HOMMAGE
à
M. Gabriel de BROGLIE
prononcé par
M. Antoine COMPAGNON
Directeur en exercice
dans la séance du jeudi 16 janvier 2025
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Mesdames, Messieurs,
Gabriel de Broglie, le prince Gabriel de Broglie, notre confrère, était l’académicien quintessentiel, l’idéal de l’académicien, l’académicien prédestiné, l’académicien au carré, puisqu’il était membre de deux académies, la nôtre et celle de sciences morales et politiques, au cube, puisqu’il était chancelier honoraire de l’Institut de France, et même à la puissance quatre ou à la puissance cinq, donc l’académicien cardinal. Auprès de lui, nous nous sentions des galopins, ou du moins certains d’entre nous qui se voyaient comme des intrus ou des parvenus, fiers de le connaître et heureux de s’asseoir non trop loin de lui.
Gabriel de Broglie nous a quittés mercredi dernier, le 8 janvier. Nous le revoyons lors de la séance de rentrée, il y a un mois à peine, le
5 décembre, descendant les marches de la Coupole en se tenant au bras d’un huissier, les remontant à petits pas, faisant preuve d’une admirable détermination. Jusqu’au bout, il s’est efforcé d’assister aux séances ordinaires. L’hiver dernier, nous avons cru qu’il y renonçait, mais il a reparu après un séjour à l’hôpital, aussi assidu qu’un néophyte. En avril, à peine remis sur pied, il a tenu ferme aux obsèques d’Hubert Heilbronn, éminent collectionneur, durant plus d’une heure sous une pluie drue entre les tombes du cimetière Montparnasse. Après la cérémonie, quand je me suis approché de lui pour le saluer et louer sa fidélité et son courage, il m’a répondu qu’en tant que président de la Société des bibliophiles françois, il n’aurait pas été question qu’il ne fût point présent. Son sens des devoirs de son rang ne souffrait pas d’exception.
Notre confrère fut d’abord un grand commis de l’État au long d’une carrière droite et impeccable. Il serait vain de répéter ici les hommages qui ont été rendus ailleurs aux accomplissements du haut fonctionnaire. Mais comment taire la nostalgie qu’éveille le souvenir de cette jeune Ve République que Gabriel de Broglie a servie ? Âgé de trente ans, tout juste sorti de l’ENA et entré au Conseil d’État, il rejoignit le cabinet d’André Malraux, rue de Valois, ou il mit au point la législation relative aux maisons de la culture, aux dations, aux monuments historiques, puis le cabinet de Jean-Marcel Jeanneney et Maurice Schumann aux affaires sociales, où sa sérénité fut bienvenue en mai 1968, celui de Maurice Couve de Murville, Premier ministre, à Matignon, celui d’Edmond Michelet et André Bettencourt, de nouveau à la culture, avant d’occuper des postes actifs durant dix-huit ans, à la direction de l’Office de radiodiffusion télévision française (O.R.T.F.), encore monopole d’État, et à Radio-France, puis à la présidence de l’Institut national de l’audiovisuel (INA). Membre de la Haute autorité de la communication audiovisuelle (HACA) lors de sa création en 1982, il présida ensuite la Commission nationale de la communication et des libertés (CNCL), ancêtre du C.S.A. et de notre ARCOM, entre 1986 et 1989, durant des privatisations compliquées. Gabriel de Broglie était un homme de son temps, un moderne qui s’était fait une spécialité de l’image, à une époque où l’audiovisuel public n’avait point encore rompu avec l’ambition éducative et culturelle de ses débuts.
