Discours de réception d’Eugène Brieux

Le 12 mai 1910

Eugène BRIEUX

M. Eugène Brieux ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Ludovic Halévy, y est venu prendre séance le 12 mai 1910 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

 

À quinze ans, à un âge où les ambitions ont le droit d’être déraisonnables, j’écrivais ma première pièce de théâtre — une pièce à thèse bien entendu — et je me promettais d’occuper, un jour, la place où je suis en ce moment. Vous le dire, c’est vous avouer la joie que vous m’avez causée en m’admettant parmi vous et c’est vous faire entrevoir quelle peut être ma gratitude.

Mais je ne puis me contraindre assez pour vous cacher que cette joie est singulièrement assombrie par l’absence de celui qui, m’honorant de son estime, avait été un de mes introducteurs auprès de vous, et qui, à l’heure où je parle, devait être à côté de moi. D’autres célébreront plus tard la noblesse de son talent, sa générosité de pensée, ses enthousiasmes ; je ne puis ici, moi, que me souvenir des qualités de son cœur et vous dire mon grand chagrin d’avoir perdu, avec Melchior de Vogüé, une amitié qui me rendait fier.

…….

Messieurs, je ne manque pas assez de modestie pour ignorer que mon rêve d’enfant serait resté un rêve si je n’avais offert à votre bienveillance que mes seuls mérites littéraires. Et comme, d’autre part, je ne saurais vraiment vous faire l’injure de suspecter votre jugement, ni d’en paraître trop surpris puisque je l’ai sollicité, j’explique ma présence ici par l’intention que vous avez eue de marquer votre sympathie, non pas à ce que j’ai réalisé mais à ce que j’ai tenté. Sans doute encore, et surtout, il vous a plu d’adresser un geste amical à la classe ouvrière d’où je sors et qui n’a, le plus souvent, entendu de paroles flatteuses que de la bouche de ceux qui voulaient obtenir d’elle le droit de la gouverner.

Je suis donc un homme heureux, et voici que je viens de me découvrir au moins ce trait de ressemblance avec mon illustre prédécesseur. Ludovic Halévy n’a pas, non plus, reculé devant un aveu semblable lorsqu’il vous adressa son remerciement dont voici la première phrase : « On m’a souvent reproché d’être un homme heureux, et je n’ai jamais fait difficulté de reconnaître que cette accusation était pleinement justifiée. » Et certes, dès sa première enfance, Ludovic Halévy fut promis au bonheur et au succès.

Dans ce palais même de l’Institut où son grand-père maternel, Hippolyte Lebas, remplissait les fonctions d’architecte, il naquit le 31 décembre 1833, mais on ne déclara son arrivée en ce monde que le 1er janvier 1834, afin, suivant une courante expression, de lui faire gagner une année. Ce fut la première preuve qu’il reçut de la sollicitude attentive des siens.

Ludovic Halévy appartenait à une famille académique. Son père, à la vérité, Messieurs, ne fut pas des vôtres, mais il reçut de vos mains plusieurs récompenses, et fut sous-bibliothécaire de l’Institut. Son oncle, Fromental Halévy, l’auteur de la Juive, fut secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts ; enfin, son grand-père maternel, Hippolyte Lebas, était membre de la même Académie. Vous reconnaîtrez déjà la douceur, la bonté et la piété familiale de celui que j’ai l’agréable tâche de louer aujourd’hui, dans cette jolie phrase d’apparence ingénue qu’il écrivit un jour : « J’ai eu le bonheur d’être le fils de mon père, le neveu de mon oncle, le petit-fils de mon grand-père. »

Ces trois hommes célèbres formèrent son esprit et lui préparèrent ses victoires. Le bonheur lui vint des admirables femmes, modèles de grande culture et de dévouement éclairé, qui furent l’ornement, la grâce, la dignité et la clarté de son existence : de sa mère et de sa sœur, lesquelles, selon le mot d’un de ses proches, « ne vécurent que pour lui ».

 

À trente ans, il épousa la fille de Bréguet, membre libre de l’Académie des Sciences, initiateur de la télégraphie électrique en France, collaborateur d’Arago, d’Yvon Villarceau et de Graham Bell. Pendant toute sa vie, Halévy eut auprès de lui cette gardienne vigilante de son bonheur, cette femme supérieure dont je ne puis parler davantage parce qu’elle ne le permettrait point. Il est une seule louange qu’elle ne m’interdira pas, c’est celle qui consiste à évoquer ici les deux fils aux noms déjà connus et respectés qui furent la joie et l’orgueil des dernières années de leur père. Depuis son berceau jusqu’à sa tombe, Ludovic Halévy fut ainsi enveloppé de tendresses ; il était imprégné de bonté et trouvait plaisir à laisser rayonner de lui, pour le profit de tous, ce qu’il avait reçu des siens.

 

On peut dire qu’il fut destiné au théâtre par eux : son prénom est le titre d’un opéra-comique dont la musique, commencée par Hérold, fut achevée par Fromental Halévy, en 1833. On peut dire aussi qu’ils le vouèrent au succès, car il poussa ses premiers cris, il esquissa son premier sourire dans une atmosphère enfiévrée de triomphe : c’est en 1835 que fut donnée la première représentation de la Juive qui reçut un accueil enthousiaste, et l’heureux enfant avait deux ans lorsque l’entrée de son oncle à l’Académie des Beaux-Arts vint donner une joie de plus à cette famille déjà comblée.

 

Né à l’Institut, ce qu’il aimait à rappeler, Ludovic Halévy vécut sa première jeunesse au milieu des peintres et des sculpteurs déjà célèbres composant une colonie assez nombreuse, installée à l’intérieur même du palais, dans les locaux dont votre Bibliothèque s’est récemment emparée et qui n’étaient pas tous confortables si l’on en juge par les plaintes souvent touchantes adressées à l’architecte et que les Archives nationales nous ont conservées.

