DISCOURS SUR LES PRIX LITTÉRAIRES
PRONONCÉ PAR
M. Pascal ORY
Directeur en exercice
le jeudi 5 décembre 2024
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Il y a trois semaines jour pour jour, heure pour heure, le Président de la République recevait, des mains de notre Compagnie, le quatrième et dernier tome imprimé de notre Dictionnaire, accompagné de la présentation, à la fois concrète et virtuelle, du portail numérique qui permet désormais – notons-le bien – l’accès libre et gratuit à la totalité des éditions du Dictionnaire en question. Cette cérémonie, tout à fait exceptionnelle, a permis d’éclairer la notion, éminemment problématique mais très riche en significations, de « Protecteur » de l’Académie. La protégée, depuis le premier jour – disons : les lettres patentes du 29 janvier 1635 – est, bel et bien, la langue française. Et cette entreprise de défense et illustration ne s’est jamais limitée au Dictionnaire. Dès 1671, l’Académie française a commencé à attribuer des distinctions de toute sorte, au premier rang desquelles des « prix ». Il n’est pas sans importance de noter que le premier lauréat fut une lauréate, Melle de Scudéry.
Tous ces prix entretiennent donc un rapport direct avec la langue, déclinée ici en langage et en écriture. Ainsi s’explique, par exemple, la présence dans ce palmarès d’un Prix du cinéma : ce n’est pas tout à fait un hasard si le nom qui lui est associé est celui de notre confrère René Clair qui, au double titre de membre de l’Académie française et du Collège de ’Pataphysique, savait de quoi il parlait quand il disait : « Mon film est terminé ; il ne me reste plus qu’à le tourner. »
Considérons donc les soixante-huit – oui – très courtes – oui – cérémonies qui vont suivre comme autant d’hommages rendus à toutes les formes de langage. Chers confrères, chères consœurs, Mesdames et Messieurs, il ne semble ni absurde ni scandaleux de défendre en 2024 face à l’omniprésence du tohu-bohu les droits de la polyphonie, face à la tour de Babel effondrée la Coupole de l’Académie.
Première séquence de ce rituel : celle des Grands Prix. Chaque lauréat voudra bien se lever à l’appel de son nom. Nous l’applaudirons, non pas à cet instant, mais à la fin de son éloge.
Grand Prix de la Francophonie : M. Abdelfattah Kilito
M. Kilito est l’un des critiques littéraires et des écrivains les plus originaux du monde arabe. Il est l’auteur, en arabe et en français, de nombreux livres sur la littérature arabe classique, à commencer par L’Auteur et ses doubles, qui a fait date. Il a aussi publié plusieurs ouvrages sur la traduction et la traductibilité, sur l’identité et l’altérité.
Docteur en Sorbonne, M. Kilito a mené une longue carrière professorale – de littérature française et de littérature comparée – à la faculté des lettres de Rabat, entrecoupée par des enseignements en France et aux États-Unis. Cet œuvre aurait suffi à l’honorer d’un Grand Prix, mais il a aussi, depuis les années 1980, déployé toute une activité d’essayiste, de romancier et de nouvelliste, en langue française.
Parmi ses œuvres de fiction, citons La Querelle des images. « C’est par ce livre-ci que je conseillerai de commencer à qui n’aurait rien lu d’Abdelfattah Kilito, nous dit M. Compagnon, et pour les essais, par l’excellent Je parle toutes les langues, mais en arabe (titre qui fait allusion à Kafka : « Je parle toutes les langues, mais en yiddish »). Il y recueille sa pensée sous une épigraphe empruntée non pas au Coran mais à Cioran : « Pour un écrivain, changer de langue, c’est écrire une lettre d’amour avec un dictionnaire. »
Grande Médaille de la Francophonie : M. Edwin M. Duval
Professeur à Princeton et surtout à Yale, Edwin Duval est connu pour sa trilogie The Design of Rabelais qui, nous dit M. Compagnon, « a modifié pour toujours l’interprétation reçue ».
M. Duval est aussi un spécialiste de la poésie lyrique à la Renaissance, de Marot, Scève, Du Bellay. Son dernier livre, Concordes et discordes des muses, est le résultat d’une recherche au long cours sur cette poésie, sa diction, sa prosodie, sa relation à la musique. Duval s’intéresse à l’influence de la musique sur la poésie lyrique ainsi qu’à l’évolution des formes fixes de la tradition médiévale, de Guillaume de Machaut à Clément Marot. Une véritable somme, l’ouvrage de la maturité.
Grand Prix de Littérature Paul Morand : M. Marcel Cohen, pour l’ensemble de son œuvre
Né en 1937, M. Cohen a publié de nombreux récits de voyage mais aussi des catalogues d’exposition et divers textes sur des artistes, de Rembrandt à Antonio Saura. Ses entretiens avec le poète Edmond Jabès, dont il fut un proche, ont été plusieurs fois réédités.
Si son premier livre, Galpa, relevait encore de la fiction, la suite de l’œuvre s’appuiera toujours sur des faits – ce que l’auteur a pu lui-même nommer « factographie ».
Cinq Femmes rend ainsi hommage à celles qui ont compté dans sa vie, à celles qui ont sauvé sa vie, à commencer par cette petite bonne qui l’a emmené en Bretagne en août 1943, « enfant caché » après la rafle dans laquelle a disparu toute sa famille. Sur la scène intérieure fait, sous forme de courts chapitres, le portrait des membres les plus proches de cette famille, à commencer par sa mère, enfermée avec sa petite fille de trois mois dans une salle commune d’hôpital, réservée aux futures exterminées avec leur bébé.
Cela donne, pour chacun des huit disparus, l’inventaire de tout un trésor d’objets – un coquetier, un ours en peluche, un violon, … On pense à Perec, à Modiano, à Boltanski. « Marcel Cohen », nous dit
M. Compagnon, « a une superbe œuvre d’écrivain, personnelle, émouvante, splendidement écrite. »
Il importe de souligner que M. Cohen a décidé de reverser le montant du Prix Paul Morand à la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA).
