Hommage prononcé en séance lors du décès de M. Michel Serres

Le 6 juin 2019

Michael EDWARDS

HOMMAGE

à

M. Michel SERRES

prononcé par

Sir Michael EDWARDS
Directeur en exercice

dans la séance du jeudi 6 juin 2019

 

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Élu en 1990, Michel Serres fut près de trente ans une grande présence à l’Académie et, dans le monde de la pensée, un de ses représentants les plus illustres. Il assista jusqu’à la fin à nos séances ; il continua de publier livre sur livre. Morales espiègles parut quelques mois seulement avant sa disparition. Il ne cessait de penser, de converser, de chercher des idées. Il est mort, paisiblement, en très bonne santé intellectuelle.

Élève de l’École navale et de l’École normale supérieure, il fut officier de marine avant d’entamer une carrière d’enseignant qui le conduisit par étapes successives à l’université de Stanford. Il resta marin dans l’âme, tout en devenant le navigateur de la pensée libre, sillonnant les sept arts libéraux, et bien d’autres, comme il aurait sillonné les sept mers, en infatigable explorateur de l’inconnu. Sur l’océan de l’esprit, il gardait le sens, vital pour les marins, de la précision du savoir. Il admirait James Cook qui, sur des eaux et sous un ciel apparemment sans repères, savait toujours exactement où il se trouvait.

Michel Serres fut le sismologue qui décelait et mesurait les séismes, les grands changements de l’histoire. Scientifique bouleversé par Hiroshima, par la révélation spectaculaire de la face sombre de la science, il devint philosophe, et était convaincu que sa génération vivait une rupture comparable, écrit-il, « à celles qui intervinrent au néolithique, à l’aurore de la science grecque, au début de l’ère chrétienne, à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance ». Comme il le dit dans son discours de réception à la fois exemplaire et inimitable, devant les guerres du xxe siècle qui atteignirent un maximum d’horreur, la secousse de Vatican II et la révolte des agriculteurs français en 1967, signe de notre neuve ignorance du paysan et du monde rural, il faut se souvenir « que le cultivateur, le prêtre et le soldat tiennent continûment nos sociétés depuis le néolithique, et donc conclure que nos rapports à la terre, à la violence et au sacré forment les plaques les plus basses et les plus lentes dans le temps ; qu’elles se meuvent, alors tout se transforme autour de nous ».

La grande transformation, pour Michel Serres, fut les nouvelles technologies. Déjà connu du grand public par sa chronique dominicale, Le Sens de l’info, et par ses entretiens et interviews où, sans chercher à séduire, sans se mettre en avant, il exprimait avec netteté et enthousiasme une myriade d’idées, il toucha un très grand nombre de lecteurs avec Petite Poucette. Il était convaincu que le savoir et l’ensemble de ses transmissions étaient métamorphosés par l’informatique. Les écoliers, les étudiants, écrit-il, par « téléphone cellulaire […] accèdent à toutes personnes ; par GPS, en tous lieux ; par la toile, à tout le savoir ». Ils n’habitent ni le même temps ni le même espace que leurs prédécesseurs, et puisque la lecture et l’écriture des messages au pouce et la consultation de Wikipédia, de Facebook n’excitent pas les mêmes zones corticales que l’usage du livre, ils n’ont plus la même tête. « Un nouvel humain est né », qui vit dans le virtuel. Mais contrairement à un autre de ses personnages, Grand-Papa Ronchon, Michel Serres fit bon accueil au virtuel, au point de le placer au cœur de son indomptable optimisme. Virtuel venant de vertu, tout le domaine du potentiel, de l’en-puissance, ouvrait vertueusement l’avenir. Attentif également à la littérature, aux fruits de l’imagination qu’il tenait pour une « maîtresse de connaissance et de vérités humaines », il préconisait, pour connaître les individus dans leur vérité, l’étude des œuvres littéraires, par essence virtuelles et « plus profondes […] que les philosophies et les sciences humaines ». Il était persuadé que les sciences dures aussi participaient de l’aventure du virtuel, ayant à sonder une réalité « contingente, quantique, frangée, jaillissante d’aléas ».