Les plus grands artistes se contentaient alors de cette hospitalité de l’État, car à cette époque, on chassait encore le lièvre dans la plaine Monceau. Horace Vernet n’eut pas d’autre domicile de 1845 à 1863 ; Pradier avait fait sa première demande d’admission en 1819 et mourut en 1852 dans le local qui lui avait été attribué ; il faut ajouter à cette liste le nom d’Isabey et celui de Delacroix, bien que ce dernier n’ait été l’hôte de l’Institut que pendant un an ; celui de Paul Delaroche, qui se désista de ses droits en 1849, au profit de Mme Lecomte, sœur d’Horace Vernet, son beau-père. Nommons encore le baron Gérard, Heim, Granet, Duret, Robert Fleury et surtout Etex, un des sculpteurs de l’Arc de Triomphe, à qui l’abri que sa fécondité et son talent avaient cependant bien mérité fut retiré sur un rapport de police qui le dénonçait comme professant les idées démagogiques les plus avancées. Etex répondit par une lettre pleine de fierté, encore inédite, je crois, et dans laquelle, avec une intuition qu’auraient pu lui envier bien des hommes politiques, il dénonçait à son tour Napoléon perçant encore une fois sous Bonaparte.

On vivait en famille. Les soirs d’été, on se réunissait dans la dernière cour, et l’on se reposait des travaux de la journée en fumant des pipes romantiques encore. Les mœurs étaient d’une telle simplicité que Ludovic Halévy accompagnait parfois, le matin, la servante qui allait à la Seine puiser l’eau pour les besoins quotidiens de la famille. Et l’on peut imaginer, autour du vieux puits que tout le monde connaît, de jolis bavardages entre les femmes de ces grands hommes qui n’avaient pas tous la modeste servante du petit bourgeois. Certes, Ludovic Halévy flânait par là. Il s’empressait aussi dans la grande cour, où les gardes nationaux se livraient à l’exercice... à sept heures du matin, lorsqu’en septembre les jours étaient devenus trop courts pour que les commerçants du quartier pussent apprendre le maniement du fusil après la fermeture de leurs magasins.

C’est dans ce bâtiment sévère, c’est dans cette atmosphère grave que le jeune Ludovic Halévy passait ses journées. Ses soirées, il les vivait en famille encore, mais dans un milieu beaucoup moins austère, à l’Opéra, où son oncle Fromental était chef de chant. « J’allais presque tous les soirs, écrit-il, entendre le premier acte de tous les opéras. » Il put ainsi applaudir Mme Viardot, l’Alboni et Sophie Cruvelli, il dut assister aux adieux du ténor Duprez, aux premières représentations de Lucie, du Prophète et de Sapho, et même à celle de Nizida ou les Amazones des Açores. Le corps de ballet, dont il devait être un des historiographes, fut, vers cette époque, en pleine révolution par suite de la réforme qui permit à Mlles Cardinal et à leurs amies de danser en travesti, ce qui, jusque-là n’était admis que pour les premiers rôles. Nous pouvons nous représenter Ludovic Halévy assistant à la sortie des artistes, des choristes, danseuses, marcheuses, comparses et figurantes « dans un passage obscur, à peu près souterrain, débouchant sur la rue Drouot, chemin couvert, humide et sale ». « C’est là, dit Castil-Blaze, qu’à minuit, trois ou quatre fois par semaine, une porte en bois blanc tourne sur ses gonds, sans que le jeune enthousiaste des séductions, des féeries de l’Opéra ait pu se douter de sa destination. C’est de ce vomitoire ignoble que s’échappent, encapuchonnées dans des burnous, manteaux, camails, châles, surcots, tartans, crispins de tout âge et de toute couleur, les pieds ferrés de socques, le col entouré de fourrures, ces déités de l’Olympe, ces nymphes des bois, ces willis, ces naïades, ces péris enchanteresses tout à l’heure l’objet de votre admiration passionnée. »

 

Tout ce qui, à un premier examen, peut apparaître contradictoire entre la vie et l’œuvre de Ludovic Halévy, entre sa réserve personnelle et sa gaîté d’écrivain, entre ses vertus familiales et le choix du monde où son observation s’exerça de préférence, entre l’austérité de ses mœurs et la liberté de celles qu’il a décrites, entre sa ponctualité, sa prudence, son ordre, entre ses belles qualités bourgeoises, pour essayer de mieux dire d’un mot, et l’indépendance morale de ses personnages, tout cela, peut-être, doit s’expliquer par l’influence des deux milieux si différents où il reçut ses premières impressions : les couloirs de l’Institut et les coulisses de l’Opéra.

Mais le quai Conti et le boulevard n’enferment pas l’univers. Pour un Français, il y a encore la province. Voyons comment les événements la firent connaître à Ludovic Halévy. Avant qu’il eût dix-huit ans révolus, il quittait le lycée Louis-le-Grand pour se voir attaché au cabinet du secrétaire général du ministère d’État. Son grand ami de toujours, Prévost-Paradol, écrit de lui, à Gréard, dans les termes suivants :

« Ce Ludovic, que tu connais, goûte aussi de la province, mais en souverain et dans une allure héroï-comique. Il est secrétaire de M. Villemain, — frère du vrai, — conseiller d’État en mission ; et tous les deux inspectent avec une majestueuse lenteur — six mois —un quart de la France, les vingt-deux départements du Sud-Ouest de notre malheureux pays. C’est une curieuse et instructive revue pour mon Ludovic que cette course de préfectures, que ce défilé d’autorités brodées et quêteuses ; chaque village veut être ville, chaque coucou locomotive ; que de désirs inassouvis, que de manières d’être ambitieux ! Ludovic est amusé par cette fantasmagorie ; il ne sera pas gâté par les honneurs civils et militaires dont on comble son brillant uniforme. Il a trop d’esprit pour se prendre au sérieux, lui et tout le reste. » Au retour de ce voyage, Halévy entra au ministère de l’Algérie. Il y fut un fonctionnaire parfait, bien noté, respecté, objet d’un rapide avancement.

L’une de ses deux fées, la fée officielle et grave, semblait triompher. Mais l’autre, sournoisement, se vengea et s’assura la victoire, en faisant rencontrer à Ludovic Halévy un maigre et falot chef d’orchestre du Théâtre-Français, qui s’appelait... Jacques Offenbach.

