Réception de M. Albert Besnard
Monsieur,
La joie que nous éprouvons à vous recevoir au milieu de nous s’accompagne de la tristesse d’un douloureux anniversaire ; il y a aujourd’hui trois ans, jour pour jour, que Pierre Loti mourait à Hendaye. Malade depuis de longs mois, et peut-être sentant sa fin prochaine, il avait désiré revoir, dans un effort de volonté suprême, cette terre d’Euzkalerria où l’avaient amené jadis les hasards de la vie maritime et dont le charme avait retenu son âme d’artiste. Attaché au sol et aux montagnes d’un pays qui lui avait inspiré un de ses chefs-d’œuvre, il avait pris brusquement la résolution de cette visite, qu’il savait être un dernier adieu. C’est à Rochefort, sa ville natale, qu’il voulait mourir. Mais la grâce de l’Euzkalerria le hantait. Il y était venu, quelque trente ans avant, pour commander le Javelot, et, d’année en année, de séjour en séjour, les étapes successives avaient fait une installation. Il se reposait, entre ses grands voyages aux contrées mystérieuses et lointaines, dans une maisonnette isolée et simple, où il retrouvait à ses retours « les mêmes petites choses aux mêmes places et dans des tiroirs, certaines fleurs fanées des précédents étés... » Deux fois par jour, dans l’estuaire de la Bidassoa, le flot venait battre ses murailles. Assis sur une terrasse, Pierre Loti contemplait en face de lui la montagneuse Espagne, dont « les hautes terres montent dans le ciel avec des physionomies si âpres » ; les cimes brunes du Jaiz-Guibel ; l’antique Fontarabie, « aux couleurs de cuivre et de basane, trônant encore telle qu’autrefois sur son rocher, au pied de la chaîne des Cantabres », et plus loin la tranquille ligne bleue de la mer. Ce paysage, et tant de chers souvenirs, l’avaient décidé à un voyage que l’état de sa santé rendait pénible. Il en supporta mal les fatigues et depuis son arrivée jusqu’à sa mort, n’ayant rien pu voir de ce qui l’avait attiré, il ne quitta pas le lit de la petite chambre aux volets clos où, ayant déjà cru mourir, il m’avait fait dans l’hiver de 1917, au cours d’une conversation haletante, en l’absence de son fils Samuel, retenu au front, ses suprêmes recommandations, dont je garde dans mon cœur d’ami l’émotion et la fierté. La vie de Pierre Loti avait toujours été troublée par l’épouvante de la mort. Cette nuit-là, où il la voyait si prochaine, il l’acceptait avec la douce sérénité d’un sage, — ou d’un simple — qui se résigne. Elle se retira sans frapper. Quand elle revint cinq ans plus tard, elle ne fut pas cruelle et Pierre Loti, entouré des siens, ne se vit pas mourir.
Au dehors, dans un après-midi d’été précoce, le temps était splendide. « Les langueurs et les limpidités du midi espagnol » remplissaient l’atmosphère pure et chaude. Pendant que s’éteignaient les deux yeux admirables qui avaient reflété toutes les splendeurs du monde, une procession dominicale parcourait la rue étroite de la petite ville. Les cloches d’Hendaye et de Fontarabie mêlaient pardessus la frontière leurs vibrations religieuses. Le bruit, adouci comme un murmure, des prières et des cantiques venait jusqu’à la petite maison où le grand voyageur, qui avait vu tant de fêtes magnifiques et tant de cortèges triomphaux, entrait dans le repos éternel. Les litanies séculaires se déroulaient comme un autre livre, un livre saint, de la Pitié et de la Mort. Aux « chœurs des petits garçons, chantés à pleine voix enfantine avec un entrain un peu sauvage », répondaient « les chœurs très doux des petites filles », guidés par « une voix fraîche et claire », semblable à celle de Gracieuse qui, devenue la petite sœur Marie-Angélique, avait fui dans l’exil d’un couvent l’amour passionné de Ramuntcho. O crux, ave, spes unica ! Pierre Loti avait, pour trouver une espérance, fait ce qu’il appelait, dans une dédicace intime, des pèlerinages extravagants à travers le monde. Pèlerin désenchanté et croyant désabusé, il avait fini par admettre la vertu religieuse des habitudes traditionnelles. Il disait : « Faire les mêmes choses que depuis des âges sans nombre ont faites les ancêtres, et redire aveuglément les mêmes paroles de foi, est une suprême sagesse, une suprême force. » Protestant, il n’avait jamais renié, même en ne la pratiquant pas, la foi de ses ancêtres. Mais un hasard mystérieux mit des chants catholiques sur le chemin de sa mort. Il n’en aurait pas repoussé la douceur bienfaisante. Tout, dans le pays basque, lui était cher et il n’aurait pas souffert, si la connaissance des choses ne lui avait pas été enlevée avant la vie, de s’endormir dans l’écho des prières qui avaient conduit jusqu’au cloître prochain la gracieuse héroïne d’un des romans où il a répandu le plus de son âme.
Il y a aujourd’hui trois ans ! C’est moins qu’il n’en faut pour que la postérité commence. La gloire de Loti a grandi depuis sa mort. Déjà, dans les dernières années, les plébiscites littéraires, qui étaient à la mode, le poussaient jusqu’à son vrai rang. Il était sensible aux suffrages d’une jeunesse, sincère et ardente, qui n’acceptait pas les mots d’ordre des coteries et des comités. Elle venait vers lui, et il en était fier. Mais on ne savait pas ou on ne sentait pas encore tout ce que son œuvre renfermait, sous l’enchantement de ses dehors pittoresques, de véritable émotion et d’humaine profondeur. Il n’avait, pour plaider en faveur de sa gloire, que ses livres et il n’invoquait la réclame tapageuse d’aucune politique. Homme de lettres, sa clientèle était faite de la seule admiration littéraire. Cette admiration l’a mis à sa vraie place. Dirai-je avec Anatole France : la première ? Je n’hésiterais pas s’il ne me répugnait de classer des génies entre lesquels leur diversité même rend une comparaison difficile. Mais il me suffit de savoir et-de dire que l’œuvre de Pierre Loti, d’une originalité si nouvelle et si troublante, l’a définitivement consacré comme un grand, un très grand artiste, qui n’a rien à craindre ni du goût, ni de la justice de l’avenir.
J’en aurais eu pour garant, Monsieur, si mon opinion devait se confirmer par un témoignage, le remerciement que vous venez de prononcer. Vous avez eu la modestie, ou la coquetterie, de parler de Pierre Loti plutôt en peintre qu’en écrivain. Vous n’avez pas voulu, même pour louer un art que vous avez si bien compris et que vous aimez, vous ériger en critique. C’était votre affaire de choisir votre point de vue et il y a des disciplines que l’Académie, dont vous apprécierez le libéralisme, n’impose pas. À son origine, et pendant des siècles, il était de bon ton de faire l’éloge du grand cardinal de Richelieu. La tradition s’en est un peu perdue. Chacun ici a le choix de son parrain. Vous avez, pour vous soutenir dans une tâche difficile, invoqué le vieux Ganeça, rencontré à Madura au cours d’un voyage qui fut si utile à votre gloire. Je crois bien que ce dieu hindou, qui porte une tête d’éléphant, se trouve associé pour la première fois à une fête académique. Qu’il y soit le bienvenu, puisqu’il favorise le succès, surtout si vous n’avez pas l’égoïsme de garder pour vous seul les bienfaits de son patronage.
