HOMMAGE
À
M. Gabriel de BROGLIE
PRONONCÉ PAR
M. Xavier DARCOS
en la basilique Sainte-Clotilde
le jeudi 16 janvier 2025
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Chère princesse de Broglie, chère Diane, vous le savez, le décès de votre époux nous a tous profondément attristés. À vous-même et à votre famille qui vous entoure, je veux ici porter le témoignage de tous les membres de l’Institut de France : ils lui vouaient, unanimement, estime, gratitude et respect. Je m’exprime en leur nom, académiciennes et académiciens, cadres et agents, et plus spécialement, à leur demande, au nom d’Amin Maalouf, Secrétaire perpétuel de l’Académie française, et de Bernard Stirn, Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques, puisque Gabriel de Broglie était membre de ces deux compagnies.
Madame et Messieurs les Ministres, Mesdames et Messieurs les parlementaires et élus régionaux, Monsieur le Conseiller du président de la République, Madame et Messieurs les Secrétaires perpétuels, Princesse Chantal de France et d’Orléans, Mesdames et Messieurs les membres de l’Institut, Mesdames et Messieurs,
On ne résume pas un homme à sa carrière publique, même quand elle fut des plus brillantes. Formé aux humanités gréco-latines, notamment par le polyglotte Georges Dumézil, notre futur collègue à l’Académie française, sorti dans la botte de l’ENA et entré au Conseil d’État, Gabriel de Broglie fut vite appelé auprès des ministres les plus éminents (André Malraux, Jean-Marcel Jeanneney, Maurice Schumann, Maurice Couve de Murville, Édouard Michelet ou encore André Bettencourt), avant de devenir la figure dominante de l’audiovisuel en France pendant presque vingt ans. Entretemps il fut élu, en 1997, à l’Académie des sciences morales et politiques et, en 2001, à l’Académie française, au fauteuil d’Alain Peyrefitte où le reçut Maurice Druon – qui a donné son nom au parvis de cette basilique. Enfin, il fut chancelier de l’Institut de France, pendant quatre mandats, de 2006 à 2017.
Ce simple rappel d’un parcours d’exception peut impressionner, à bon droit. Mais, pour nous tous qui l’avons bien connu et aimé, Gabriel de Broglie n’était pas simplement ce serviteur de l’État impeccable et actif. Ses vraies passions étaient ailleurs et toutes le rattachaient à la mémoire de ce qui fut. Il était d’abord et avant tout un historien, un bibliophile, un homme de vaste culture. Ses livres consacrés à l’orléanisme, à la monarchie de Juillet ou à Guizot font autorité. Mais Gabriel de Broglie ne se contentait pas de rapporter les données de l’histoire, il en dressait le bilan moral comme pour conjurer la dérive des temps, sans trop d’illusion. Je pense à son dernier texte intitulé, Impardonnable 20e siècle, sorte de revue des aberrations politiques modernes.
Certes, l’atavisme a dû jouer un rôle dans le destin académique de Gabriel de Broglie, car nulle famille n’aura, autant que la sienne, fréquenté la Coupole, grâce à ses ascendants Victor et Albert, les littéraires, Maurice et Louis, les scientifiques.
Victor, président du Conseil sous la monarchie de Juillet, Académie française et Académie des sciences morales et politiques ; et Albert, président du Conseil sous Mac Mahon, Académie française et Académie des sciences morales et politiques.
Maurice, physicien, petit-fils de Mme de Staël ; président de l’Académie des sciences, Académie française ; Louis, prix Nobel de physique 1929, Secrétaire perpétuel de l’ Académie des sciences pendant trente-trois ans, fauteuil 1 de l’Académie française (son successeur sera Michel Debré).
J’imagine que, dès son enfance versaillaise ou lors des vacances normandes, il baigna dans leur souvenir. Mais « rien n’est acquis pour l’homme », comme le chantait Aragon. Quand on énumère les fonctions, charges et offices que Gabriel de Broglie a tenus, tout en rédigeant une œuvre solide et abondante, on a un peu le tournis. Sans doute ne voulait-il pas décevoir sa lignée. Il laboura le vaste champ de leurs archives. Mais je crois surtout qu’il aimait le travail, que la vie lui semblait devoir s’accomplir dans l’action, que les plus immenses bibliothèques aiguisaient son appétit. Ses livres voulaient saisir l’Histoire à pleins bras. Sa seule somme sur la monarchie de Juillet exigea la consultation de plus de cinq cents volumes.
Cette hyperactivité, tempérée, voire voilée, par une apparence de bonhomie et une exquise courtoisie, compensait-elle quelque angoisse du vide, quelque hantise d’un désœuvrement déprimant ? Cette fécondité agissante relevait-elle du « divertissement » au sens pascalien ? Je ne prétends pas ici percer le mystère d’un être qui ne se posait jamais. Nous en avons cependant parlé, au moment où nous allions nous transmettre le relais de la chancellerie. Il voulait encore des fonctions, un bureau, des missions, de la besogne, un secrétariat. Je m’en étonnais, l’invitant à renouer avec l’otium cher aux Latins. Il eut cette phrase un peu énigmatique, que je cite précisément : « Si je m’arrête, je sens que tout va filer… »
Rien d’étonnant, dès lors, dans sa passion pour Guizot, ce Cévenol rigoureux et intègre, ce professeur qui deviendrait le plus grand universitaire de son époque, un ministre de l’Instruction publique décisif pour l’histoire de l’École, un président du Conseil, un diplomate hors pair qui lança la première Entente cordiale, avant de laisser une œuvre gigantesque de plus de cinquante titres. Qui se ressemble s’assemble. De Guizot, Gabriel de Broglie avait aussi retenu l’art d’affronter la difficulté sans faiblir, et de dire à chacun son fait. Quand il dut subir une malveillance médiatisée, il se conduisit en stoïcien, digne et intraitable. Ce sang-froid de l’homme juste forçait le respect.
Mais la passion principale et initiale de Gabriel de Broglie resta la langue française. Je le cite : « Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours ressenti le français comme une fibre de mon être. J’ai éprouvé pour le français un sentiment profond et intime qui n’était pas l’amour avec ses déceptions, ni la passion dévorante, mais l’émerveillement. » Jusqu’au soir de sa vie, Gabriel de Broglie s’est interrogé sur les affres et les espérances de notre langue, malmenée par le franglais et par divers laxismes ou barbarismes. Car comment transmettre, ce qui est notre premier devoir, si on ne dispose plus seulement du même idiome, des mêmes références, d’un vocabulaire partagé ?
Gabriel de Broglie a marqué l’histoire du monde académique. Sous les diverses facettes de sa personnalité et grâce aux missions qu’il assuma, il fut un passeur de civilisation. Il ne lâchait rien quand il pensait que cet objectif premier était en jeu. Comme quand il décida et imposa la création de l’auditorium. La bataille pour la restitution à l’Institut de France de la parcelle de l’an IV prit un tour homérique, et cette geste administrative occupa les diverses instances de décision de la République pendant plusieurs années. Il tint bon, quitte à irriter. Et il eut gain de cause. Cette détermination, fondée sur la conscience de remplir un devoir impérieux, en faisait un Sisyphe inlassable et productif. L’auditorium Bettencourt est une des nombreuses traces tangibles qu’il nous laisse, comme un symbole parfait de la personnalité d’exception qu’il fut, toute vouée à maintenir et à éclairer, pour que se poursuive sans fin le dialogue des savoirs et des consciences. Cet idéal est bien le nôtre. Son exemple continuera à nous éclairer longtemps.