Grand Prix de Littérature Henri Gal (Prix de l’Institut de France) : Mme Cécile Wajsbrot, pour l’ensemble de son œuvre
Depuis ses débuts en 1982 avec Une vie à soi, en une vingtaine de romans, complétée d’essais sur la littérature et d’importantes traductions de l’anglais et de l’allemand, tous les écrits de Mme Wajsbrot, nous dit Mme Bona, « réfractent la même lumière changeante, et jouent ensemble, au fil des ans, la même partition subtile. Un monde fragile et éclaté, placé sous la menace ; des silhouettes incertaines, frappées d’un chagrin mystérieux ». Mais « une plume qui, elle, est sans brouillard » et de citer Mme Wajsbrot :
« Disparaître, ce mot m’a toujours plu. En lisant le journal je m’attachais aux histoires où les gens ne laissent pas de traces et je me demandais : comment font-ils ? comment tiennent-ils ? Car il ne suffit pas de disparaître, il faut continuer d’avoir disparu. »
Prix Jacques de Fouchier : Général François Lecointre, pour Entre guerres
Ancien chef d’état-major des armées, François Lecointre, après avoir rempli toutes les missions d’opérations extérieures de l’armée française depuis une génération, médite ici sur les paradoxes de la vocation guerrière ; se risquer à être tué et se risquer à tuer, sans céder à la pure violence ni à la barbarie ; admettre que la guerre appartient au possible, sans la penser normale et nécessaire ; et surtout, savoir pourquoi on se bat. Voilà, nous dit M. Marion, « une méditation bien écrite et bien pensée, opportune dans le temps présent ».
Grand Prix du Roman : M. Miguel Bonnefoy, pour Le Rêve du jaguar
C’est ici, nous dit M. Fernandez, « le roman le plus romanesque de la rentrée, peut-être le seul véritablement romanesque, par la richesse de l’imagination ». Histoire de trois générations partagées entre la France et le Venezuela, le livre campe une série de personnages hauts en couleur, évoqués dans un langage luxuriant qui transforme le matériau réaliste en épopée magique. Solidement enracinés dans la réalité sociale mais transfigurés par une langue baroque, les hommes et les femmes du Rêve du jaguar nous transportent dans un monde entre réel et imaginaire. Miguel Bonnefoy renoue ici avec le grand roman sud-américain, dans la lignée d’un Gabriel Garcia Marquez ou d’un Alejo Carpentier.
Prix de l’Académie française Maurice Genevoix : Mme Alice Renard, pour La Colère et l’Envie
Une petite fille enfermée dans son monde. Des parents anéantis, ballotés entre les médecins et les diagnostics. Un peu plus grande, elle se sauve, comme si elle fuguait, revient d’elle-même, comme si rien ne s’était passé. Elle rencontre un voisin septuagénaire, avec qui elle s’ouvre à la vie.
Ce premier livre d’une jeune romancière est un « roman étonnant », nous dit M. Zink, « d’une maîtrise de la langue devenue très rare », caractérisée par un jeu avec les modes du récit. On passe ainsi des réflexions in petto du père et de la mère au monologue du vieux monsieur. L’essentiel de celui-ci est la manifestation retenue mais intarissable d’un amour sans limites. La troisième partie est formée de la collection des lettres qu’Isor écrit au vieux monsieur et à ses parents – un tour de force, dans une langue à la fois étrange et juste.
« La Colère et l’Envie, conclut notre confrère, nous révèle une personnalité et un talent hors du commun. »
Grand Prix Hervé Deluen : M. Constantin Sigov
Professeur de philosophie, Constantin Sigov dirige présentement à Kyiv le Centre européen de recherches en sciences humaines de l’Université nationale « Académie Mohyla », qui fut, au long de plusieurs siècles, un haut lieu de la rencontre entre les cultures slaves orientales et la culture philosophique occidentale.
Grand médiateur entre l’Ukraine et la France, il a été à Paris, dans les années 1990, directeur d’études associé à l’École des hautes études en sciences sociales et a, depuis lors, pu revenir enseigner en France. En 1992, il fonde à Kyiv et co-dirige avec Leonid Finberg la maison d’édition L’Esprit et la Lettre, qui a publié des traductions de Montaigne comme de Descartes, de Pascal comme de Bergson, de Paul Ricœur comme d’Emmanuel Levinas. À partir de 2004, il assure la direction scientifique du transfert en ukrainien et en russe du Dictionnaire des intraduisibles dirigé par notre consœur Barbara Cassin.
Personnalité respectée de la société philosophique ukrainienne, le professeur Sigov, très engagé il y a dix ans dans la révolution de Maïdan, résume parfaitement cette figure bien connue de l’histoire française mais qui n’est nullement une exclusivité de notre pays : l’intellectuel. Le titre de son dernier ouvrage publié en langue française – en 2023 – dit tout : Le Courage de l’Ukraine. Une question pour les Européens.
Prix Léon de Rosen : Plantu, pour Sale Temps pour la planète
Le prix Léon de Rosen récompense un roman, un essai ou une bande dessinée qui aura le mieux contribué à la compréhension et à la diffusion des valeurs que recouvre la notion de « respect de l’environnement ». Très populaire en France comme à l’étranger, l’œuvre de Jean Plantu se situe dans une généalogie où M. Rouart n’hésite pas à mettre Daumier, Sennep ou Dubout. Notre confrère remarque que, sans pour autant se désolidariser de ses collègues victimes du terrorisme, Plantu s’est toujours refusé à franchir la frontière qui sépare, dit-il, « la caricature du blasphème ». Aussi son œuvre, ajoute-t-il, est-elle « pure de toute provocation ». Et notre confrère de saluer un artiste qui illustre avec beaucoup de talent une certaine tradition de l’humour français, pour conclure : « Ne nous le dissimulons pas, au milieu de tous les mérites qu’on nous prête à juste titre, ce n’est pas précisément notre point fort. »
M. Plantu, qui n’a pas pu être présent cet après-midi, a souhaité reverser le montant de son prix à l’association Drep.Afrique, de lutte contre la drépanocytose.
Grand Prix de Poésie : Mme Hélène Dorion, pour l’ensemble de son œuvre poétique
Hélène Dorion est née au Québec, où elle a travaillé, entre autres, avec le Cirque du Soleil. Couronnée des plus grands prix de la francophonie, elle offre au public, en 2006, une somme de huit cents pages, qui lui assure l’entrée à l’Académie des lettres du Québec. Le ministère de l’Éducation nationale français a choisi de faire d’elle la première femme vivante dont des œuvres auront été proposées à l’examen du baccalauréat.
