La vertu de la poésie
DISCOURS PRONONCÉ PAR
M. Michael EDWARDS
Directeur de la séance
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Conformément au vœu du baron de Montyon, je dois vous entretenir de la vertu. Mais j’entends vos soupirs, et je parlerai de poésie. Non pas de la poésie vertueuse, rassurez-vous, mais de la vertu de la poésie, de l’œuvre qu’elle accomplit, comme on évoquerait la vertu d’une plante médicinale.
Cette vertu-là, je puis dire sans effronterie que je la connais un peu, étant poète. Et j’ose penser que d’avoir, nouveau-né, vagi dans un autre pays et, petit enfant, gazouillé dans une autre langue a contribué à cette connaissance. Connaissance à vrai dire provisoire et sujette à caution. Je vous livre les convictions d’un poète bilingue, ou les songeries d’un Anglais en habit vert.
La première vertu de la poésie serait de nous donner un accès plus intime au réel, de changer, ce faisant, notre perception du réel, et de suggérer la possibilité d’un changement véritable.
Pourquoi, dans certains vers célèbres de Racine, les personnages décrivent-ils à merveille ce qu’ils ne voient pas ? Dans Athalie, Joad se trouve à l’intérieur de l’édifice quand il prononce les mots : « Et du temple déjà l’aube blanchit le faîte ». Dans Iphigénie, Ulysse annonce sous la tente d’Agamemnon que « La rive au loin gémit, blanchissante d’écume ». Phèdre, assise dans un palais, imagine un moment de répit où elle pourrait « Suivre de l’œil un char fuyant dans la carrière ». À chaque fois, une aspiration, une joie. La lumière qui blanchit le haut du temple signale la victoire prochaine des Juifs sur Athalie. La rive blanchit d’écume sous l’effet des vents qui emmèneront enfin les vaisseaux grecs vers Troie. Phèdre contemplerait Hippolyte sur son char sans prononcer son nom et avec un regard presque innocent.
Les vers emplissent la réalité d’émotions humaines ; ils la transposent avant tout en poésie. La poésie, et plus spécialement le poème en train de se faire, sert au poète d’yeux et d’oreilles, de mains – de nez, de bouche, de tous les sens qui habitent son corps et sa conscience. Par un travail rigoureux, syllabe après syllabe, le poème s’approche le plus près possible de l’être, de l’objet, de l’évènement qu’il nomme. Et, curieusement, il le recrée, en l’accueillant dans des sons qui lui accordent une voix, des cadences qui l’animent, une syntaxe qui l’ordonne. Dans un langage que nous écoutons avec un surcroît d’attention, grâce au jeu des sonorités, à la danse des rythmes, à l’articulation de la phrase, surtout quand cette articulation est mise en relief, au moyen de l’inversion, par exemple, dans le vers : « Et du temple déjà l’aube blanchit le faîte ».
Chacun de ces vers de Racine apporte la brève vision d’un monde refait, de l’union de l’imagination et de la réalité. L’action entière d’Iphigénie tend vers la transfiguration de la nature par le vent et par la poésie. Cependant, tout se passe dans la tête des personnages et, de même que la lumière touche le faîte inaccessible du temple, la rive gémit au loin et le char fuit. Dans toute poésie, la réalité se renouvelle en vibrant d’un langage également renouvelé, et, en transformant notre perception des choses, la poésie les transforme réellement pour nous. Mais non pas en elles-mêmes. Elle ne livre que l’entrevision d’une terre promise. Tout poète peut sentir, au-delà de sa parole, l’absence d’un verbe ; les vers de Racine offrent une image de l’achèvement et de l’inachèvement de la poésie.
La deuxième vertu de la poésie serait de troubler le moi, de changer – tant bien que mal, à sa manière imparfaite – le moi du poète et du lecteur. Pourquoi les deux suivantes de Cléopâtre dans Antoine et Cléopâtre de Shakespeare deviennent-elles éloquentes et graves juste avant de mourir ? Charmantes, enjouées, on les croirait irrémédiablement frivoles, mais dès que Cléopâtre s’enferme avec elles dans son monument funéraire, elles atteignent une nouvelle profondeur d’être et un nouveau langage. « Fini le jour radieux, dit l’une d’elles, nous attendent les ténèbres » ; et l’autre : « Fonds, lourd nuage, / Pour que je dise que les dieux mêmes pleurent ! » Elles s’étonnent sans doute autant que les spectateurs de découvrir en elles le pays de poésie. Leurs vies culminent dans une noblesse certaine, leur parler dans une parole d’un autre ordre, comme si la poésie était un but à gagner.
La poésie étonne également le poète. Lui aussi la découvre. Dans le poème le plus minutieusement préparé à l’avance, il se surprend, au moment d’écrire, à ressentir des émotions imprévues, à inventer des idées, à tomber sur de belles combinaisons de sons, de mesures, de mots. Il ne sait pas, finalement, d’où vient le poème : une porte s’ouvre, il s’aventure dans l’inconnu, il éprouve des sentiments qui n’existaient pas avant que des mots les disent. Heureusement pour lui : la poésie est découverte ou elle n’est pas.