Tout en occupant d’importantes fonctions, Gabriel de Broglie parvint à préserver quelques loisirs studieux afin de satisfaire sa vocation d’historien. Après deux biographies de personnalités contrastées qui avaient connu la « douceur de vivre » de la fin de l’Ancien Régime et traversé les vicissitudes de la Révolution, Cyrus de Valence, un général, et Joseph-Alexandre de Ségur, un libertin, il trouva définitivement sa voie dans son Histoire politique de la « Revue des Deux Mondes » (1979), c’est-à-dire les sentiers de l’orléanisme que tous ses ouvrages rebattraient par la suite. Ce livre de Gabriel de Broglie est le premier que j’aie lu, lorsque j’enquêtais sur Ferdinand Brunetière, directeur de la revue ; nous nous en sommes entretenus lors de la première visite académique que je lui ai rendue. La Revue des Deux Mondes, dont il fut un collaborateur régulier, est, avec l’Institut, le second lieu, la seconde institution à laquelle il était prédestiné. Lors de sa réception sous la Coupole en février 2002, il y a vingt-trois ans, Maurice Druon rappela que Maurice Schumann qualifiait le nouvel académicien, successeur d’Alain Peyrefitte au fauteuil 11, d’« homme invinciblement tempéré ». Maurice Schumann citait en vérité une épithète qu’Émile Faguet avait appliquée à Francis Charmes, le successeur de Brunetière à la tête des Deux Mondes. « Invinciblement tempéré », Gabriel de Broglie l’était à l’image de l’orléanisme et de l’Institut, puisque ce fut désormais tout un dans la vie et l’œuvre de notre confrère, fidèle à cet « esprit de juillet » parfaitement résumé dans sa conclusion au chapitre sur l’affaire Dreyfus de son histoire de la revue saumon : « Il n’aurait pas dû y avoir d’affaire Dreyfus. »
Suivront nombre d’ouvrages creusant ce sillon tempéré de la vie française, d’abord un essai portant précisément sur L’Orléanisme, la ressource libérale de la France (1981), histoire de « la tendance de la politique française incarnée dans la branche cadette de la famille royale » depuis Gaston d’Orléans jusqu’à Louis-Philippe. Deux siècles et demi de portraits politiques confirment la définition de Michelet qui lui a fourni le titre du livre : « L’orléanisme est la ressource libérale de la France. » La formule résume un véritable acte de foi de la part de notre confrère, même si l’histoire qu’il raconte se termine par une déception en 1848 et sur le constat de l’épuisement de cette lignée au xxe siècle.
Gabriel de Broglie approfondira son examen de l’orléanisme, ce centrisme conservateur et libéral, dans plusieurs biographies historiques, d’abord celle de Mme de Genlis, écrivain renommé sous l’Empire (je ne crois pas qu’il eût dit « écrivaine »), dont la longue vie s’acheva peu après que son meilleur élève eut monté sur le trône en tant que roi des Français, puis celle de Guizot, la plus riche, la plus achevée, faisant autorité,
sur l’homme qui, à l’autre terme, enterra le régime de Juillet, quant à
lui membre de trois académies – française, inscriptions et sciences
morales –, enfin celle de Mac Mahon, autre réhabilitation, avant de couronner des années de recherche par une Monarchie de Juillet (2011), synthèse de plus de trente ans de travaux sur un temps où l’on pouvait être « heureux comme Dieu en France ».
Le serviteur de l’État, l’historien de l’« esprit de juillet », d’autres en parleront plus à loisir, car c’est avant tout l’académicien exemplaire qu’il convient d’évoquer aujourd’hui, prédestiné, disais-je, car la plupart de ses livres avaient été couronnés par l’Académie, Le Général de Valence, L’Orléanisme, Madame de Genlis, Le Français, pour qu’il vive, et bien sûr l’Histoire de la Revue des Deux Mondes, revue qui a longtemps servi d’antichambre à la Coupole et dont les directeurs successifs, Brunetière et Charmes, déjà nommés, puis René Doumic et André Chaumeix, furent membres de 1893 à 1944. Gabriel de Broglie y retrouva ses maîtres à Sciences Po, Georges Vedel et René Rémond, ainsi que son professeur de latin et de grec chez les oratoriens, Georges Dumézil, ou encore Pierre Moinot, son directeur au cabinet d’André Malraux, et il était déjà membre des sciences morales depuis 1997 quand il fut élu sous la Coupole en 2001.
