulières, qui relevaient de la clinique morale plus que de l’esthétique, il n’en est pas moins vrai que Bourget se révélait, dans cette œuvre, un des plus grands critiques de son époque. Ses essais n’ont pris, avec le temps, ni une lézarde, ni une ride. Ils révélaient déjà ce qui allait devenir le pli caractéristique de leur auteur. En abordant le roman, il ne renoncerait point à ses habitudes de méditation ; il allait rester critique dans la fiction, et, dans la fiction aussi, un médecin qui veut se servir du livre pour conseiller, pour prévenir, pour atténuer les maux d’une société dont le malaise, depuis 1870, n’a fait qu’aller en croissant. Aussi, refusant de rester étranger aux événements de chaque jour et, d’autre part, fidèle à la leçon de Balzac, pendant les cinquante ans qu’a duré son activité littéraire, jamais Bourget n’a cessé de donner un rôle dans ses romans à ces incidents politiques ou à ces drames historiques qui marquaient d’après lui la marche implacable d’une désagrégation sociale.
Il serait heureux que l’on groupât, dans un seul ouvrage, toutes les vues de Paul Bourget sur la politique. On y reconnaîtrait qu’il n’a point été le philosophe rétrograde que ses ennemis ont essayé de peindre. On l’a jugé le plus souvent d’après le résumé de ses théories ou de brefs extraits, non point par une lecture sincère et approfondie. Je ne crois pas qu’il ait nourri à aucun moment un parti pris véritable, mais les fanatiques n’aiment point les esprits judicieux et modérés et le fanatisme a d’autant plus de chance de réussir que, comme les aveugles du célèbre tableau de Breughel, il ne peut pas voir où il va. Quand Paul Bourget cherchait les causes de nos maux, il les faisait, quoi qu’on en ait dit, remonter bien au delà de la Révolution, et jusqu’à certaines erreurs de l’Ancien Régime, comme la diminution progressive du sens de la corporation. Il se considérait comme un clinicien qui étudie un corps de malade et qui veut établir d’abord un diagnostic perspicace. Si ce corps avait été bien portant, il n’aurait pas eu besoin de s’occuper de lui, mais devant les maux qui assaillent de toutes parts ce grand individu social, tourmenté par la fièvre et ne sachant où trouver le repos, il s’efforçait désespérément de remonter aux sources de ses souffrances et de leur chercher un remède.
L’avenir, Messieurs, dira à ceux qui nous suivront s’il s’est trompé ou non. Nous remarquons que le malade dont nous parlons n’interrompt ni ses plaintes, ni ses mouvements désordonnés. On nous dit toujours que demain lui apportera, sinon la guérison, du moins un heureux état de convalescence. Mais demain a beau se lever, nous ne voyons naître ni l’une ni l’autre.
Si Paul Bourget, à une période de son évolution, devait, comme tant d’autres, conclure, que la monarchie seule pouvait rendre à la France un emploi plus juste et plus harmonieux de ses facultés, ce n’était pas en vertu d’une foi aveugle à son égard, ni d’une conviction irraisonnée, mais par suite de la connaissance qu’il avait du caractère français, car si ce caractère s’irrite le plus souvent de la présence d’une autorité, il souffre encore plus d’en manquer. Aux yeux de Paul Bourget, la monarchie avait le grand mérite de nous protéger à la fois de la dictature et de la démagogie, chacune de ces deux formes engendrant fatalement l’autre ; elle avait aussi ce mérite de former un arbitrage supérieur, capable d’intervenir dans les crises graves, d’assurer, par sa propre durée, une continuité à une politique nationale, et, enfin, de faire rayonner par son propre éclat le prestige d’un mythe vivant, car, Messieurs, et nous le voyons en ce moment mieux que jamais, les nations se reposent plus volontiers sur la signification d’une humanité allégorique que sur des allégories sans humanité.
Paul Bourget s’était déjà exprimé par la poésie et par la critique. Il est resté, jusqu’à la fin, fidèle à cette dernière, mais il lui fallait maintenant accomplir ses ambitions intellectuelles dans la forme qui lui paraissait la plus complète, la plus difficile et en même temps la plus passionnante de toutes : le roman. Il l’avait toujours aimé, il l’avait aimé d’instinct, comme tous ceux qui sont destinés à lui consacrer leur existence, Il l’aimait parce qu’il aimait à la fois la vie et la pensée et que le roman est une façon de créer les rapports de la vie et de la pensée.