Il comprend ainsi que le poème lui est en quelque sorte donné, que la poésie est don. Et que, ma foi, il est très agréable, il est passionnant de ne pas savoir où l’on va, de ne plus être un intellectuel européen, de lâcher prise, de se fier à la bonne chance, au hasard providentiel. Il discerne dans l’acte poétique un nouveau moi, qui sent et qui pense de façon étrange et meilleure, et qui déploie le langage avec un talent qu’il peut admirer sans fatuité. Le poète semblât-il s’exprimer dans le poème, en disant « je », ce n’est pas exactement lui qui parle. On le voit clairement si l’on écrit dans deux langues. En naviguant sur l’océan qui sépare la France et l’Angleterre (que les cartes s’obstinent à représenter sous la forme d’un petit détroit), je rencontre un autre moi lorsque c’est le français qui me fait parler, et après ce passage par une langue acquise, le moi qui paraît dans un poème écrit en anglais prend aussi un air bizarre. La poésie est une langue étrangère.
Elle l’est également pour le lecteur, qui entend la poésie de Racine, ou de Jaccottet, comme une langue étrangère en français, et celle de Shakespeare, ou de Heaney, comme une langue étrangère en anglais. Le lecteur évolue aussi, en s’approchant à nouveau du quotidien, du transcendant, de la conscience de soi, par l’œuvre de la poésie. Si le poète se demande qui écrit le poème, le lecteur peut se demander qui le lit, lorsqu’il s’y hasarde.
Troisième vertu de la poésie : accéder à la langue, et la changer. Le poète n’envisage pas le langage comme les autres écrivains. Au fond, il n’écrit pas, il parle. Il écoute les propriétés sonores de sa langue, qu’il tient à rendre audibles quelle que soit l’importance, voire l’urgence de ce qu’il cherche à dire. Si grande soit l’envergure de son entreprise, si même il est Homère, Dante, Milton, sa tâche consiste à scruter, vers après vers, les petits détails de la langue, sa respiration, sa musique, l’histoire que véhiculent ses mots. Dans les passages les plus enflammés, les plus visionnaires, les plus prophétiques, il lui convient d’œuvrer avec la concentration du plus méticuleux des artisans. Un seul mot est manqué, et tout est dépeuplé. Une seule syllabe.
Il peine principalement en révisant son poème, en assumant la responsabilité de ce qui est dit.
J’ose penser (mais je prêche pour ma paroisse) que c’est en effet la poésie qui distingue le mieux la vertu de la langue, et qui permet de l’appréhender en profondeur, d’y saisir ce dont les livres de grammaire ne parlent pas. On sent dans un poème le corps vivant de la langue, comme on en sent l’esprit. Pour bien connaître une langue, il ne suffit pas d’en apprendre les mots et les règles – qui sont essentiels, mais qui permettent seulement de parler et d’écrire correctement. Il faut descendre plus loin dans la matière sonore et la façon dont les mots, les figures syntaxiques, chuchotent entre eux. D’où l’intérêt, pour intervenir dans le débat actuel, d’apprendre par cœur des poèmes à l’école, au moment où l’oreille des enfants capte plus que leur esprit n’enregistre.
En poésie, la langue et ses mots vivent autrement et, on l’espère, vivent mieux. Car un poète ne défend pas sa langue en se contentant de la suivre sagement. Ici encore il s’évertue à modifier ce qu’il trouve, en visant, dans la langue, un au-delà de la langue. Dans le meilleur des cas, poète et lecteur découvrent à nouveau leur langue, telle qu’en elle-même enfin la poésie la change.
Oui, mais n’est-il pas dangereux de croire que la poésie peut toucher à la langue, au moi, à la réalité ? Et présomptueux ? Le poète ne risque-t-il pas d’imposer sa volonté et ses préjugés, au mépris de la vertu selon une autre définition du mot : force avec laquelle l’homme tend au bien ? Dans le livre de l’Ancien Testament qui porte son nom, Job, broyé par la souffrance, maudit la nuit de sa conception : « Que soient obscures les étoiles de son aube, / qu’elle attende en vain la lumière / et qu’elle ne voie pas les paupières de l’aurore ! » Dans l’acte même de s’anéantir par la pensée dans une obscurité sans fin, il ne peut s’empêcher de voir la beauté de la lumière. Il évoque le contraire de ce qu’il sent ; il s’arrache soudain, temporairement, à son angoisse. Il voit l’aurore, du reste, avec un tel émerveillement qu’il la recrée, par une métaphore parfaitement juste, conforme à l’observation : l’apparition progressive de la clarté à l’est ressemble réellement à une immense paupière qui s’ouvre. Ce n’est pas le poète en Job qui impose sa vision, mais la réalité qui s’impose à son imagination.
Le poète se développe en acceptant la discipline du monde donné, d’une réalité vraiment là mais malmenée dans ces pensées et ces pratiques modernes qui la réduisent à une sorte de pâte à modeler malléable selon nos désirs. Il existe bien dans la poésie une certaine violence, contre des perspectives conventionnelles sur le monde et sur le moi, contre des emplois fatigués de la langue. Mais c’est la violence de qui casse la coque d’une noix, ou mord dans un fruit. Violence et douceur sont les deux mamelles de la poésie : violence de l’acte poétique, douceur du respect du réel.
La poésie est ambitieuse – ce que l’intérêt apporté par les médias presque exclusivement au roman tend à faire oublier – mais il vaut sans doute mieux le dire sans solennité, à la manière de Raymond Queneau : « Un poème c’est bien peu de chose / à peine plus qu’un cyclone aux Antilles […] / un tremblement de terre à Formose. » Toute arrogance est dissipée par l’effet de son humour britannique. (Certes, Queneau n’était pas anglais – tout le monde ne peut pas l’être –, mais il était normand, et on peut considérer un Normand comme un Anglais honoraire.) Il nous rappelle qu’à la longue la poésie, qui dure plus longtemps que nous, importe en effet plus « qu’un typhon dans la mer de Chine », et que sa vertu la plus attrayante et la plus durable est d’être la surprise qui ne cesse de surprendre.