Dans Cœurs, comme livres d’amour, Hélène Dorion peut dire, sur un ton paisible : « Je choisis les fraîches ondées, les couleurs du soir et les questions qui durent au bout des ans », avant d’ajouter : « Je choisis ce qui m’échappe et me dénude. »
« On ne réduira pas sa poésie à une question de paysage », nous dit M. Laferrière, « car il s’agit aussi d’une méditation sur la fugacité de l’instant, quand plus rien ne compte sinon ce qui est là, dans le présent, quand la vie s’ouvre en même temps qu’elle se referme. »
Grand Prix de Philosophie : M. Ruedi Imbach, pour l’ensemble de son œuvre
Né en Suisse alémanique mais parfait francophone, M. Imbach, après une thèse sur Thomas d’Aquin et Maître Eckhart, devient professeur d’histoire de la philosophie médiévale à l’université de Fribourg, en Suisse. Ses publications savantes assoient une réputation internationale, couronnée par son entrée à la Sorbonne, où il enseigne de 2000 à 2013 et fonde le Centre Pierre-Abélard, assurant à la philosophie médiévale un rayonnement exceptionnel. Connu pour son travail – publié en français – sur les Doctrines médiévales du rapport amoureux de Bernard de Clairvaux à Boccace, il l’est aussi pour une série d’études sur Dante, sur la base de l’édition de ses œuvres théoriques, en particulier du Convivio.
M. Marion salue en M. Imbach un « grand humaniste, d’ailleurs peintre très remarquable et penseur à compte propre ».
Grand Prix Moron : M. Daniel S. Milo, pour La Survie des médiocres. Critique du darwinisme et du capitalisme
L’auteur, nous dit M. Marion, « éclaircit un débat souvent idéologique et confus ». Daniel Milo distingue en effet la pensée de Darwin du darwinisme social, en délimitant l’espace d’une théorie – l’évolution des espèces – et celui d’une doctrine – la sélection naturelle. Si nous suivons M. Milo, cette rivalité qui privilégierait les plus adaptés proviendrait de la société et Darwin aurait, par analogie, transposé à la « Nature » la sélection artificielle des animaux par les humains : ce serait là, en quelque sorte, son « péché originel ».
Grand Prix Gobert : Mme Jacqueline Lalouette, pour L’Identité républicaine de la France. Une expression, une mémoire, des principes et l’ensemble de son œuvre
Professeur émérite d’histoire à l’université de Lille,
Mme Lalouette est une spécialiste reconnue de l’histoire de la libre pensée et de l’anticléricalisme, de la laïcité et de la séparation de l’Église et de l’État. Elle a publié en 2021 une étude décisive sur le nouveau vandalisme idéologique (Les Statues de la discorde). L’Identité républicaine de la France couronne cette bibliographie.
Mme Sallenave salue ce « livre très dense » qui nous plonge au cœur de la crise de ce qui fut bien une « foi républicaine ». L’indivisibilité et la laïcité, garantes de l’unité de la nation, font naître des tentations séparatistes. Il importe donc de décrypter les caractères spécifiques de cette identité-là. Plus qu’un lieu de mémoire, conclut notre consœur, la République française et la devise « Liberté, Égalité, Fraternité » restent un horizon d’attente.
Prix de la Biographie littéraire : M. Claude Burgelin, pour Georges Perec
Professeur émérite de littérature contemporaine à l’université Lyon-2 Louis-Lumière, M. Burgelin est assurément aujourd’hui le meilleur connaisseur de l’œuvre de Georges Perec. Par-delà une courte vie, celui-ci a laissé une œuvre considérable, qui se présente comme une série d’expériences d’écriture. Le destin de Perec est surplombé par la solitude (son père est tué en 1940, sa mère est exterminée à Auschwitz) et sa douleur devient le ressort ultime de sa littérature. Claude Burgelin explore cet imaginaire jamais apaisé. « Cette biographie », conclut
M. Darcos, « est une réussite, précise, jamais ennuyeuse, illustrée, conduite à la fois avec empathie et recul. ».
M. Laferrière, quant à lui, félicite Claude Burgelin de nous proposer « un Perec à visage découvert », grâce à une fine analyse de chaque œuvre, entre Un homme qui dort et La Disparition.
Prix de la Biographie historique : MM. Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini, pour L’Œuvre-vie d’Antonio Gramsci
MM. Descendre et Zancarini tracent un portrait de ce héros de notre temps, y compris de sa vie privée, avec de multiples références à l’histoire de l’Italie qui aident à comprendre le déroulement de cette existence complexe. « Voilà un livre excellent, nous dit M. Fernandez ; une biographie intellectuelle bien conduite, bien écrite, de celui dont l’action politique et la réflexion sur des problèmes littéraires, artistiques et philosophiques émerveillent – de même qu’on ne peut qu’admirer le courage d’un homme qui n’a cessé de penser et d’écrire pendant les onze ans de son incarcération. »
Prix de la Critique : Mme Anne Michelet, pour son travail de critique de presse
« Nous avons pour habitude », dit M. Rouart, « de couronner des œuvres critiques émanant du monde universitaire. » Il est bon de ne pas oublier les critiques littéraires des journaux qui, en effet, au jour le jour, « font œuvre de découvreurs, d’analystes, et permettent aux auteurs d’être reconnus ». Au magazine Version Femina, Mme Michelet remplit cette mission avec, nous dit notre confrère, « une inlassable curiosité. Évitant de tomber dans le piège du conformisme et celui de la politisation, elle rend compte avec un grand talent et beaucoup d’honnêteté des livres qui paraissent ». Ce prix sera donc « une manière de saluer dans cette profession, souvent décriée, qui tend à disparaître, une figure qui en illustre l’utilité et la vertu ».
Prix du cardinal Lustiger : R. P. Jean-Miguel Garrigues, pour L’Impossible Substitution. Juifs et chrétiens (Ier-IIIe siècle) et l’ensemble de son œuvre
Le révérend père Garrigues est, nous dit M. Marion, une « figure marquante de la théologie catholique en France », et ce, dès sa thèse, alors très novatrice, sur Maxime le Confesseur. Conférencier à Notre-Dame et, à plusieurs reprises, consultant à Rome, il s’est distingué par deux principaux axes de recherche et de réflexion : d’abord la réconciliation entre les traditions théologiques latines et orientales, contribuant ainsi à un document romain sur le sujet, ensuite – et peut-être surtout – la rectification du rapport entre l’élection du peuple juif et l’élection de l’Église, dans la ligne directe de la déclaration Nostra ætate comme des ouvrages de Joseph Ratzinger et de Jean-Marie Lustiger. Depuis L’Unique Israël de Dieu jusqu’au récent L’Impossible Substitution, il montre que la promesse d’un salut universel faite à l’Église n’annule ni n’éclipse l’alliance première d’Israël mais que l’une et l’autre s’entr’appartiennent et se confirment.