On critique quelquefois le roman, Messieurs, parce que ses règles sont plus souples que celles des autres arts. On le critique aussi parce qu’il appartient peu à notre âge classique. Cependant Don Quichotte et Pantagruel ont quelque droit à passer pour des œuvres classiques ; ce qui donne au roman moderne un certain droit à revendiquer, lui aussi, de véritables lettres de noblesse. Il ne faut pas croire, d’ailleurs, que ce code soit indécis ; un beau roman suit les lois d’une construction intime aussi fatales, quoique moins visibles que celles du sermon, de la fable ou de la satire, genres qui passent pour conserver le canon des modèles qu’ils ont imités. Mêler dans une œuvre d’art l’épopée et la science, la philosophie et le mouvement, l’homme et la nature, la chair et l’esprit, le temps et l’éternité ; étudier l’individu dans sa vie secrète et dans ses rapports avec autrui, analyser l’évolution de la société et les mystères de la conscience, nous éclairer sur nous-mêmes, donner une âme aux choses, une physionomie vivante aux maisons, une volonté agissante aux cités, baigner chacun de nos actes, chacun de nos conflits. dans ce vaste monde qui nous enveloppe, nous éclaire et nous permet de communier à tout instant avec l’esprit universel, poursuivre l’inconnaissable et révéler le quotidien, faire sentir ce qui dure sous les apparences de ce qui passe, retrouver la magie du Cosmos et se faire l’annonciateur de sa poésie, tout cela, Messieurs, c’est l’art du roman. Mais il n’est possible, il n’est acceptable que si l’on soumet à cette vue générale des cas particuliers, si l’on respecte ces deux règles inflexibles, qui sont la soumission des faits aux caractères, et ceux-ci à l’observation du réel et à la connaissance de l’homme.
Aucun art n’est soumis au hasard, celui-ci pas plus que les autres. On me dira que ces lois ne sont pas visibles dans tous les romans, cela est vrai ; mais on a fait aussi, pendant un siècle et demi, de bien mauvaises tragédies.
Cette connaissance de l’homme est un des buts de la littérature. Mais l’attention aux individus et le respect du détail ne vont pas forcément de pair. Peu de romans d’analyse offrent la richesse d’interprétation et de vérité de Don Quichotte, de Pantagruel, de Gulliver ou des contes de Voltaire. Seulement ceux-ci sont nés, non pas avant la science, mais avant l’introduction de la science comme dogme infaillible.
Ce dogme régnait dans toute la littérature, lorsque Paul Bourget y fit ses premières armes. Il lui en est resté, dans sa conception du roman, une certaine timidité. Il n’aurait jamais osé écrire, comme son maître Balzac, Séraphita et la Peau de Chagrin. Ce fut là une restriction commune à sa génération, comme à celle qui l’avait précédé. Flaubert seul y a échappé, sous la pression d’une imagination toute puissante, que l’observation quotidienne ne pouvait guère retenir longtemps.
Paul Bourget avait entrevu que l’on pouvait se servir dans la fiction, des acquisitions de la psychologie scientifique. Herbert Spencer, Darwin, Taine, William James, Ribot venaient de créer une méthode qui renouvelait les notions que l’on se faisait de la conscience et qui leur donnait quelque chose de rigoureux. Cela plaisait à un souci de vérité, un peu puritain, né sous le Second Empire. La philosophie de Taine l’engageait dans une conception particulière. Mais ici il se trouvait engagé dans une impasse : ou le roman scientifique deviendrait une expérience romancée et renoncerait presque à être un roman, ou il faudrait qu’il abandonnât la science et qu’il respectât les usages du genre romanesque. Cela comporte deux impératifs : d’abord qu’il faut pouvoir être lu ; ensuite que la vie intime des individus est peu de chose tant qu’elle ne se révèle pas dans les actes. Le romanesque de Paul Bourget, qu’on lui a injustement reproché, n’est que la mise en pratique de cette idée goethéenne que l’action seule a un sens ; et que pour le reste, tendances, velléités, sentiments latents, rêves, anxiétés, attente, ce sont là des états de conscience qui sont réservés aux psychiatres plus qu’aux romanciers, ou plutôt que les nuages qui précèdent l’orage ne prennent leur véritable sens que lorsque la foudre éclate et que les éclairs ouvrent le ciel. La plupart des romans contemporains sont consacrés à des orages qui n’éclatent jamais.
