M. Gebhart, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Gréard, y est venu prendre séance le 23 février 1905, et a prononcé le discours suivant :
Je vous dois un très grand honneur. Vous m’avez conféré le titre de noblesse littéraire dont rêvent les écrivains français à l’heure où les caresse une tentation d’orgueil. Et vous m’avez donné encore le moyen de vous manifester plus dignement ma reconnaissance, en me permettant d’évoquer devant vous le souvenir et l’image du confrère éminent que vous avez perdu. Vous saviez quels liens de gratitude et de respect m’attachaient à M. Gréard. Pendant plus de vingt ans, il avait été mon chef hiérarchique. Jadis, il frappait pour moi, d’une façon magistrale, à l’une des cinq portes du Palais Mazarin, celle qui mène à la morale, à la politique et aux finances. La porte s’ouvrit, et me laissa passer. Voici que vous avez jugé bon de confier le soin de sa mémoire à un professeur de l’Université. Depuis le jour de cette élection, j’ai mieux mesuré la valeur des bienfaits que m’a prodigués l’Université. Il y a bien longtemps, elle m’accueillit, par adoption, à côté de ses fils, les jeunes maîtres formés par sa discipline. C’est une mère indulgente, que nous nommions d’un joli nom latin, au temps où nous glissions volontiers un peu de latin en notre prose. Elle m’a pardonné de fâcheuses velléités d’humeur séditieuse, car elle est toujours la plus généreuse de nos institutions nationales, et demeure l’asile des libertés de l’esprit pour ceux d’entre nous qui aiment la liberté. C’est elle qui m’a pris comme par la main, et m’a conduit jusqu’à vous. Il m’est doux d’unir aujourd’hui en un même hommage l’Académie française et l’Université de France.
Durant plus d’un demi-siècle, M. Gréard mit toute son intelligence et tout son cœur au service de cette Université. Professeur, inspecteur de l’Académie de Paris, directeur de l’Enseignement primaire pour le département de la Seine, inspecteur général, directeur de l’Enseignement primaire au ministère de l’Instruction publique, enfin vice-recteur ; à travers toutes les vicissitudes de la politique, les réformes parfois hâtives ou maladroites, et les crises de méthodes, il demeura très calme, dévoué aux devoirs de sa charge, très courtois et très doux ; et, à mesure que son autorité et sa responsabilité grandissaient, plus vigilant et plus laborieux, aussi présent à la rue de Grenelle qu’à la Sorbonne ; allant sans cesse de l’une à l’autre de ce pas alerte qui décourageait les importuns, présidant chaque jour quelque Commission, rédigeant des circulaires, répondant à toute lettre, et à l’heure même, ne fût-ce que par un billet de deux lignes. Doué d’une rare lucidité d’esprit, il voyait juste et vite, savait se résoudre sans hésitation, et agir. Il devint ainsi un administrateur de premier ordre, connaissant tous les rouages de son gouvernement, et si quelqu’un d’entre eux s’arrêtait ou tournait de travers, le réparant d’une main souple et rapide. L’aridité des chiffres ne le chagrinait point. Il veillait au budget de l’Académie des Sciences morales, à la prospérité financière de Chantilly. Si dans le budget d’une de nos Facultés quelques troubles se produisaient, nous savions que le recteur nous tirerait aussitôt d’embarras. Il eût été sans doute un parfait Premier Président de la Cour des Comptes. Afin de se consacrer plus sûrement à ses obligations, il s’était détaché de la vie mondaine, ne voyageait guère, même sur la rive droite, s’accordait à peine quelques semaines de vacances, en famille, sur les plages normandes, des vacances de maître d’école, comme pour justifier, même en son temps de repos, le compliment que lui fit un jour Jules Ferry : « Vous êtes le premier instituteur de France. » Mais là-bas, loin de la Sorbonne et du ministère, libre de soucis administratifs, entouré des siens, parmi ses amis, il apparaissait avec tout le charme de sa nature, enclin à la gaîté, facile aux gracieux propos. Pour tout le mois de septembre, le haut fonctionnaire de l’Université s’était évanoui. À Villers, au bord de la mer retentissante, M. Gréard montait à cheval.
C’était un lettré de race, essentiellement classique, nourri de Platon, de Sénèque, de Montaigne et des maîtres de Port-Royal. Cicéron l’eût accueilli aux entretiens philosophiques de Tusculum. Horace l’eût convié aux modestes soupers de sa villa Tiburtine ; le bon Rollin l’eût choisi comme coadjuteur avec succession. Ses prédilections littéraires n’allaient ni à la rêverie lyrique, ni aux ravissements du mysticisme, ni aux fantaisies de l’ironie, ni aux jeux aimables de la métaphysique, mais à la connaissance précise de l’âme humaine, à la vie intime de l’esprit, à l’œuvre de la raison, à l’ennoblissement de la conscience. Épris de réalités, peu curieux des chimères ou des caprices du cœur, il semblait se rattacher à la grande école rationnelle des humanistes, l’école du XVIe siècle, dont Érasme fut l’initiateur. À l’antiquité il demandait des doctrines et des exemples de sagesse, plutôt que des émotions ou des enchantements. Par vocation profonde, M. Gréard fut un moraliste. Mais, dans le vaste champ des études morales, il se choisit de bonne heure un domaine personnel : ce ne furent ni la rigide théorie dogmatique, ni les aspects mobiles de l’histoire, ni l’analyse des passions éternelles, ni la critique des mœurs transitoires : l’éducation, l’art de rendre l’homme plus raisonnable et meilleur, de pressentir l’homme en l’écolier, d’orienter l’enfant vers le citoyen, tel fut l’objet de ses méditations, et l’honneur de sa vie. De sa thèse latine pour le doctorat, où il étudiait les doctrines de Sénèque sur l’éducation, à son dernier ouvrage, l’exquise préface au Traité de Mme de Rémusat, après quarante années, il demeurait le même, et comme prolongeant le même sillon. Et le soir venu, sous la lampe de famille, cet infatigable éducateur ciselait encore avec amour une œuvre qu’il voulait rendre digne de son nom : l’éducation de son petit-fils.