L’Opérette allait naître. Et la collaboration qui devait d’abord produire Orphée aux Enfers s’ébaucha aux Champs-Élysées, — naturellement dans un petit théâtre de plein air, petit, si petit que pendant les répétitions les auteurs écoutaient parfois, sous les marronniers voisins, les paroles et la musique de leur œuvre. La fée de la Sagesse-Apparente riposta en glissant dans l’esprit d’Halévy la peur que l’Administration lui tint rancune de ses succès profanes, et Halévy n’osa pas signer. L’autre fée frappa un grand coup. Elle donna à son filleul bien-aimé la protection du duc de Morny ; lequel écrivit la musique d’un vaudeville, intitulé Le Mari sans le savoir, et dont les paroles étaient de Léon et Ludovic Halévy, du père et du fils. L’année suivante, le duc de Morny, qui se dissimulait — le moins possible — sous le nom de M. de Saint-Rémy, collabora avec Ludovic seul. Il en est résulté un vaudeville en un acte : Monsieur Choufleury restera chez lui, dont le succès fut tel que le jeune auteur reçut presque aussitôt sa nomination de rédacteur au Corps législatif. Peu de temps après, la bonne Marraine, qu’on pourrait décidément appeler la Fée des Trois-Rencontres, mit en présence, devant le perron des Variétés — elle savait ce qu’elle faisait ! — Henri Meilhac et Ludovic Halévy. Le 17 décembre 1864, ce même théâtre donnait la première représentation de la Belle Hélène, et la fée vaincue reconnut galamment sa défaite en obtenant la croix pour Ludovic Halévy qui fut décoré comme chef de bureau. Il démissionna bientôt. Son sort était fixé et l’on peut désormais écrire l’histoire de sa vie en étudiant son œuvre dramatique dont la valeur compromettra plus d’une fois l’exactitude du mot de La Bruyère : « Il n’y a pas de chef-d’œuvre à deux. »

Il me faut, Messieurs, vous faire un aveu. Je n’ai jamais vu représenter aucune des opérettes de Meilhac et Halévy, et je ne les connaissais guère que par leurs titres. En les lisant, je viens de passer par plusieurs états que je vais ingénument vous exposer. J’ai débuté par Orphée aux Enfers. Le souci d’être vrai m’oblige à confesser que je n’en ai d’abord reçu aucune joie. C’est que la connaissance des dieux de l’antiquité ne m’a pas été imposée dès l’enfance à travers l’horreur qu’inspiraient à la plupart des élèves le thème grec et la version latine. Je n’ai jamais été puni pour avoir mal traduit Virgile, et Homère ne m’a point valu de pensum. Et c’est peut-être parce que leurs noms ne sont liés dans mon esprit au souvenir d’aucun gros chagrin d’enfant que je n’ai pas connu, à voir bafouer les dieux de l’Olympe, ce secret plaisir intérieur qu’ont pu ressentir ceux qui leur gardent quelque rancune des sévérités de la classe et qui, en écoutant les irrévérences d’Orphée aux Enfers, peuvent croire qu’ils assistent à une tentative de mise au point.

Je n’éprouvai pas non plus le sentiment particulier provoqué par la gouaillerie qui s’efforce aux dépens de divinités pour lesquelles on a jadis professé un respect dont on s’est libéré. Afin de conserver toute sa puissance, la verve railleuse doit s’exercer sur ce qui fut un objet de vénération et il faut avoir conservé un reste de foi pour goûter toute la saveur d’un blasphème. Au fond, la parodie est une forme atténuée de la vengeance.

À l’âge où j’ai librement découvert les beautés de l’admirable mythologie grecque, j’entrevoyais déjà que toute idole est sanctifiée parce qu’on a prié devant elle et que toute religion mérite notre piété, si elle offrit pendant un certain temps, à l’humanité affolée et misérable, un apaisement, une consolation et une espérance.

Plus qu’aucun autre, peut-être, et certainement avec excès, Ludovic Halévy fut élevé dans l’admiration de l’antiquité grecque. Je veux dire qu’autour de lui vivaient nombreux, des enthousiasmes classiques. Son père avait traduit les odes d’Horace et mettait en vers français sous ce titre : La Grèce tragique, les chefs-d’œuvre d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide. Il arriva même, plus tard, que Léon et Ludovic Halévy, la même année, firent revivre au théâtre le même personnage, Oreste : le père dans Électre, tragédie en quatre actes, en vers, représentée à l’Odéon, et le fils dans la Belle Hélène dont nous aurons à reparler.

Essayait-il d’échapper aux dieux et aux héros qui hantaient le domicile familial, pensait-il à se réfugier dans cette troisième cour de l’Institut où s’éclairaient les ateliers d’artistes, le jeune Ludovic rencontrait Heim, et Heim n’a pas dû manquer de lui parler du Thésée chez le Minotaure qui lui avait valu le prix de Rome. Si, fuyant l’obsession, Halévy se glissait dans l’atelier d’Etex, il se heurtait à d’énormes blocs de marbre d’où devaient sortir les deux statues de Pâris et d’Hélène destinées à la cour de l’ancien Louvre; et s’il se retournait pour se soustraire au cauchemar, cherchant des sujets plus modernes, il avait à contempler le tableau qu’Etex peignait pour se reposer de sculpter et qui représentait Eurydice. Fertile en ressources, Halévy, dans un suprême effort et prêt au sacrifice, demandait-il à M. Ingres de lui faire apprécier son talent de violoniste, le grand artiste, après avoir cédé à ce désir, ne pouvait laisser oublier au jeune lycéen qu’il avait peint, lui, Monsieur Ingres, les Ambassadeurs d’Agamemnon et croyait « en avoir dit assez, je pense, en disant ce nom ». Alors Halévy éprouva le besoin de crier, le besoin impérieux de faire un pied de nez à l’Olympe et il écrivit Orphée aux Enfers. Il avait résolu d’être irrévérencieux et il le fut. Puis, satisfait, soulagé, il se reposa et prépara la Belle Hélène.

Au premier examen, on est porté à croire que le succès en a été dû, au moins dans ce qu’il a eu d’éclatant, à la secousse que produit dans l’esprit le rapprochement inattendu de deux ordres d’idées entre lesquelles le temps semblait avoir mis une définitive et infranchissable barrière. Hermione, pour nous, c’est l’amoureuse névrosée de Pyrrhus et la criminelle par passion. Si l’on nous dit qu’elle collectionne des timbres-poste ou si l’on nous montre le bouillant Achille cherchant à deviner une charade dont le mot est locomotive, on fait agir un des éléments essentiels et infaillibles du rire, c’est-à-dire la mise en activité simultanée, dans notre cerveau, de deux cellules qui, d’habitude, ne sont pas excitées en même temps.