Nous voici donc en 1884. L’Irréparable voit le jour. De cette année à celle qui précédera sa mort, pendant cinquante ans, Paul Bourget publiera des romans et des recueils de nouvelles, tant grandes que petites. Au milieu de son œuvre, cette imposante chaîne de livres forme une sorte de véritable massif central. Nous en distinguons les sommets spirituels, ces hauteurs où se forment les tempêtes de la passion et battent les grands coups d’ailes de la foi : Crime d’amour, André Cornélis, Mensonges, le Disciple, Cosmopolis, Une idylle tragique, l’Étape, l’Émigré, le Démon de Midi, le Sens de la Mort, Nos actes nous suivent. Voici des sommets moins importants : Un cœur de femme, la Terre promise, Un drame dans le monde, la Geôle, le Fantôme, enfin, d’une si rare délicatesse. Si l’on veut juger cet ensemble à vol d’oiseau, que voyons-nous que nous ne trouvions point chez de précédents romanciers ? Car, Messieurs, à l’égard de tout écrivain, la question préalable qui se pose est celle-ci qu’a-t-il apporté qu’aucun autre n’aurait pu dire à sa place ? Le monde littéraire est moins peuplé d’auteurs autonomes que d’ombres qui leur ressemblent, de doubles qui se poursuivent et de reflets qui s’échangent. Or, la grande originalité de Paul Bourget a été de nous révéler les drames de la vie, vus à travers des consciences. Ce sont des tragédies qui prennent leur couleur presque hors du conflit qui les a déterminées ; elles nous apparaissent dans l’enchevêtrement des réactions intimes qu’elles produisent. Si j’avais à faire ici une réserve, ou plutôt si je devais indiquer jusqu’où va le retentissement de ces duels dans un être, je dirais que la sensibilité de cet être est ébranlée plus que sa vie profonde, plus que son âme. Ce n’est pas que dans les conclusions de ses livres Paul Bourget ne mette celle-ci en jeu ; mais elle n’intervient alors qu’en qualité d’âme chrétienne et déjà toute vouée à des règles religieuses, se présentant de l’extérieur et de l’enseignement théologique, plutôt qu’à cette contrainte secrète, à cette ascèse, à cet appel spirituel qui conduisent à la vie mystique.
Les romans de Paul Bourget ne mettent pas seulement en action des sujets de tragédie : à la tragédie, ils empruntent encore leur cadre et leur mouvement ; ce n’est pas une nouveauté que de dire que le roman français a pris naissance dans le berceau de la tragédie grecque, alors que le roman nordique naissait de l’épopée. Les personnages que l’auteur étudiera sont avant tout les hommes qui sont apparus sur la scène du monde autour de 1880. Mais Paul Bourget leur donne deux des traits les plus significatifs de son propre caractère : l’un qui suivit le goût de sa jeunesse, l’autre, le pli profond de sa nature. Le premier fait de presque tous des intellectuels, et jusqu’à l’Étape, des dilettanti et des épicuriens ; le second en fait des scrupuleux. Le scrupuleux peut être une âme d’une délicatesse exceptionnelle, qui craint de peser trop lourdement sur la glace fragile des relations humaines, il peut être aussi un imaginatif qui se représente trop vivement sa propre souffrance et celle d’autrui, enfin, il est souvent un individu à la volonté chancelante, qui retient ses actes à mesure qu’il les délivre de soi et qui se partage entre l’hésitation et le repentir. Les personnages de Bourget incarnent tantôt l’un, tantôt l’autre de ces scrupuleux ; il est vraisemblable que lui-même tenait de la nature ces trois formes du scrupule.