Vous voyez, Messieurs, la beauté de cette carrière où M. Gréard passa, par un mouvement naturel, des lettres à la morale, de la morale à la philosophie de l’éducation, de la doctrine à l’action, au gouvernement de l’école, de toutes les écoles, jusqu’à la plus haute, à la fois la plus ancienne et la plus jeune de toutes, l’Université de Paris.
Son entrée dans la littérature savante, en 1866, fut des plus distinguées. À côté de Sénèque, le pédagogue stoïcien, qui rêva de ramener à l’héroïsme les jeunes patriciens corrompus par les douceurs d’un temps de servitude, il présentait à la Sorbonne Plutarque, la Morale de Plutarque. On connaissait le vénérable écrivain par ses Grands Hommes, et l’on avait quelque inquiétude, non point au sujet de sa sincérité, mais sur les sources de ses histoires. Ses parallèles entre Grecs et Romains sentaient si fort les procédés oratoires, que l’on craignait de rencontrer en ses biographies des plaidoyers d’avocat, plutôt que de fidèles chroniques. Cependant, nous aimions Plutarque pour sa foi en la vertu, et la noblesse de ses tableaux mortuaires. Les derniers moments de Démosthène, d’Alexandre, de Cicéron, de Jules César formaient comme une galerie magnifique d’où l’on ne sortait point sans émotion. Mais la morale de Plutarque, qui rédigea une trentaine d’opuscules édifiants, semblait une terre bien lointaine, perdue dans les brouillards de la décadence grecque. Vers cette île hyperboréenne, reconnue jadis et visitée par Rabelais, Montaigne et La Boëtie, M. Gréard tendit sa voile délibérément.
Il nous rapporta de son voyage un Plutarque bien sympathique, esprit curieux de toute chose humaine, brave homme, vieillard charmant, délicieux convive, un académicien, — je veux dire un disciple de cette nouvelle Académie, qui fut la dernière école purement grecque de l’hellénisme finissant. Tous les aspects, toutes les conditions de la vie privée ou publique, la famille, la maison, l’épouse, les enfants, les amis, les esclaves, l’école, la cité, la religion servirent de thème à l’expérimentation morale de Plutarque, qui écrivit ainsi, à bâtons rompus, comme une théorie de l’art de vivre honnêtement et heureusement dans une petite ville. Morale bourgeoise et provinciale : M. Gréard marquait avec soin ce trait particulier d’une philosophie raisonnable, accessible à toute conscience droite, plus facile à pratiquer que l’idéalisme de Platon ou l’orgueilleuse austérité des stoïques, plus pure que l’Épicurisme, une sagesse tempérée, dont le cadre étroit et modeste était bien la bourgade de Chéronée, si précieuse à l’historien, qui y fut conseiller municipal et juge de paix et qu’il aima de tout son cœur. Pauvre Chéronée ! le dernier champ de bataille de l’indépendance grecque, longtemps ornée d’un renom tragique, ensevelie aujourd’hui en ses marécages, où je n’ai trouvé jadis que trois masures de chevriers et des halliers peuplés d’énormes sauterelles couleur de bronze. C’est là, entre les rochers vertigineux du Parnasse et les cimes du Cithéron, que Plutarque composa à la fois ses Vies parallèles, où il exaltait la grandeur d’âme antique, et ses petits traités, ses Moraux, comme dit Rabelais, où sont décrites les vertus moyennes, les vertus du foyer domestique, qui sont le pain quotidien de l’humanité.
Je crois que cette contrée étrange, isolée, farouche, marqua d’une empreinte profonde l’esprit et la conscience de Plutarque, et qu’on y peut découvrir un commentaire au curieux chapitre de M. Gréard sur le Temple, c’est-à-dire sur la religion de l’historien. À Chéronée, en dehors des grandes voies de l’hellénisme, loin du bruit des écoles et des échos venus de Rome, de l’Asie, du monde entier. Plutarque vivait parmi les plus vénérables traditions du mysticisme grec et les plus poignants souvenirs d’un temps plus ancien qu’Homère. Une promenade de trois heures, au bord du Copaïs, le menait à l’antre de Trophonios, d’où montait, avec la vapeur troublante des parfums sacrés, la prophétie des choses futures. C’est un grand rocher bizarre, percé de trous tel qu’une énorme éponge, et les jeunes garçons de Livadia, pour obtenir quelques sous des voyageurs, s’y glissent toujours, rapides comme des couleuvres, allument au fond de la caverne un peu de paille humide, dont la fumée bleuâtre sort bientôt en tremblant de tous côtés, avec une petite complainte mélancolique, De Profundis enfantin que je voudrais bien entendre encore. À l’occident de sa ville natale, Plutarque voyait se dresser dans l’azur les deux coupoles du Parnasse, toutes blanches jusqu’aux jours d’été. Grand prêtre d’Apollon à Delphes, son devoir sacerdotal l’appelait souvent à l’escalade de la montagne sainte. Il veillait au bon ordre des pèlerinages et au tronc des offrandes. Il soupait avec la Pythie, tout en devisant des secrets infernaux et la nuit, le serpent Python rampait à travers ses songes.
Mais une vision formidable, d’un paganisme plus imposant que Trophonios et la Sibylle attendait le grand prêtre au pied du Parnasse. Vers le milieu d’une gorge sauvage, assombrie par les forêts de sapins, le sentier qu’il faut suivre, pour se rendre à Chéronée, se partage en deux branches : l’une s’enfonce en Phocide, l’autre incline vers la Béotie. C’est là, qu’il y a plus de trois mille ans, Œdipe tua son père Laïos. Bien avant les horreurs des Atrides, le mythe sanglant des Labdacides témoignait, sur ce chemin maudit, du dogme suprême et de la terreur théologique qui sont l’âme de la religion grecque, la haine jalouse des dieux contre les mortels, la joie méchante qu’ils goûtent à violer la justice pour détruire la félicité ou abaisser l’orgueil des hommes. Figurez-vous le va-et-vient des spectres errant au crépuscule, sous les grands pins du Parnasse que balançait en pleurant le vent de mer, et, dans l’imagination des bonnes gens, l’éclosion des légendes funèbres, ces contes noirs de nourrices ou d’aïeules qui voltigent, à la façon des chauves-souris, sur le berceau des enfants !
