RÉPONSE
DE
M. Ernest LAVISSE
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
AU DISCOURS
DE
M. Raymond POINCARÉ
Prononcé dans la séance du jeudi 9 décembre 1909
Monsieur,
Vous entendez parler politique tous les jours ; aussi je voudrais bien ne pas vous en dire un mot aujourd’hui ; mais je n’ai pas le droit d’oublier que vous êtes sénateur, ancien député, quatre fois ancien ministre, et qu’il est vraisemblable que vous deviendrez ancien ministre plusieurs fois encore. D’ailleurs, la qualité d’homme d’État est une de celles que nous avons entendu honorer en votre personne. « Je ne puis m’empêcher, me disait M. Renan, à propos de la candidature académique d’un ministre, d’être reconnaissant à ceux qui se donnent la peine de nous gouverner. » Il faut croire que c’est le sentiment de l’Académie. Vous y trouverez des confrères qui essayèrent de nous gouverner avant vous ou en même temps que vous. On composerait presque avec eux un cabinet, dont l’éclat, certainement très vif, serait probablement très court.
Nous allons donc, Monsieur, puisqu’il le faut, parler un peu politique.
Tout le monde sait que vous êtes un libéral et un « républicain de gouvernement ». Vous voulez la liberté pour la foi, comme pour la raison, et le droit pour les partis de professer leurs opinions, entre lesquelles choisira la sagesse de notre pays. Fidèle à la vieille doctrine de la séparation des pouvoirs, vous fîtes un jour ces trois souhaits : « Souhaitons que les députés légifèrent, sans vouloir gouverner ; souhaitons que, sous leur responsabilité, les ministres gouvernent ; souhaitons que la justice ignore la politique. » Comme vous parliez ce jour-là des principes d’une bonne administration, vous ajoutiez : « Souhaitons que les directeurs dirigent, que les inspecteurs inspectent, que les contrôleurs contrôlent », etc. Vous voudriez donc que chacun demeurât à sa place, pour y faire son devoir tout simplement.
Dans le grand débat sur la réforme sociale, vous ne vous rangez ni du côté des libéraux qui attendent tout, ni du côté des socialistes qui n’attendent rien de la liberté individuelle. Vous gardez à l’individu « son indépendance, sa dignité, ses droits » ; mais vous « l’envisagez sous la catégorie de société ». Vous nous avertissez que les hommes se doivent « un mutuel appui », et vous nous recommandez l’association, ce « faisceau de volontés humaines ». Du droit de s’associer, conquis sur « le vieil esprit oppresseur », vous espérez de grandes merveilles : le développement de l’activité individuelle, la propagation de l’esprit de discipline, l’élargissement de l’horizon de l’âme, le sentiment de l’égalité ennobli par le sentiment de la fraternité.
Ainsi, dans la plus grave des questions, vous vous placez entre deux opinions extrêmes. C’est votre habitude de prendre ainsi position en un point également éloigné de deux autres points. Vous ne craignez pas l’usage de formules un peu défraîchies : « Ni reculs, ni aventures », « ni réaction, ni révolution ». Vous osez avouer que vous cherchez le juste milieu, cet endroit estimé chez nous particulièrement ridicule.
Rien de plus sage, Monsieur, que votre doctrine et votre méthode. Mais je serais fâché pour vous, et aussi pour moi, si vous croyiez que quelques principes anciens et simples pussent suffire à conduire un homme dans la politique d’aujourd’hui. Vous savez aussi bien que personne qu’il s’agit à présent de tout autre chose que de maintenir l’équilibre des pouvoirs et de la discipline administrative. L’État et la société sont en question et en péril. La démocratie, dont l’heure est venue, ne s’accommode pas d’un régime qui n’a pas été fait pour elle. Elle en cherche un qui lui convienne, exactement comme firent ses prédécesseurs, la bourgeoisie et le Roi. Mais, tandis que l’idéal d’une monarchie est clair, et que les idées et les intérêts d’une classe dirigeante trouvent satisfaction par quelques lignes écrites dans une charte, une démocratie commence par être un tumulte énorme d’instincts, de passions et d’idées. Elle ne sait, ni ne peut savoir au juste ce qu’elle veut, et personne n’est en état de proposer à ses obscures volontés le plan de la cité future. Gênée, irritée par les institutions, lois et coutumes, elle s’attaque à tous les étais de la cité présente ; et tout s’ébranle et semble pencher vers la ruine.
Qu’adviendra-t-il de cette lutte entre les forces d’attaque, qui sont vives, et les forces de résistance, qui sont très solides ? On trouvera certainement des accommodements entre ce qui est et ce qui veut être ; mais lesquels ? Nous n’en savons rien. La seule chose certaine c’est qu’il faut nous préparer à de très grandes nouveautés. Aussi avez-vous dit un jour à la jeunesse de nos lycées : « Les devoirs qui vous attendent vous paraîtront rudes et souvent obscurs. Vous entrerez demain dans un monde mobile et mystérieux, où vous sentirez peut-être osciller les assises que nous croyons indestructibles, où vous verrez peut-être s’éteindre çà et là des lueurs qui nous semblent immortelles. » Vous, ferme adversaire des socialistes, vous avez écrit : « Je suis reconnaissant aux socialistes de ce qu’en nous fournissant l’occasion d’étudier leurs théories et de les discuter sans haine et sans parti pris, ils nous ont forcés à réfléchir davantage sur les origines et les causes des faits économiques et sociaux, qu’une habitude inconsciente nous porterait volontiers à transformer en principes éternels. » Vous n’êtes donc pas un doctrinaire qui répugne à l’avenir. Oh ! vous voudriez bien que l’avenir ne fût pas trop pressé, trop exigeant, qu’il ne fît pas de trop grandes violences à vos sentiments. Mais tout « individualiste » que vous soyez, au fond, vous n’hésitez pas à requérir, pour les œuvres démocratiques d’assistance et de prévoyance, l’aide de la commune, du département et de l’État. Vous proclamez légitimes les « idées d’assistance et de solidarité humaines ». Voilà, Monsieur, des mots qui mènent loin, très loin, et vous le savez. Même, vous prévoyez qu’un jour il faudra, dans tous les États du monde, « choisir entre les dépenses militaires et les dépenses sociales ». Ce jour viendra ; il approche. Il mettra en présence deux mondes, deux conceptions différentes de l’humanité. Et ce sera le grand jour, dies magna. Devant le dilemme que vous avez posé, vous dites que votre conscience se trouble ; mais vous persistez à croire que « le devoir du parti républicain est de soutenir le double effort ».