Prix de la Nouvelle : M. Bertrand de Saint Vincent, pour Une certaine désinvolture
« Ce n’est pas dans les bas-fonds ni dans le monde ouvrier ni dans les chaumières aigres et confinées des paysans normands chers à Maupassant », nous dit M. Rouart, que Bertrand de Saint Vincent fait évoluer ses personnages, mais chez les heureux du monde, du moins ceux qu’on appelle ainsi car les drames ne leur sont pas épargnés.
On se laisse prendre, note notre confrère, « à la magie de cet univers qui se ressent encore de la lumière tragique laissée par ces séduisants météores que furent Scott Fitzgerald et Roger Nimier ». C’est ce qui confère à ce recueil de nouvelles tout son charme.
Suivent quatre Prix d’Académie :
- M. Olivier Charneux, pour Le Glorieux et le Maudit. Jean Cocteau-Jean Desbordes : deux destins
Ce récit d’une relation passionnée a le mérite de rappeler la mémoire de Jean Desbordes, figure oubliée de l’histoire littéraire et martyr de la Résistance. Mais Olivier Charneux propose aussi un nouveau regard sur Cocteau, pygmalion balançant entre exultation et dépression. M. Darcos salue « un livre intéressant, original, bien écrit ».
- M. Alain Fleischer, pour l’ensemble de ses nouvelles
M. Laferrière rappelle le savoureux souvenir de La Femme qui avait deux bouches et, dans la même veine, applaudit à Risibles Malentendus, qui débute ainsi : « Il y a quelque temps que j’ai pris l’habitude de me jeter par la fenêtre. Sur le coup cela peut faire penser à un acte désespéré. » Notre confrère continue en évoquant « la douce irréalité » de Café Panique de Roland Topor. « On circule, conclut-il, dans un espace sans plafond ni plancher où seul le plaisir est certain. »
- M. Jonathan Siksou, pour Vivre en ville
« Un livre-promenade », nous dit M. Vitoux, « un livre où tout arrive à chaque page ». Jonathan Siksou chante la vie citadine. Il s’attarde dans ces lieux de référence que sont les cafés, les jardins, le métro, les commerces, les ascenseurs… « En un mot, conclut notre confrère, voici un livre inclassable. Le livre d’un écrivain en liberté. »
- M. Pierre Singaravélou, pour Fantômes du Louvre. Les musées disparus du xixe siècle
Pierre Singaravélou, qui enseigne au King’s College de Londres et à la Sorbonne, revient ici sur les divers musées qui ont vu le jour au sein du Louvre au xixe siècle, pour des temps plus ou moins longs, de la Galerie espagnole au Musée chinois. M. Singaravélou raconte l’histoire de ces musées, leurs ambitions, leurs défenseurs et leurs adversaires mais, souligne M. Rosenberg, le propos n’est pas qu’historique dès lors que l’auteur s’interroge sur des questions aujourd’hui d’une grande actualité, touchant, par exemple, à l’égalité proclamée entre les civilisations.
Prix du Théâtre : M. Florian Zeller, pour l’ensemble de son œuvre dramatique
« Les spectateurs de La Mère, du Fils, du Père, de La Vérité, du Mensonge ou du merveilleux Manège sortent chaque fois bouleversés du théâtre », nous dit Mme Bona. Alchimie d’une identification, pour le meilleur et pour le pire, aux personnages – lesquels ne sont pas des héros, ni des héroïnes, mais des gens sans histoire que l’auteur métamorphose en homme, en femme, en vieillard désolé, en enfant perdu.
Le théâtre de M. Zeller s’envole à partir d’un rien, fait sa place au chuchotement et même au silence. « Un verbe, conclut notre consœur, « toujours au bord de l’effacement », qui doit moins, selon elle, à Musset ou aux poètes romantiques qu’à Beckett et à Jon Fosse, maîtres dans le tragique et la dérision masquée.
Prix du Jeune Théâtre Béatrix Dussane-André Roussin : Mme Élodie Menant, pour ses ouvrages dramatiques
« Sur scène, ne pas en faire trop », dit Mme Bona. La légèreté est la signature d’Élodie Menant.
Chanteuse, danseuse, actrice, metteuse en scène, elle aime une forme bien à elle de théâtre total, un théâtre où on bouge, un théâtre qui bouge, où la dérision vient combattre l’excès de nos raisons. Au théâtre du Rond-Point, en 2022, Je ne cours pas, je vole est une révélation. Métaphore de la vie, cette pièce est un éloge de la passion, à travers le portrait d’une jeune fille et de sa famille, dans le monde du sport. On court, on vole, et on s’envole, à toute allure, dans la frénésie des compétitions. De ce spectacle très rythmé, très vif, on ressort complètement essoufflé mais heureux.
Passion d’un côté, rigueur et exigence de l’autre : c’est le programme des champions, conclut notre consœur.
Prix du Cinéma René Clair : M. Pascal Bonitzer, pour l’ensemble de son œuvre cinématographique
Philosophe de formation, Pascal Bonitzer rejoint en 1969 les Cahiers du cinéma. Il travaille ensuite pour de nombreux réalisateurs comme Jacques Rivette ou André Téchiné, Pascal Thomas ou Anne Fontaine. En 1996, son premier long-métrage, Encore, lui vaut le prix Jean-Vigo. Il tourne peu après Rien sur Robert et Petites Coupures, « autant de sensibles et brillantes variations », nous dit M. Vitoux, « autour d’un personnage qui pourrait lui ressembler » et qu’interprètent alors Fabrice Luchini et Daniel Auteuil.
Son film le plus récent, Le Tableau volé, s’inspire de la redécouverte d’une œuvre d’Egon Schiele que l’on croyait disparue avec la chute du nazisme. Avec une tendresse souriante pour ses personnages, qui ne méconnaît pas pour autant la rapacité du marché de l’art et, surtout, le tragique de l’Histoire, ce film est pour Pascal Bonitzer l’occasion de nous entraîner dans « une délicate comédie d’où l’on sort », conclut notre confrère, « réconcilié avec la vie ».
