bloc-notes du mois de mai 2018
Le mot existe, mais à peine ; il est utilisé seulement par quelques spécialistes de littérature anglaise. Il ne figure dans aucun dictionnaire. Même Google, impressionnant érudit, en a une notion très rudimentaire. Et pourtant…
Il vient de l’anglais malapropism, formé au début du xixe siècle sur le nom de Mrs. Malaprop, personnage de la comédie The Rivals, écrite par Richard Sheridan à l’âge de 23 ans et créée à Londres en 1775. Mrs. Malaprop parle continuellement mal à propos, et Sheridan fut redevable de l’invention de son nom à la langue française. Il pensait soit directement à mal à propos, soit à cette expression déjà importée, dès 1668, et peu anglicisée en malapropos. Mrs. Malaprop ne chamboule pas l’anglais de toutes les manières qui s’offrent à l’illettré, au malade – ou à un esprit comique verbalement innovant : elle a le don spécifique de remplacer un mot par un autre qui lui ressemble. Cela se fait sans doute dans toutes les langues ; la technique n’est pas en elle-même difficile à acquérir (que l’on pense en français à : « Vous m’avez enduit en horreur » ou à : « Que voulez-vous incinérer ? ») ; le tout est de l’utiliser, si je puis dire, bien à propos. En effet, dans toute la kyrielle de ses méprises hilarantes – sans vouloir que sa fille, si elle en avait une, soit « a progeny of learning », elle lui ferait apprendre la « geometry » afin qu’elle ait quelques connaissances des « contagious countries » – on trouve surtout l’emploi abusif des termes linguistiques. Elle insiste, exemples parmi bien d’autres, pour que sa nièce « illiterate » de sa mémoire un certain jeune homme, et lui interdit, en parlant, de faire des « caparisons », au motif que les « caparison don’t become a yong woman ». Et parfois des termes littéraires : sachant qu’un duel se prépare, elle regrette l’absence de quelqu’un capable d’éviter « the antistrophe » ; devant la résistance de sa nièce, elle s’écrie : « She’s as headstrong as an allegory on the banks of Nile. » Comme dans le cas des caparaçons qui ne vont pas très bien, en effet, à une jeune fille, un deuxième sens affleure dans ce reptile headstrong, ou tête, mais doté aussi d’une tête forte physiquement. (Il est vrai que le Nil est l’habitat des crocodiles et non des alligators, mais ne cherchons pas la petite bête.)
La confusion de Mrs. Malaprop est désopilante en partie parce qu’elle est absurdement autoritaire, sonore et sûre d’elle-même, en partie parce qu’en mettant le langage sens dessus dessous, elle ne cesse de nous faire penser précisément au langage. Les auteurs comiques se servent des diverses pathologies du langage, soit pour se moquer d’un personnage parlant mal, soit, comme Sheridan (et Shakespeare, et Molière, et Dickens), pour susciter un rire d’émerveillement devant le possible comique du langage, devant une prodigieuse néologie généralisée, devant un abus du langage qui constitue également le signe – burlesque – de sa transformation. Dans un nouveau chaos, une nouvelle création. Le malapropiste utilise la forme la plus audible de la paraphasie : la substitution de mots paronymiques, afin de créer sa version du Clown, qui semble extrêmement maladroit, mais qui se révèle, dans son domaine, un parfait virtuose, ou du Fou, qui nous est à la fois inférieur et supérieur.
Le mot malapropisme ne devrait-il pas entrer dans l’usage ? Si utile, et n’ayant pas d’équivalent exact, il est pourtant inconnu ; un dictionnaire bilingue que j’ai consulté donne, comme traduction du mot anglais – devenu outre-Manche familier et incontournable –, pataquès, ce qui est simplement faux. Et malapropisme n’est pas vraiment un anglicisme, puisque ce concept nécessaire fut nommé grâce au français. Nous pourrions l’introduire sans danger dans la nouvelle édition du Bestiaire de l’Arcadie française.