Seulement, vous ajoutez : « en le proportionnant aux ressources du pays ». Vous recommandez aux réformateurs « un sens exact des réalités… une notion réfléchie des possibilités ». Vous allez vers l’avenir mystérieux, mais en regardant, à chaque pas, où vous posez le pied. Vous espérez que, peu à peu, la route, incertaine et obscure, se découvrira aux générations successives. Contentons-nous de « franchir d’un même bond volontaire une de ces étapes au bout desquelles l’humanité trouve un peu moins de mal et un peu plus de bien, et qui seront suivies d’autres étapes encore ».
Vous êtes, Monsieur, le prédicateur du devoir présent : faisons ce qu’il est possible que nous fassions. Vous avez établi, précepte par précepte, le code de ce devoir, comme vous le comprenez. Il faut, puisque nous vivons sous le régime de la souveraineté nationale, assurer la liberté, la dignité, l’efficacité du suffrage ; ne point mentir au peuple ; renoncer à la surenchère des promesses électorales, « ce bilan de faillite future » ; rompre les marchés entre électeurs et députés, entre députés et ministres, qui sont comme les degrés d’une hiérarchie de servitudes ; élever au-dessus des petites passions, des petites affaires, des petits individus, un idéal du bien public ; le proposer à la nation tout entière ; intéresser la nation à la politique ; secouer « la torpeur morale » de ces « indifférents à leur temps et à leur pays », troupeau muet dont le silence grossit la clameur des agités ; résister aux entreprises violentes ; rechercher des transactions entre les intérêts adverses, car en des centaines et des milliers d’accords s’élaborera sans doute la loi de la société future ; faire honte à la « poignée d’oisifs et d’égoïstes apeurés », organisateurs de « terreurs enfantines », qui « ferment leurs persiennes le Premier Mai, quelquefois aussi leurs bourses toute l’année » ; représenter aux heureux de ce monde qu’enfants de pères, qui si longtemps légiférèrent selon leurs idées, intérêts et convenances, ils doivent honnêtement reconnaître ce qui est juste dans les volontés du législateur d’aujourd’hui ; les prier, les supplier de regarder, au-dessous d’eux, le désolant spectacle des misères imméritées, que nous n’avons pas le droit de croire définitives ; les avertir que le temps est venu des sacrifices nécessaires ; réclamer ces sacrifices au nom de la patrie, de la patrie que vous aimez, Monsieur, d’un grand amour, qui a cruellement souffert, qui souffre encore.
Telle est votre philosophie politique. Elle est professée par un grand nombre de Français, qui gardent religieusement dans leur âme des traditions du passé, répugnent aux chimères, mais sont résolus à la justice, et de qui c’est l’espoir, de qui c’est la foi que la France un jour donnera forme viable à la démocratie, elle qui a porté à la presque perfection la monarchie féodale avec saint Louis, la monarchie absolue avec Louis XIV, et le principat césarien avec Napoléon.
Ainsi, Monsieur, vous êtes un chef d’opinion et un des principaux représentants politiques de la France ; ce qui est un grand honneur. Mais votre esprit déborde de toutes parts la politique. Pour donner une idée de votre universelle compétence, je n’ai qu’à lire la table des matières du volume que vous avez intitulé : Idées contemporaines.
Le Courage fiscal. — L’Unité budgétaire. — Les Sociétés savantes. — Éloge d’Arago. — La Fête de La Fontaine. — Éloge de Fustel de Coulanges. — L’Art et la Liberté. — L’Éducation des jeunes filles. — À l’École nationale des Arts décoratifs. — L’Enseignement classique et le Patriotisme. — Le Conservatoire. — Jeanne d’Arc et l’Idée nationale. — Éloge de Gounod. — L’Impôt sur les revenus. — Dépenses de Madagascar. — L’Impôt sur les successions. — L’Instruction publique et la neutralité scolaire. — Éloge de Goncourt. — La Réforme des études de droit. — L’Astronomie. — Éloge de Berthelot. — Les Sociétés savantes. — Le Centenaire de l’École normale. — L’Enseignement supérieur et les Universités. — Murger et le pays latin. — L’Éducation des adultes. — L’Art et la Liberté. — L’Enseignement classique. — Les morts de 1870. — Éloge de Pasteur. — Le Centenaire de l’Institut. — Éloge de Meissonnier. — Note sur Alexandre Dumas. — Vie et Métier. — L’Esprit français.
Peu d’hommes au Parlement, même à l’Institut, sont capables d’une pareille « ubiquité intellectuelle ». Non seulement, vous êtes partout, mais vous vous y trouvez comme chez vous. Vous ne parlez jamais après lecture d’un secourable dictionnaire. Vous avez certainement vu jouer les pièces de Dumas, entendu la musique de Gounod, regardé les tableaux de Meissonnier, lu les livres de Fustel de Coulanges, suivi de près les travaux de Pasteur et de Berthelot. Entre tous ces hommes illustres, Berthelot est celui de qui vous avez le plus longuement parlé. Vous avez manié la synthèse chimique, la thermochimie, l’énergétique alimentaire, les explosifs, avec une aisance à faire croire que vous fûtes nourri dans un laboratoire.
En lettres et en art, comme en politique, vous avez une doctrine. Vous recommandez aux écrivains « la clarté, la loyauté de la langue française ». Aux élèves de l’École des Arts décoratifs, vous avez enseigné : « Le goût français est fait de simplicité, de mesure, de proportion. » Vous définissez la musique française : « la grande école des idées claires, des formes pures, des compositions larges ». Vous êtes donc un esthète classique, quelque chose comme un esthète de gouvernement. Mais un jour, à Anvers, parlant de « la littérature belge d’expression française », vous avouez votre plaisir à « respirer une fraîcheur voluptueuse », à « percevoir une musique languissante et nostalgique », à « entendre le silence nous murmurer ses confidences », dans l’œuvre de Georges Rodenbach. Vous admirez, dans les beaux livres philosophiques de Maeterlinck, « une poésie flottante et vaporeuse, qui pénètre à la fois dans nos esprits, dans nos cœurs, dans nos sens, et qui embaume comme un encens ».
Mais, Monsieur, comme nous voici loin de la simplicité, de la clarté, de la mesure ! Disciple de notre maître à tous, Nicolas Despréaux, quelle indiscipline vous vous permettez ! Notre maître ne comprenait pas du tout ce qu’il ne comprenait pas tout à fait, et vous comprenez, vous, des confidences qui ne sont faites par personne. Notre maître, lorsqu’il jugeait les écrivains, consultait sa raison ; il se servait un peu de son oreille, pas du tout de son nez, et, dans votre critique, votre odorat apporte souvent son témoignage. Notre maître était un législateur, et vous ne voulez pas connaître de règles. Un jour, à propos de Murger, vous préférez le charme naturel de l’inculte églantine à « la séduction savante de l’orchidée ». Un autre jour, vous célébrez les mérites de l’écriture artiste, qui, à force de travail, rend « les jeux de la lumière, les frissons du plein air, la coloration et la vie du monde extérieur ». Vous vous donnez donc — et comme vous avez raison ! — la liberté d’aimer tout ce qui vous plaît, et beaucoup de choses vous plaisent, qui sont très différentes.