Une étude plus attentive nous montre, dans la Belle Hélène, d’autres éléments de succès, et de plus nobles. Il s’y cachait, sous le travestissement du passé, une satire assez mordante des choses contemporaines. C’est à cette même satire que la Grande-Duchesse de Gérolstein dut encore son attrait. La Grande-Duchesse, c’est la raillerie du favoritisme militaire et de l’autorité brandissant un sabre. L’un de vous, Messieurs, a pu, d’autre part, s’étonner du nombre de plaisanteries anti-cléricales que renferme le rôle de Calchas. Enfin la bêtise prêtée aux rois grecs, aux deux Ajax, à Agamemnon, « le roi des rois, » voire à l’impétueux Achille, est tout de même peu respectueuse de la force armée et de l’idée monarchique. On ne s’y trompait pas, d’ailleurs, même en 1867, et le pamphlétaire qui devait contribuer à renverser l’Empire écrivait alors, dans son compte rendu de la Grande-Duchesse : « Ce qui m’a particulièrement séduit, c’est la façon cavalière dont on y traite les gens haut placés. On vous y caricature les ambassadeurs et on vous y bouscule les altesses avec un sans-façon rare. » Devons-nous en conclure que le théâtre d’Halévy contient un ferment révolutionnaire ? Cette pensée eût indigné peut-être, et à coup sûr bien étonné l’auteur de l’Abbé Constantin. Mais les dieux choisissent parfois des porte-voix inconscients.

Ce triomphe, d’ailleurs eut encore d’autres raisons plus cachées. À travers toutes les opérettes d’Halévy le comique voisine avec la grâce. Dans la Belle Hélène le charme est peut-être plus constamment présent que dans toutes les autres. Il semble que les vieilles légendes sacrées aient imposé à l’auteur, malgré lui, leur poésie et leur douceur, et qu’il lui ait été impossible de les évoquer en les dépouillant tout à fait de leur impérissable beauté.

Hélène, telle que nous l’ont montrée Meilhac et Halévy, n’est, si l’on réfléchit, indigne ni de pitié ni de sympathie. Elle est une victime de la fatalité, ainsi que le dit si bien le grand prêtre Calchas. À celui de qui elle reçut le présent d’une pomme dans les circonstances que l’on sait, Vénus promet l’amour de la plus belle femme du monde, c’est-à-dire d’Hélène. Cette Phèdre de l’opérette est mariée et voudrait rester honnête :

Nous naissons toutes soucieuses
De garder l’honneur de l’époux...

dit-elle. Mais que pourra sa bonne volonté puisqu’elle a contre elle les dieux...

Les dieux qui se sont fait une gloire cruelle
De séduire le cœur d’une faible mortelle.

Elle se débat cependant contre leur irrésistible puissance : « Ah! mon ami, dit-elle, que je souffre ! Quels combats !... quels déchirements ! ...

Oh! malheureuses que nous sommes.
Beauté ! fatal présent des cieux...

« Les dieux! ce sont eux qui veulent ma perte... » Pour un peu elle ajouterait :

Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée
C’est Vénus tout entière à sa proie attachée...

Et elle lutte, bien qu’elle sache la lutte inutile. Mais, combattre sans espérer la victoire, n’est-ce pas l’essence même de l’héroïsme ? Si c’est de l’héroïsme, Hélène est héroïque ! Pour se défendre contre Pâris, ne va-t-elle pas, d’ailleurs, jusqu’à s’envelopper d’une robe montante... après dîner ! Bien mieux, elle refuse d’abord de voir le fils de Priam et si elle le reçoit cependant, c’est pour ne pas donner à penser qu’elle a peur de lui ; et si elle se laisse tomber dans ses bras, c’est qu’elle croit rêver et qu’elle sait déjà que nous ne sommes pas responsables de nos songes. Alors ?... Mais, Messieurs, alors, sa vertu peut supporter toute comparaison, et nous nous garderons même, par respect pour la mémoire de Thésée, d’imaginer ce qui serait arrivé si dans la poitrine de l’insensible Hippolyte avait battu le cœur moins cruel de Pâris.

On pourrait ainsi, s’il en était besoin, tenter la réhabilitation de plusieurs personnages de la Belle Hélène, et même celle de l’excellent Calchas qui, s’il a de condamnables manières lorsqu’il joue à l’Oie, écarte du temple les deux petites amies d’Oreste avec un geste de bonté compréhensive et une fermeté paternelle qui achèvent de nous éclairer sur son âme de philosophe.

Et à tout prendre, Messieurs, cette pièce est beaucoup moins éloignée, beaucoup moins irrespectueuse de l’antiquité qu’on ne l’a cru. On sent trop les auteurs imprégnés des beautés classiques pour admettre qu’ils ne sont point, au fond de l’âme, quelque peu contristés par leurs propres blasphèmes. Ne pourrait-on pas soutenir que, débarrassée des plaisanteries de pur anachronisme, les Grecs eux-mêmes en eussent pu supporter la représentation ? C’est aux prêtres et aux rois, plus qu’aux dieux, qu’elle s’en prend, et Aristophane, qu’Halévy avait beaucoup lu, ne leur fut pas tendre, non moins que cet audacieux Lucien qui, lui aussi, fut fonctionnaire.

Pendant toute sa vie, d’ailleurs, Halévy aima et admira les classiques. Leconte de Lisle le sut bien. Lorsqu’un jour Halévy rentra dans son cabinet de travail où venait d’être introduit l’auteur des Poèmes barbares, en tournée de visites académiques, il le trouva debout devant la bibliothèque : « Mais, fit une voix olympienne avec une intonation d’où la surprise n’avait pu être tout à fait exclue, mais vous avez des livres ! » Et l’on devine ce que Leconte de Lisle entendait par là. Halévy lui répondit doucement : « J’ai même les éditions originales de chacune de vos œuvres. Vous m’honorerez en consentant à me les signer. Les voici. » Leconte de Lisle signa et c’est ainsi que naquit l’amitié qui unit ces deux grands confrères.