Ici, il nous faut distinguer : quand nous disons qu’un homme, et qui écrit, montre dans ses livres son véritable caractère, nous ne voulons pas affirmer qu’il se conduit exactement comme ses héros, mais qu’il l’aurait fait s’il avait été seul et complètement libre de ses actes. Ces êtres qui demandent à vivre, il leur permet de s’incarner et d’incarner ce qu’il aurait pu devenir lui-même si les circonstances l’avaient permis. La prédominance d’un même individu dans l’œuvre d’un homme indique fatalement sa vérité la plus profonde. Je sais que Shakespeare n’a jamais pu se consoler du spectacle de la perfidie et de la méchanceté humaines. Je sais que Racine n’a jamais pu, se représenter les passions du cœur que sous leur forme la plus violente, la plus exaspérée et la plus meurtrière. Je sais que Paul Bourget a vécu les heures les plus longues de sa vie à méditer sur la jalousie et sur le scrupule et peut-être même à en souffrir.
À partir du Disciple, Paul Bourget a été frappé de l’état de désordre de la France. Il en a été frappé à la suite de ses voyages en Angleterre, où il voyait une société hiérarchique se maintenir en faisant coexister le présent et le passé ; de ses voyages dans une Amérique, où il voyait une société vivre en faisant coïncider le présent et l’avenir. Il cherchait à comprendre pourquoi, en France, passé, présent et avenir sont incapables de se tolérer. Il en découvrait la cause dans la révolution de 1789, qui a voulu déraciner tout d’un coup la France d’un passé qui n’était pas mort et lui imposer un présent qui n’avait pas la force de vivre seul. De là, ce déchirement interne dont tous les Français souffrent depuis le XIXe siècle, et qui n’est pas près de finir. Il a cherché, à différentes reprises, un remède à ce mal ; il l’a étudié plus particulièrement dans plusieurs romans, comme l’Étape ou l’Émigré.
Ce n’est là, je le répète, qu’une vue à vol d’oiseau de son œuvre romanesque ; les différences d’un livre à l’autre sont notables et il faudrait les grouper par famille : romans de pure analyse, comme l’Irréparable, André Cornélis ou le Fantôme, romans de psychologie dramatique comme Cosmopolis ou Une Idylle tragique, romans d’expérience sociale, comme ceux que je viens de nommer tout à l’heure.
Si je m’abandonne à mes souvenirs, si j’essaie de me représenter ce grand ensemble de livres, je pense peut-être moins à tel ou tel titre qu’à telle scène qui marque ma mémoire. Des conflits pathétiques se raniment sous mes yeux ; les hommes, les femmes qui sont engagés dans ces luttes où leurs intérêts les plus précieux sont en jeu, je les considère, je les entends, je sais où ils ont habité, les rues où ils ont passé, les pays qu’ils ont traversés ; c’est une foule qui m’oppresse, qui m’assaille et à laquelle je ne puis résister. J’y distingue des visages amis et des figures que je repousse, c’est une humanité au milieu de laquelle j’ai vécu, comme j’ai vécu dans celle de tous les grands créateurs ; et des milliers d’êtres ont fait comme moi.
En 1889, Paul Bourget publiait le Disciple. Quand il m’arrive de rencontrer des hommes qui ont fait alors leur entrée dans la vie et lorsqu’ils me parlent de ce livre, ils le font comme s’il s’agissait d’un événement de leur destin. En incarnant, dans une de ces confessions conformes à la tradition de notre roman d’analyse, le drame de conscience de l’homme d’après-guerre, — de l’après-guerre de 1871, — partagé entre la découverte de la science rationaliste et les réalités nouvelles auxquelles il devait se plier, Paul Bourget écrivait un des plus grands romans français ; mais il poussait un cri d’alarme et, d’autre part, il indiquait que chez lui le moraliste allait l’emporter sur le conteur, et le philosophe sur le poète.