Dans la science, vous cherchez une philosophie morale. Vous ne vous étonnez pas, vous comprenez même très bien que des âmes, tourmentées par « l’inquiétude séculaire », s’aillent abriter, leur conscience entendue, « au havre de la religion ». Vous les enviez peut-être. Mais vous ne voulez pas que les abrités, abusant de la modestie de la science, et de l’aveu, si souvent répété par elle, de « l’immensité de ses ignorances », prennent en pitié méprisante tant d’honnêtes gens qui, leur conscience entendue, refusent l’abri. Vous n’admettez pas que l’on oppose des bornes trop rapprochées à l’effort des savants et des philosophes, puisque vous dites que leurs hypothèses sont « les pseudonymes changeants de l’inconnu, peut-être de l’inconnaissable ». « Peut-être » est un mot très sage, au lieu que « jamais » et « toujours » sont des vocables imprudents ; les historiens les retrouvent à toutes les époques dans le tas des vieux mensonges. Après tout, n’est-ce pas ? l’inconnaissable a été quelque peu refoulé ; il l’est chaque jour davantage. Et dût-il, après avoir été délogé de maintes positions, se retrancher à la fin dans un donjon inaccessible, vous voulez que l’on aime et que l’on respecte en la science une grande bienfaitrice des hommes, parce qu’en enseignant que « le progrès ne naît pas spontanément dans les champs déserts de la fatalité, elle devient une école de dignité humaine, de courage, d’énergie et de confiance en l’avenir ».
Vos idées philosophies, esthétiques, politiques, ont été par vous exprimées presque toujours sous la forme de discours. Les circonstances de votre vie, qui vous donnent à parler souvent, ne vous laissent guère le temps d’écrire. Mais nous connaissons assez votre écriture pour que je puisse vous adresser ce compliment que vous parlez comme vous écrivez et que vous écrivez comme vous parlez. Mon très cher et regretté maître, Gaston Boissier, disait à ses élèves : « Ne vous mettez pas dans l’état littéraire quand vous prenez la plume ». Vous ne vous mettez ni dans l’état littéraire, avant d’écrire, ni dans l’état oratoire avant de parler.
Il est vrai, vous rappelez la distinction de l’éloquence en plusieurs genres, et vous comparez l’une à l’autre l’éloquence politique et l’éloquence judiciaire. Je n’ai pas grand goût pour ces comparaisons, qui m’ont toujours ennuyé chez les anciens et chez les modernes. Je vous concède que j’ai trouvé quelque différence de ton entre vos plaidoiries et vos discours. On ne peut parler, vêtu d’une jaquette de députés, comme on parle sous une robe noire devant des robes noires ou rouges de magistrats. De même, il est difficile à un orateur de ne pas prendre son style des dimanches, s’il parle sous l’habit vert, à côté d’une épée. Mais vous prétendez que « la parole est plus alerte et plus simple, l’exposition plus rapide et plus claire, la dialectique plus vive et plus puissante » à la barre qu’à la tribune. « Eh bien ! Monsieur, vous vous trompez, voilà tout. Simplicité, clarté, puissance de dialectique sont des qualités qu’à mesures égales vous portez au Palais et au Parlement.
Vous êtes à la tribune. Vous débutez simplement, avec calme, pour vous procurer l’état de silence et d’attention. Tantôt vous annoncez les parties de votre discours ; vous en trouvez presque toujours trois. Tantôt, par le seul ordre de vos idées, vous allez d’un point à un autre, sans hâte, parce que vous voulez être suivi, sans perdre de temps, pour la même raison. Vous aimez à projeter la lumière d’idées générales : « Je crois que c’est par de idées générales que nous devons nous déterminer. » Mais vos idées générales ne sont jamais imprécises. Vous exigez des mots qu’ils aient un sens et qu’ils n’en aient qu’un. Vous vous êtes aperçu que les mots équilibre, excédent, déficit, changent de sens tous les ans au gré des financiers du Parlement ; vous en rétablissez l’unique et inexorable sens. Puis vous recourez à l’histoire pour établir les doctrines financières de la Révolution, ou pour définir les modes d’imposer les revenus « depuis le commencement des siècles ». Le tout, sans l’air de docteur, avec la mine innocente de quelqu’un qui s’excuserait presque de répéter des choses si connues. De temps en temps, vous dites, non pas le mot pour rire, — faire rire ne convient pas à votre manière modérée, — mais le mot pour sourire. Et vous allez, et vous allez toujours, et l’on suit docilement le cours de votre calme et abondante parole. Des voix vous crient : « Reposez-vous ! » Vous répliquez : « Je ne suis pas fatigué, mais je comprends que le Sénat le soit. » Ici, le procès-verbal proteste : « Vives dénégations. » Entre nous, je ne crois pas que ces dénégations vous aient surpris. Il est trop naturel qu’un auditoire écoute avec une attention soutenue un orateur qui se fait si bien comprendre.
Je viens de dire la qualité maîtresse de votre éloquence. Elle en a d’autres : la pureté de la langue, l’élégance sobre, la souplesse à s’approprier aux sujets et aux auditoires. On vous a quelquefois reproché une certaine froideur. Il est vrai qu’étant né au bord de la Meuse, un fleuve qui coule, non vers la Méditerranée, ni vers le golfe de Gascogne, mais vers la mer du Nord, votre parole ne précède pas votre pensée, et que vous attendez pour vous émouvoir que vous soyez ému : mais votre émotion n’en est que plus communicative. Le jour où vous avez porté un toast à Edmond de Goncourt, votre délicat auditoire d’écrivains et d’artistes, sentant la sincérité de votre déclaration d’amour à la beauté des lettres, vous assourdit de ses applaudissements. Après votre conférence sur Berthelot, la salle, remuée par votre religieux hommage à la science, se leva pour vous acclamer. Mais votre originalité, c’est bien d’être l’orateur bienfaisant, qui fait comprendre toutes les choses intelligibles.