Il désirait, en effet, l’association des sciences dures et des humanités dans l’enseignement, qui fut l’une de ses grandes préoccupations, pour les politiques, les décideurs à qui manquaient le plus souvent les connaissances capables de guider la décision, et pour le bien des nouvelles générations, indigènes d’un monde nouveau.

Car il vivait passionnément dans l’actualité, il avait des antennes pour tout ce qui se passait, et il voulait ramener dans la philosophie le monde, cette multiplicité agissante. Il proposait, par exemple, à l’ère de l’écologie, après le contrat social un contrat naturel, qui ferait de la Terre un sujet de droit. Il aimait surtout courir le monde (marin, il comprenait le Brexit), tout en respirant sa Gascogne natale, persuadé que le monde est beau, et que le paradis est cette terre. Spontanément et résolument moderne, il fut le militant de l’avenir, qui tenait compte néanmoins des limites de notre perspicacité. Nous ne pouvons « prédire » l’avenir, écrit-il, « au sens de la prévision, mais nous devons le préparer, au sens de la prévoyance ». Il aimait scruter ainsi la langue française, afin que les distinctions claires qu’elle établit l’aidassent à penser avec clarté.

Il était conscient en même temps, avec une véritable inquiétude et malgré l’optimisme qui le soutenait, du malheur, de la misère des hommes. Il nous surprend parfois avec un mot inattendu, une forte respiration de la période qui dénotent une soudaine plongée dans une vérité plus profonde. Dans son premier discours sur la Vertu, il désigne le courage, première « et seule vertu qui vaille », et continue ainsi : « De nature corporelle, cordiale, cardiaque, le courage, essentiel et premier, se comprend aussi difficilement que l’élan vital : sa générosité ne réfléchit ni ne médite longtemps la concorde ; sans chercher de médiation, sa fidélité trouve immédiatement la miséricorde… Quand je parlerais toutes les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis qu’un airain résonnant ou une cymbale qui retentit… » La miséricorde, puis, dans une citation imprévue de saint Paul, la charité. Ailleurs, la compassion, la pitié. En Michel Serres, l’homme entier philosophait, et tremblait.

Surdoué, visionnaire à force d’observations précises, tel Copernic ou Darwin, il ne voulait pas produire un système de pensée, mais servir dans un monde souffrant. Succéder, dans notre 18e fauteuil, à des figures « de combats, d’erreurs et de jugements, m’impose le devoir, dit-il, de travailler jusqu’à ma mort […] pour que ma place marque celle de la paix dans une Europe et un monde encore si universellement misérables que l’homo sapiens pourrait se définir par la pauvreté… » Il s’affligeait de « notre finitude pitoyable devant l’irréductible problème du mal ». Il se voyait solitaire, marginal, « provincial jusqu’à la rusticité », et craignait, homme de mots, de textes, en parlant comme un ange de retentir comme une cymbale. Cependant, il répondait, avec courage et avec beaucoup d’émotion, à sa vocation. Reçu sous la Coupole en 1991, il exprima sa satisfaction de disposer « d’un lieu central de parole d’où dire, avec la solennité requise, l’avenir de nos enfants, et la marche de ce temps qui devient, par bonheur, plutôt que le nôtre qui reste celui de la guerre, celui du savoir et de la paix que j’espère, le leur ». Dans un discours académique de 2012, il reste sur la même ligne, dans la même rectitude : « Je voudrais avoir dix-huit ans, l’âge de Petite Poucette et de Petit Poucet, puisque tout est à refaire, non, puisque tout est à faire. Je souhaite que la vie me laisse assez de temps pour y travailler encore, en compagnie de ces Petits, auxquels j’ai voué ma vie, parce que je les ai toujours respectueusement aimés. »

Il donnait comme sens au mot philosophie, non pas l’amour de la sagesse, mais « la sagesse de l’amour ».

Nous sommes tous profondément attristés par sa perte soudaine et immense, par l’extinction de sa voix gasconne, chaleureuse, chantante. Nous sommes tous conscients, sans doute, d’autres conversations que nous aurions pu avoir, mais que nous n’aurons jamais, avec notre ami Michel Serres.