Plutarque respirait cet air depuis sa jeunesse. Il avait ainsi pris une habitude d’émotion religieuse que ne put abolir l’instinct rationnel développé en lui par la méditation philosophique. Archidiacre d’Apollon et platonicien, présidant un jour aux rites du temple delphique et, le lendemain, lisant à ses amis son Traité sur la superstition, ou s’efforçant de prouver que les oracles sont toujours le Verbe des dieux et qu’ils ont de bonnes raisons pour ne plus parler qu’en prose, tandis qu’autrefois ils chantaient en vers, ce dualisme d’une conscience méritait d’exciter la sagacité critique de votre confrère. Il appliqua au problème toutes les ressources de son érudition, toute l’ingéniosité de son exégèse. Il rappela ce caractère dominant du polythéisme : aucun symbole de foi, une absolue liberté de création laissée aux cités, aux poètes, aux sculpteurs ; la religion la plus individuelle, la plus mobile, la plus vague qu’ait connue le genre humain. Les Grecs l’embrassaient d’une tendresse d’artistes et s’en accommodaient avec une bonne grâce souriante. Comme elle était à peu près dépourvue de morale et de charité, elle n’avait, sur la conduite de la vie, qu’une prise très faible ; on la pratiquait avec d’autant plus de dévotion qu’elle était moins gênante. Dans le vaste sanctuaire panhellénique, chaque Hellène pouvait se choisir une petite chapelle de famille où il allait porter, à ses heures, des fleurs et de l’encens, mais où jamais il ne se frappait la poitrine ni ne versait une larme de repentir ou d’amour. Les philosophes étaient bienveillants à l’égard des dieux homériques. La mésaventure de Socrate les avait rendus prudents. Épicure lui-même ne fut pas un athée. Les stoïciens offraient des sacrifices sur tous les autels. Enfin, vers le temps même de Plutarque, la philosophie tentait un sauvetage émouvant du vieux paganisme. Après tout, c’était la religion nationale, l’œuvre merveilleuse de la patrie. La Grèce lui devait l’inspiration de ses poètes et de ses statuaires : pour ces dieux de marbre ou d’argile, elle avait élevé sur ses acropoles et ses promontoires, entre la mer et le ciel, la blanche colonnade de ses temples. À Rome, dans la barbarie des dieux venus de l’Asie et la tristesse des cultes enfantés par l’Égypte, la Grèce semblait triompher encore par la noblesse de ses images et le charme dangereux de ses fables. Les philosophes essayèrent donc de prolonger les jours du polythéisme en pénétrant les symboles dont le voile recouvrait, disaient-ils, une vague révélation des choses divines, révélation qu’il appartenait aux sages de rendre plus éclatante. Ainsi, tandis qu’Homère, Hésiode, Eschyle et Pindare demeuraient les Pères et les Docteurs du polythéisme, sans hérésie ni schisme, un concordat s’était conclu entre la raison et la foi et Plutarque, qui contribua, pour sa part, à cet heureux accord, put garder son canonicat au temple d’Apollon, tout en conversant avec ses amis sur le dieu impalpable de Platon ou le dieu inconnu des Athéniens.
Cependant, l’avenir prochain de sa religion lui causait une secrète angoisse. Bien qu’il n’ait rien soupçonné du côté des chrétiens dont le sang ruisselait alors dans les cirques, Plutarque prévoyait le rapide déclin de croyances trop étroitement helléniques. « Quand pour se soutenir, écrit M. Gréard, une religion en est réduite à faire appel au patriotisme, tout effort pour l’étayer est impuissant : sa base est ruineuse. » Et votre confrère rappelait le prodige que Plutarque raconte avec un trouble visible. Un soir, dans les parages de Corcyre, un vaisseau était arrêté parla chute soudaine du vent. Tout à coup les passagers entendirent une voix qui venait de la terre lointaine et appelait Thamos, le pilote égyptien. Elle appela trois fois, toujours plus impérieuse. Thamos répondit enfin : « Me voici ! » Et la bouche de mystère dit : « Lorsque tu seras à la hauteur de Palodis, annonce que le grand Pan est mort. » À l’endroit désigné, le vent tomba de nouveau, et Thamos, debout à la poupe, tourné vers la côte, cria: « Le grand Pan est mort ! » Et aussitôt, sur la mer ténébreuse, de vague en vague, courut comme une lamentation, un immense sanglot. L’Empereur, averti, manda Thamos, l’interrogea et soumit le miracle à ses philosophes. Ceux-ci déclarèrent, avec un calme parfait, que le grand Pan était un génie, fils de Mercure et de Pénélope ! Ces doctes personnages n’avaient point compris que, cette nuit-là, sur les mers de l’Hellade, la conscience humaine, lasse de dogmes impurs, entendit passer, comme en un songe, les funérailles du paganisme.
Plutarque, plus avisé, sentait chanceler les murailles des vieux temples. Mais il se penchait encore, avec une piété filiale, sur cette religion mourante. C’était le dernier prêtre apportant à l’autel, en un repli de son manteau, la dernière colombe.
Il avait écrit sur l’Éducation trois ouvrages où parait ce goût de la mesure qui fut un trait distinctif du génie grec. Il y mettait en lumière, dit M. Gréard, « ces deux vérités fondamentales trop souvent oubliées, d’une part, que l’œuvre de l’Éducation, embrassée dans son ensemble, est avant tout une œuvre morale qui, par l’esprit, doit arriver au cœur ; d’autre part, que le temps et l’effort en sont les éléments nécessaires et les indispensables conditions. » Votre confrère recueillait en son auteur bon nombre de maximes savoureuses, celle-ci, par exemple : « Que l’intelligence des jeunes gens n’est pas un vase à remplir, mais un foyer qu’il faut échauffer. » Admirable pensée, dont je recommande la méditation aux implacables pédagogues qui aggravent sans cesse l’une de nos grandes misères nationales, le baccalauréat. Hélas ! ô Plutarque ! vieux prêtre excellent, chez nous les vases sont pleins et débordent et, malgré les cris des pères de famille et les supplications des mères, sur la tête innocente de nos éphèbes pleuvent toujours des cataractes de programmes, sans trêve, sans raison, sans miséricorde !
