Homélie
de
Mgr Claude DAGENS
prononcée
en l’église Saint-Germain-des-Prés
le lundi 15 février 2016
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RENÉ GIRARD ET LA NOUVEAUTÉ CHRÉTIENNE
Avant tout, je vous demande votre indulgence à vous qui avez connu René Girard de près, à vous qui l’avez compris et aimé, en percevant sans doute cette ardeur qui animait toute son existence, cette passion de comprendre ce qui le dépassait, mais qui lui était donné, non pas exactement le mystère de Dieu, mais ce mystère de violence qui habite notre humanité commune et donne forme aux religions.
Mais je n’oublie pas que j’ai découvert cette œuvre si originale en la lisant, il y a plus de quarante ans, alors que j’enseignais l’anthropologie chrétienne au séminaire de Bordeaux. Je peux témoigner qu’à ce moment-là, c’était une grande audace de situer la Révélation juive et chrétienne de Dieu dans le cadre de l’histoire des religions, non pas pour la relativiser, mais pour en montrer la singularité. La pensée de René Girard avait quelque chose de prophétique.
Mais ce qui nous rassemble maintenant, ce n’est pas seulement notre admiration pour cet intellectuel audacieux : c’est le mystère de l’Eucharistie, inséparable de ce que René Girard appelait le « triomphe de la Croix ». Nous célébrons sacramentellement ce que lui n’a pas cessé de penser, en découvrant, en comprenant et en faisant comprendre ce processus du cycle mimétique qui a son origine dans l’affrontement de désirs antagonistes et qui se résout par la violence projetée sur une victime dont le sacrifice prend un caractère divin.
Mais cet apparent théorème qui s’applique aux religions païennes bute sur la nouveauté chrétienne, sur ce que l’apôtre Paul appelle le « langage de la Croix », le « logos tou stavrou ». C’est comme si toute la puissance de la violence originelle et sacrificielle était subvertie, renversée de l’intérieur. Cet homme nommé Jésus sur lequel se déchaîne toute l’horreur multiforme du mal révèle dans sa passion une force qui n’est pas de ce monde. Il est innocent. Le Dieu vivant qui est son Père est donc du côté des innocents et de l’innocence. Sa force intime est celle de la Vérité, de la justice et de la miséricorde.
En Lui et par Lui, tout l’engrenage de la violence qui prétend expulser le mal en livrant une victime se trouve brisé. « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. » « Père, entre tes mains, je remets mon esprit. »
Ces dernières paroles révèlent et fondent un monde radicalement réconcilié et placé sous le signe du Crucifié qui est une victime, mais non pas un vaincu, puisque « en sa personne, par sa Croix, il a tué la haine et il est notre paix », la source vive d’une Alliance nouvelle.
Déjà le Premier Testament, à travers le livre de Job, avait annoncé cette nouvelle bouleversante : les faux amis de ce malheureux Job l’accusaient d’être coupable, en prétendant qu’il était puni par Dieu. Mais Job va apprendre à refuser ce mensonge : à travers l’épreuve qui le transforme, il découvre Dieu autrement, non pas comme son accusateur, mais comme son défenseur. Ce n’est pas le mal qui est vaincu miraculeusement. C’est Satan, l’Adversaire, qui est déchu, lui, le Prince du mensonge, le complice et le manipulateur de la violence originelle. La vérité de Dieu transparaît à travers Job : cet homme qui paraît vaincu se trouve du côté du Crucifié. Il est vainqueur du mensonge.
Voilà la singularité de la Révélation juive et chrétienne que René Girard a cherchée sans relâche à manifester. Il lui fallait du courage pour tenir fermement, farouchement, à de telles certitudes et pour les faire valoir dans le domaine des sciences humaines, d’une façon aussi rationnelle que possible.
Que René Girard soit devenu un signe de contradiction, on ne peut pas s’en étonner ! Mais d’où lui venait cette assurance acharnée qui l’animait non pas pour défendre des thèses personnelles, mais pour poursuivre sa route, en déployant toujours davantage son intuition originelle, au risque de bousculer les catégories préétablies des disciplines universitaires et au risque, plus grand encore, de se faire passer pour un nouveau prophète chrétien ?
Quel était son secret ? Où était la source de ce qui le travaillait au plus profond de sa raison et de son cœur ? Ce qui est certain, c’est qu’il avait la conviction d’être fidèle à une découverte qu’il avait faite non par voie de révélation, mais par voie d’intelligence. On ne peut pas le comparer à Pascal, saisi par la lumière du Dieu de la Bible. Mais on pourrait le comparer à ce sage juif nommé Nicodème, que Jésus a appelé à renaître et qui, présent près du Crucifié, comprend que cette renaissance passe par la Croix.
J’ose penser ou plutôt espérer que René Girard voit maintenant, dans une lumière apaisée, le cœur de ce mystère qu’il n’a cessé de scruter : il vit avec le Christ ressuscité en qui notre humanité violente est transfigurée pour toujours…