Il aurait pu vous rendre plus hardi. Quoi que vous en disiez, il y a en vous un critique littéraire, et qui date de loin. Vous étiez un petit enfant, relégué dans le coin obscur de la classe d’un collège. Un professeur maussade… c’est vous qui l’avez dit, mais vous n’avez pas dit si vous étiez un élève indiscipliné, vous avait infligé un pensum qui consistait à copier plusieurs fois une fable de La Fontaine, La sévérité de ce maître d’étude n’allait pas sans goût puisqu’il avait choisi Le Chêne et le Roseau, ce chef-d’œuvre en trente-deux lignes que vous avez égalé plus tard aux plus beaux paysages de Ruysdaël. À cet âge d’enfant, vous en allongiez les vers avez une nonchalance irritée lorsque les deux derniers, où le poète peint et plaint le chêne vaincu,
Celui de qui la tête au ciel était voisine
Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts
vous frappèrent de stupeur. Votre âme, surprise et ravie, en suivit avec admiration la courbe majestueuse. « Mes yeux, avez-vous dit, ne virent plus ni la classe, ni le pensum, mais une nature immense dont chaque objet s’animait d’une vie individuelle et sous laquelle je sentais désormais l’existence d’un mystère supérieur en intérêt au décor que traversait ma vie de chaque jour. » Je comprends que cette révélation vous ait laissé un souvenir ému. Elle fut l’éveil de votre personnalité, et déjà elle en marque le caractère. Vous étiez né à la méditation, à la poésie, à la pensée. Ces compagnes inspiratrices ne vous ont plus quitté.
Mais ce que vous êtes devenu, ce que vous êtes, vous le devez surtout à votre mère, restée seule, toute jeune, à la suite de revers de fortune qui rendaient sa situation difficile. Les soins dont elle entoura votre santé d’abord chétive ne vous furent pas inutiles. Je crois que vous n’avez jamais été malade. Ce n’est évidemment pas un titre académique, mais il ne nous déplaît pas d’avoir au milieu de nous des tempéraments robustes, qui entourent de bonne humeur le travail du Dictionnaire, Votre mère était très belle. Avec un visage harmonieux, lumineux et souriant, elle avait un esprit qui savait être mordant et une vivacité fantaisiste que la conversation passionnait. Artiste, elle avait appris la miniature à la bonne école de Mme de Mirbel. Elle habitait un petit appartement de la place Furstenberg, dans une maison où est mort Delacroix, auquel tant de traits vous apparentent. Au bord de l’étroite fenêtre, qui s’ouvrait sur l’infini de Paris, vous rêviez avec votre mère et, soutenu par sa tendresse vigilante qu’accompagnait une imagination vous enjouée, vous devisiez avec confiance de l’avenir. Que seriez-vous ? La peinture n’avait pas réussi à votre père, qui fréquenta comme amateur l’atelier d’Ingres et, malgré son talent, votre mère y trouvait des déboires qui l’incitaient à vous détourner d’une profession périlleuse. Pourquoi ne seriez-vous pas consul en Orient ? Cette idée vous hanta tous les deux par l’espoir des beaux voyages d’une vie aventureuse. Mais vous ne saviez rien ni l’un ni l’autre des nécessités de cette carrière, et, quand vous fûtes renseigné sur ses conditions, la réalité brisa votre rêve. Il vous fallait suivre une autre voie ; vous y étiez prêt, car déjà vous vous étiez essayé, le soir, à des croquis à la plume qui attestaient votre vocation. À. son insu, et contre son sentiment, votre mère, en versant dans votre cœur les trésors de son imagination, avait dressé le canevas de votre existence future. Un ami clairvoyant fit le reste et il triompha par sa sagesse énergique des dernières résistances d’une tendresse que le souci de mieux faire aveuglait.
Vous étiez libre de peindre. Anch’io son’ pittore. Le choix de votre premier professeur fut heureux. Vieil ami de votre famille, le peintre Jean Brémond était un élève d’Ingres, dont il appréciait le dessin, mais auquel, épris de couleur, il préférait Delacroix. Esprit indépendant, il sut développer vos dispositions naturelles saris vous imposer ses procédés. De tels maîtres sont rares. Peu de temps avant sa mort, en 1868, vous étiez entré à l’École des Beaux-Arts, où ni vos professeurs ni vos camarades, les uns déconcertés par vos propres hésitations, les autres découragés par la correction un peu féminine de vos manières, n’auguraient rien de votre avenir. Je sais pourtant un portrait de vous, où vous vous êtes peint, à l’âge de dix-huit ans, coiffé de la toque de velours du Hamlet de Delacroix, qui aurait dû leur révéler vos dons de sensibilité réfléchie et tendre.
En 1870, dispensé du service et engagé volontaire, vous fîtes le coup de feu sous Rueil. À l’École, vous étiez toujours un élève irrégulier, indécis et solitaire. Mais en 1874 il vous arriva un accident, sous la forme du grand prix de Rome, pour lequel vous aviez concouru sans ambition et sans espoir, et dont vous appréhendiez les servitudes beaucoup plus que vous n’en goûtiez l’honneur. C’était la Mort de Timophane, tyran de Corinthe, qui vous avait valu votre succès. Quand vous en fîtes part à votre mère, elle vous répondit : « C’est bien, mon enfant. » Il y avait sous son sourire de la tendresse et du dépit. À vingt-cinq ans, on s’accommode de tout. Vous eûtes vite fait de vous réjouir de votre malheur. Il n’est pas permis à tout le monde d’aller à Corinthe, même pour y tuer un tyran, et dans ce concours d’assassinat pictural, votre coup d’essai avait été un coup de maître.
À Rome il y a l’École, la ville et la campagne. L’École n’a exercé sur vous aucune influence, et vos envois ont la sèche correction d’un devoir accompli sans plaisir. Mais il s’en faut que votre séjour dans la Ville Éternelle vous ait été inutile. Il vous a instruit — sans gâter vos dons de peintre, qui devaient s’épanouir plus tard — sur la vie, sur la nature et sur l’art. Il n’est que de lire deux chapitres de votre livre pittoresque, vivant et souvent mordant, Sous le ciel de Rome, pour comprendre les profits que vous avez retirés de votre stage dans la villa Médicis. N’est-ce pas beaucoup d’avoir « goûté avec délices la beauté du ciel, la ligne sévère des horizons romains, les mystères des grands palais aux fontaines murmurantes, enfin l’étrange allure de ce peuple qui semble avoir gardé des siècles écoulés les passions véhémentes, le geste vif et la beauté » ? À la différence de votre directeur Lenepveu, qui ne quittait ni ses pinceaux ni sa nièce, vous fréquentiez le Palais Farnèse, la ville et les salons. Cet apprentissage du monde vous a servi.
D’autre part, habile cavalier, ne craignant pas le risque, avide d’air et de liberté, vous parcouriez, avec Aimé Morot, un vrai centaure, le désert peuplé de la campagne romaine, dont vous admiriez avec une surprise ravie les montagnes et les collines, les nuages, les paysages, les cours d’eau, les petits bois, les vastes prairies, les fermes, les troupeaux, la majesté qui résistait encore à l’envahissement des faubourgs. C’était votre prise de contact avec la Nature, cette alma parens de tous les pays, qui vous a inspiré — parce que vous la sentez, parce que vous la comprenez, parce que vous l’aimez — tant de belles œuvres dont vous n’avez jamais voulu que l’homme soit absent.