Grande Médaille de la Chanson française : M. Salvatore Adamo, pour l’ensemble de ses chansons
Salvatore Adamo occupe depuis les années 1960 une place éminente dans le paysage de la chanson française. Cet enfant de la ville sicilienne de Comiso, élevé à Jemmapes dans une famille d’ouvriers du Hainaut, s’impose très jeune par des chansons restées mémorables, telles « Tombe la neige », « Vous permettez, Monsieur ? », ou « Mes mains sur tes hanches ». « Devenu », dit M. Lambron, « une sensation internationale », notamment au Japon, M. Adamo n’a cessé, au fond, d’être « le tendre jardinier de l’amour » que décrivait Jacques Brel. « C’est sa vie », note notre confrère, « mais c’est nous qui l’avons choisi. »
Considérons maintenant, pour clore cette section, les cinq Prix du Rayonnement de la Langue et de la Littérature françaises :
1. M. Arnaud Antona
M. Maalouf rappelle qu’Arnaud Antona, enseignant au Lycée français de Singapour, s’est passionné pour les mécanismes liés à l’apprentissage de la lecture, à la lumière des dernières recherches en neurosciences. Sa méthode de lecture syllabique dénommée « La grande aventure » est aujourd’hui utilisée à Singapour et à Hong Kong, où les élèves sont initialement peu francophones.
2. M. Emmanuel Khérad
Le scénario est simple, rappelle M. Laferrière : « Au lieu de se contenter de commenter l’actualité littéraire de la francophonie, on va impliquer les libraires du Québec, de la Suisse, de la Belgique ou de la France dans le processus d’une émission. » Le succès d’Emmanuel Khérad et de sa « Librairie francophone » est immense, et l’émission devient numéro 1 des émissions littéraires à la radio et à la télévision. L’ouverture s’est poursuivie vers les écrivains africains et caribéens.
Emmanuel Khérad vient de publier un premier livre mettant en scène quelques-uns des habitués de son antenne, avec un titre qui résume son projet : Regarde le monde.
3. M. Dana Kress
M. Maalouf présente M. Kress, Américain originaire du Tennessee, consul honoraire de France en Louisiane, où il fut longtemps professeur de français. Les « Éditions Tintamarre », qu’il a fondées en 2003 et dont il a entièrement bâti le catalogue, font vivre et prospérer la littérature francophone louisianaise.
4. M. Francesco Massa
M. Massa est professeur d’histoire à l’université de Fribourg, en Suisse, où il dirige un séminaire sur les compétitions religieuses dans la Méditerranée antique. L’ouvrage récompensé porte sur les cultes à mystères dans l’Empire romain. Ces mystères semblent présents dans la quasi-totalité des cultes (orientaux, chrétiens mais aussi traditionnels), suscitant en effet émulation et compétition. « La qualité scientifique, la vision maîtrisée d’un ensemble immense et l’originalité de l’approche forcent l’admiration », nous dit M. Darcos.
5. Mme Marie-Christine Vandoorne
M. Makine nous le rappelle : saluée en son temps par notre confrère René de Obaldia, Mme Vandoorne a dirigé Alliances françaises et Instituts français dans plusieurs pays, tels la Grèce, l’Irlande ou le Maroc. À chacun de ces postes, elle a contribué, avec passion et efficacité, à promouvoir la connaissance de la langue et de la culture françaises, œuvrant ainsi sans relâche au rayonnement international de notre pays.
Nous voici maintenant arrivés aux Prix de fondations.
Les lauréats se lèveront aussi à l’appel de leur nom mais je leur demanderai de bien vouloir accepter d’attendre la fin de la proclamation générale des Prix de fondations pour recevoir, tous ensemble, nos applaudissements.
Pour commencer, cinq Prix de poésie :
Prix Théophile Gautier : M. Patrice Delbourg, pour Le Singe du side-car
Pilier en son temps de la regrettée émission « Des papous dans la tête », Patrice Delbourg a déjà publié une vingtaine d’ouvrages. Ce recueil de poèmes est une méditation sur le temps qui passe, et qui, comme on le sait, n’a rien d’autre à faire que de passer. M. Delbourg nous invite à ressentir, en une série d’instantanés, la solitude, la maladie, le vieillissement. La poésie redevient un exercice spirituel pour arriver enfin à « se quitter en toute sérénité ».
Prix Heredia : M. Christophe Manon, pour Porte du Soleil
Troisième volet d’un triptyque mais se pouvant lire indépendamment, ce livre s’apparente à un roman en vers libres, qui raconte, nous dit M. Manon, la « légende dorée d’une banale famille de ritals ». Bien entendu, ce pèlerinage filial se transforme en quête de soi-même. Un livre attachant, où le poète, sur la trace de Dante, s’en délivre quand il comprend que les morts ne demandent rien et que ce sont les vivants qui ont besoin d’eux.
Prix François Coppée : M. Philippe Leuckx, pour Le Traceur d’aube
Connu pour son travail critique sur le site « La Cause littéraire », M. Leuckx nous propose ici un bel exemple de prose poétique, contribuant ainsi au retour d’un genre qui a beaucoup apporté à la poésie, en France comme dans le monde.
Prix Paul Verlaine : M. Emmanuel Godo, pour Les Égarées de Noël
Selon M. Godo, « les égarées de Noël » sont ces étoiles dorées qu’on a posées sur la table pour honorer la fête et qu’on retrouve après, comme par hasard. Chez l’auteur on habite « une maison dévastée-merveilleuse », chez lui « les vieilles blessures se mettent à chanter ». Bref : que demander de mieux ?
L’Académie a la charge d’attribuer un nouveau prix de poésie, créé par le legs de Mme Lucette Moreau, elle-même ancienne lauréate du prix Heredia, décédée en 2020. Le prix portant son nom couronnera chaque année un recueil de poésie dite classique.
Or donc Prix Lucette Moreau : M. Guillaume Decourt, pour Lundi propre
Soixante-dix dizains rimés en décasyllabes, soixante-dix instantanés pour suivre M. Decourt dans l’espace et dans le temps, avec une désinvolture bien jouée :
« Cette fois j’ai l’âge de Marcello / Mastroianni dans la Dolce Vita », ou « J’aurai bientôt et cela me fait peur /L’âge de Paul Newman dans L’Arnaqueur. »
Et nous passons aux seize Prix de littérature et de philosophie.
Prix Montyon : MM. Guillaume Alonge et Olivier Christin, pour Adam et Ève, le paradis, la viande et les légumes
L’enquête, menée par deux historiens français, l’un chercheur à l’université de Turin, l’autre professeur à l’université de Neuchâtel, part d’une donnée oubliée : dans la Genèse, Adam et Ève sont végétariens. C’est seulement après la Chute que l’homme et la femme deviennent omnivores. D’où divers problèmes théologiques, mobilisant un certain nombre d’exégètes. L’ouvrage de MM. Alonge et Christin exhume une thématique dont on devine qu’elle résonne singulièrement avec notre époque.