J’ai relu, ces jours-ci, la préface du Disciple. Cette préface sonore figure le pivot de la nouvelle vie française ; je l’ai relue avec mélancolie, avec plus de mélancolie, encore, j’ai mesuré les espérances que Bourget se forgeait en 1889 et leur aboutissement. Si quelqu’un lui a reproché de s’être laissé aller, à la fin de sa vie, à une certaine amertume, cette préface l’explique. Car les maux dont, aux yeux de Bourget, la France souffrait en 1889, n’ont fait que s’étendre et se multiplier depuis. La terrible épreuve de la guerre de 1914, sur laquelle Paul Bourget comptait pour régénérer moralement notre race, a plus douloureusement précipité les choses, si bien que ce matérialisme, dont le romancier condamnait les effets dans le Disciple, est aujourd’hui une loi plus forte encore qu’elle ne l’était alors. Nous pourrions, en méditant sur cette préface, nous dire que Paul Bourget s’est trompé, qu’il n’a pas voulu accepter un ordre de choses tout nouveau, qu’il a opposé à l’homme d’hier, auquel il restait exagérément fidèle, un homme dont il refusait de comprendre l’éthique nouvelle et son avenir. Nous préférerions même le penser plutôt que de nous affliger devant le spectacle de notre temps et parce que, pour avoir le courage de vivre et de vivre utilement, il faut avoir foi dans l’avenir. Malheureusement, ce rafraîchissement de l’individu par la nécessité du sacrifice, cette exaltation de la vie nationale et des traditions les plus continues d’une race, ce retour à un idéal sévère, nous les voyons s’opérer sous nos yeux, dans des pays qui ne sont pas éloignés du nôtre. Alors qu’aujourd’hui encore nous souffrons des désordres de notre pensée, des égarements de nos caprices, nous pouvons voir que d’autres peuples connaissent l’unité de conscience et considèrent que le plaisir personnel et l’indifférence à l’intérêt commun sont des erreurs quand ils se généralisent. Dans la confusion qui a suivi la guerre, il eût été facile de faire momentanément un effort de pénitence et d’austérité si l’on voulait vaincre le destin.
Cette confession de Robert Greslou demeure la page culminante de l’œuvre de Paul Bourget ; il s’y montrait à la fois le meilleur élève de Stendhal et de Balzac. Il y étudiait l’influence de l’œuvre scientifique de Taine ou de Renan sur les hommes de son temps. Mais comment critiquer une influence ? L’humanité se compose de deux séries parallèles d’individus, ceux qui ne cherchent pas, qui se contentent de réponses satisfaisantes qu’on leur a données dès l’enfance pour les rassurer, et ceux qui apportent en naissant cette anxieuse nécessité de tout examiner et de tout comprendre par eux-mêmes, ceux qui veulent soulever le voile d’Isis et connaître le secret du monde.
Un auteur anglais écrivait récemment que le milieu du XIXe siècle avait été marqué par une orgie de triomphes scientifiques. Ce fut au milieu de cette orgie que Paul Bourget se forma, La théorie transformiste, l’évolutionnisme d’Herbert Spencer avait conquis un grand nombre d’esprits. Il semblait que tout au monde put devenir explicable et que les lois fussent à la fois générales et accessibles à l’esprit humain. Il y eut, à cette époque, une foi unique dans la science, parce que cette science elle-même paraissait unique. Ce n’était plus Dieu créant le monde, c’était la science recréant le monde, mais le recréant comme Dieu, c’est-à-dire à la façon d’une chose toute simple. Nous avons su depuis qu’il fallait déchanter. La science aujourd’hui nous découvre un monde beaucoup plus subtil, où les lois ne sont plus perceptibles à l’esprit humain qu’à la condition que celui-ci abandonne ses propres modes de raisonnement et veuille bien se soumettre à quelque chose qu’il peut à peine deviner. Autour de 1870, on ne soupçonnait pas encore ces lendemains énigmatiques. Ce fut la folie des hommes de cette époque que de vouloir faire déborder la science sur toutes les manifestations de la vie. Nous devons à cette folie du XIXe siècle la plupart des maux dont nous souffrons et particulièrement ceux qui nous menacent le plus tragiquement ; ce sont les hasards qui font le monde, ce ne sont pas les méthodes. La science contemporaine souscrit elle-même à ces hasards, mais l’homme moyen ne le sait pas encore et sans doute ne le saura-t-il jamais, parce qu’il a besoin d’idées simples, n’ayant pas besoin d’idées.