À quelques-uns qui ne le connaissaient point, cette anecdote fera apparaître un Ludovic Halévy nouveau et ils comprendront que si l’édition définitive des œuvres de Pascal, dans la Collection des grands écrivains de France lui fut dédiée par M. Brunswick, l’ami de ses fils, c’est qu’on savait dignes d’un tel hommage son cœur et son esprit.

Et ces deux derniers mots sont inévitables lorsque l’on parle d’Halévy. Dans son discours de réception, il loua son prédécesseur, M. le comte d’Haussonville, en disant : « Il mettait de l’esprit jusque dans sa façon d’avoir du cœur. » On peut appliquer la formule à Halévy lui-même, en la retournant, car il eut cette qualité si rare de montrer de la bonté jusque dans sa façon d’avoir de l’esprit.

La bonté ! Elle est répandue dans toute l’œuvre d’Halévy et surtout peut-être dans ses opérettes. La Vie parisienne, c’est M. de Pourceaugnac, avec moins de cruauté, moins d’indifférence pour tout ce qui, dans un ridicule, n’est pas comique. La lettre du baron de Frascata est d’une bien tendre mélancolie et il y a, dans la Périchole, une autre lettre, d’adieu celle-là, où se retrouve le cri même de Manon Lescaut.

La dernière des opérettes de Meilhac et Halévy, les Brigands, fut jouée en 1869 ; mais il est probable qu’elle fut écrite avant Fanny Lear, comédie représentée l’année précédente. Quoi qu’il en soit, les deux auteurs renoncèrent à ce moment aux œuvres outrancières accompagnées de musique, pour écrire les comédies qui constituent, à mes yeux, leur plus beau titre de gloire.

Avant d’examiner ce côté nouveau du talent de Meilhac et Halévy, je voudrais me libérer du scrupule de n’avoir pas assez insisté sur ce fait, bien rare dans notre histoire littéraire, d’une collaboration heureuse qui dura vingt ans. Il m’est arrivé et il m’arrivera encore de ne citer que le nom d’Halévy alors qu’il ne faudrait jamais le séparer de celui de Meilhac. Vous m’en excusez, Messieurs, et vous savez que les éloges adressés à l’un se distribuent par moitié à l’autre, spontanément, automatiquement si l’expression m’est permise. Quant à chercher à discerner la part de chacun dans la conception, l’exécution et le succès, vous voudrez bien m’en dispenser. Il me semble que ce serait, dans une certaine mesure, manquer de respect à leur mémoire que de vouloir pénétrer des mystères et des secrets qu’ils n’ont pas voulu révéler.

 Meilhac et Halévy paraissent avoir désiré marquer avec éclat leur évolution. Fanny Lear est, en effet, la plus sombre de leurs comédies et deux au moins des personnages de cette pièce sont des personnages de drame. Froufrou, dans ses deux derniers actes, ne prétend plus qu’à tirer des larmes. C’est après cette incursion dans le domaine voisin où l'avait jetés leur trop violent effort pour sortir du royaume de l’opérette que les auteurs trouveront leur véritable voie et produiront leurs aimables comédies dont l’esprit n’est pas méchant, l’observation pas cruelle, dont la tendresse est élégante, la mélancolie douce, et saine la gaîté. Quelques vaudevilles comme Tricoche et Cacolet, le Réveillon, les Sonnettes et le Mari de la Débutante interrompront, sans la déparer, cette brillante série dans laquelle se seront encore glissés l’admirable livret de l’admirable Carmen et celui du Petit Duc, aux mièvreries charmantes.

Froufrou est une des plus aimables et des plus jolies pièces de notre théâtre. C’est une pièce heureuse : il semble qu’elle ait été écrite sans efforts et qu’elle se soit offerte à ses auteurs, dès la première minute, dans toute la logique de ses développements, l’enchaînement des péripéties et la netteté de ses personnages. Tous, en effet, dès leur entrée, se présentent en pleine vie, à la fois reconnaissables et nouveaux. La délicieuse Froufrou, Louise la Sage, Valréas qui apprend qu’on ne badine pas avec l’amour, la mondaine Mme de Cambri : chacun est dessiné avec le minimum d’application et le maximum d’intensité. Il faut admirer à part le père de Froufrou, M. Brigard le vieux beau, et réserver M. de Sartorys, le mari. Froufrou, qui n’est ni méchante, ni coquette, ni sensuelle, sème autour d’elle les douleurs, le drame, la mort. En réalité, elle est la victime de son père et de son mari : de son père, trop occupé de ses propres plaisirs pour avoir le temps d’enseigner à Gilberte que la vie comporte aussi des devoirs ; de son mari... Ah ! celui-là, il est vraiment le type de ceux que Balzac appelle des prédestinés ! D’abord, en dépit de sa façade, en dépit de ses fonctions diplomatiques, sa valeur morale est mince et son intelligence vite bornée. Lui, l’homme grave, désire épouser Froufrou parce qu’il la désire, tout simplement. C’est peut-être assez pour une liaison— et encore ! — ce n’est pas assez pour un mariage. Il avoue lui-même que la frivolité de sa femme est ce qu’il a aimé en elle. C’est donc si elle cessait d’être frivole qu’il pourrait se dire trompé. Cet homme important ne sait pas que le vrai but du mariage est de fonder une famille et il prend Froufrou comme il achèterait, en cage, un oiseau au plumage éclatant, au bruyant caquet. Cet homme, dont le premier talent professionnel — après le silence — doit être l’observation des autres et leur pénétration, ne voit pas qu’il est aimé de Louise. Et tant mieux, certes, qu’il ne l’ait pas vu et qu’il n’ait pas épousé la malheureuse, car étant donnés ses goûts, on peut croire qu’il n’aurait pas tardé à s’entourer de petites personnes moins graves. Va-t-il, au moins, après les noces, entreprendre la seule conquête dont puisse être fier un amant ou un mari, celle de l’âme de la femme aimée ? Non. Il laisse Gilberte sous la direction de Mmede Cambri. Mais voici un événement : il est nommé à un poste important, à l’étranger. Il l’annonce à sa femme qui lui répond : « Comprenez-vous Paris sans Froufrou et Froufrou sans Paris ? » Et cela lui suffit pour refuser l’ambassade offerte, bien qu’il croie briser ainsi son avenir. Puisqu’il attache lui-même si peu de prix aux choses sérieuses, pourquoi se plaint-il que Gilberte ne leur en accorde pas davantage ? Et s’il montre à sa femme que l’amour, le caprice et le plaisir sont des dieux auxquels on peut tout sacrifier, comment est-il surpris que, croyant aimer Valréas, la pauvre Froufrou obéisse, elle aussi, aux despotiques instincts ? Ce Sartorys n’est pas un mari, c’est le Mari, j’entends le mari néfaste, qui, vu du dehors, est un homme correct, amoureux, fidèle — oh! fidèle ! — et que le monde plaindra si sa femme commet une faute dont il est, lui, en dernière analyse, le vrai responsable. Et n’oublions pas deux traits encore. Sartorys est d’un égoïsme qu’égale seule sa légèreté. Sans appréhension du danger probable, il installe Louise à son foyer, afin d’avoir à côté de la femme-maîtresse, frivole et brillante, une maîtresse femme qui saura mener la maison et compter l’argenterie. Autre chose. Dans l’admirable troisième acte, lorsque Gilberte, qui devient la plus clairvoyante, essaie de reprendre sa place, Sartorys ne veut rien entendre et lui offre un sourire avec une paire de chevaux. Traitée ainsi, en femme que l’on avilit jusqu’à ne plus vouloir d’elle que ses caresses, Gilberte agit logiquement : elle fuit avec celui qu’elle croit aimer, et à qui elle se croit destinée par la légèreté, l’insouciance, la puérilité de l’être dont on ne lui permet pas de sortir. Sartorys la suit et, s’autorisant du fameux code de l’honneur à l’usage des gens du monde, il tue Valréas. Il achève ainsi de représenter la morale conventionnelle, l’égoïsme et la sauvagerie du mâle moderne chez qui l’homme des cavernes n’était décidément recouvert que d’un costume de soirée.