Mais vous étiez trop artiste pour négliger l’Art, Boucher avait mis en garde son élève Fragonard, qui partait pour l’École de Rome, contre l’influence des maîtres italiens. « Mon garçon, on va te montrer Michel-Ange et tous les anciens ; si tu les prends au sérieux, tu es fichu. » Une boutade, même de Boucher, n’est pas un raisonnement et vous avez justement écrit que « si l’on pouvait distiller les éléments d’une âme d’artiste, on serait peut-être surpris de la quantité de Raphaël et de Michel-Ange qui entre dans la composition d’un Fragonard. » Serait-on vraiment aussi surpris que vous le dites ? L’âme d’un artiste, si grand qu’il soit, ne soit, ne s’est jamais formée toute seule et elle ne lui appartient pas en entier. La vôtre elle-même, Monsieur, a subi des influences, que d’autres, experts au travail de la « distillation », ont démêlées ou démêleront. Laissez-moi seulement affirmer que la Chapelle Sixtine, « pleine de grondements », a exercé sur le développement de votre talent une action bienfaisante et durable. On ne diminue pas un artiste si on le fait entrer, même au titre d’enfant naturel, dans la famille de Michel-Ange ou de Raphaël.
Quoi qu’on en dise, et peut-être quoi que vous en ayez dit avant d’en devenir le directeur, l’École de Rome a du bon, à la condition d’en sortir, et même si l’on n’en sort pas, comme vous, avec un heureux mariage, Il y a à Rome, sous la grande arcade de la Porte du Peuple, une place tumultueuse et pittoresque, où Jean-Auguste-Dominique Ingres se rendit un jour à pied pour attendre sa fiancée, arrivée de Paris. Vous n’avez pas eu besoin, Monsieur, en 1879, de vous rendre à la Porte du Peuple pour trouver « la grande joie de votre vie ». Elle était plus près de vous. Depuis quatre ans déjà, vous aviez été présenté à Mlle Charlotte Dubray, fille d’un statuaire connu, dont elle pratiquait l’art avec talent. Vos fiançailles furent longues. Il vous était impossible de vous marier sans avoir achevé le stage réglementaire que vous imposait l’assassinat, trop habilement rendu, de Timophane, tyran de Corinthe. A peine sorti de l’École, dont vous sortîtes sans peine, vous épousiez Mlle Dubray. Elle s’est définie elle-même votre « camarade d’art ». C’est beaucoup, mais ce n’est pas assez dire. Votre femme est, depuis près de cinquante ans, la sœur de votre intelligence, la confidente de votre cœur, l’amie de votre vie.
C’est ici que mon embarras dépasse celui dont vous nous avez fait l’aveu. Vous avez redouté, étant peintre, de juger un écrivain qui est le plus grand peintre des lettres françaises. Ma situation est plus difficile. Si encore vous étiez un musicien ! Vous n’attendez heureusement pas de moi que j’analyse une œuvre dans laquelle vous avez dépensé plus de soixante ans d’efforts. Il y a des lacunes dans les gros livres, même les plus fouillés et les plus complets, qu’elle a inspirés. Qu’en serait-il d’un discours académique où vous n’êtes pas, si j’ose m’exprimer ainsi, la seule partie prenante ? Je vous appelle, Monsieur, à mon secours et je vous garderai à mes côtés pour vous définir.
Il y a quatre ans vous aviez songé à poser votre candidature au fauteuil laissé vacant par la mort de Mgr Duchesne. Vous l’aviez connu à Rome et il était votre vieil ami. Je suis sûr que vous en auriez bien parlé. Mais avant de risquer vos premières démarches, vous me fîtes l’honneur de me demander mon avis. Était-ce une confidence personnelle ? Je ne le pense pas : les lettres de cette sorte sont généralement livrées à l’indiscrétion d’une trentaine de destinataires. Vous me disiez : « Il est bien entendu que c’est comme peintre, ayant inscrit des idées sur des murailles, que je me porte. » J’aime cette définition, parce qu’elle est claire et parce qu’elle me met à l’aise. Vous n’invoquiez pas l’Homme en rose, le seul livre que vous eussiez écrit alors. Je ne le tiens pas pour un livre indifférent ; il a de la vie et de la couleur, du mouvement et de la lumière ; mais même si vous ne l’aviez-pas écrit, nos suffrages n’auraient pas manqué à vos titres, qui étaient d’une autre nature. Vous êtes un peintre, un grand peintre, et c’est le peintre que nous avons élu.
À notre époque où l’on ne paraît plus s’étonner de rien, il y a des esprits chagrins — je ne dis pas jaloux : la jalousie existe-t-elle encore ? — qui se sont étonnés de notre choix. Un peintre à l’Académie française, et le premier peut-être, qui y soit entré ! N’est-il pas de l’Académie des Beaux-Arts ? Certes oui, comme Claude Bernard, Berthelot et Pasteur étaient de l’Académie des Sciences. Il n’y a pas d’erreur plus grande et plus fréquente que de croire l’Académie française destinée aux seuls écrivains. Toutes les idées dont le pays s’honore peuvent trouver ici leur refuge, et aucun de leurs moyens d’expression ne nous laisse indifférents. Les vôtres sont la lumière, l’ombre et le geste. Ils ont leur éloquence, qui, pour plaire, pour effrayer ou pour instruire, ne le cède pas aux ressources de la parole vivante. Un tableau d’histoire, un portrait, un paysage, sont un poème muet et vous vous êtes flatté d’employer un langage qui vaut bien celui des mots. Ne se créera-t-il donc jamais une école, avez-vous écrit, où l’on enseignera l’art comme dans l’antiquité la philosophie, c’est-à-dire l’art de penser ? Il serait temps. » Vous avez, à Rome et à Paris, dirigé deux grandes écoles et je ne doute pas que l’art de penser ne soit entré dans vos préoccupations et n’ait guidé votre enseignement. Mais vous avez mieux fait que de l’enseigner : vous l’avez pratiqué. Nous devons à vos heures de fantaisie des féeries où la couleur ruisselle, des paysages de rêve, des orchestrations lumineuses, des caprices charmants ou éblouissants. Mais votre œuvre m’apparaît comme une pensée continue, qui cherche à donner à la pure réalité la forme supérieure de l’idéal. Il faut sur tout voir la nature, sans laquelle l’artiste ne peut rien faire et la saisir dans son rythme, à la fois simple et multiple. Elle est « le modèle de tous les infinis ». C’est une erreur, vous avez même dit une niaiserie, d’imaginer d’abord, pour plier ensuite la nature à sa conception. Seule la nature, observée et étudiée, renouvelle l’esprit et la pensée. L’imagination, sans le secours de laquelle la réalité ne serait qu’un fruit stérile, vient ensuite. Vous l’avez définie « la faculté de sortir de soi-même, de deviner, à l’aide des yeux de l’âme, la corrélation de ces infinis » dont se compose le rythme de la nature. Il y a dans les facultés artistiques un ordre de priorité. Sa méconnaissance explique la déchéance de certains tableaux célèbres dont il n’a pas suffi d’un grand talent, mal employé, pour prolonger la vie, Ils ont déjà la froide immobilité de la mort. C’est au contraire votre force d’avoir su regarder toutes les formes de l’Univers et d’avoir mis à profit les harmonies qu’il vous a révélées. Vous avez vécu en communion avec lui et vous avez tressailli d’une joie de vivre à laquelle la peinture donne son expression la plus intense. « Peindre, c’est comprendre ; c’est pénétrer, c’est choisir, c’est se souvenir ; pour certains, pour les plus grands, c’est deviner. » Vous avez compris et vous vous êtes souvenu ; vous avez choisi et vous avez deviné.