Un de vos plus illustres confrères, Messieurs, devait proclamer quelques années après la faillite de la science, mais la science ne pouvait faire faillite qu’en tant qu’elle n’était pas la vraie science. La science se résume dans un ensemble de recherches passionnées, d’hypothèses quelquefois hardies et d’explorations qui aboutissent parfois à une incontestable vérité générale. Si elle est grande par ses résultats, elle est grande aussi par sa prudence : elle a renoncé à expliquer la loi universelle du monde, elle se contente d’entre les règlements privés. Il y a fallu des siècles, la patience et le génie de milliers d’hommes. Ce sont les faux savants, ce sont les mystiques de la physiologie et les fanatiques de la critique historique qui ont voulu lui soumettre la métaphysique et nous interdire les miracles quotidiens de la vie intérieure. J’évoque ici, à peu d’années de distance, des ombres d’idées aussi mortes que les fantômes que le pieux Énée, selon Virgile, appelait à lui sur les rives du fleuve infernal, car il arrive le plus souvent que des hommes, qui ne furent grands que par les idées qu’ils ont exprimées, durent plus longtemps dans la mémoire des hommes que ces idées mêmes, qui ont fait leur gloire.
Paul Bourget s’éleva au milieu de ces théories nouvelles ; fils d’un mathématicien, petit-fils d’un ingénieur, ayant le goût de la rigueur scientifique et subissant même, sans le savoir, une certaine tendance à considérer le monde comme une mécanique, il ne pouvait pas ne pas souscrire à un ensemble de vues qui avait pour but de résoudre les problèmes par des équations. Mais son intelligence n’était pas d’accord avec son âme. Religieux par toutes ses fibres, ayant un souci inné de la délicatesse morale, il portait en lui, par une fatalité douloureuse, sa propre contradiction. Toute son œuvre est le résultat de cette contradiction. Il s’est débattu à travers tous ses romans afin d’accorder à la fois la grâce chrétienne et la rigueur d’un univers mathématique. La vraie tragédie de ses livres réside peut-être là plus encore que dans leur sujet même ; la tragédie était dans le cœur et la pensée de l’homme qui les avait conçus.
Nous savons peu de chose de sa propre évolution puisque son testament a interdit la publication de ses lettres et qu’il a pensé qu’une œuvre se suffisait à elle-même pour expliquer un homme. Elle l’explique moralement et littérairement, elle ne l’explique pas historiquement. Paul Bourget ne nous a jamais dit comment le jeune homme élégant, cosmopolite, universellement fêté, mondain, célèbre, que le succès couronna après l’apparition de ses premiers romans, devait devenir, quand il écrivit Cosmopolis, c’est-à-dire vers 1894, ce catholique ardent, qui ne voyait plus dans notre univers, comme il l’a dit lui-même, que le monde de la chute et du repentir et qui devait se retirer si vite de cette société qu’il avait tant aimée et qu’il a quittée, en réalité, très jeune, c’est-à-dire au moment de son mariage, pour devenir l’homme que nous avons connu beaucoup plus tard, ce juge amer et un peu misanthrope, aux sublimes élévations de pensée, mais d’un tel effacement de soi-même et pour qui la vie religieuse était devenue le problème essentiel. Nous pouvons deviner ce qui a fait le passage de l’un à l’autre ; nous ne le savons pas précisément. Aucun témoignage formel ne nous le dit. Le Disciple a été la borne médiane de cette évolution ; dans le Disciple se sont heurtées les deux natures de Bourget : son esprit, formé par la science, et son âme, formée par la foi. Il a cru peut-être se débarrasser du premier en faisant tuer Robert Greslou, comme Gœthe a rejeté loin de lui le romantisme en armant le pistolet de Werther, mais Robert Greslou n’a pas cessé de vivre en lui. Dans le Disciple, Paul Bourget combattait le déterminisme, mais il le prouvait. Il refusait de l’admettre en même temps qu’il le déclarait juste. Il lui demeurait soumis en se révoltant contre lui. L’expérience de Robert Greslou ressemble à un réquisitoire qui deviendrait une apologie.
Si le déterminisme était une erreur, Robert Greslou, qui obéissait à ses conséquences, aurait dû être sauvé par le hasard ; cela aurait prouvé, sinon toutefois que ce monde est libre, du moins qu’il est imprévisible.