De Chéronée à Saint-Cyr la distance est assurément plus grande que de Plutarque à Mme de Maintenon. L’illustre dame emprunta plus d’une vue au vieux moraliste, qu’elle lisait toute enfant dans la traduction d’Amyot, ce précepte, entre autres, digne d’un diplomate : « Qu’il faut vivre avec ses amis du jour comme s’ils devaient être les ennemis du lendemain. » M. Gréard étudia la vie, les écrits et l’œuvre de cette femme toute virile qui, toute jeune, se faisait saigner pour ne point rougir aux occasions où la rougeur s’impose, l’énigmatique, figure aux coiffes imposantes, si détestée de Saint-Simon, dont le profil sévère apparaît, aux côtés d’un roi qui s’ennuie, dans la mélancolie d’un règne trop prolongé. Votre confrère ne voulut point souscrire aux véhémentes accusations de Michelet contre Mme de Maintenon. Voltaire lui-même n’avait-il pas déclaré que, à l’égard des persécutions qui suivirent la révocation de l’Édit de Nantes, sa responsabilité fut toute en son silence ? Ce grave problème historique est sans doute insoluble. Les lambris de Versailles ne nous rendront plus l’écho des paroles échangées entre Louis XIV et la grande chrétienne résolue à préserver d’une vieillesse licencieuse l’homme qui faisait seul le destin de son siècle. « Sauver à la fois l’âme et l’honneur du roi, telle fut, selon M. Gréard, toute la politique religieuse de Mme de Maintenon », et « ramener aussi, disait-elle, les consciences égarées ». Elle souhaita sincèrement, pour cette opération apostolique, des missionnaires plus doux que les dragons de Sa Majesté ; mais trop prudente ou mal informée, elle sembla se résigner aux dragonnades. « On voudrait, écrit votre confrère, que sa plainte contre ceux qui abusaient de la violence eût été moins discrète, la petite-fille d’Agrippa d’Aubigné étant assez sûre de son crédit pour protester plus hautement. » Chose étrange, le souvenir de son grand aïeul, loin de l’encourager à parler, lui coupait la parole. « Je gémis des vexations qu’on fait ; mais pour peu que j’ouvrisse la bouche pour m’en plaindre, mes ennemis m’accuseraient encore d’être protestante, et tout le bien que je pourrais faire serait anéanti. »
Laissons donc ce mystère, auquel M. Gréard fut contraint de toucher par scrupule d’historien. Pour lui, pour nous, c’est par ses couvres d’éducation que la fondatrice de Saint-Cyr mérite de retenir le respect de la postérité. « On peut, dit-il, critiquer la conduite pédagogique de Mme de Maintenon, elle ne prête point à rire... Elle était née institutrice. » À Saint-Cyr, elle remplit pleinement sa vocation. « L’idée de faire payer par la France la dette de la France, en élevant les enfants de ceux qui lui avaient donné leur sang, procède d’un sentiment inconnu jusque-là. » Oui, élever à l’air pur des champs et des bois les enfants de la petite noblesse ruinée par la guerre perpétuelle, bercer ces jeunes filles au rythme de Racine, les déguiser en Assuérus, en Joad, en Mardochée, l’idée était généreuse et l’invention souriante. Mais l’originalité supérieure de Saint-Cyr est le souffle de liberté qui vivifia cette maison. Certes, Mme de Maintenon, que beaucoup de personnes accusent volontiers de fanatisme religieux, ne saurait être soupçonnée d’hostilité envers l’Église. Or, Saint-Cyr fut « une sécularisation hardie de l’Éducation des femmes ». Le mot est de Saint-Marc Girardin. « Mme de Maintenon fut la première institutrice laïque. » Le mot est de M. Gréard. Voilà, Messieurs, deux paroles sonores qui étaient encore il y a quarante ans, il y a vingt ans, de bonne et claire langue française et, aujourd’hui, défigurées, faussées en leur sens original, éclatent sans cesse à nos oreilles comme des clairons de troubles civils. Mais Racine, confident de la fondatrice, est un témoin direct de la pensée qui inspira Saint-Cyr. Cette maison, dit-il, « avait été principalement établie pour élever dans la piété un fort grand nombre de jeunes demoiselles ; on n’y a rien oublié de tout ce qui pouvait contribuer à les rendre capables de servir Dieu dans les différents états où il lui plaira de les appeler ». Et le poète passe en revue le programme de cette école, formation du jugement et culture de l’esprit, le travail de la classe tourné en agrément, la récréation en profit pour l’intelligence. « Nous voulions, écrit Mme de Maintenon, une piété solide, éloignée de toutes les petitesses de l’esprit, un grand choix dans nos maximes, une liberté entière dans nos conversations, un tour de raillerie agréable dans la société, et un grand mépris pour la pratique des autres maisons. »
« Les autres maisons », c’étaient les couvents, qu’elle n’aime pas, et que n’aimait guère Fénelon, les sombres maisons jansénistes où les enfants demeurent muettes, inertes, ne marchent jamais , selon la règle de Port-Royal qu’entre deux religieuses, l’une devant, l’autre derrière, pour empêcher que, ralentissant le pas, elles aient entre elles quelque communication ; passant d’une méditation à une oraison, d’une oraison à une instruction, n’apprenant, en dehors du catéchisme, que la lecture, l’écriture et, le dimanche, un peu d’arithmétique. À ce régime de mortification et d’expiation M. Gréard se plaisait à opposer la sagesse, la bonté et le bon sens de Mme de Maintenon. Laissez, disait-elle, laissez faire parfois aux enfants leur volonté, afin de connaître leurs inclinations. Gouvernez avec gaîté, égayez l’éducation. Elle défendait les abstinences prolongées. « Il ne s’agit point de faire des religieuses, et, pour celles qui auraient la vocation, ce n’est pas le moyen de s’y préparer. Que la piété qu’on leur inspire soit simple, gaie, douce et libre ; qu’elle consiste plutôt dans l’innocence de leur vie, que dans les austérités et les retraites. Quand une fille instruite dira et pratiquera de perdre vêpres pour tenir compagnie à son mari malade, tout le monde l’approuvera... Quand elle dira qu’une femme fait mieux d’élever ses enfants et d’instruire ses domestiques que de passer sa matinée à l’oratoire, on s’accommodera très bien de cette religion. »