Après Froufrou et jusqu’en 1882, Meilhac et Halévy donnèrent une vingtaine de pièces presque toutes à succès, parmi lesquelles il faut mettre à part les belles comédies de mœurs qui s’appellent La petite Marquise, La Veuve et La Boule ; L’Été de la Saint-Martin, Le Petit Hôtel et Les Sonnettes, trois pièces en un acte, l’une d’une exquise sensibilité, l’autre élégante et fine et la dernière de pleine et brillante fantaisie. Et sans prétendre être complet, il faut encore citer, parmi les meilleures, la Petite Mère, la Roussotte et surtout la Cigale dont le succès fut extraordinaire.

La fantaisie maintenue par le bon goût, l’ironie adoucie par une pitié indulgente, la bonté égayée par le charme, une connaissance du cœur humain profonde mais qui se contente de se laisser entrevoir, telles sont les principales qualités de ce théâtre aimable.

L’observation malicieuse et fine s’y rencontre, à chaque scène, dans les maximes que laissent échapper les personnages. C’est, dans le Roi Candaule, Bouscarin, passant à sa maîtresse son petit paletot marron et disant à cette Adèle qui va le quitter, croit-il, polir avoir diamants, chevaux et voitures : « J’avais rêvé pour vous une existence simple, modeste, presque honorable. » Dans la Petite Marquise, c’est le mari déclarant à celui de ses amis qui distraira sa femme : « Aux cocottes, vous avez toujours préféré les femmes mariées. Et je vous en estime. » On n’ose plus citer, tant il est connu, le « Je vous aimais en homme du monde » adressé par un séducteur à la dame qui lui offre toute sa vie alors qu’il n’en sollicitait que d’agréables moments. Le déjeuner du premier acte de la Boule est célèbre par l’ingéniosité des incidents minuscules qui font de la vie de chacun des deux époux celle « d’une pelote d’épingles qui aurait conscience de son état ». Mais ce qui donne à toutes ces œuvres un intérêt particulier, c’est la trouvaille constante et toujours renouvelée du milieu et du détail pittoresques. Qu’on se rappelle le tribunal de la Boule, la crémerie de la Roussotte, les coulisses du Mari de la Débutante, le souper du Réveillon, la scène du bijoutier dans la Veuve, l’épithalame de la Petite Mère, et les perdreaux que Boisgommeux sort de ses poches, en disant à la marquise. « Tout ce qu’une poitrine humaine peut renfermer de bonheur... etc. » C’est dans la Cigale que l’abondance de cette invention comique se montre inépuisable. On n’a pas oublié le peintre luministe Mari­gnan, le doux, fort et coquet Marignan, parent du Fritz de la Grande-Duchesse et du Pâris de la Belle Hélène, ni dans la même pièce, l’étonnant trio des saltimbanques, que dirige M. Carcassonne, « premier physicien en tous genres », ni enfin Catherine la laveuse, si pleine de bonne volonté ? Je cite tous ces traits, Messieurs, non pour vous les rappeler, mais pour réveiller en vous le reflet du plaisir qu’ils vous ont causé. Tout en se jouant, ces prodigues auteurs ont créé des types. J’ai déjà parlé de Bri­gard, le père de Froufrou ; le célèbre Escouloubine du Prince est un premier état de Delobelle plus profond et de Brichanteau plus complet. Enfin, La Musardière, dans la Boule, évoque le souvenir du baron Hulot, tout simplement.

En 1881, après la Roussotte, Halévy cessa sa collaboration avec Meilhac et n’écrivit plus pour le théâtre. Il publia dix volumes encore, volumes de nouvelles, de romans et de souvenirs, et l’on découvre, dans ces dernières œuvres, plus personnelles, des raisons plus directes de l’aimer. Il faut lire les deux volumes intitulés L’Invasion et Notes et souvenirs pour savoir combien il fut ému par les malheurs de la France. Le premier de ces ouvrages, dans sa sobriété, possède la valeur d’un document. C’est l’histoire racontée par ceux qui la font sans s’en apercevoir; et l’on pense, en le lisant, au récit de la bataille de Waterloo dans le beau livre de ce Stendhal pour lequel Halévy professait une si grande admiration.