Quand on possède ces dons, que seuls ont les grands artistes, quel que soit leur genre et quelle que soit leur école, et par lesquels un Daumier égale un Delacroix, ou Forain un Puvis de Chavannes, on fait une création dans la Création. C’est le but suprême de l’Art. Mais il évolue comme la vie, puisque « la notion d’art est le résultat de la vision de ce qui nous entoure. » Je vous emprunte cette définition, qui vous contient et qui vous explique. Vous n’êtes d’aucune école, mais vous êtes de votre temps. Vous vous êtes efforcé vers l’idéal en passant par le vrai. L’évolution qui s’est produite au cours du siècle dernier vous a marqué de son empreinte. Quel siècle « d’intelligence, d’inquiétude, de passion », et quelle variété dans les chefs-d’œuvre de tous ces grands peintres qui, s’étant heurtés et combattus, jouissent de la gloire immortelle dont la France a le juste orgueil ! Vous avez dit de cette évolution silencieuse et féconde qu’elle a substitué la synthèse au symbole et la raison à la révélation. Vous avez proclamé, au point de vue artistique, une foi nouvelle, mais sans renier « le grand passé dont nous frémissons encore. Je crois avec vous que certaines formules ne serviront plus et que des draperies tombantes, si elles veulent exprimer la piété, ne réussissent qu’à rendre la lassitude d’une pose définitivement usée. C’est dans la science de la nature que vous avez trouvé les inspirations nouvelles d’une foi qui, pour un artiste, vaut l’ancienne. La Nature, dont la science a pénétré tant de mystères, sondé tant d’abîmes et violé tant de secrets, offre au génie un champ immense. Vous l’avez exploré avec une patience et une pénétration qui font de vous, avec un tempérament et des procédés de composition si différents, l’émule heureux de Puvis de Chavannes.
Les murailles n’ont pas suffi à l’activité et à la variété de vos idées : comme Lamartine, vous avez siégé au plafond. J’admire vos plafonds, mais, sinon pour mon goût, du moins pour ma commodité, je leur préfère vos murailles. La vue d’un plafond, outre qu’elle impose trop souvent les contorsions d’une gymnastique appliquée, exige une certaine lumière : on ne l’a pas toujours. N’ayant pas pu voir, à Parme la coupole du Corrège, vous avez dit que vous n’êtes pas « pour églises », sachant d’avance que leurs plafonds ne vous enverront qu’une obscurité impénétrable. Est-ce la raison pour laquelle aucune église ne se réjouit des couleurs de votre admirable palette ? Vous avez mieux traité les coupoles laïques, disposées dans des palais où le soleil pénètre plus largement, ou dans des théâtres que l’électricité inonde de ses clartés. Votre plafond de la Comédie-Française est celui qui m’est le plus connu. Vous y avez renouvelé un genre qui paraissait avoir, par épuisement, perdu les moyens de vivre. Avec vous l’Idée ne perd jamais ses droits : la couleur l’exalte, mais elle ne l’étouffe pas. Vous pensez en peignant et vous faîtes penser, sans alourdir de pédantisme une culture que l’on sent raffinée et forte.
Avant de rajeunir la tradition mythologique, qui en avait besoin, vous aviez inscrit sur des murailles quelques-unes des plus belles Idées que l’Art, libéré enfin des symboles conventionnels, ait reçues de la Nature et de la Science. Je répète à dessein et je prends pour guide les expressions par lesquelles vous vous êtes si heureusement défini vous-même, et où je vous reconnais. Leur seul tort, dont votre modestie est responsable, est qu’elles n’ont pas tout dit. Vous n’avez pas la prétention d’être un savant et je crois même que vous avez toujours eu une certaine répugnance pour le côté technique des problèmes scientifiques. La science ne vous intéresse que par ses découvertes, et vous avez vécu dans un siècle qui a connu les plus magnifiques. Ce sont elles qui vous ont inspiré. Vous en avez dégagé le sens social. Il leur manque encore un poète ; grâce à vous, elles ont leur peintre, épris de progrès et d’idéal.
J’admire en vous l’exactitude des lignes, la ressemblance des gestes, la pureté du dessin et la richesse somptueuse du coloris. Peut-être trouvez-vous que mon admiration s’exprime mal et je sais moi-même que je ne dis pas les mots qu’il faudrait dire pour louer à leur juste mesure, dans leur originalité et dans leur variété, vos qualités professionnelles. Je m’en excuse, mais je crois pourtant avoir compris la large humanité qui anime vos décorations de l’École de pharmacie, de l’Hôtel de Ville, de la Sorbonne et du Petit-Palais. Ce sont, avec les compositions de Berck, que j’ai le regret de ne pas connaître, les œuvres maîtresses de cette peinture murale à laquelle vous devez ce qu’il y a de plus puissant dans votre personnalité. La vie de notre temps est si dispersée qu’elles ne m’étaient pas toutes familières. J’en avais fait, au cours de visites officielles, la distraction d’un moment. L’honneur de vous recevoir m’a procuré la joie de les revoir à loisir, de les comparer, d’en suivre l’évolution et, si je ne me suis pas abusé, d’en pénétrer et d’en dégager la profondeur. Je vous dois, Monsieur, d’avoir pensé devant votre pensée, d’avoir été ému par votre émotion, d’avoir mieux connu la majesté des souffrances humaines et la pitié consolatrice de l’Espérance. Il y a dans votre talent une tendresse qui en atténue l’audace et si vous avez souvent rencontré ce que vous avez appelé pour d’autres la surprise féconde, votre œil, apte à tout voir, n’en a pas le seul mérite et c’est à votre âme qu’il faut faire la plus large part.