Prix La Bruyère : M. Paul Clavier, pour Les Avatars de la preuve cosmologique. Essai sur l’argument de la contingence
Philosophe et épistémologue représentatif de la tradition analytique mais bon historien de la métaphysique, M. Clavier est bien connu pour ses travaux sur la théologie rationnelle, en particulier sur la création ex nihilo. Ici, il prolonge une recherche antérieure sur les idées cosmologiques de Kant par une enquête très complète et informée sur la seconde des trois preuves de l’existence de Dieu. Sa conclusion, mesurée et indécidée, est très instructive.
Prix Jules Janin : M. Pierre Deshusses, pour sa traduction des œuvres de Joseph Roth
Connu pour ses traductions de plusieurs grands auteurs de langue allemande, M. Deshusses se consacre depuis plusieurs années à l’œuvre de Joseph Roth. Il propose ici une nouvelle traduction de quelques-uns des plus célèbres romans de l’auteur, tels Hôtel Savoy, Les Cent-Jours ou La Marche de Radetzky, et nous fait le cadeau de s’interroger, dans une belle préface à ce gros recueil, sur la place et le rôle du traducteur.
Prix Mabillon : M. Florent Rouillé, pour sa traduction de l’Anticlaudianus d’Alain de Lille
À côté de son œuvre de théologien, l’œuvre poétique d’Alain de Lille a connu un succès non moins considérable et exercé une influence peut-être plus grande. L’Anticlaudianus, modèle de poésie allégorique, a influencé, à travers le Roman de la Rose, toute la poésie française de la fin du Moyen Âge, voire au-delà. M. Rouillé nous offre, en regard de l’édition du texte, la traduction qui manquait.
Notons ici que l’Académie honore tout particulièrement aujourd’hui la mémoire de dom Jean-Éric Stroobant de Saint-Éloy, décédé au mois de juin. Sa générosité l’avait conduit à fonder ce Prix Mabillon, prix de traduction attribué pour la première fois l’année dernière. Elle éclate encore dans le legs important qu’il a consenti à l’Académie et grâce auquel ce prix, l’année prochaine, sera doublé.
Prix Émile Augier : M. Nasser Djemaï, pour Les Gardiennes ou le Nœud du tisserand
Entre fées et sorcières, trois voisines de la vieille Rosa, mutique sur son fauteuil roulant, s’installent chez elle pour la soigner. Soudain, la fille de Rosa annonce son arrivée. Elle est d’abord bien disposée à tout chambouler – jusqu’à ce qu’elle succombe au charme et au désordre ambiants. La fable de M. Djemaï nous encourage fortement à vieillir avec gaieté.
Prix Émile Faguet : M. Nicolas Bourguinat, pour L’avenir est gros ! Temps, espace et destinée dans L’Éducation sentimentale
Professeur à l’université de Strasbourg, M. Bourguinat a travaillé sur les rapports entre histoire et fiction chez plusieurs auteurs français du xixe siècle. Il examine ici à nouveaux frais les personnages de L’Éducation sentimentale en analysant comment leur trajectoire serait influencée par leurs origines et leur ancrage local. Ce livre novateur permet d’éclairer les rapports entre les personnages, tiraillés entre leur déterminisme familial et l’avenir forcément radieux auquel ils aspirent – avant d’échouer, bien entendu.
Prix Louis Barthou : M. Jean-Félix de La Ville Baugé, pour Magnifique
Un livre sur le génocide de 1994 au Rwanda ; encore un, dira-t-on. Et puis on ouvre le livre. Magnifique, c’est le nom de la narratrice, et c’est le livre tout entier. Cette jeune Tutsie parvient à se sauver ; un Suisse qui travaille à la Croix-Rouge s’éprend d’elle, l’épouse. Tout va-t-il donc bien ? Non, tout ne va pas bien. L’horreur subsiste, surtout dans les petites choses. La photo de couverture du livre est, comme vous le voyez, une demi-photo : un rapace plane entre les arbres, mais le bas n’est pas montré. On y verrait les vêtements sous lesquels gisent les corps coupés par les Hutus, qui attirent le rapace.
Ce n’est pas un roman à l’eau de rose. C’est un roman sur le mal. Magnifique.
Prix Anna de Noailles : Mme Violaine Huisman, pour
Les Monuments de Paris
Roman ? Si l’on veut. Mais aussi mémorial sur le père et le grand-père de Violaine Huisman. On connaît parfois encore le nom de Denis Huisman, philosophe et entrepreneur. Le portrait qui en est fait ici est haut en couleur. Cet homme dépassait la mesure sur tous les plans. Le grand-père, Georges Huisman, est un magnifique exemple de la promotion sociale par les études ; chartiste, agrégé d’histoire et, pour finir, dernier directeur général des Beaux-Arts de la Troisième République. À ce titre il sera dans les dernières années trente, aux côtés de son ministre, Jean Zay, un grand réformateur.
Fille, petite-fille, historienne à sa façon, Violaine Huisman est, surtout, à sa place ici comme écrivain.
Prix François Mauriac : Mme Lilia Hassaine, pour Panorama
Un roman policier, bien mené, mais aussi une dystopie. Lilia Hassaine nous projette dans un monde où les murs de pierre ont été remplacés par des murs de verre. Le credo est la Transparence : les pensées sont sous contrôle, les libertés, traquées. Le lecteur est amené à s’affranchir de ses repères, pour se projeter dans un ailleurs dont il ne maîtrise plus les codes. L’élégance de l’écriture accentue la sensation de vertige. Écrira-t-on toujours en langue française, en 2049 ? Lilia Hassaine ose répondre : « Oui. »
Prix Georges Dumézil : M. Alexandre Surrallés, pour
La Raison lexicographique. Découverte des langues et origine de l’anthropologie
Alexandre Surrallés est anthropologue, spécialiste de l’Amazonie. C’est à l’avènement des dictionnaires qu’il nous convie, en Amérique du Sud, au tournant du xvie siècle. La « raison lexicographique » va triompher, qui conçoit le langage comme une création humaine et non plus divine, et impose le mot comme étalon de toutes les langues du monde.
La découverte des langues amérindiennes suscite un grand trouble chez les missionnaires. L’auteur explore les failles de l’univers à travers la construction des lexiques, aux limites de la poésie.