Par la maison de Saint-Cyr, l’éducation libérale des filles était inventée. Saint-Cyr sortait du cloître et allait vers le siècle tout en demeurant chrétien M. Gréard n’a point caché les faiblesses scolaires de cette discipline où l’histoire était trop négligée. « Il suffit, disait Mme de Maintenon, de ne pas confondre un empereur romain avec un empereur de la Chine ou du Japon et de distinguer un roi d’Espagne ou d’Angleterre d’avec un roi de Perse ou de Siam. » Votre confrère dénonce les incertitudes et les brusques retours vers l’austérité que parfois d’excessifs scrupules provoquaient en la conscience de la fondatrice. Après la représentation d’Andromaque où les saint-cyriennes avaient joué Hermione, Oreste et Pyrrhus avec d’inquiétants éclats de passion, elle fit baisser le rideau de son théâtre et congédia Racine. L’entr’acte dura jusqu’a la première représentation d’Esther, en présence du roi, le 26 janvier 1689. Deux ans plus tard, ces demoiselles jouaient Athalie. Mais alors jansénistes et jésuites, Mme de Lafayette et les ennemis de Racine coalisés contre les scandales de Saint-Cyr, poussèrent des cris de l’autre monde. D’autre part, les jeunes personnes, enhardies par leur familiarité avec Jéhovah, affectaient des airs hautains, et, pour avoir tenu le rôle de la Reine sanglante, du généralissime Abner et de Mathan, le prêtre renégat, se refusaient à prendre le balai, ayant porté le sceptre, la tiare ou l’épée. Le théâtre de Saint-Cyr avait vécu.
Mais l’âme de l’institution devait lui survivre. Mme de Maintenon n’avait projeté d’élever ni d’indolentes Agnès, ni de scolastiques Philamintes occupées à regarder dans la lune et à disserter sur la matière étendue. Henriette fut elle, plus que sa sœur Armande, une bonne élève de Saint-Cyr, parée, écrit M. Gréard, « de toutes les grâces du bon sens » ? Je veux le croire : cependant je crains que cette aimable enfant, si cruelle aux professeurs de grec, trop fidèle disciple de son bonhomme de père, ne dissimule sous sa gentillesse quelque sécheresse et comme un pédantisme à l’envers. Jamais, certes, elle ne confondra un pourpoint avec un haut-de-chausses ; ses servantes sont assurées d’être menées à la baguette et peut-être aussi son mari. Mais la pédagogie rudimentaire de Chrysale lui aura-t-elle donné cette expérience et ce goût de la vie intellectuelle qu’une femme doit recevoir afin de présider un jour à l’éducation de ses enfants et de veiller aux études de ses fils ? Éloignez Armande de la bibliothèque, du laboratoire et de l’observatoire maternels, mariez-la, selon son rang, à un galant homme, moins savant que sa femme, soit, mais de caractère décidé et capable de tenir tête à sa belle-mère. En trois ou quatre années, après le premier ou le second berceau, Armande, dépouillant toute morgue scientifique, peut devenir une femme charmante. Elle n’établira en son salon ni un cercle de Précieuses, ni un Bureau des Longitudes, ni une officine de politique. Mais autour d’elle et avec elle on s’entretiendra librement des objets qui sont l’intérêt supérieur de l’esprit, de la vie du foyer et de la vie publique. Ni cartésianisme transcendant, ni géométrie dans l’espace, ni casuistique, ni théologie ; mais des notions justes, une curiosité intelligente des connaissances qui importent à tous les temps et des idées qui préoccupent l’heure présente. Armande, rejetant l’affectation ou la raideur propres à beaucoup de femmes distinguées du XVIIe siècle, fera pressentir les femmes éminentes du XVIIIe, grandes dames ou bourgeoises lettrées, que visitaient Voltaire, d’Alembert, Rousseau, Montesquieu et qui, par l’art de la conversation, enchantèrent Paris et l’Europe.
Telle fut la tradition de Saint-Cyr. Mme de Maintenon avait reçu de Fénelon une théorie d’éducation qui visait à la noblesse du caractère, à la rectitude de la raison plu tôt qu’à la science et ne dispersait pas l’intelligence des écolières dans la vanité des arts d’agrément. En ses deux livres sur l’Enseignement secondaire des filles et l’Éducation des femmes par les femmes, M. Gréard a montré la suite, les progrès ou les déviations de cette doctrine chez Mme de Lambert, Mme d’Épinay, Mme Roland, Mme Necker, Mme de Staël, Mme de Rémusat. Et, parmi de si nombreux témoignages, il recherche toujours et découvre l’idée maîtresse de l’éducation moderne, dont les pays de tempérament démocratique ne sauraient plus se priver, la nécessité d’élargir et d’élever la place de la femme dans la famille et hors de la famille, d’inscrire au programme de l’école les notions qui la rendront épouse utile et mère éclairée : la religion et la morale, les littératures, les langues étrangères, le droit usuel, l’économie domestique, les éléments de quelques sciences. Vous le voyez, Messieurs, votre confrère, qui d’abord avait paru pencher du côté d’Henriette, nous ramène doucement du côté d’Armande.