Il prenait de l’agrément à la compagnie des petites gens. Au cours de ce même volume de Notes et souvenirs il raconte avec un visible plaisir ses conversations avec une marchande de journaux, avec un boucher, avec le marchand d’images qui a sa petite boutique sous le porche de Notre-Dame-des-Victoires avec les mères des danseuses de l’Opéra, le donneur d’eau bénite de Saint-Séverin et un cocher de tramway. Il aimait le peuple. Il se sentait attiré vers lui. Il se plaisait à s’instruire de la vie des humbles, à les questionner sur leurs métiers, à connaître leurs sentiments et leurs opinions. Sans doute, tout le monde peut essayer de causer avec le peuple, mais ceux-là seuls y réussissent, chez lesquels un instinct lui fait deviner autre chose qu’une condescendance que la curiosité seule essaye de rendre moins hautaine. Il l’allait avoir mérité et gagné sa confiance pour le connaître au point de pouvoir écrire cette courte nouvelle que je considère comme un chef-d’œuvre et qui est intitulée L’Insurgé. C’est l’histoire lamentable d’un pauvre hère dont le malheur est, comme il le dit lui-même, d’être né du mauvais côté de la barricade. Insurgé, il reçut la médaille de Juillet en 1830, après l’attaque du Louvre, et les compliments de M. de Lamartine, devant l’Hôtel de Ville, le soir du 24 février 1848. On lui dit alors, à lui et à ses compagnons, qu’ils étaient de grands citoyens, des héros. En Juin, il reprit son fusil. Cette fois-là il fut, non pas hissé sur le pavois, mais arrêté et envoyé à Cayenne. Il commença à ne plus comprendre. Ce n’était pas, pour lui, une raison de cesser d’agir. Gracié, il revient en France à la fin de l’Empire : « J’étais, dit-il, de cette petite troupe qui a donné l’assaut à la caserne des pompiers de la Villette... Seulement, là, on a fait une bêtise. On a tué un pompier sans nécessité. J’ai été pris, jeté en prison, mais le gouvernement du Quatre-Septembre nous a mis en liberté, d’où j’ai conclu que nous avions bien fait d’attaquer cette caserne et de tuer ce pompier, même sans nécessité. » Et comme il avait l’insurrection dans le sang, il fut de la Commune. « Maintenant, déclare-t-il au conseil de guerre qui va le juger, vous me dites que cette insurrection-là n’était pas légitime... C’est possible, mais je ne sais pas trop pourquoi... Je recommence à m’embrouiller, moi, dans ces insurrections qui sont un devoir et dans ces insurrections qui sont un crime. Je ne vois pas bien la différence. »

Par ce portrait de l’Insurgé, où l’on devine tant de compréhension, de clairvoyance et de pitié, Halévy a répondu à l’avance à ceux qui eussent été peinés de voir en M. Cardinal, Homais détestable et père proxénète, un républicain se réclamant de Voltaire et de Rousseau, alors que, sans plus ni moins de justice, on eût pu en faire un partisan de l’empire ou de la royauté. Mais Halévy mettait en pratique la noble devise du grand philosophe-poète Jean-Marie Guyau : « Tout aimer pour tout comprendre, tout comprendre pour tout pardonner. » La première partie de Criquette montre également quelle sympathie il éprouvait pour ce peuple parisien si ignoré, si calomnié, dont le plus grand défaut et le moins signalé est la vanité qu’ont fait naître et qu’ont développée en lui les flatteries des politiciens. Tant de promesses non réalisées, tant de beaux rêves suivis de réveils sans soulagement, tant d’efforts qui paraissent inutiles ont suscité dans nos faubourgs l’idée que le suffrage universel a fait faillite, ou du moins qu’il n’a, comme toutes les révolutions, profité qu’à la classe bourgeoise. C’est par un mode de groupement d’où la politique est exclue, par l’action syndicale, puissante dès ses débuts, mystérieuse et inquiétante dans son avenir, que le peuple désabusé, résolu à ne plus compter que sur lui-même, entend désormais arriver, sans secours supérieur, à la conquête de sa place au soleil. Puisse-t-il ne pas voir surgir de ses propres rangs des chefs qui deviendront des maîtres, puisse-t-il ne pas s’apercevoir un jour qu’il aura seulement déplacé la tyrannie en cherchant la liberté.

Je m’excuse, Messieurs, de cette digression, mais je pense que, tout de même, si Halévy écrivait aujourd’hui la Famille Cardinal, il lui faudrait introduire dans le dialogue des petites danseuses une série de mots à son époque imprévus, tels que : revendications ouvrières, journée de huit heures, droit de grève, etc. Et c’est peut- être là, après tout, une marque du progrès.

À décrire les mœurs d’alors qui étaient moins sévères. Halévy refusa de s’indigner. En philosophe indulgent et apitoyé, il se bornait à sourire. La révolte de certains se serait traduite par des déclamations, mais Halévy avait horreur de tout ce qui était bruyant, et il pensa sans doute qu’il serait suffisant de montrer les actes de cette singulière famille, pour exprimer tout ce qu’ils avaient provoqué en lui de dégoût et d’aversion.