Monsieur, je vous ai jusqu’à présent cherché dans vos écrits et vos discours. Vous y apparaissez personne fort intéressante et complexe. Mais d’où vous vient donc cette variété de connaissances et d’aptitudes ? Et cette sorte de conflit entre des idées doctrinaires et des sentiments qui les contredisent, quelle en est la raison ? Et je voudrais savoir encore, par exemple, auquel des emplois de votre esprit vous donnez la préférence, et si vous n’êtes pas un peu gêné par l’abondance de vos richesses. Vous seul pourriez exactement me renseigner. Aussi, en préparant ce discours, j’imaginais une réforme de notre cérémonial : le récipiendaire, au lieu de nous parler de son prédécesseur que nous connaissons mieux qu’il ne le connaît, présenterait à l’Académie son œuvre et sa vie à lui-même. Il dirait : « Voilà qui je suis ; voilà ce que j’ai fait et pourquoi je l’ai fait. » On ne lui demanderait pas, bien entendu, de dire tout, tout ce qu’il penserait, car alors il ne ferait pas un discours académique ; mais ce serait curieux de voir quelles parties il choisirait de la vérité sur lui-même. Je ne pense pas que cet amendement à nos coutumes ait chance d’être pris en considération, comme vous dites au Parlement. C’est donc moi, Monsieur, qui suivant la coutume ancienne, un peu bizarre tout de même, c’est moi qui, pour trouver la réponse à mes questions, vais vous raconter votre propre histoire.
Vous êtes né d’une famille de bonne bourgeoisie lorraine, dans une belle maison de Bar-le-Duc, ville grave. Monsieur votre père était alors — en 1860 — ingénieur des ponts et chaussées. Madame votre mère est la petite-fille de Jean-Landry Gillon, qui, neuf fois élu député de la Meuse, représenta le département tant que vécut la monarchie de Juillet. Vous ne croyez pas avoir acquitté la dette de votre reconnaissance envers vos parents par votre vie sérieuse et brillante, par tant de joies que vous leur avez données, par celle que vous leur donnez aujourd’hui ; car, chargé d’honneurs comme vous êtes, vous avez le bonheur délicieux d’être encore un enfant au foyer de famille. Des intelligences ouvertes et cultivées, la tolérance d’une pensée libre, la tolérance d’une âme religieuse, le dévouement à tous les devoirs, une gravité douce, la paix d’une famille unie, quel spectacle et quelle leçon ! Mais une trop heureuse enfance vous aurait mal préparé à la vie. De terribles jours survinrent. En Août 1870, l’ennemi occupa Bar-le-Duc. Pendant trois années, votre maison logea des officiers allemands. Vous avez vu les étrangers manœuvrer dans les rues et sur les places de votre ville natale et entendu le bruit des sabres battant les pavés. Ceux qui ont entendu comme vous, Monsieur, ce bruit insolent, s’en souviendront, comme vous, jusqu’au jour où leur mémoire s’évanouira.
Vos études secondaires au lycée de Bar et au lycée Louis-le-Grand furent de telle qualité en toutes les matières, qu’au lendemain du baccalauréat, il était en votre pouvoir de choisir entre l’École polytechnique et l’École normale, section des lettres. Vous vous seriez décidé pour l’École normale, à cause de votre préférence pour les lettres, et aussi parce que vous sentiez comme une vocation pour l’enseignement public. Mais une année passée dans la sombre bâtisse du vieux Louis-le-Grand vous avait donné l’horreur de l’internat ; vous êtes quelqu’un qui n’aime pas qu’on l’enferme. Puisqu’il fallait bien aller quelque part, vous allâtes à la Faculté de droit. La sécheresse des études juridiques comme elles étaient alors vous déplut ; pour vous distraire, vous suiviez les cours de la Sorbonne. À la fin de cette première année, vous preniez le diplôme de la licence ès lettres. Et je commence à voir que vous n’aimez pas à ne faire qu’une chose à la fois.
Cette même année 1877-1878, vous aviez dans un hôtel du Quartier latin, un voisin de chambre, qu’on appelait Henri Poincaré. Votre cousin germain, votre aîné de six ans, tenait, lui, sa vocation, ou plutôt sa vocation le tenait et ferme. Il vivait dans la sérénité de la mathématique. Quand il descendait des astres, il philosophait. Il était alors disciple de l’école positiviste, au lieu que vous vous sentiez enclin à la métaphysique. Vous causiez souvent ensemble, le soir ; et l’on voyait, par les rues du Quartier, très tard, passer le dialogue de deux jeunes philosophes noctambules. Vous connûtes, au même temps, Émile Boutroux, qui allait bientôt devenir votre cousin. Il se préparait à être un des maîtres de la pensée philosophique française. Votre frère cadet, aujourd’hui inspecteur général de l’Instruction publique, se destinait à la section des sciences de l’École normale. Ces cousins, ce frère, et votre père, et votre oncle, M. Poincaré, professeur à l’École de médecine de Nancy, composaient une petite université de famille, où votre esprit s’instruisait naturellement, comme on respire.
En octobre 1879, votre seconde année de droit terminée, le service militaire d’un an vous appelle à Nancy. Vous trouvez le moyen et de remplir tout votre devoir de soldat, et d’écrire dans les journaux de Lorraine des articles, une nouvelle, même des vers, et encore de continuer vos études juridiques. En août, vous passiez l’examen de la licence, devant la Faculté de droit de Nancy. Ce jour-là, les plis de votre robe noire de candidat furent drapés de façon qu’ils laissèrent voir des galons de caporal. Et je veux dire tout de suite que, sergent au sortir du régiment, puis sous-lieutenant et capitaine de chasseurs à pied, lieutenant et capitaine de chasseurs alpins, vous avez manœuvré à Lunéville, à Annecy, à Vienne en Dauphiné, bon officier comme vous aviez été bon soldat, gardant en votre âme, le souvenir et l’espérance.
Le mois de novembre 1880 vous ramène à Paris ; vous prêtez le serment d’avocat. Cependant le Palais, où vous ne connaissiez personne, ne vous attirait pas. Vous auriez mieux aimé « faire de la littérature », comme on dit. Mais votre compatriote, André Theuriet, tout en vous complimentant sur vos essais littéraires, vous dit, en Lorrain très sage qu’il était : « Faites comme moi, prenez une position ». Lorrain très sage aussi, vous suivez le conseil. Vous apprenez la procédure dans une étude d’avoué, et vous, le critique littéraire, le nouvelliste, le poète, vous soutenez devant la Faculté de droit de Paris, en juin 1883, une thèse doctorale : De la possession des meubles en droit romain ; de la revendication des meubles dans l’ancien droit et dans le Code civil en droit français. Vous parlez à la conférence des avocats, et vous y parlez bien. Le bâtonnier, Me Barboux, vous remarque, pressent votre avenir, vous conseille d’achever votre apprentissage chez un grand avocat d’affaires, Me du Buit. Il s’était aperçu que vous étiez sujet à des accès de littérature intempestive, un jour qu’il vous écouta parler de sociétés par actions. La littérature, en effet, vous tentait et vous séduisait toujours. Vous écriviez dans des journaux et des revues des articles de fantaisie et de critique. Mais vous travaillez ferme pour votre patron et preniez cœur à la besogne. Seulement vous auriez bien voulu plaider vous-même ; or, pour plaider, il faut y être invité par quelqu’un, et ce quelqu’un, le client, ne s’annonçait pas. Est-ce que votre « position » serait celle d’avocat sans causes ?