En 1875, M. Gréard entrait à l’Académie des Sciences morales et politiques. Il y présida, durant dix années, avec une autorité sans pareille, la Section de morale. En 1886, il recevait ici le fauteuil de M. de Falloux. Le recteur de Paris succédant au législateur de 1850, la rencontre n’étonna point les personnes qui savent que l’Académie a toujours de l’esprit Le duc de Broglie devait répondre au récipiendaire, et cet heureux hasard ajoutait encore à l’intérêt d’une séance pleine de promesses. M. Gréard n’ignorait point quelle blessure recevrait notre enseignement public, le jour où la loi abolirait autour de lui toute concurrence, il n’éprouva donc aucune gêne dans l’éloge de son prédécesseur. Il sut fixer entre les droits légitimes et les devoirs de l’État et la liberté, qui est, chez les peuples civilisés, de droit naturel, un sage équilibre. En ce temps-là, on pouvait encore manier avec délicatesse certaines balances de précision. Le duc de Broglie parut moins confiant dans l’avenir. Y eut-il, entre les deux orateurs, un désaccord sensible ? Il n’y parut point, sinon, peut-être, aux yeux très exercés à lire entre les lignes. Mais si vos deux confrères reprenaient aujourd’hui leur colloque académique, un même sentiment, une même tristesse rapprocheraient l’un de l’autre l’historien qui, en son discours, pressentit une ère de proscriptions et le moraliste qui écrivit, contre son cher Plutarque, une page généreuse sur l’exil, l’impiété de l’exil, et nous y rendit la plainte navrante du grand exilé florentin : « Monter l’escalier d’autrui ! »
Rassuré sur l’avenir de ses créations pédagogiques, M. Gréard revint dès lors aux ouvrages littéraires dont il avait donné, en 1870, le premier essai, l’étude sur les lettres d’Abélard et d’Héloïse. Ceux d’entre nous qui n’ont connu que le Recteur, moraliste très grave, ressentiraient peut-être quelque surprise à la lecture des pages vibrantes qu’il consacrait à la femme la plus aimante et la plus infortunée du moyen âge. Il la compare aux plus grandes âmes de l’antiquité, toujours maîtresse d’elle-même parmi les plus cruelles souffrances et, torturée par l’amour, la pensée toujours lucide et le cœur stoïque.
Nous touchons, Messieurs, au dernier trait original de ce rare esprit. Entraîné par sa curiosité philosophique vers l’analyse des consciences, M. Gréard, quand il recueille ses souvenirs sur la vie et l’œuvre d’un ami disparu, laisse ses récits et ses jugements se pénétrer de tendresse : quand il étudie les épreuves morales et l’agonie de la foi en une âme très noble, il écrit cette histoire avec une émotion et une passion contenue qui éclatent dans la beauté austère de la langue. Voici ses deux camarades d’École normale, Sarcey et Prévost-Paradol et un homme qu’il n’a rencontré que de loin en loin, mais dont la parole et l’image étaient pour lui inoubliables, Edmond Schérer. De Sarcey, de « l’oncle », dans la Préface qu’il mit en tête des Mémoires du critique, votre confrère se plut à évoquer la finesse plus gauloise qu’attique, la verve, la sûreté du goût, la bonhomie et la bonté. Dans la scrupuleuse Étude sur Prévost-Paradol, ce malheureux grand écrivain reparaît parmi tous les hasards de sa vie et les incertitudes de sa destinée, avec la délicatesse de son cœur, sa passion pour la lutte, sa franchise presque fougueuse, son ardeur à se précipiter vers la science, vers l’avenir, vers le bonheur, vers la gloire. Jeune homme, il écrivait : « Oui, j’ai mille raisons d’être ambitieux et amoureux de la vie ! Je voudrais être puissant, je voudrais être riche, je voudrais être aimé ! » À l’École, Paradol était surveillé, conseillé, au besoin morigéné par deux sages, Taine et Gréard, — Octavio, comme il l’appelle toujours, le plus aimé, semble-t-il, de tous ses amis. La vocation qui poussait le normalien vers la politique et le journalisme se dessinant d’une façon inquiétante, les deux sages s’efforçaient, avec un doux entêtement, de faire « rentrer au couvent », disaient-ils, leur aventureux camarade. Taine lui démontrait la vanité et les périls de la polémique au jour le jour et les regrets que pouvait créer — prophétie douloureuse — une cause mal engagée. Les deux mentors, si perspicaces, soupçonnèrent-ils alors l’abîme de tristesse et de découragement creusé en cette jeune âme et que dévoilent ces lignes trouvées sur un carnet intime : « Il n’est pas de jour où je n’éprouve plusieurs fois le désir d’être mort. L’extrême lassitude que je porte en tout ressemble à de la lâcheté. Ceux qui me reprochent de ne pas les aimer ont tort de m’accuser d’égoïsme. Je m’aime encore moins qu’eux. L’indifférence est ma patrie. » Ce désespéré se calomniait. « Qui ne l’a pas vu, dit M. Gréard, auprès du lit d’un de ses enfants mourant, au chevet de sa femme usée par la souffrance, ou prodiguant jusqu’au dernier souffle à la vieille gouvernante de sa mère les soins les plus dévoués, ne l’a pas connu tout entier. »
L’Université ne le garda pas longtemps. Après une courte suppléance à la Faculté d’Aix, il entrait au Journal des Débats, dans la compagnie de Renan, de Sacy, de Taine, de Saint-Marc Girardin. Il avait enfin trouvé sa voie, l’action par la presse et la littérature, l’ironie élégante, sans pitié, plus redoutable à l’adversaire que l’injure. Chaque jour, avec une allégresse d’abeille, il jouait de son aiguillon, aussi sévère à la démocratie haineuse et niveleuse qu’au despotisme des maîtres de l’État. Il publiait, contre l’Impiété systématique érigée en moyen de gouvernement, une brochure d’un accent profond. Il scrutait les organes de notre vie sociale, troublé par les symptômes de décadence qu’il y apercevait, persuadé, par son pessimisme familier, que les grands peuples historiques sont condamnés à périr, effrayé à la pensée que la France et l’Allemagne se heurteraient un jour l’une contre l’autre et, dans sa France nouvelle, pressentant la défaite, annonçant le naufrage.