Votre œuvre abonde en ressources infinies et peu d’artistes se sont renouvelés comme vous. Ce n’est pas toujours sans courage. Le public n’aime pas qu’on le dérange dans ses habitudes : il fait des classifications, il dresse des catégories et, quand un artiste se montre sous une face imprévue, il prend pour une impertinence ce qui est, au fond, un hommage à son intelligence et à son goût. Quelle erreur ! Il n’est pas de grand peintre qui ne soit universel. Cette universalité est la forme même du génie. C’est pour l’avoir possédée que Delacroix est si grand. Ses portraits ont fait moins de bruit que ses autres œuvres. Les vôtres, au contraire, ont été âprement discutés : on n’est pas impunément un novateur. Il semble que rien ne soit plus facile qu’un portrait. En réalité, pour qui ne s’en tient pas uniquement à la ressemblance, il est peu de formes d’art qui exigent plus d’imagination. Baudelaire, ce grand critique, dont les curiosités esthétiques ont une sorte d’infaillibilité géniale, disait qu’un portrait exige à la fois une immense intelligence et une rare divination. « Quand je vois un bon portrait, je devine tous les efforts de l’artiste, qui a dû voir d’abord ce qui se fait voir, mais aussi deviner ce qui se cachait... Rien n’est indifférent dans un portrait. Le geste, la grimace, le décor même, tout doit servir à représenter un caractère. » Ces traits vous définissent. Vous n’avez négligé ni le geste, ni le décor, ni la grimace — et vous eûtes même, à propos de la grimace, une querelle retentissante avec Réjane, qui vous fit un grand pied de nez, mais vous avez surtout cherché les caractères. Le modèle est votre collaborateur. Vous lui demandez dès l’abord : « Comment vous aimez-vous ? » Il n’y a pas un modèle qui ne s’aime, mais sait-il toujours comment ? Votre enquête psychologique, qui le révèle parfois à lui-même, vous donne, à vous qui interrogez et qui observez, la révélation dont vous avez besoin. Après avoir multiplié des croquis, des dessins et des silhouettes, vous connaissez à fond la personne physique et morale que vous voulez peindre. Cette analyse, dont la précision un peu indiscrète n’épargne ni les tiares pontificales ni les couronnes royales ni les chapeaux des cardinaux, vous prépare à la large synthèse qui s’étale tout d’abord en grisaille sur la toile, en attendant « l’heure de lyrisme joyeux » où vous l’enrichirez « des magies de la couleur ». Après avoir, en m’aidant du témoignage de votre « camarade d’art », défini votre méthode, je m’interdis de donner des exemples, qui seraient une façon de marquer des préférences. Tous vos modèles ne sont pas morts, et je ne veux pas me faire inutilement des ennemis parmi ceux que je n’aurais pas introduits avec vous sous la Coupole.
Est-ce d’ailleurs ma mission de tout dire ? Je ne vous ai pas demandé « comment vous vous aimez », et il m’est impossible de vous suivre partout où vous ont poussé votre fantaisie et votre insatiable curiosité, au pays basque et en Savoie, en Algérie et aux Indes. J’en ai surtout le regret pour les Indes, d’où vous avez rapporté des types inoubliables et des visions éblouissantes. La couleur de sang de ce pays féerique convenait plus que toute autre à la richesse de votre palette, à votre intelligence et à votre passion. « L’Intelligence et la Passion, avez-vous écrit, sont bien près du génie. Quel est celui de ce siècle qui aura l’honneur de les combiner ensemble ? Nous ne pouvons pas le savoir encore, la lutte nous aveugle, mais la postérité prononcera. » Ayez confiance, Monsieur, dans la postérité. Déjà la lutte ne nous aveugle plus. Vous souvient-il qu’à l’occasion d’un de vos premiers portraits, autour duquel se livra une vive bataille, un critique vous qualifia de teinturier en délire ? Il allait un peu fort, et j’imagine que vous avez dû sourire d’être ainsi incorporé à une profession, d’ailleurs honorable, qui n’est pas la vôtre.
L’âge vous a apaisé, quoique vos hardiesses les plus audacieuses n’aient jamais nui à l’impartialité clairvoyante de votre jugement, qui s’est placé à égale distance de l’Impressionnisme et de l’école académique. Anatole France a écrit que « les révolutionnaires s’étonnent seuls qu’on fasse des révolutions après eux ». Aucune révolution rie vous étonne et même aucune ne vous indigne, à l’exception « des écoles, joyeuses ou tristes, qui cultivent le néant ». Vous n’admettez pas qu’on « remplace l’homme par un cube, un cône ou une boule ». La peinture géométrique révolte en vous ce « sens commun » dont l’ordre et l’équilibre sont à vos yeux l’expression même de l’idéal. Vous avez toujours cherché cet idéal dans les régions supérieures, même au prix des erreurs’ inévitables qui sont la condition ou la rançon du progrès. Vous avez goûté toutes les joies de l’indépendance. Les influences que vous avez subies n’ont jamais altéré votre vision, enchaîné votre volonté, obscurci votre conscience. Maître dans votre art, vous avez été votre propre maître, jusque dans les prodigieuses eaux-fortes où s’affirme, sous un de ses aspects les plus saisissants, votre puissante originalité.
Si je l’ai mal comprise ou mal dégagée, la faute n’en est pas tout entière à mon incompétence. N’avez-vous pas dit que « l’âme d’un artiste est un sanctuaire que nul ne doit violer » ? Il y a en elle des parties secrètes qui nous échappent et au seuil desquelles nous devons nous arrêter. Cette vérité est vraie pour tous les artistes, mais je crois que l’âme, sensible et frémissante, de certains grands écrivains est encore plus impénétrable que celle des sculpteurs et des peintres. Vous le savez, Monsieur, ayant eu moins de peine sans doute à définir Rodin qu’à analyser Pierre Loti. Je n’en suis pas surpris. Quoique j’aie bien connu Loti, je ne peux pas me flatter de l’avoir tout à fait connu. Son âme complexe et insaisissable renfermait des sanctuaires dont le secret lui échappait à lui-même. Sa vie, faite de surprises et de contrastes, était une énigme qu’il expliquait mal. Il lui plaisait de rattacher, pour la définir, son existence à des « ressouvenirs mystérieusement transmis », à des « conceptions latentes », à des « choses antérieures », qui lui apparaissaient « par jets de clartés brusques ». Lié au passé par ces racines à la fois incertaines et fortes, il se flattait d’avoir, par une exception singulière, pressenti toute sa vie depuis l’enfance et rien, à l’entendre, ne lui était arrivé qu’il n’eût obscurément prévu dès ses premières années. Il y avait moins d’orgueil que de sincérité et de mélancolie dans cette affirmation. Ceux qui jugent de la vie, d’un homme sur les apparences créées par l’amour et par la gloire ont pu croire que Pierre Loti avait été un mortel privilégié. Ils confondent le génie avec le bonheur. Pierre Loti eut des joies sans gaîté. Il enchantait son mal ou il l’étourdissait, mais il y avait une tristesse incurable au fond de l’âme changeante qu’il promenait par le monde changeant. Tout enfant, il avait l’effroi de la vie, à peine commencée. Il ne voyait pas clair sur l’horizon de sa route, au bout de’ laquelle il n’arrivait à se représenter qu’ « un grand rideau de plomb tendu dans des ténèbres... », dont « l’inconnu » l’assombrissait. Envahi, quand il faisait noir, par une sorte d’inquiétude mélancolique, il avait déjà cette oppression frissonnante des crépuscules, qui devait devenir si vite, au milieu de tant d’aventures, l’épouvantement de la mort. Élevé « comme une petite fleur de serre chaude », dans l’« étroite sphère ouatée » d’une famille simple et pieuse, par une mère, des grand’mères, des tantes et grand-tantes qui l’adoraient, soigné et choyé, inconscient de la vie et ignorant le mal, il paraissait destiné à devenir « dans le coin le plus tranquille de la plus ordinaire des petites villes » un homme « utile à la société, très rangé, très bien pensant et très austère.., » Qui eût dit alors qu’il « tournerait à la brousse de maquis et à la plante de hallier » aurait étonné jusqu’à la peur les chères femmes, vêtues de noir, dont la sollicitude s’ingéniait à le préserver des mauvais camarades et à amortir les mauvais coups.