Ce retour au catholicisme a donc eu lieu dans une ombre intérieure dont nous ignorons presque tout. On peut toutefois considérer que ce n’est point un élan mystique qui a porté Paul Bourget à Dieu ; il est revenu à lui par raison et parce qu’il avait besoin de considérer que le monde devait trouver sa nécessité dans une règle supérieure. Sa foi n’était pas optimiste, mais pessimiste et farouche. Il y avait en lui, comme chez beaucoup de Français, un jansénisme latent. Le souci du péché le préoccupait plus que l’espoir de la réconciliation, éternelle de l’âme et de son créateur. La tristesse que le mal lui inspirait l’obligeait à chercher son origine. Il ne pouvait s’affranchir de son ombre, mais pour qu’il y eût péché il fallait bien qu’il se trouvât une loi suprême, à laquelle l’âme contrevint. L’erreur est la preuve la plus absolue qu’une vérité existe. C’est l’existence de Dieu qui donne au désordre apparent de ce monde un ordre invisible et qui rend ainsi son équilibre à l’univers.
J’essaie ici d’interpréter les réflexions que Paul Bourget a dû faire à cette période de sa vie, ou plutôt de les résumer, sans puiser dans ses textes, où nous trouverions le résultat de ses méditations plutôt que leur cheminement à travers son esprit. Un jour que je causais, avec lui, de ces problèmes sur lesquels il gardait toujours une extrême réserve et cette pudeur ombrageuse que vous lui avez connue, il me dit avec gravité : « Vivre m’est devenu austère ». Je devais retrouver cette phrase deux ou trois ans après, dans un roman nouveau. Au moment où il l’a prononcée, elle a éclairé pour moi toute une phase de son évolution.
Nous pouvons, Messieurs, nous représenter l’angoisse d’un intellectuel quand il se trouve arrêté à la croisée de deux chemins, mais notre clairvoyance ne considère que le résultat. Tout nous est obscur des démarches souterraines de l’âme, des échos venus d’ailleurs, des aides parement divines qui lui ont permis de voir qu’elle hésitait à une bifurcation. En réalité, toutes les circonstances de sa vie, tous les drames de la France poussaient Paul Bourget dans sa voie. Nous savons par certains de ses écrits le sursaut d’indignation qu’il éprouva lorsque des lois nouvelles, longuement et perfidement mûries, et qui prévoyaient à longue échéance toutes les conséquences de leurs entreprises, arrachèrent des milliers d’âmes à cette tradition catholique, qui a été la plus forte armature de notre pays.
La confiance de Paul Bourget dans la valeur de la vie spirituelle était trop grande pour qu’il ne fût pas bouleversé par les dangers d’une conception, créée en partie par des hommes de science, au profit d’un dogme matérialiste. Dans une préface peu connue, qui se trouve en tête d’un livre du professeur Grasset sur Les limites de la biologie, il formule précisément sa pensée. Cette préface porte la date de 1905 : « Une vue très vraisemblable, mais toute métaphysique, c’est-à-dire non démontrée scientifiquement, nous fait seule concevoir la totale unité du Cosmos. Le monde ne se présente à nous, quand nous nous en tenons à l’observation, que fragmenté, que distribué en séries de phénomènes parallèles et distincts. Nous constatons ainsi qu’il y a des groupes de faits psycho-chimiques, des groupes de faits physiologiques, des groupes de faits mathématiques, de groupes de faits psychologiques, des groupes de faits sociaux, des groupes de faits religieux. Ces faits sont, pour notre expérience, irréductibles les uns aux autres, même quand notre raison ne se satisfait pas d’une telle multiplicité. »
Paul Bourget, qui était l’ami du professeur Grasset, a reconnu, à la mort de celui-ci, qu’il lui devait beaucoup. Le savant médecin l’avait aidé à prendre conscience de ce fait qu’aucun des arguments opposés à une interprétation spirituelle de la vie humaine n’avait de valeur scientifique. On peut supposer le bénéfice moral qu’il tira des entretiens qu’il mena souvent à Montpellier avec le Dr Grasset et le cardinal de Cabrières, lui qui avait plus que tout le souci de la vérité et qui redoutait de ne pas faire une place assez exacte à l’observation.