Cependant la destinée lui souriait. L’Académie l’avait appelé à elle. Les plus grands ou les plus charmants esprits lui faisaient fête, Montalembert, Sainte-Beuve, Mignet, Guizot, Mgr Dupanloup, Ludovic Halévy, le comte d’Haussonville, Schérer, Victor Hugo. Il s’était rallié à l’Empire libéral, à l’œuvre généreuse d’Émile Ollivier, s’efforçait d’espérer en l’avenir, acceptait le poste de ministre plénipotentiaire à Washington. Le 12 juillet 1870, à peine débarqué à New-York, il écrivait à M. Gréard : « Me voilà tout enveloppé de tristesse. Que je voudrais t’avoir près de moi, avec ton bon sens pénétrant, délicat et ferme, pour me réconforter doucement, ainsi que tu l’as fait tant de fois ! » Le 15, à M. Halévy- : « L’effort matériel que je fais pour écrire est incroyable. » Et le lendemain, apprenant la déclaration de guerre, il traitait au crayon, d’une main assurée, sur une enveloppe de lettre, ces deux lignes pour son prédécesseur M. Berthémy, qui n’avait point encore quitté l’Amérique :
« Je me tue. Monsieur Berthémy, revenez et restez.
P. PARADOL. »
Le billet tragique fut un jour remis à M. Gréard. Le fac-similé de cet adieu à la vie occupe le dernier feuillet du livre où la main d’un admirable ami ensevelit les douleurs, les joies éphémères et le génie de Prévost-Paradol.
Une ardente sympathie, mêlée de compassion et de respect, inclina M. Gréard vers Edmond Schérer, la plus pathétique figure du drame intérieur qui, au cours du XIXe siècle, visita quelques âmes d’élite. On peut morceler en vingt lectures le livre de votre confrère sur Plutarque : le livre sur Schérer, quand on en a lu les premières pages, on ne le fermera qu’à la dernière ligne. Ce théologien, docteur de l’Église réformée, d’une absolue sincérité envers lui-même et envers ses amis, goûta la plus amère douleur, l’envahissement progressif, irrésistible du doute, l’obsession de l’apostasie, la ruine de sa destinée sous les débris de sa croyance. Pour Jouffroy, la nuit de décembre avait passé comme un orage d’hiver et le philosophe avait bientôt consolé le chrétien. Ernest Renan s’était arrêté à temps, avant d’avoir gravi les marches de l’autel, et la sérénité de son idéalisme, les jouissances de la science et je ne sais quel souffle embaumé de poésie qui toujours vint à lui de la vieille Bretagne, apaisèrent assez vite son angoisse religieuse. Lamennais avait pâti d’une façon plus cruelle. Bien avant le fameux voyage de Rome, au lendemain de son ordination, il écrivait à son frère. « Je ne suis et ne puis être désormais qu’extraordinairement malheureux. Tout ce qui me reste à faire est de m’arranger de mon mieux, et, s’il le faut, de m’endormir au pied du poteau où l’on a rivé ma chaîne. » La crise, pour cet autre Breton, fut brusque, presque inexplicable. Il se trouva tout à coup en face de sa foi morte ; mais il ne l’avait pas vue défaillir et lentement mourir.
Ce fut le sort de Schérer. Le jour de sa consécration au ministère évangélique, il était véritablement néophyte, dont l’adolescence avait été traversée par le doute. Par l’exégèse il triompha du scepticisme. À l’École de Strasbourg il avait embrassé non la doctrine libérale de son maître Reuss, mais la religion de Calvin en toute l’intransigeante dureté de son dogme fondamental, la corruption désespérée de l’homme et la justification du plus petit nombre des croyants. Il rêvait la rénovation de son Église par la science et la liberté, par l’apostolat du sacrifice autant que par une intelligence plus profonde de l’Écriture. À l’âge de trente ans, il montait dans la chaire de l’École néo-calviniste de Genève, la libre communauté de l’Oratoire. Il y débuta par l’histoire ecclésiastique. Puis il y devint professeur d’exégèse biblique. Il cheminait alors dans la voie étroite de son symbole, croyait fermement à la Bible non seulement inspirée, mais dictée par Dieu, écoutait Dieu parlant en chaque syllabe, en chaque voyelle du texte sacré. Mais l’exégèse exige l’action assidue, rigoureuse de l’esprit critique. Elle fut, pour la foi de Schérer, la pierre d’achoppement. Les terribles problèmes du péché, de la liberté humaine, de la prescience divine, l’asservissement des âmes enchaînées à la lettre stricte, ces mystères et ces difficultés s’emparaient cette conscience loyale, l’éloignaient de l’orthodoxie, l’entraînaient à l’incrédulité. Il dut renoncer tout à son enseignement. En vain essayait-il, éperdu, de revenir au protestantisme initial de Luther, à la foi directe au Saint-Esprit, dont le simple fidèle, le colporteur de la montagne peut être le ministre ; en vain se réfugiait-il sous le manteau de saint Paul et disait-il à ses amis : « Non, je n’ai pas renoncé à l’Évangile, et j’oserai dire du Nouveau Testament que je ne l’ai perdu que pour le retrouver » C’était encore une illusion. Du christianisme il ne devait garder qu’un souvenir attendri, une vénération mélancolique. La catastrophe morale de ce « Pascal à rebours » inspirait à M. Gréard des images dignes de Lucrèce. Pour exprimer la détresse de cette âme : « il se sentait, dit-il, isolé, isolé comme un débris que la mer, en se retirant, aurait laissé sur le rivage ». Et plus loin, à propos des éclats de personnalité si fréquents dans les Essais littéraires du grand critique : « Alors qu’on le croit le plus perdu dans son auteur, tout d’un coup il apparaît. À la surface, le cours de ses considérations est reposé ; le bouillonnement est au fond, et l’inquiétude se redresse comme ces récifs que recouvre le flot, mais qui, à la marée descendante, surgissent et révèlent une plage tourmentée. »