Prix Roland de Jouvenel : M. Paul Saint Bris, pour L’Allègement des vernis
La fréquentation du Louvre est en baisse. Pour la relancer, le musée lance l’idée de restaurer Mona Lisa ou, plutôt, d’alléger son vernis. Le restaurateur tarde et, à l’ultime moment, se livre à une restauration de fond qui dénature l’œuvre. Affolé, le conservateur des Peintures substitue à l’original la copie. Démission, fuite à l’étranger, suicide…
Ce premier roman de M. Paul Saint Bris mêle avec bonheur un débat d’actualité – faut-il restaurer et si oui, jusqu’où ? – à des considérations plus générales sur l’irréversibilité du temps et les vaines tentatives d’en arrêter le cours.
Premier Prix Biguet : M. Frédéric Berland, pour Les Logiques absurdes. De la dialectique néoplatonicienne aux logiques non classiques
Que se passe-t-il quand on sort de la logique classique, celle qui, au moins depuis Aristote, suppose le principe d’identité et repose sur les principes de non-contradiction et de tiers exclu ?
M. Berland étudie les logiques non standards, liées aux objets paradoxaux mis au jour par la science du xxe siècle, et en particulier la logique intuitionniste qui construit autrement la notion même de rationnel. Il fait appel à la fois aux néoplatoniciens et aux autres traditions logiques, telles l’indienne et la japonaise.
Un travail de passionné, pour des passionnés. On pense qu’il y en a.
Deuxième Prix Biguet : M. Mikael Askil Guedj, pour Médecins malgré vous. Portrait des maladies du xxie siècle
Auteur de plusieurs livres, le docteur Guedj, chef de service à l’institut Arthur Vernes, a repris le flambeau d’Yves Pouliquen. Et cet essai nous rappelle le style, exempt de toute pesanteur didactique, de notre confrère. On est devant une véritable encyclopédie médicale, structurée par une réflexion profonde et soigneusement documentée.
Chemin faisant, l’encyclopédie devient un essai passionnant sur le fait d’être malade et de chercher le « sésame » de la guérison, jamais loin de la méditation philosophique. Ajoutez-y de multiples références littéraires et artistiques et vous obtiendrez une lecture stimulante, enrichissante et – à vrai dire – rassurante.
Prix Ève Delacroix : Mme Isabelle Sorente, pour L’Instruction
Mme Sorente trouve le moyen d’être admise dans un grand abattoir de porcs. Le lecteur qui se méfierait de l’antispécisme oublie vite ses préventions. Sans ruissellement d’indignation compassionnelle, l’auteur décrit le fonctionnement de cette usine, les troubles cachés de ceux qui y travaillent, les indices de la souffrance animale, avec une discrétion, une finesse, un art de dire et de donner à voir qui impressionne le lecteur méfiant et lui fait poursuivre la lecture de ce livre avec passion.
Prix Jacques Lacroix : M. Laurent Tillon, pour Les Fantômes de la nuit. Des chauves-souris et des hommes
Depuis son enfance, M. Tillon côtoie avec curiosité et bienveillance les chauves-souris, si difficiles à étudier puisqu’elles sont petites, discrètes, silencieuses, méfiantes et nocturnes. On évite l’anthropomorphisme mais on doit constater des actes étonnants où l’animal tente de créer des contacts avec l’être humain, qui, après tout, est lui aussi un animal.
C’est une tendance très forte que de vouloir apprendre la vie autour de nous en se plaçant du point de vue des autres membres de la biodiversité : on est curieux de savoir si ce livre suscitera des vocations.
Prix Raymond de Boyer de Sainte-Suzanne : M. Bruno Karsenti, pour La Place de Dieu. Religion et politique chez les modernes
Bruno Karsenti, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, est une autorité reconnue en matière d’anthropologie politique. L’intitulé de son ouvrage en situe l’ambition : rouvrir la question du théologico-politique en la déclinant autour des trois problématiques de la religion du Livre, de la relation à l’Église et de ce qu’on pourrait appeler sur ce point l’ambivalence de l’islam.
La question de ce que l’auteur appelle l’« idéal du nous » est alors posée, entre problème refoulé de l’état-nation et variations des statuts du juste, donc de l’injuste. La substitution, aux états-nations, des « peuples de la terre » rendrait ainsi (je cite l’auteur, se référant à la notion juive de Galout), « à nouveau disponible le concept d’exil moderne ».
Ainsi arrivons-nous aux Prix de fondations d’histoire.
Premier Prix Guizot : M. Jean-Marc Schiappa, pour Gracchus Babeuf
M. Schiappa éclaire d’un jour neuf celui qui, par-delà son échec politique et, plus encore, les récupérations dont il a été l’objet, apparaît comme un penseur original, capable, par exemple, de réclamer la liberté de changer son prénom, au motif qu’on nous l’a imposé. Ainsi, après tout, François-Noël Babeuf est-il devenu « Gracchus » – avec le même destin tragique que son modèle romain.
Deuxième Prix Guizot : M. Frédéric Régent, pour Libres de couleur. Les affranchis et leurs descendants en terres d’esclavage (xive-xixe siècle)
M. Régent a choisi de s’intéresser à ceux que le système esclavagiste distinguait comme « libres de couleur », enfants le plus souvent d’une esclave noire et d’un maître blanc. Et l’auteur, par une série d’enquêtes patientes et élaborées, de pointer du doigt les lieux, les lois, les situations particulières, les caprices et les passions. Ainsi l’affranchi peut-il posséder des terres – et des esclaves. L’auteur rend sa complexité à un monde qu’on croyait terriblement simple.
Prix Thiers : MM. Olivier Dard et Jean Philippet, pour Février 34. L’affrontement
Plus de six cents pages de texte, lestées de cent pages de notes : MM. Dard et Philippet puisent dans les archives une relecture méticuleuse d’un moment de l’histoire française immédiatement mythifié, dans tous les camps. L’enquête inverse l’image convenue : les manifestants sont fondamentalement divisés et la dramaturgie de l’émeute, comme de sa répression, va se retourner contre eux, tout en offrant aux forces de gauche, quand la stratégie de Staline aura changé, la figure efficace d’où naîtra le Front populaire.
Premier Prix Eugène Colas : Mme Monique Cottret, pour L’Europe des Lumières (1680-1820), coécrit avec notre regretté collègue Bernard Cottret
Une remarquable somme – huit cents pages –, qui réussit non seulement à faire revivre toutes les grandes figures de l’époque mais aussi à présenter, d’une façon détaillée et très incarnée, la densité des débats philosophiques, la diversité des courants de pensée politiques – en un mot ce grand moment de brassage intellectuel au long d’un siècle et demi de l’histoire européenne.