Tenu à l’écart des garçons de son âge et de leurs amusements tapageurs, il souffrait des excès d’une tendresse qui le condamnait à la solitude. Replié sur lui-même, il s’immobilisait dans des rêveries attentives et dans des contemplations muettes. Sa sensibilité, qu’il suffisait d’un ébranler et pour émouvoir, devançait son âge. La nature le conquit très vite. À l’âge de trois ans, relevant d’une rougeole, et triste entre les rideaux de son petit lit blanc, il devina, à des rayons qui filtraient par ses fenêtres fermées, « la splendeur nouvelle du soleil et de l’air ». Mais ce fut à la Limoise, — « des bois de chênes, des bruyères, une campagne pierreuse ayant un bon air pastoral d’autrefois ; des moutons et des odeurs de serpolet... » — qu’effrayé et charmé, il eut à la fois la révélation du monde extérieur et de la fuite du temps. Son enfance, nourrie peut-être de « ressouvenus », dessinait déjà l’image de sa vie. Des amourettes y prirent, de bonne heure, leur place. La mère de ce petit Julien Viaud qui devait acquérir son immortalité sous la poésie d’un nom d’emprunt, était originaire de l’île d’Oléron, de l’île comme on disait tout court dans la famille, dont elle remplissait l’histoire. La Grand Côte, avec ses deux ou trois villages perdus de pêcheurs vaillants et honnêtes, regardait au large les infinis de l’Océan. Venu pour s’y reposer d’une grave maladie, en compagnie de son frère et de sa sœur, Pierre Loti — je lui rends son état civil littéraire — y fit, vers les sept ou huit ans, la rencontre de la petite Véronique, un peu plus jeune que lui, et dont il devint l’ami. Ils ne se quittaient plus ; ils jouaient ensemble sur le sable de la plage où ils faisaient des trouvailles ; « ils marchaient comme les bébés qui se plaisent, se tenant ferme à pleins doigts, ne parlant pas et se regardant de temps en temps... Puis, un baiser par ci par là... » Il y eut même une promesse de mariage faite par le petit monsieur à la fille du pêcheur. Le Roman d’un Enfant, ce chef-d’œuvre de pure tendresse et de pénétrante émotion, emprunte le récit de cette idylle, qui fut le premier amour de Pierre Loti, au journal de sa sœur, écrit avec une simplicité charmante. Les vacances finies, il fallut quitter le village, ranger dans des caisses les coquilles et les algues, les étoiles et les cailloux marins, et hélas ! les yeux pleins de tristesse, quitter aussi Véronique, qui sanglotait. Ce spectacle remplit d’une rêverie inquiète la sœur aînée, qui se dit en regardant son petit Pierre, déjà si différent des autres : « Que sera-ce de cet enfant ? Que sera-ce aussi de sa petite amie, dont la silhouette apparaît, persistante, au bout du chemin ? Qu’y a-t-il de désespérance dans ce tout petit cœur, qu’y a-t-il d’angoisse, en présence de cet abandon ? » Que sera-ce de cet enfant ? L’homme couve sous lui et quand, « rouleur et blasé, égoïste et sauvage », doux et tendre d’ailleurs, ami et aimé des humbles, un « composé de tout », il aura fait le tour du monde, il répondra à l’angoisse de sa sœur Marie, une sœur exquise qui lui fut une seconde mère : « Que sera-ce de cet enfant ? Oh ! mon Dieu, rien autre chose que ce qui en a été ce jour-là ; dans l’avenir, rien de moins, rien de plus. Ces départs, ces emballages puérils de mille objets sans valeur appréciable, ce besoin de tout emporter, de se faire suivre d’un monde de souvenirs, — et surtout ces adieux à des petites créatures sauvages, aimées peut-être précisément parce qu’elles étaient ainsi, — ça représente toute ma vie, cela... »
Et déjà combien d’amourettes dans sa vie d’enfant ! Antoinette, Véronique, Lucette, Marguerite, Jeanne, — surtout Lucette, plus âgée que lui, la compagne préférée de ses jeux et de son cœur, dont la mort prématurée fut un de ses premiers vrais chagrins. Jeanne, Marguerite et Lucette, cette trinité joyeuse de charmantes jeunes filles, le reposaient des ennuis du collège où il entra à l’âge de douze ans et demi. Incompris des professeurs, dont la rude sévérité heurtait sa délicatesse, il ne fut pas plus heureux avec ses camarades, « délurés, développés, avancés dans les choses de la vie », et qui, le sentant si différent d’eux, se moquaient de ses manières polies, de sa réserve attristée, de sa distinction un peu distante. Il souffrait surtout de leur pitié, qui était une forme déguisée de leur hostilité cruelle. Doux au fond et patient, plus timide que fier, ayant joué sur le bord de la mer ou dans les montagnes avec des enfants qu’il traitait comme des égaux, il passait, au collège, pour un être « bizarre et poseur ». Ce malentendu pesa sur toute sa vie. Sa timidité offusquée se défendait par le dédain ou par des violences soudaines, que son caractère d’homme accentua. Il y eut toujours en lui du « chat outragé » qui, menacé... ou croyant l’être, montrait ses griffes.