Il restait à M. Gréard une grande amie, une amie de sa jeunesse, dont le charme lui semblait très doux, qu’il voyait avec peine descendre au tombeau, bien qu’il entourât d’une sollicitude paternelle la jeune héritière de sa fortune et de sa gloire. Le jour où la pierre se referma sur l’objet d’un si constant amour, il en écrivit l’oraison funèbre : « Nos adieux à la vieille Sorbonne. » Livre spirituel et docte, établi sur un monceau d’archives qui remontent à Robert Sorbon, au temps de saint Louis. « J’ai passé à les dépouiller, dit-il, de longues heures, le matin, avant le commencement de la journée de travail, cherchant à en retrouver l’âme. » Et c’est d’abord l’âme de Sorbon lui-même, dignitaire de Notre-Dame, chapelain et confesseur du saint roi, qu’il nous décrit avec une complaisance marquée : car ce chanoine était, lui aussi, un moraliste, qui excellait, selon un biographe, « à sonder les cœurs » ! et M. Gréard saluait en lui comme un ancêtre. Robert, prédicateur impétueux, frappait avec une violence inouïe sur les gourmands, les faux théologiens, les usuriers, les hypocrites, les mauvais maris. Mais quel merveilleux confesseur ! « J’ai entendu, disait-il, quelques-uns des plus grands pécheurs du monde. Et je n’en ai pas entendu un seul, si grand pécheur qu’il fût, que je n’aie aimé après sa confession cent fois plus qu’avant. » Homme d’école « jusque dans les moelles », il inondait ses sermons de pédagogie. Mais c’était aussi un homme d’action, qui voulut arracher la théologie à la misère où languissaient les docteurs et les écoliers. Les mœurs universitaires étaient cependant bien simples alors : un escabeau de bois pour le maître, quelques bottes de paille pour les élèves, un même manuscrit, une seule écritoire pour tous. Or, l’entretien de ce mobilier et le maigre salaire des professeurs ruinaient les étudiants. Sorbon prit en pitié la détresse scolastique. Il employa son zèle d’apôtre et son habileté de procureur à fonder la maison qui fit son nom immortel, « l’œuvre des pauvres étudiants en théologie », collège et refuge des jeunes clercs, patronnée par saint Louis, bénie par les papes, jalousée et tracassée par les moines, ses rivaux. Pauper, pauperrima domus, écrivait modestement Robert, tout en signant, trente années durant, cent quarante et un contrats dé propriétés : maisons, jardins, vignes, prairies, granges ou écuries ; sans relâche, il achetait, le moins cher possible, et, sur les pentes de la Montagne Sainte-Geneviève, arrondissait son domaine. Il rédigeait les statuts de la Société, réglait le régime des examens et celui des cuisines, formait de ses propres manuscrits le premier fonds de la bibliothèque, où l’on ne pénétrait qu’en robe et en bonnet, comme en un lieu sacré.
Ce vieux quartier Latin, une fois la nuit tombée, n’était plus très sûr : les mauvais garçons, les Villon et les Panurge de cet âge lointain remontaient, dans l’ombre, des ruelles fangeuses de la Cité, des prés de Saint-Germain, le long des noirs couvents, et attendaient, au coin de la rue Coupe-Gueule, les maîtres théologiens attardés qui se hâtaient de rejoindre le bercail. Sorbon obtint que deux clôtures protégeraient à l’avenir la rentrée de ces brebis errantes et la rue sinistre prit le nom pacifique de rue des Deux-Portes.
La Sorbonne devenait ainsi une sorte de citadelle. En cet asile, la théologie, confiée aux séculiers, put défendre le génie scolastique de l’esprit français contre le mysticisme téméraire des moines mendiants, éblouis et troublés par les visions apocalyptiques des fraticelles italiens. Jusqu’a la Révolution, elle se dressa à mi-côte de la montagne latine, telle qu’un Capitole — elle aimait la comparaison — avec lequel l’Église, le Saint-Siège, le Roi, le Parlement, l’Université, la science et l’opinion durent compter, en toutes les crises religieuses, intellectuelles ou politiques du royaume. Le grand cardinal, le vôtre, Messieurs, la rebâtit de fond en comble, en ouvrit largement les fenêtres sur le dehors, fit concourir à la pompe bien archaïque de ses thèses les fils des plus nobles familles. Mais alors la Faculté de théologie, absorbant la primitive Société de Robert, parut envahir la Sorbonne entière, accepta d’exercer la haute police des idées et des livres, condamna Descartes et Fénelon. Et ce ne fut point la plus belle page de son histoire.
La Sorbonne chère à M. Gréard était la vieille maison délabrée où l’Université de la Restauration fonda avec un tel éclat l’enseignement supérieur des sciences, des lettres et de la théologie, la Sorbonne de Dumas, de Guizot, de Villemain, de Jouffroy, de Bautain, de Lavigerie. Dans cette masure solennelle s’étaient écoulées les années les plus fécondes de sa vie. Ces pierres rongées par le temps avaient pour lui la grâce familière des souvenirs. Après la mort du doux archevêque de Lépante, Mgr Maret, et de Léon Rénier, le Recteur demeura le dernier hôte de l’antique collège. Il en aimait l’air de grandeur austère et, dans le déclin du jour, quand s’en était allé le dernier professeur, la solitude de cette cour géométrique comme une démonstration de Descartes, sonore comme un vaisseau de cathédrale, au sommet de laquelle reposait le cœur de Richelieu.
Une inconsolable douleur avait hâté l’heure d’un adieu bien pénible encore, la retraite universitaire de M. Gréard. Mais il n’avait point plié sous le poids du chagrin ; il s’était dévoué plus que jamais à ses deux Académies, préparait sur Sainte-Beuve un livre qui eût été sans doute son œuvre capitale, rentrait au Conseil de la Légion d’honneur, revêtu de la plus haute dignité de l’Ordre, présidait le Conseil supérieur de l’Instruction publique. Le 25 avril 1904, il avait dirigé, à la séance du matin, les délibérations de cette assemblée. Une heure plus tard, sur le chemin de sa maison, il tombait foudroyé. Il avait donné à l’éducation nationale le dernier effort de son esprit, et cette mort elle-même, si cruelle à ceux qui l’aimaient, mit le trait suprême à la figure d’un grand serviteur de l’État.