J’arrive enfin à l’Abbé Constantin. C’est un des plus grands succès de librairie de notre époque, puisque trois cents éditions ne l’auront pas épuisé. Et ce livre doux, rose, tendre, qu’on a pu accuser d’être trop doux, trop rose, trop tendre. C’est — je supplie qu’on ne s’étonne pas avant d’avoir entendu mes explications — c’est un acte de courage. Qu’on se reporte, en effet, à l’époque où il a été publié, en 1882. Le naturalisme faisait rage. Émile Zola fut, comme chacun sait, un des derniers romantiques. Et si la poésie est la transposition et l’exaltation de la vérité, c’est par la quantité de poésie qu’ils contiennent que des livres comme Germinal ont imposé à l’admiration générale les œuvres du grand ouvrier de lettres. Mais une horde d’épigones, incapables de se hausser à ce niveau, avides seulement de succès, crurent que la peinture inutilement répugnante de certains milieux, la description bassement exacte de certains gestes leur assureraient à eux aussi, la faveur du public. Ils ne se trompèrent pas complètement, hélas ! et la basse littérature de cette époque déversa dans l’âme des foules un flot véritablement trop abondant d’immondices, et distribua les nausées avec, tout de même, trop de générosité. Des littérateurs pleins de talent, estimables ceux-là puisqu’ils faisaient œuvre d’artistes et obéissaient à d’autres préoccupations que celle d’éberluer le bourgeois, crurent mieux montrer la vérité en n’en décrivant que les verrues sans s’apercevoir qu’ils se bornaient à déplacer l’erreur qu’ils voulaient combattre. Pour toutes ces raisons, et d’autres encore, il y eut, dans les lettres françaises, à ce moment, une furie d’abaissement, un raz de marée de pessimisme auquel résista l’homme de bonne éducation qu’était Ludovic Halévy. Il osa s’exposer aux quolibets, aux railleries, aux injures, lot habituel de ceux qui se mettent en travers d’un courant, et il eut le courage d’écrire un livre où tout le monde était bon, chaste, trop généreux, trop délicat. Alors que d’autres, flaireurs de vent, orientèrent leur talent dans le sens de l’ouragan qui passait, firent lâchement la part du feu, lui, parmi les brandisseurs de scalpels et de microscopes, parmi les sculpteurs de boue et les peintres d’ordures, il se dressa, un bouquet de fleurs artificielles dans les mains. On l’acclama. On l’acclama parce qu’il était la protestation du goût et de la mesure, du tact et du bon sens, dans un pays dont la supériorité sur les autres pays est précisément due à ces qualités-là.

Subitement en 1892, Halévy cessa de produire. Il posa sa plume et regarda autour de soi. Non que son activité fût épuisée. Il décida d’en faire dorénavant profiter les autres, voilà tout. Il n’y eut nul effort littéraire auquel il ne s’intéressât. Même, il semblait plus attiré vers les tentatives qui s’exerçaient dans un genre tout opposé au sien. Il suffisait d’être sincère pour retenir sa sympathie. Des jeunes hommes virent avec attendrissement ce vieillard robuste et doux se pencher sur leur tâche, s’assimiler leur compréhension de l’art et de la vie, et relever leur courage, les aider d’un conseil, d’une démarche, d’une approbation affectueuse. Il avait gardé la plus précieuse faculté, celle sans laquelle l’existence ne serait qu’une désolation : la faculté d’admirer. Il éprouvait une joie juvénile à rencontrer un talent nouveau et il allait alors vers les uns et les autres, prônant sa découverte, satisfait seulement lorsqu’il en avait assuré le succès. Halévy fut l’exemple rare d’un homme à la fois plein d’esprit et de bonté. Il avait le goût de la charité, il se prenait de pitié pour les haïsseurs et il eût volontiers fait sienne la belle parole du fils des Sakyas : « Si la haine répond à la haine, comment la haine finira-t-elle ? »

Lorsque Ludovic Halévy eut à prononcer l’oraison funèbre d’un grand homme de lettres qu’il aimait : Edmond About, il se plut à lire les belles phrases qui terminent l’étude consacrée à Lucrèce par leur cher ami commun, Prévost-Paradol. Il me semble, Messieurs, que j’accomplirai pieusement une partie de mon devoir présent si je les répète devant vous. Les voici :

« Salut lettres chéries, douces et puissantes consolatrices. Depuis que notre race a commencé à balbutier ce qu’elle sent et ce qu’elle pense, vous avez comblé le monde de vos bienfaits ; mais le plus grand de tous, c’est la paix que vous pouvez répandre en nos âmes. Vous êtes comme ces sources limpides, cachées à deux pas du chemin sous de frais ombrages ; celui qui vous ignore continue à marcher d’un pied fatigué et tombe épuisé sur la route ; celui qui vous connaît, nymphes bienfaisantes, accourt à vous, rafraîchit son front brûlant et rajeunit en vous son cœur. Vous êtes éternellement belles, éternellement pures, clémentes à qui vous revient, fidèles à qui vous aime. Vous nous donnez le repos, et si nous savons vous adorer avec une âme reconnaissante vous y ajoutez, par surcroît, quelque gloire. Qu’il se lève d’entre les morts et qu’il accuse, celui que vous avez trompé. »

Et, souvent, l’auteur de la Belle Hélène répétait : « Salut, lettres chéries, douces et puissantes consolatrices, ...clémentes à qui vous revient, fidèles à qui vous aime. »

On m’a raconté qu’un jour de ses dernières années, Ludovic Halévy étant, lui aussi, sur son balcon à respirer au frais, quelques jeunes comédiennes vinrent à passer rue de Douai, devant sa maison, le reconnurent, et le saluèrent en criant : « Vive Halévy ! » Ce tableau gracieux me parait renfermer toute la valeur d’un symbole. Halévy s’était éloigné de l’activité publique ; il s’était retiré, chez lui, dans son cabinet de travail avec les livres qu’avait remarqués Leconte de Lisle, et, bien qu’il ne fût point las, il s’était assis avec dignité à son foyer où le bonheur était fixé par la tendresse des siens et par sa propre bonté. Il ne se désintéressait pas de ceux qui étaient encore aux prises avec les hasards de la lutte dans l’agitation de la rue, et il aimait à les suivre des yeux. Il ne pensait pas, comme le poète ancien, qu’il est doux, pendant la tempête, de regarder, de la terre ferme, les périls d’autrui. Fier, à juste titre, d’avoir laissé, pour de plus jeunes fronts, des lauriers que sa main eût encore pu cueillir, il regardait passer la vie à ses pieds, avec une sympathie souriante, et suivant l’expression d’un moderne,

Se penchait, attendri, sur tout effort humain.

Les belles filles qui, d’en bas, tendaient vers lui leurs mains armées de violettes, lui jetaient le cri reconnaissant de la jeunesse qu’il avait comprise et chantée, lui adressaient, dans son repos, le salut de ceux et de celles qui entraient dans les incertitudes de l’avenir, et, par leurs vivats, exaltaient son œuvre légère et charmante, bienveillante et gaie, qui durera aussi longtemps qu’en France il y aura des hommes qui aimeront et des femmes qui se laisseront aimer.