Il y entra en outre, cas unique dans notre histoire, comme le cinquième du nom, après Victor et Albert de Broglie, présidents du Conseil sous la monarchie de Juillet et la première IIIe République, puis Maurice et Louis de Broglie, physiciens géniaux et, pour le second, prix Nobel. Il fut toutefois le premier de la branche cadette (il faut remonter au deuxième duc de Broglie, guillotiné en 1794, pour leur trouver un ancêtre commun).
L’un des articles les plus francs sur les coulisses de la Coupole est le lundi de Sainte-Beuve du 20 janvier 1862, « Des prochaines élections de l’Académie ». Une douzaine de candidats, dont Baudelaire, se présentaient au fauteuil de Scribe (c’est à cette occasion que Sainte-Beuve décrit « la folie Baudelaire » située « à la pointe extrême du Kamtchatka romantique »), et un seul, Albert de Broglie, pour remplacer Lacordaire : « Du moment que M. le prince Albert de Broglie se présente, il semble qu’il ne puisse échouer : M. le duc de Broglie, son père, fait déjà partie de l’Académie. […] Il a pour lui trois générations qui le portent. […] Ce jeune homme est né dans la pourpre ; lui aussi, il s’est donné la peine de naître. Il a reçu un esprit distingué, délicat, tout fait, un esprit héréditaire. Qu’y a-t-il ajouté pour son propre compte ? Où est sa marque, à lui, son cachet ? A-t-il l’originalité ? A-t-il la hardiesse ? […] Je pose à la hâte ces questions que demain il paraîtrait inconvenant à nous de soulever. » Sainte-Beuve était injuste. À sa décharge, il ignorait qu’Albert de Broglie, jeune collaborateur de la Revue des Deux Mondes, deviendrait un historien remarquable et un homme politique considérable, la dernière grande figure de l’orléanisme sous la IIIe République.
Maurice Druon, recevant Gabriel de Broglie en 2002, convoqua les ombres immenses de ces Broglie qui précédèrent le nôtre : « Avez-vous vu, tandis que vous descendiez tout à l’heure les quelques degrés qui mènent sous cette Coupole, avez-vous vu quatre ombres transparentes, mais vêtues comme vous l’êtes, se lever dans nos travées encore vides ? Les avez-vous entendues, d’un souffle étouffé par les brumes du temps, murmurer : “Bienvenue, Gabriel” ? Victor, Albert, Maurice, Louis. Ils sont là, un moment suscités par votre présence. Leur mémoire vous entoure. Nulle famille n’aura, autant que la vôtre, peuplé notre Compagnie. »
Ajoutons l’Institut, puisque tous les Broglie furent membres de deux académies, et limitons-nous à la contribution du cinquième à la nôtre, apport marquant, préparé par nombre d’interventions sur la langue française, à la défense de laquelle ses fonctions à l’ORTF l’avaient rendu sensible. Son livre, Le Français pour qu’il vive (1987), toujours actuel, s’ouvrait sur cet aveu : « Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours ressenti le français comme une fibre de mon être. […] J’ai éprouvé pour le français un sentiment profond et intime qui n’était pas l’amour avec ses déceptions, ni la passion dévorante, mais l’émerveillement. On aime le mouvement du ciel, le courant des rivières, la poussée de la sève, le battement du sang et l’harmonie des visages. C’est ainsi que j’ai aimé ma langue. J’ai vécu avec le français comme on se réchauffe d’affection. »
De ce dévouement à la langue française, Gabriel de Broglie n’a cessé de donner des preuves. En 1994, de retour au Conseil d’État, il rédigea la loi sur l’emploi de la langue française, dite « loi Toubon », puis le décret d’application de 1996. Nous venons de célébrer les trente ans d’une loi qui mériterait sans doute d’être nommée aussi « loi Toubon-de Broglie ». Une journée de commémoration a eu lieu dans l’auditorium André et Liliane Bettencourt en décembre.