La création littéraire a donné à Paul Bourget ses plus grandes joies. Il parlait du travail avec allégresse, mais grande d’un exercice presque pieux. Le suprême éloge qu’il pût faire d’un de ses confrères avait trait à la constance professionnelle, au respect et à l’amour de son art. Les chagrins qui ont cruellement pesé sur sa vie, dans ses dernières années et qui succédaient à de longues angoisses, ont pu le torturer ; ils n’ont ébranlé ni son stoïcisme, ni le courage avec lequel il se remettait à sa table. Quand il exposait à l’un de ses jeunes amis le sujet d’un roman ou d’une nouvelle qu’il était en train d’écrire, il était transfiguré. L’écoutant ainsi, il me semblait avoir affaire, non pas à Paul Bourget lui-même, ou à Paul Bourget tout seul, mais au Romancier en soi, à l’homme que la nature a vraiment créé pour organiser des images humaines, à la fois différentes de celles que nous nous présentons les uns aux autres et cependant semblables à ce que nous sommes, dans notre vie authentique. Combien de fois l’ai-je vu s’arrêter dans une phrase, étranglé par l’émotion, la voix défaillante, les yeux pleins de larmes ! C’est à la fois la conviction de l’enfant et la foi du poète. Rien ne se fait de valable en dehors de cet enthousiasme sacré, qui mêle je ne sais quoi de dionysiaque au déchirement des naissances de l’esprit.
Quand j’ai connu Paul Bourget, le crépuscule de la vie descendait déjà sur lui. Il n’avait plus l’âge des grandes découvertes. Il avait atteint celui des constatations implacables. Si grande que fût sa courtoisie, si charmant que fût son accueil, j’avais le sentiment que je venais le déranger au milieu des figures qu’il inventait et qui le consolaient sans doute de tant d’expériences personnelles. L’idéalisation des figures qu’il a créées n’avait peut-être pas d’autre cause. Il accompagnait souvent ses paroles, quand il vous quittait, d’un rire bref, qui était comme une façon secrète de prendre congé, tantôt de vous, tantôt de ceux au milieu desquels il vivait et qu’on ne voyait pas. Cette tête lourde et massive, cet œil où la pensée semblait se concentrer presque douloureusement, ce visage solide, encore terrien par l’énergie, où la vitalité se marquait par tous les traits, l’énergie par le contour du menton, l’angoisse et la méditation par les rides qui sillonnaient le front, ces fortes épaules qui semblaient pousser le front en avant, cette éloquence dans les paroles, qui n’était jamais oratoire, cette perpétuelle richesse d’idées, ces formules si fortes, si remarquables, tantôt par leur causticité, tantôt par la concision de leurs raccourcis, tout cela forme pour moi un ensemble d’images et de souvenirs, où je retrouve la figure centrale de ce grand éveilleur d’idées.
Les dernières années, il s’isolait de plus en plus. Il vivait dans les méditations plutôt qu’au milieu des hommes. Ceux-ci lui apparaissaient tous sur le même plan, où il ne retrouvait plus que des fantômes ou des théories. Toutes les époques se confondaient à ses yeux ; il n’en voyait que les ressemblances. Les grands vieillards ont ainsi le privilège de contempler la vie du même œil que les dieux : le temps fond sous leur regard.
Dans toutes les branches de l’activité intellectuelle où nous l’avons vu, Paul Bourget a apporté un élément personnel, le témoignage d’une conscience lucide et d’une expérience sans naïveté. Selon ses tendances, chacun choisira en soi l’écho de ses propres préférences. Pour moi, je me plais surtout à voir en lui un des grands romanciers du XIXe siècle ; admirateur de Stendhal, héritier de Balzac, il forme, avec Barbey d’Aurevilly, une des articulations maîtresses qui joignent nos derniers psychologues à leurs ancêtres. C’est un des honneurs de la France littéraire, au XIXe siècle, que d’avoir su unir à l’étude des mœurs et de la société, l’analyse de l’homme intérieur. Il sera impossible d’étudier et de connaître cette histoire du roman, sans donner à Paul Bourget la place qu’il mérite et qu’il ne perdra jamais.
Messieurs, les historiens de l’avenir verront apparaître le roman du XIXe siècle et de la partie déjà écoulée du XXe comme une formidable forêt aux aspects innombrables. Ainsi considérons-nous le drame anglais du XVIe siècle. Cette forêt pourra déconcerter les explorateurs les plus subtils par ses méandres et par ses ombres, par la multiplicité de ses perspectives. Mais si elle garde des parties obscures, certaines de ses allées apparaîtront dans une magnifique lumière. L’œuvre de Paul Bourget n’y constituera pas le plus vaste des arbres, mais un de ces chênes robustes, et en partie indestructibles, dont la présence et l’exemple sont vivifiants et qui répandent autour d’eux l’ombre la plus large et la plus exaltante.