Survient une série d’accidents.
Au commencement de l’année 1886, votre compatriote, M. Jules Develle, ministre de l’Agriculture, vous propose d’être chef de son cabinet. Vous acceptez après quelque hésitation. M. Develle vous charge de préparer la signature ; vous mettez à ce travail toute votre attention et faites connaissance avec les affaires et avec les hommes. Vous appreniez ainsi — à tout hasard — le métier de ministre. — Mais voici qu’un siège de conseiller général vaque dans le département de la Meuse. Les républicains cherchent un candidat ; votre ministre pense à vous. Après longue réflexion, vous acceptez la candidature. Vous êtes élu. — Au mois de mai 1887, une crise ministérielle dépose M. Develle. Vous retournez aux dossiers de Me du Buit, et vous remettez à espérer le client. — Mais voici qu’au mois de juin, un député de la Meuse vient à mourir. Encore une candidature offerte, et acceptée. Vous êtes élu en juin 1887. Depuis, vous l’avez été en 1889, en 1893, en 1898, en 1902. Vous l’auriez été en 1906, si vous n’aviez pas faussé compagnie au suffrage universel en 1903, année où le suffrage restreint vous a, presque à l’unanimité, nommé sénateur.
Votre début dans la carrière parlementaire fut très curieux. Vos amis, qui vantaient vos succès à la conférence des avocats, annonçaient la prochaine révélation d’un orateur. Votre amour-propre s’inquiété ; si vous alliez tromper cette attente ? Et puis, c’était le temps de l’affaire Wilson et du boulangisme, qui vous parut un vilain temps pour vous mettre en chemin. Le jeune député de la Meuse assista, modeste, et muet, à la fin de la législature.
Rentré à la Chambre en 1889, vous étiez résolu à parler. Mais de quoi parleriez-vous ? Aucun des sujets de la politique ne vous était inconnu, sauf un, les finances. C’est celui-là que vous choisissez. L’ignorance chez vous n’est jamais qu’un état provisoire, de durée courte ; vous vous mettez à apprendre la difficile matière. Élu, en 1890, membre de la Commission du budget, vous y parlez, et l’on vous charge du rapport sur le budget du ministère des Finances. Votre qualité de rapporteur vous force à monter à la tribune. Le 24 octobre 1890, vous faites l’ascension sans essoufflement ni vertige. Des applaudissements vous saluent à la descente. Votre fortune politique est assurée. Membre encore de la Commission du budget en 1892, rapporteur général en 1893, toujours au travail, prenant et donnant de plus en plus confiance en vous, vous étiez « ministrable », comme on dit. Au mois d’avril 1893, vous devenez ministre de l’Instruction publique dans le cabinet de Charles Dupuy. Vous aviez trente-trois ans. Cela vous fit un très grand plaisir. Vous avez mis de la coquetterie à rappeler en plusieurs circonstances que vous n’aviez pas l’âge de votre métier.
C’était le temps des ministères courts. En décembre 1893, le cabinet Dupuy est remplacé, après six mois d’existence, par le cabinet Casimir-Perier. Six mois après succède un nouveau cabinet Dupuy. Vous y prenez le portefeuille des Finances. Six mois après, en janvier 1895, le ministère Dupuy tombe. M. Ribot devenu président du Conseil, vous rend le portefeuille de l’Instruction publique. Dix mois après, finit le ministère Ribot.
Ministre des finances, vous avez pratiqué une des plus rares sortes de courage, celle que Léon Say appelait le « courage fiscal ». Vous avez voulu la « sincérité budgétaire » et contraint le Parlement à regarder l’état au vrai des finances de la France. Un jour vous avez déclaré : « Ces vérités sont difficiles à dire… ; mais j’accomplis le devoir de ma charge. » D’autre part, vous avez fait voter un projet de réforme de l’impôt successoral, avec taux progressifs, au scandale de plusieurs de vos amis, pour obéir à vos instincts de justice sociale. Ministre de l’Instruction publique, vous avez, par l’institution du doctorat ès sciences politiques et administratives, étendu à ces sciences, qui embrassent toute la vie politique et sociale, l’enseignement du droit, auparavant restreint, ou presque, à un commentaire scolastique du droit civil et du droit constitutionnel. Mais votre titre principal à la reconnaissance publique, c’est d’avoir préparé et déposé, en mai 1895, le projet de loi par lequel furent instituées nos universités, si vivantes aujourd’hui, qui travaillent selon le libre esprit scientifique dans tout le domaine du savoir, cultivent l’idéal et le réel, secondent l’activité économique de nos diverses régions, ranimeront peut-être des énergies que l’État, pendant trois siècles, a opprimées, essaiment par delà les Pyrénées et par delà les Alpes, attirent à elles, pour les mêler à la foule des étudiants de France, des milliers d’étrangers. Ceux-ci aiment en nous, comme vous avez dit, « la gloire d’avoir donné à la personnalité humaine sa force, sa grandeur et sa dignité » ; mais aussi le sérieux, la modestie de notre travail, le bon ordre de notre esprit. Après avoir été nos disciples, ils nous demeurent de reconnaissants amis ; si bien que nos jeunes universités servent à la fois la science et la patrie.
Ainsi vous avez marqué par des actes importants vos courts passages au pouvoir de 1893 à 1895. Il n’a tenu qu’à vous de redevenir ministre, et même on dirait que vous auriez pu le demeurer indéfiniment en changeant d’hôtel une ou deux fois par an. Mais, de 1895 à 1896, vous avez refusé au moins une demi-douzaine de portefeuilles variés ; deux fois, vous avez décliné la présidence du Conseil. En 1906, vous reprîtes le portefeuille des Finances, mais pour le rendre volontairement après quelques mois. Ces onze années furent une période de grand trouble. J’ai été témoin de votre émotion lors du « douloureux conflit », et j’ai su vos inutiles efforts auprès de plusieurs ministres pour obtenir que « l’Affaire » fût engagée, dès le début, en des voies régulières. Après avoir libéré votre conscience par un pathétique discours prononcé le 28 novembre 1898, vous connûtes la souffrance des intentions calomniées et la douleur des amitiés rompues. Et vous voyiez, dans les remous de la longue tempête, des lames de fond apporter des idées qui vous faisaient horreur. Les mœurs politiques se gâtaient, mœurs électorales, mœurs parlementaires. Impossible de réunir un ministère à programme clair ; il fallait concentrer des volontés centrifuges. Mécontent, alarmé, vous avez exprimé vos griefs par des discours et des écrits, où l’on sent croître votre inquiétude.