Aucun sentiment d’émulation ne stimulait son zèle et il accueillait avec la même indifférence, tantôt le premier et tantôt le dernier, la place, au demeurant d’une bonne moyenne, que ses compositions lui valaient. Il ne ressemblait à personne. Resté très enfant pour certaines choses, et même plus enfant que son âge, son imagination, nourrie par la méditation intérieure et par la contemplation de la nature, avait des envolées qu’aucun de ses camarades n’aurait pu suivre. Mauvais élève, au sens scolaire du mot, il était déjà très artiste, charmé par la description d’un paysage, par le rythme des mots et par le mouvement des images. Il aimait ce qui ressemblait à son âme. Telle églogue de Virgile, où deux bergers cheminaient, il y a deux mille ans, dans la campagne romaine, « chaude, un peu aride, avec des broussailles de phylliréas et de chênes verts », lui rappelait la chère campagne d’où il rapportait, dans ses habits, « une odeur de serpolet, de thym et de mouton » qui faisait dire à la tante Berthe : « Oh ! tu sens la Limoise, petit ! » Et même si le Grand-Singe, l’un des deux maîtres qu’il détestait, n’avait pas cru devoir lui en faire remarquer l’harmonie imitative, il aurait admiré tout seul un vers de l’Iliade « qui finit comme le bruit d’une lame de marée montante, étalant sa nappe d’écume sur les galets d’une plage ». Fort en version, il avait le thème et, encore davantage, la narration extrêmement rebelles. Tandis que les lointains, ceux de la campagne ou de la mer, et la tiédeur troublante des premiers jours de printemps lui mettaient la tête à l’envers, ces compositions artificielles lui donnaient le dégoût de banalités ou de « broderies » qu’il ne pouvait se résigner à écrire et un jour, au lieu de « glisser de jolies choses » dans le sujet proposé qui était Un naufrage, il remit simplement au professeur, moins par gaminerie que par une espèce de pudeur instinctive, une feuille blanche avec le titre et sa signature. Si le Grand-Singe a assez vécu pour lire dans Mon Frère Yves les pages prodigieuses qui racontent une tempête sur les côtes de Chine, il a dû comprendre la signification de la feuille blanche. Pierre Loti, même enfant, ne travaillait pas sur commande. Déjà il ne savait parler que de ce qu’il avait bien vu. À l’École Navale, il ne voulut jamais faire une ligne de dissertation française. Il confiait le soin de ce devoir, qui lui répugnait, à un camarade, devenu depuis amiral, dont il faisait en échange les dessins, et ainsi ils avaient l’un et l’autre les meilleures notes dans ces deux parties. Aucune inspiration ne fut donc plus personnelle et plus indépendante, mais aucune ne fut plus précoce que celle de Pierre Loti. Des bandes de papier enroulées sur un roseau, avec une cryptographie qu’il avait inventée, ou des cahiers d’écolier reçurent, dès le collège, ses premières confidences. Ce Journal intime, que le grand écrivain tint jusqu’à ses dernières années, n’a pas d’équivalent dans notre littérature. Il est la confession de l’âme la plus simple et la plus compliquée qu’elle ait connue. Tous les secrets de Pierre Loti y sont renfermés. C’est le sanctuaire de sa vie méditative et de sa vie errante, où il satisfaisait son besoin de « fixer des images fugitives » et de « lutter contre la fragilité des choses ». Il souffrait à l’idée que quelqu’un pourrait un jour y jeter les yeux. Pourtant, depuis Aziyadé, presque toute son œuvre est sortie de ce journal, toute son œuvre frémissante ou pittoresque, avec ses émotions et ses paysages, sa sensibilité aiguë, sa sincérité profonde et humaine, et cet accent, inconnu avant lui, dont la fascination mystérieuse nous grise jusqu’au vertige ou nous secoue jusqu’aux larmes. Pierre Loti n’était pas et il ne voulait pas être un homme de lettres. Il avait songé successivement à être pasteur, missionnaire ou ingénieur, mais il ne se sentait aucune vocation littéraire et personne, ni dans sa famille, ni dans son collège, n’avait soupçonné l’extraordinaire richesse des dons qui formeraient son génie. Adolescent, trop choyé par les uns et trop rudoyé par les autres, à la fois maladroit et précoce, il écrivait son journal pour lui seul, afin de tromper les ennuis de sa solitude. Si jeune, il était un « petit être capable de pensée, de tristesse et de rêve ». Son existence tranquille, trop tranquille ! ne lui donnait pas encore l’occasion de noter des événements bien extraordinaires, mais son âme, troublée et inquiète, allait déjà plus loin que sa vie. Que ferait-il ? Il l’ignorait. Rien, dans ses heures de détresse morale, ne lui apparaissait comme possible ou comme raisonnable et il était indifférent à tout. Il se laissait préparer à l’École polytechnique, parce qu’il fallait bien faire quelque chose et que d’ailleurs il avait une certaine facilité pour les mathématiques, mais il était pris d’une désespérance sans bornes en pensant qu’il devrait « vivre un jour, utilement, posément, dans un lieu donné, dans une sphère déterminée, et puis vieillir... »
L’idée d’être marin ne lui vint pas tout de suite, comme l’appel impérieux d’une destinée irrésistible, mais « attirante, attirante à la longue comme un grand aimant patient, sûr de sa puissance et pouvant attendre », la mer devait, peu à peu, conquérir sa vie et son génie. Dès leur première entrevue — « un bref et lugubre tête-à-tête », étant enfant, il l’avait reconnue et il avait senti qu’elle le prendrait un jour, malgré ses hésitations et les résistances de toute une famille alarmée. Elle était la route des grands voyages aux colonies, un mot magique qui désignait pour l’enfant prédestiné les aventures lointaines et les séjours dans les pays chauds dont il éprouvait déjà « la morne splendeur et l’amollissante mélancolie ». Il suffisait d’une gravure, d’un fruit ou d’une fleur exotique, d’un coquillage, d’un oiseau « de là-bas », pour l’enchanter et pour l’attirer. Il rêvait, au fond des bois solitaires du pays natal, des régions tropicales où le soleil brûle. Au bord de la mer, étendu sur la plage, il écarquillait ses yeux, par les temps clairs, pour regarder, derrière les voiles qui passaient à l’horizon, s’il n’apercevrait pas par hasard l’Amérique. Il enviait la gaieté bruyante et brutale des matelots qui criaient dans la rue, sous ses fenêtres, pendant qu’il rangeait sagement dans un petit musée, sur des étagères, toutes sortes d’objets « venus des plus extrêmes lointains du monde ou des derniers fins fonds de la mer ». Ce fut un grand événement dans sa vie que le départ pour Tahiti de son frère aîné, et ce cadeau d’un Voyage en Polynésie dont les gravures firent sur lui une si forte impression.
Vous avez eu raison, Monsieur, de raconter cette saisissante anecdote. Mais parmi tant de souvenirs de cette jeunesse de Pierre Loti que j’évoque parce qu’il lui ressembla toujours et que rappeler l’enfant, c’est peindre l’homme — un grand homme qui eut jusqu’à la fin des côtés de grand enfant — il en est un dont la portée est, à mes yeux, plus significative. Il ouvrit un jour, par hasard, un vieux livre de bord où il lut : « que de midi à quatre heures du soir le 20 juin 1913, par 110 degrés de longitude et 15 degrés de latitude australe, il faisait beau temps, belle mer, jolie brise de sud-est ; qu’il y avait au ciel plusieurs de ces petits nuages blancs nommés queues de chat et que, le long du navire, des dorades passaient... » Du même coup le marin et le poète s’éveillèrent en lui, et sa destinée s’accordait enfin avec son génie. Ces détails, en apparence vulgaires, du journal de bord le secouèrent d’un tressaillement d’émotion. « Oh ! voir cette mer belle et tranquille, ces queues de chat jetées sur l’immensité profonde de ce ciel bleu, et ces dorades rapides traversant les solitudes australes !... » Quand il eut écrit à son frère pour le gagner à sa cause, et par lui sa famille, la lettre qui décidait de son avenir, il eut comme une sorte d’hallucination où se heurtaient ses souvenirs, ses lectures et ses rêves. « Mon esprit voyageait partout, dans les forêts pleines de fougères de l’île délicieuse, dans les sables du sombre Sénégal où avait habité l’oncle au Musée, et à travers le Grand Océan austral où des dorades passaient. »
Cet esprit, fait pour la rêverie intérieure sur les larges espaces du monde, portait les germes du Mariage de Loti, du Roman d’un Spahi et de tous les grands livres aux noms immortels qui ont enrichi la littérature française d’une sensibilité nouvelle. Cette sensibilité ne se compare pas et elle ne s’imite pas. Pierre Loti en a fait un domaine où il est seul. Il existait avant lui une littérature exotique, mais sa Rarahu ne doit rien, ni pour la composition ni pour le ton, à Paul et Virginie et, malgré la forte impression qu’il avait reçue des Natchez, son imagination et son style n’ont jamais imité la manière somptueuse de Chateaubriand. La recherche de la paternité littéraire a un attrait que je ne nie pas, mais pour qui étudie les origines de Pierre Loti, elle devient vite une curiosité inutile. Avec lui, on voit les apports, on ne voit pas les emprunts. Il vit sur ses terres, et de son propre fonds.