Deuxième Prix Eugène Colas : M. Michel Pierre, pour Histoire de l’Algérie. Des origines à nos jours
Agrégé d’histoire, Michel Pierre a fait carrière dans l’administration culturelle et dans la diplomatie, en particulier en Algérie. Déjà auteur d’un ouvrage de référence sur le Sahara, il offre ici au public une synthèse sans équivalent en langue française. On ne disposait plus depuis longtemps d’une étude s’étendant de la Préhistoire à nos jours à ce degré de détail (sept cents pages) et, plus au fond, osant courageusement reprendre, documents en mains, les questions délicates. Le tout est conduit avec un souci d’équilibre rare et, pour tout dire, admirable.
Il importe de noter que Michel Pierre est, de longue date, un ami de Boualem Sansal.
Premier Prix Eugène Carrière : Mme Marie Fournier, pour Nicolas-Guy Brenet (1728-1792)
Brenet est un des bons peintres d’histoire de la seconde moitié du xviiie siècle. Son tableau Honneurs rendus au connétable Du Guesclin par la ville de Randon, aujourd’hui au Louvre, lui assura la célébrité – et de nombreuses commandes. La monographie, très complète, de
Mme Fournier, jeune chercheuse indépendante, le remet en pleine lumière.
Deuxième Prix Eugène Carrière : M. Pierre Sérié, pour Résistances à l’idée d’art moderne dans la peinture. Paris, Londres, New York, 1848-1931
Le titre dit tout. Puvis de Chavannes, Maurice Denis ou Seurat, les préraphaélites anglais ou Stanley Spencer, sans oublier l’icône de la peinture américaine qu’est devenu American Gothic de Grant Wood, témoignent de la résistance d’une volonté de tradition dans une conjoncture de modernité devenue elle-même tradition. Bouleversant les classements commodes et les hiérarchies inlassablement répétées,
M. Sérié offre au public une lecture rafraîchissante.
Prix Louis Castex : M. Gérard Guerrier, pour Rêves d’Icare. Pionniers et aventuriers du vol non motorisé
L’histoire d’une autre aviation que celle qui s’est imposée industriellement, mais tout aussi intéressante – et importante, peut-être, pour l’avenir –, depuis les ballons ascensionnels du xviiie siècle jusqu’aux planeurs à énergie solaire d’aujourd’hui, en passant par les ailes volantes de tous types. M. Guerrier propose ici une étude originale et bien documentée.
Premier Prix Monseigneur Marcel : M. Olivier Guerrier, pour Visages singuliers du Plutarque humaniste. Autour d’Amyot et de la réception des Moralia et des Vies à la Renaissance
M. Guerrier suit la réception des Vies et des Moralia jusque chez Érasme et, bien entendu, Montaigne, dont il est un grand connaisseur, mais aussi chez bien d’autres contemporains. En le lisant, on comprend mieux pourquoi Plutarque, traduit par Amyot, est au cœur des lectures lettrées de la Renaissance.
Deuxième Prix Monseigneur Marcel : Mme Anaïs Thiérus et M. Damien Millet, pour Les Chappuys d’Amboise. Chronique historique d’une famille lettrée de la Renaissance
Mme Thiérus et M. Millet retracent ici la vie de cette famille – son milieu, ses réseaux, ses alliances, ses unions, son quotidien – sur la base de ce qu’ils ont retrouvé de ses archives, jusqu’aux lettres, poèmes ou dédicaces. Un beau travail d’exhumation.
Prix Diane Potier-Boès : Mme Ons Trabelsi, pour Sīdī Molière. Traduire et adapter Molière en arabe (Liban, Égypte, Tunisie, 1847-1967)
Mme Trabelsi, maître de conférences à l’université de Lorraine, s’est intéressée à la genèse du théâtre arabe moderne, dont l’histoire commence, au milieu du xixe siècle, par une série de représentations de Molière. Alliant la richesse de la documentation à un style élégant, l’ouvrage de Mme Trabelsi raconte une aventure singulière et méconnue.
Prix François Millepierres : M. Daniel Marguerat, pour
Paul de Tarse. L’enfant terrible du christianisme
Grand exégète protestant, M. Marguerat parvient à reconstituer la situation culturelle complexe de Paul de Tarse et à inscrire chacun de ses écrits dans son contexte historique mais aussi géographique, l’autoportrait de Paul en persécuteur aidant à restituer les conditions et le sens de sa conversion.
Prix Augustin Thierry : M. Aurélien Robert, pour Le Monde mathématique. Marc Trevisano et la philosophie dans la Venise du Trecento
Grâce à M. Robert voici une découverte de taille : en plein xive siècle, dans un De Macrocosmo, une « théologie mathématique », dans la continuité du Livre de la Sagesse qui énonçait : « Le Seigneur a tout disposé en nombre, poids et mesure. » On attend avec impatience l’édition critique de l’ensemble de l’œuvre.
Et, pour finir, quatre Prix de soutien à la création littéraire.
Prix Henri de Régnier : M. Philippe Lacoche, pour Oh, les filles ! et Les Ombres des Mohicans
Les courts récits de Oh, les Filles se déroulent en Picardie, en Thiérache – ces décors que l’auteur connaît bien, tout comme ses personnages d’origine modeste, qui s’attardent dans les bistrots, confessent leurs déboires sentimentaux ou leurs difficultés à survivre. On n’est pas loin de Marcel Aymé, de René Fallet, de Simenon. Les Ombres des Mohicans est un bref roman de la nostalgie et de la jeunesse enfuie, dans la langue de Colette et à l’ombre tutélaire des Rolling Stones. Et tout cela, c’est du Philippe Lacoche.
Prix Amic : Mme Clara Arnaud, pour Et vous passerez comme des vents fous
Les Pyrénées ariégeoises. Une femme, deux hommes et, surtout, une ourse. Clara Arnaud est une virtuose de la description. La flore et la faune l’inspirent. Elle poursuit une quête. On a envie de l’y suivre.
Prix Mottart : M. Mokhtar Amoudi, pour Les Conditions idéales
M. Amoudi fait penser à Momo, le héros de La Vie devant soi, de Romain Gary. Ce premier roman a une force étonnante. Rude, mais surtout rudement bien écrit. « J’ai dépassé le tribunal pour enfants sans le regarder. Je ne pensais pas à l’argent, j’étais content. On n’en aura jamais assez, de toute façon. C’est comme l’amour. »
Les lauréats des Prix de fondations sont désormais invités à se lever tous ensemble et nous leur rendrons hommage en les applaudissant.