Aux désillusions de la vie publique, vous trouviez une diversion dans votre profession d’avocat, que jamais vous n’aviez négligée, car vous êtes sorti très tard du cabinet de Me du Buit ; député ministrable, il vous arrivait de préparer encore de gros dossiers pour le patron. Vous finissiez par vous si bien plaire à ce travail que vous avez senti du regret à vous tenir éloigné du Palais, pendant le temps de vos ministères. Vous y êtes retourné avec joie. Or, un avocat, plusieurs fois ancien ministre, est un avocat en vue. La clientèle afflua. Combien de plaidoiries vous avez prononcées, et sur combien de sujets : procès de successions, de divorces, de contrefaçons artistiques ou industrielles, procès de courses, pour la Société des Steeple-Chases, procès maritimes pour la Compagnie des Chargeurs Réunis, procès financiers pour le Crédit foncier, etc., etc. ! Mais, de préférence, vous êtes l’avocat du Syndicat de la presse parisienne, de la Société des artistes français, de l’œuvre des trente ans de théâtre, de la Société des auteurs dramatiques, c’est-à-dire le défenseur des causes et des intérêts intellectuels. Le petit avocat sans causes est devenu grand avocat, membre du Conseil de l’Ordre du barreau de Paris.
Voilà donc, Monsieur, votre histoire, simplement contée. Elle permet de réponde aux questions entrevues tout à l’heure et d’achever de faire votre connaissance.
Vous avez apporté en ce monde une belle et souple intelligence. Vos études d’écolier et d’étudiant, vos études personnelles, vos méditations, tout votre grand labeur vous ont donné votre riche culture.
Vous n’avez jamais entendu le commandement net d’une vocation. Il semble que vous n’ayez pas vous-même conduit votre vie. Toutes les occasions vous ont trouvé prêt ; vous êtes, en vos diverses professions, un professionnel éminent par l’esprit et par la conscience. Mais il est clair que vous n’avez point l’âme emportée.
Votre carrière semble d’un jeune présomptueux ; mais, pour que vous en soyez encore à attendre votre première mésaventure, il faut que jamais, ni nulle part, vous ne vous soyez engagé à l’étourdie. Vous savez reconnaître d’un regard clairvoyant les terrains électoraux, même le terrain académique, réputé si difficile. Vous aviez prévu juste le chiffre des bulletins à votre nom qui tomberaient dans notre urne. Un candidat à l’Académie française, qui ne se trompe as d’un point dans ses prévisions, est un homme surprenant.
Votre sagesse vous a tenu silencieux pendant vos deux premières années politiques. Elle vous a conseillé, je crois, de garder toujours votre « position » ; peut-être aussi d presque borner votre activité parlementaire aux choses de la finance. Mais elle en vous a jamais empêché de parler ni d’agir selon votre conscience. Personne jamais n’a pu vous reprocher un mensonge.
Votre naissance dans un milieu grave, votre sang, votre éducation vous ont donné le sentiment et l’amour de l’ordre et de la règle, et, comme vous êtes né parmi les heureux de ce monde, vous aviez vos raisons de croire que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Pourtant la liberté de votre intelligence, le spectacle de la vie contemporaine observé et compris, vous ont fait consentir de larges concessions à des idées qui ne vous étaient pas innées. Mais vous gardez quelques-unes de vos « préférences héréditaires ». Vous répugnez aux nouveautés trop nouvelles, au désordre et au tumulte. Votre esprit, qui se plaît aux fines délicatesses et qui a l’habitude de vivre en des sociétés choisies, est dégoûté par certaines laideurs de la vie publique. Vous avez terminé la description d’une séance à la Chambre par une lamentation qui s’achève en un vers :
Et le deuil résigné des esprits délicats.
Peut-être bien cette répugnance et ce dégoût sont-ils exagérés, et faudrait-il vous souvenir qu’en aucun temps les mœurs politiques n’ont été bonnes, ni les autres non plus, d’ailleurs. J’ai commencé une collection de témoignages, où l’on découvre avec une amusante évidence que les vices politiques et autres reprochés à nos contemporains sont vieux comme le monde. Ce n’est pas une raison pour nous y résigner, mais c’est une raison pour ne pas désespérer de nous. Permettez que je vous communique une recette pour obtenir un optimisme à toute épreuve : prendre, dans la connaissance sincère, réaliste crûment, de soi-même et des autres, une opinion nettement pessimiste de la faiblesse, misère et méchanceté de l’humaine nature ; reconnaître pourtant en cette nature la très certaine existence des bons instincts et la faculté de produire des idées honnêtes et nobles. Des êtres généreux se dévouent d’enthousiasme à ces idées ; d’autres, leur font l’hommage de leur hypocrisie, et ils ne sont pas les moins ardents à les propager, poussés qu’ils sont par le besoin de masquer d’invraisemblance le mensonge intérieur. Après un temps, le grand nombre les tient pour acquises, et, d’âge en âge, des injustices sont réprouvées, des restes de barbarie s’effritent et tombent. « L’humanité trouve un peu moins de mal et un peu plus de bien », comme vous l’avez dit, condamnant ainsi votre pessimisme.
Je crois bien que répugnances, dégoûts et pessimisme expliquent en partie vos reculs devant des portefeuilles, et qu’ils ont fait de vous un sénateur prématuré. Je crois aussi que vos habitudes d’examen et de critique ralentissent en vous le passage de la délibération à l’acte. Je crois encore que votre parfaite probité vous détourne des combinaisons où l’on s’accorde en sous-entendant les malentendus. Mais votre esprit n’est-il pas naturellement mobile, et cette mobilité n’est-elle pas encouragée par la bonne fortune que vous avez acquise de pouvoir changer de place quand il vous plaît, et de vous bien trouver en plusieurs endroits ? Un jour, vous avez recommandé à des jeunes gens de n’être pas de ces « esprits casaniers, dont l’horizon s’arrête aux bornes de leur état » ; mais vous les avez avertis en même temps d’éviter « la dispersion d’intelligence et le gaspillage de forces ». Précisant votre pensée, vous ajoutiez : « Il faudra fixer vos préférences et localiser votre activité ; il faudra choisir avec autant de prudence et de réflexion que possible la branche où vous construirez votre nid et chanterez votre chanson. » Fîtes-vous, en prononçant ces paroles, un retour sur vous-même ? Quelque regret vous est-il venu de la dispersion de vos forces ? Il est bien certain qu’une branche ne vous a pas suffi, ni même un arbre. Vous vous êtes planté un très joli bocage.
Certes, je ne vous plains pas d’être comme vous êtes, car vous êtes un homme heureux. Votre intelligence vous met en communication avec tous les ouvriers et toutes les œuvres de l’esprit. Vous êtes une des lumières du Palais, une des lumières du Parlement ; l’Académie française vous accueille aujourd’hui à bras ouverts. Enfin une force est en vous, qui peut devenir une puissance, le jour où vous croirez, comme vos amis vous le disent, qu’à certains moments — et nous sommes à un de ces moments-là, n’est-ce pas ? — la politique veut et vaut tout son homme.