Je sais que, tout jeune, il aimait Musset, mais il y avait dans son admiration pour Rolla une sorte de révolte contre la Bible dont on l’avait fatigué et son goût pour le « conte oriental » de Namouna venait peut-être de sa ressemblance physique et morale avec Hassan, « indolent et très opiniâtre... bien cambré, bien lavé... joyeux et maussade, naïf et blasé, sincère et rusé...
Des mains de patricien, l’aspect fier et nerveux…
Ce qu’il avait de beau surtout, c’étaient les yeux.
Je sais aussi que Pierre Loti admirait Salammbô, mais je tiens de lui qu’il n’en avait pas lu une ligne quand il écrivait ses premiers chefs-d’œuvre. Ainsi de tout : il n’y avait « point de souvenirs littéraires ou de préjugés savants entre la nature et lui. Il n’était point livresque... » C’est Anatole France qui l’a dit, et sur quel ton ! « Loin de l’en blâmer, moi dont l’esprit a dévoré en ce monde une quantité suffisante de papier noirci, je l’en félicite : il lit dans les choses et cela vaut mieux, pour un poète, que de lire dans les livres. » Il n’est pas de jugement plus juste. Pierre Loti est un poète, qui a lu dans la nature. Mais avec quels yeux et, puisqu’il faut toujours en revenir au mot qui le résume, avec quelle sensibilité ! Nous ne sortons jamais de nous-mêmes et nous ne nous souvenons que de nous-mêmes. La vision si réaliste, si sincère et, quoi qu’on en ait dit, si exacte de Pierre Loti s’accordait avec des affinités mystérieuses dont nul n’a mieux que Plumkett, son camarade de marine, un esprit pénétrant et délicat, fixé le caractère. « Il y a de véritables affinités entre vous et certaines suites de sons, entre vous et certaines couleurs éclatantes, entre vous et certains miroitements lumineux, entre vous et certaines lignes, certaines formes... Hors de ces émotions il n’y a pas de bonheur pour vous... Vous serez toujours un pauvre exilé. » Pierre Loti s’évadait de sa tristesse, de sa solitude accablée, des mornes ennuis, de son exil par les longs voyages où il n’eut — sauf le drame tragique du Sénégal, qui n’est pas la rencontre avec Fatou-Gaye — que des amours fugitives. Il y avait en lui un homme primitif et un raffiné ; « du sauvage, du Tartare, du Pahouin », et un artiste, dont le goût du dessin et celui de la musique, qui dépassaient la fantaisie d’un amateur, avaient avivé et enrichi la délicatesse. « O Loti, si naïf et si rusé, lui disait encore Plumkett, auquel il permettait de tout dire, vous êtes très personnellement vous, nul ne pourra jamais vous donner un nom, et on se trompe toujours en vous appliquant une appellation connue ;... vous êtes très unique dans votre manière. »
Il est unique et il est indéfinissable. Il use des mots de tout le monde, mais sa magie souveraine donne à la grandeur et à l’épouvante, à l’émotion et à la pitié, à la tendresse et au mépris, aux aspects changeants de toutes les mers du globe, aux solitudes arides des vastes déserts, aux enchantements des îles délicieuses, aux amours ou aux misères des humbles, à la fidélité des vieux serviteurs, à la vie aimante et souffrante des bêtes, des accents qui rie sont qu’à lui. Il a un sens instinctif de la mesure, du rythme, du mouvement. Il n’emploie jamais une épithète inexacte, inutile ou conventionnelle. Son style est une harmonie. Il ne sait dire que ce qu’il éprouve. Il ne voyage pas pour chercher des images : il n’est pas un homme de lettres ; il est un poète. Avec lui l’image ne s’ajoute pas à la phrase comme une parure ; elle a la simplicité naturelle de la fleur qui pousse au bout de la branche. Aucune nuance ne lui échappe : il saisit et il exprime l’insaisissable. Il a plusieurs âmes ou plutôt son âme rend toutes les vibrations ; elle se transforme et elle se métamorphose, plus sensible aux paysages et aux passions que curieuse des événements et soucieuse de l’histoire.
Cette œuvre dans laquelle
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent
est riche d’une incomparable variété. On lui a quelquefois reproché sa monotonie. Quelle injustice ! Aucun écrivain ne s’est renouvelé davantage, de Stamboul à Tahiti, du Sénégal en Bretagne, du Japon au Maroc, de Venise à Jérusalem, du pays basque à Pékin, de l’Inde en Perse, de l’Égypte à Angkor. Mais il est toujours présent dans son œuvre, parce qu’il n’a « jamais rien écrit qu’il n’ait eu l’esprit hanté d’une chose ou le cœur serré d’une souffrance ». Prenait-il au sérieux le regret qu’il exprimait ici, le jour de sa réception, d’avoir mis « beaucoup trop de lui-même dans ses livres » ? Je l’ai assez connu pour ne pas le croire. Il ramenait tout à lui, non par vanité, mais par la loi même de sa nature. Ses descriptions ont le mystère et l’attrait d’une confession. Elles sont humaines. Comme dans ses romans, où la grandeur est faite de simplicité pathétique, la vie y palpite. On n’est un grand homme que si l’on a été vraiment un homme. Un écrivain qui se détache de son œuvre peut être un artiste dont la forme séduit notre esprit, mais il n’est pas le frère de notre cœur. Il faut avoir souffert pour émouvoir. Pierre Loti ne fut pas heureux. Toujours et partout, malgré les apparences, il fut un désenchanté. C’est par sa mélancolie désabusée et délicate qu’il nous touche si profondément : elle est la fleur secrète de son rare génie. Il n’avait pas la prétention d’apporter une pensée nouvelle. Il laissait parler son âme. Ardemment et passionnément française, elle lui inspira les plus beaux cris de colère et de pitié pendant la guerre tragique où, dispensé par son âge de tout appel, il réclama et obtint à grand peine le droit de remplir des missions périlleuses et de rendre, jusqu’à l’extrême front, des services à son pays. Il avait la fierté de son uniforme. Quand, au bout de trois ans, trahi par ses forces et desservi par les règlements, il dut le quitter pour toujours, son chagrin ressembla à un déchirement. Mais il n’y a pas de limite d’âge pour le génie. Ne pouvant plus faire de grands voyages autour du monde, Pierre Loti refit le voyage de sa vie. Il ouvrit son Journal intime, si riche encore de tant de chers souvenirs qu’il voulait sauver du néant, et il publia, sous divers titres, les cahiers, vieux de plus de cinquante ans, qui, jour par jour, racontaient son existence. Dans cette série admirable, Prime jeunesse est un pur chef-d’œuvre qui égale, s’il ne le dépasse, ce Roman d’un Enfant, où il disait : « Et qui sait ? En avançant dans la vie, j’en viendrai peut-être à écrire d’encore plus intimes choses, qu’à présent on ne m’arracherait pas, et cela pour essayer de prolonger, au delà de ma propre durée, tout ce que j’ai été, tout ce que j’ai pleuré, tout ce que j’ai aimé. » Ses grands chefs-d’œuvre, puisés dans l’éternelle nature et dans ce que le cœur humain a de plus intime, lui assurent une durée immortelle. Tant qu’on aimera et tant qu’on pleurera, ces deux brèves et musicales syllabes, Loti, tombées un jour des lèvres d’une jeune Tahitienne, chanteront la gloire de celui qui fut, dans le domaine du rêve, un prince magnifique et un incomparable magicien.