C’est l’occasion d’évoquer le rôle décisif que Gabriel de Broglie, chancelier de l’Institut de 2006 à 2017, joua dans la récupération de la dite « parcelle de l’an IV », ce bout des jardins du collège des Quatre-Nations annexé par la Monnaie de Paris en 1796, avant que Napoléon n’installât en 1805 l’Institut dans ces murs. Gabriel de Broglie négocia avec ténacité et des années durant avant de poser, en septembre 2016, la première pierre de la superbe et indispensable annexe inaugurée en février 2019. Cette parcelle et ce chantier causèrent au chancelier bien des tracasseries qu’il est inutile de rappeler.
Revenons donc à son engagement pour la langue française. Gabriel de Broglie a présidé la Commission générale de terminologie et de néologie de 1996 à 2006, avant Marc Fumaroli et Frédéric Vitoux. Cette commission, prévue par le décret d’application de la loi Toubon, devenue Commission d’enrichissement de la langue française en 2015, a pour charge d’approuver les termes nouveaux ; elle décide de la création lexicale et promeut le français dans les domaines spécialisés, car les vocables qu’elle approuve sont d’usage obligatoire dans l’administration. Or Gabriel de Broglie fut celui qui la voulut et qui la lança.
Comment ne pas mentionner le rapport sur « La féminisation des noms de métiers et de fonctions », approuvé par l’Académie française en février 2019, après avoir été préparé par une commission présidée par lui et composée de Danièle Sallenave, Dominique Bona et sir Michael Edwards ? Ce rapport, revenant sur les préventions que l’Académie avait exprimées auparavant, voulut répondre à l’« attente de la part d’un nombre croissant de femmes, qui souhaitent voir nommer au féminin la profession ou la charge qu’elles exercent ». Entérinant par exemple les termes « autrice », « auteure » et « écrivaine », l’Académie faisait son aggiornamento.
Gabriel de Broglie prit aussitôt la tête d’une nouvelle commission, réunissant les mêmes confrères, plus, respectant derechef l’équité, Florence Delay et Amin Maalouf, sur l’utilisation de l’anglais dans la communication institutionnelle. Leur rapport fut approuvé en février 2022. Lorsque, ce même mois, je rendis une seconde visite académique à Gabriel de Broglie, il m’en remit fièrement un exemplaire. La concomitance de mon élection et de la publication de ce rapport eut pour conséquence que je fus un peu partout interrogé sur lui et que j’eus à le défendre, me trouvant par bonheur en accord avec ses conclusions sur l’« envahissante anglicisation » du français et la déstructuration de sa grammaire. La publication de ce rapport à l’automne, sous le titre N’ayons pas peur de parler français, fit plaisir à notre confrère.
« Je tâche de mobiliser les forces vives du français », déclarait-il en 1986 dans Le Français, pour qu’il vive, son programme. Relisant ses nombreuses interventions sur notre langue durant près d’un quart de siècle sous la Coupole, il est frappant d’observer qu’il se réfère avec constance à ce qu’il nomme le « bon usage », attitude que nous pouvons en effet qualifier d’« invinciblement tempérée », juste milieu entre l’obsession de la norme et l’abandon à l’usage. Sa contribution à la mission principale de l’Académie française pour la défense de la langue française a été essentielle. Complétons pour finir les mots de Faguet sur Charmes, « l’homme modéré par excellence, attentif au bien qu’il y a dans toute opinion, […] invinciblement tempéré et obstinément sage ». Tel était Gabriel de Broglie, le parfait confrère que nous perdons. C’est à cet « homme modéré par excellence et obstinément sage » que nous rendrons hommage par notre silence.
HOMMAGE
à
M. Gabriel de Broglie
prononcé par
M. Antoine COMPAGNON
Directeur en exercice
dans la séance du jeudi 16 janvier 2025
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Nous sommes tous sous le choc de la soudaine disparition, le 5 août, d’Hélène Carrère d’Encausse, Secrétaire