Votre prédécesseur, Monsieur, fut aussi un homme heureux, mais, par d’autres moyens que les vôtres ; il a fait, du commencement à la fin, une seule et même chose. Gebhart découvrit, enfant, tout l’horizon de sa vie. Il aimait les cérémonies religieuses de l’église Saint-Nicolas, sa paroisse nancéenne ; il les répétait chez lui, où il célébrait la messe avec un grand sérieux de mine et de gestes devant un petit autel. Et il fut un collégien à la mode d’autrefois, élève de la Grèce et de Rome, dédaigneux de tout le reste. S’il fut pris d’enthousiasme à la lecture de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, c’est qu’il y rencontrait ses deux religions dans l’antiquité païenne et la chrétienne. Et, sans doute, ce voyage aux pays admirables et sacrés éveilla une passion qui sommeillait dans son âme alsacienne, la passion qui entraîna jadis les Germains de la brume vers l’azur, de leur pays sans histoire vers les contrées glorieuses.
L’heure de son départ pour la Grèce sonna gaiement à ses oreilles. Il s’en alla, le pied léger et les épaules libres, ne s’étant pas surchargé d’études. Il avait pris ses grades très jeune, en un temps où l’accès en était facile. Voyageur, il regarda tout juste ce qu’il lui plut de regarder. Il ne contenta point l’Académie des Inscriptions ; mais contenter cette Académie n’était pas l’objet qu’il se proposait.
Il eut une grande joie d’être nommé à la Faculté des Lettres de Nancy au retour d’Athènes, une plus grande encore d’être appelé en Sorbonne pour y enseigner les littératures du Midi. Cet enseignement est demeuré en France, jusqu’à ces toutes dernières années, une sorte de hors-d’œuvre. N’ayant pas la sanction d’examens, il n’attirait pas les étudiants. Gebhart ne s’en plaignait pas, car l’étudiant est une personne exigeante, qui vous demande une bonne part de votre vie. Il ne parla jamais qu’au grand public, qui se passe de références et de discussions. Il choisissait à son gré les sujets de ses cours, et ne craignait pas de se répéter. Gebhart ne prenait donc pas une peine excessive. Il donnait ses deux leçons hebdomadaires le lundi et le mardi, pour garder libre le reste de la semaine, et aussi, parce que, ces deux jours étaient fériés aux Jours Gras et à la Pentecôte, il obtenait deux quinzaines de liberté, qu’il allait passer à Nancy, sa belle ville. Je me garderais de rappeler de petites anecdotes comme celle-là, si je croyais offenser la mémoire de mon confrère. Mais il ne cachait pas ses petits défauts ; il s’en amusait au contraire, et s’en vantait presque. Je n’ai connu personne qui se déguisât moins que lui. Et je crois que je lui ferais tort, si je négligeais quelques traits de cette originale physionomie. D’ailleurs, Monsieur, la fine, éloquente et pénétrante analyse que vous avez donnée de son œuvre, ne me laisse guère autre chose à faire que de le montrer comme je l’ai vu vivre dans un cercle étroit d’amis très chers, auxquels, hélas ! je survis seul : Albert Dumont, Armand Du Mesnil, Alfred Rambaud, Armand Colin.
Gebhart arrangea toute sa vie selon ses convenances. Célibataire par destination naturelle, il logeait dans un petit appartement à l’entresol, parce que, disait-il, l’entresol est l’endroit le plus sûr d’une maison : les voleurs ne s’arrêtent pas si près du concierge, et, quand le feu prend, le locataire en est vite dehors. La rue Joseph-Bara qu’il habitait, n’a de bruyant que son nom de tambour héroïque. Elle-même d’un point morne de la rue d’Assas à un tournant mort de la rue Notre-Dame-des-Champs, où règne une paix champêtre, en effet. Les quatre fenêtres de l’appartement regardaient, par-dessus un mur bas, le jardin d’un couvent. Des demoiselles, aux écharpes de couleurs diverses, y jouaient à des jeux archaïques où figuraient des étendards. Des processions blanches passaient, chantant des cantiques à la Vierge Marie. Une cloche sonnait dix fois par jour dans ce grand silence de province. L’appartement avait été meublé une fois pour toutes par le Bon Marché. Pas un bibelot ; un seul objet de luxe, une chasuble blanche et or. Sur les cheminées et aux murs, des toiles modestes, et des photographies. Le terrible Jules II regardait, dans un cadre en face de lui, une servante du XVIIIe siècle, qui défendait son tablier contre un malotru. La chambre à coucher aurait paru sévère à un étudiant. Et Gebhart n’avait pas de cabinet de travail ! Ses livres étaient rangés dans le salon, très peu de livres, mais exquis, les classiques de Grèce et d’Italie. Sa vie était très régulière : il se levait tard, déjeunait d’une nourriture simple, de goût lorrain, qui n’est pas raffiné, lisait ou bien écrivait sur n’importe quel papier, très aisément, presque sans ratures. Il sortait vers cinq heures pour aller rejoindre au café Voltaire des amis universitaires, joueurs de whist. Après le dîner, nous nous rencontrâmes longtemps dans une chère maison amie de la rue d’Assas. Nous jouions aux dominos ; il était fin joueur et n’aimait pas à perdre la partie. Les dernières années de sa vie, quand la notoriété lui était venue, il fréquenta le monde, où il portait un habit de l’avant-dernière coupe nancéenne. Très recherché pour le charme de son esprit, il se plut dans les salons, mais sans se laisser circonvenir. Il aimait beaucoup sa liberté.
Gebhart abordait en contrastes. Lui, sédentaire et casanier la plus grande partie de l’année, si médiocre marcheur, que jamais je ne pus l’entraîner par delà l’eau vers les vieux quartiers historiques du Marais et du Temple ; lui, de qui l’œil inquiet surveillait, en traversant le jardin du Luxembourg, la trajectoire des balles d’écoliers ; qui n’aurait pas trouvé dans l’Enfer de Dante un supplice à contenter sa haine contre les chauffeurs d’automobiles, il entreprenait chaque année de longs voyages et même se risquait au péril de la mer. Sans doute, le vieil ancêtre, contemporain d’Alaric et de Radagaise, qui survivait en lui, voulait revoir une fois par an les rives de l’Arno et du Tibre. Mais le contraste est plus vif encore entre cette existence grise de petit bourgeois de la rive gauche et de luxe de cette vie de l’esprit, toute en imagination et en éclat !
Vous avez très bien vu pourquoi Gebhart finit par préférer à l’histoire la littérature d’imagination. Il n’était pas un historien. Les grandes idées générales, qu’il empruntait presque toutes, lui plaisaient, et il mettait à les exposer de l’éloquence et de l’émotion. Mais, de l’histoire, il n’aimait ni le long travail préparatoire, ni la fréquente incertitude, ni l’obligation de faire leur place à des faits ou à des gens médiocres. Son plus grand plaisir était d’imaginer des scènes sur thème historique, à propos d’une chose vue. Il avait l’œil perspicace. Voyageant seul, pour n’être pas gêné, il allait, le nez en l’air — un nez creux —, le regard dardé du fond d’une orbite, creuse aussi, qu’ombrageait la broussaille d’un sourcil attentif. Les traits et les couleurs d’un paysage se gravaient dans son esprit avec une netteté cristalline. Il aimait la nature ; je crois que vous avez oublié de le louer de cette vertu. Il savait les noms et les couleurs des fleurs et des arbres, l’aspect des constellations, les habitudes des vents, et les nuances de la lumière sur la montagne, la plaine et la mer. Il aimait tout autant le pittoresque des monuments et des villes. Je l’ai entendu maltraiter les barbares par qui Rome est dépoétisée : ingénieurs de voirie, entrepreneurs de bâtisses, archéologues déblayeurs, hygiénistes persécuteurs de microbes, même vénérables. Dans des cadres de nature et d’histoire, il plaçait des personnages pittoresques aussi, et les mettait en action. Il avait l’habitude d’inventer, pour son plaisir privé, d’étranges scènes. Vous croyez qu’un jour il paya d’un écu une messe à intention fantastique. Je l’ai cru comme vous. Un jour, en effet, je reçus de lui une lettre datée de Salerne. Il me contait qu’à l’aube, il s’était rendu au tombeau de Grégoire VII, le pape héroïque, qui rappela au monde qu’autant le soleil l’emporte sur la lune, autant la puissance spirituelle sur la temporelle, humilia l’empereur Henri IV au château de Canossa, et, plus tard, chassé de Rome, abandonné de tous, mourut dans l’exil de Salerne, pour avoir « trop aimé la justice ». Dans la chapelle, un prêtre s’apprêtait pour la messe. Gebhart s’approche : « Mon Père, je voudrais que votre messe fût à l’intention d’une âme pécheresse ». « Cela coûtera un franc », dit le prêtre en toute simplicité. Mais Gebhart, baissant la voix, très ému : « Mon Père, c’est trop peu ; l’âme pour laquelle vous allez prier est celle d’un grand, d’un très grand pécheur » ; puis, plus bas encore et rougissant : « l’Empereur des Romains, Henri, quatrième du nom ». Et, au lieu d’un franc, il en mit cinq dans la main du prêtre. Agenouillé, il entendit la prière « pro anima famuli tui, imperaroris Romanorum, Henrici Quarti ». En lisant cette lettre, je crus que mon ami avait orné de quelque fantaisie une scène vraie. Au retour, il se moqua de ma simplicité. Il lui arriva souvent de nous conter de semblables histoires. Si vous saviez comme il contait bien ! L’air rude et fier — un air tudesque, — mais la tête pensive, un peu inclinée vers l’épaule, les mains fines et blanches croisées sur le ventre, on aurait dit un colonel de reîtres devenu chanoine sur ses vieux jours.
À partir du moment où il suivit sa fantaisie, Gebhart devint un rare écrivain. Avant, il n’écrivait que bien ; après, il trouva ce mélange d’ironie, de bonhomie et d’émotion, dont vous le complimentiez tout à l’heure. Mais vous avez parlé de « prose succulente », de « fruits savoureux et parfumés » — parfumés, encore votre odorat, Monsieur ! — Je chercherais plutôt des épithètes dans l’ordre des impressions de la vue, le plus délicat des sens. Gebhart est un artiste en description. Il se sert peu des verbes être, avoir, faire et autres semblables à l’usage des plumes indigentes. Ses verbes montrent les choses. Je pourrais citer quelques pages de lui, où de jolies phrases brèves peignent des paysages par des mots en couleur. Gebhart est un musée de toiles grandes et petites, où se trouvent, surtout parmi les petites, des chefs-d’œuvre.
Sa dernière manière lui valut la faveur d’un public délicat. Il fut très sensible au succès et le trouva mérité, car il s’estimait à son prix. Il avait une façon particulière de dire : « ma prose ». S’il lisait cette prose à un auditoire, il exigeait pour elle les égards d’une attention immobile. Au moindre remuement, le chanoine retrouvait pour gronder sa voix de colonel. Ses œuvres, revêtues de plus délicates reliures de sa bibliothèque, étaient placées au milieu de la travée du milieu.
Personne ne fut plus fier que lui de recevoir les honneurs académiques. Après son élection à l’Académie des Sciences morales, il nous pria de l’avertir, si nous nous apercevions qu’il portât la tête trop haut désormais. Je le regardai, et vis qu’il parlait sérieusement. Il pensait à l’Académie française, paraît-il, depuis sa jeunesse. C’était plaisir à le voir assis en face de notre bureau, écoutant bien, l’air heureux d’être là. Il ne manquait pas une séance. Un jour que je lui reprochai d’avoir désobéi à son médecin, qui lui avait défendu de sortir, il me dit : « Je ne m’amuse que dans mes deux académies. »
L’avant-dernier automne, son visage commença de nous inquiéter. À la fin de l’hiver, le dépérissement se précipita. Il souffrait beaucoup sans se plaindre ; mais il ne riait plus, ne parlait presque plus. Au mois de mars, il consentit à s’éloigner pour aller se reposer à Nice dans l’hospitalité fraternelle. Je voulus lui faire promettre d’y prolonger son séjour jusqu’au moment où ses forces seraient revenues. Mais il savait que l’Académie avait décidé de le nommer directeur pour le second trimestre. C’est l’usage que le directeur de ce trimestre préside la séance des prix de vertu et y prononce un discours. Gebhart voulait prononcer ce discours et retrouver le plaisir qu’il avait une fois goûté, en présidant une réunion de Cinq Académies, de s’asseoir à cette place, après avoir reçu le salut du tambour. Il rentra un des derniers jours du mois, amaigri, haletant. Nous lûmes dans ses yeux l’approche des grandes ténèbres. Péniblement, il monta le degré de l’estrade, s’assit au fauteuil et ouvrit la séance par les paroles d’usage. Ce furent les dernières que l’Académie entendit de lui. Content d’avoir une fois présidé l’Académie française, Gebhart rentra chez lui pour n’en plus ressortir. Notre Compagnie doit un long souvenir au confrère qui l’a tant aimée, et qui la parait de son charme d’artiste, expert à travailler d’une main délicate des matières précieuses.