FUNÉRAILLES DE M. CARO
MEMBRE DE L’ACADÉMIE
Le vendredi 15 juillet 1887.
DISCOURS
DE
M. GRÉARD
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
PRÉSIDENT DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES.
MESSIEURS,
Dans le deuil si cruellement prématuré qui atteint les lettres françaises et la philosophie contemporaine, l’Académie des Sciences morales et politiques se sent particulièrement, frappée. Il y a près de vingt ans que M. Caro nous appartenait ; et qui plus que nous pourrait tenir à honneur de le revendiquer ? À l’Académie française, qui, il y a huit jours à peine, attendait la lecture des dernières pages sorties de sa main ; à l’École normale, à laquelle il a donné quelques-unes de ses années les plus fécondes ; à la Sorbonne, qui lui doit d’avoir vu renaître avec éclat les grands cours de la Restauration ; au Journal des Savants, dont il était l’une des plumes les plus autorisées ; dans tous les corps dont il faisait partie et qu’il a contribué à illustrer, M. Caro a marqué sa place au premier rang et laissé de ses talents une trace lumineuse. Mais il semble que l’Académie des Sciences morales était la patrie naturelle de sa pensée : c’est elle qu’avaient visée ses premières ambitions ; c’est aux questions dont elle est le foyer que se rattachent presque tous ses travaux.
On dit que les débuts d’un écrivain décident de sa carrière en l’engageant ; n’est-ce pas le plus souvent parce que, même parfois sans qu’il en ait nettement conscience, ils lui marquent à lui-même la direction de son esprit ? En prenant, tout jeune encore, pour sujet de sa thèse doctorale, le Philosophe inconnu, celui que ses contemporains appelaient l’Amateur des choses sacrées et qui s’intitulait le Défenseur officieux de la Providence, M. Caro obéissait aux secrets instincts de sa raison et de son cœur. « Tous les hommes peuvent m’être utiles, disait saint Martin il n’y en a aucun qui puisse me suffire : il me faut Dieu. » Il me faut Dieu, tel est aussi le premier cri philosophique de M. Caro, et ce mot devient, dès ce moment, comme le mot de ralliement de sa pensée. Le savant traité dans lequel il devait vingt ans après résumer sa doctrine n’en est que l’expression la plus achevée : l’idée de Dieu est l’inspiration commune à toutes ses œuvres. Il ne se borne pas à établir sa foi, il la défend, il en cherche les adversaires partout, pour les combattre. Quelle est l’origine du inonde, quelle en est la règle, la fin ? M. Caro reprenait incessamment la question dans son cours, il la fixait et essayait de la résoudre dans ses livres. Le Matérialisme et la Science, le Positivisme et la Religion contemporaine, le Sensualisme dans la littérature, le Pessimisme au XIXe siècle ne sont que les formes diverses d’une discussion pour laquelle il n’était jamais à bout de ressources. C’est aux chefs d’école, aux philosophes qui étaient en possession de la vogue, aux maîtres, qu’il s’attaquait fièrement : à Leopardi, à Hartmann, à Schopenhauer, à Littré, à Goethe. Il avait le respect de ceux qu’il combattait. Il exposait leurs idées avec une impartialité à laquelle ils ont rendu plus d’une fois hommage. Même alors que leurs sentiments répugnaient le plus à sa nature, sa critique était courtoise et mesurée. « Tout procédé violent en ces matières délicates, disait-il, paraîtrait justement un attentat contre la conscience. » Mais la part faite, comme il écrit ailleurs, à la liberté de l’erreur, il revendiquait au profit de sa cause les traditions de l’humanité, la raison humaine elle-même, la science qu’on lui opposait. M. Caro renouvelle les arguments qu’il emprunte ; il excelle à retourner contre ses adversaires leurs propres armes : sa discussion est ingénieuse, variée, pressante, tour à tour subtile comme une réfutation de Malebranche ou de Fénelon, vigoureuse comme une sortie de Joseph de Maistre, toujours d’une distinction suprême et de grand air. M. Caro avait naturellement l’âme haute. Il s’élève sans effort dans les régions de la métaphysique, il s’y meut à l’aise : l’éloquence du tour et la poésie de l’expression soutiennent chez lui l’habileté de la dialectique. Entre les deux maîtres de l’antiquité, Aristote et Platon, c’est Platon qu’il avait pris pour guide, et l’on sent courir dans ses beaux livres comme un souffle du Timée.
Cette hauteur de vues et cette vivacité de sens moral ne pouvaient le laisser indifférent aux autres problèmes qui s’agitaient autour de lui. Le goût de la spéculation n’avait en rien émoussé chez M. Caro l’intelligence des choses de la vie. Nul n’a été plus attentif au mouvement des idées de son temps. Il voyait venir les questions qui allaient se poser devant l’esprit public, s’en emparait avant tout monde, les mettait au point et y répandait la clarté. C’était un moraliste militant. Ses Études sur le temps présent seront invoquées dans l’avenir comme un des témoignages les plus exacts des préoccupations philosophiques et sociales du XIXe siècle. Toutes sont des morceaux de choix. Le talent attirait M. Caro : il l’aimait chez la jeunesse, il l’aimait chez tous ceux qu’il jugeait. Mais dans les livres dont il rendait compte, c’est l’état des esprits, les passions et les mœurs de la société contemporaine qu’il s’attachait surtout à mettre en lumière : il faisait l’histoire des idées et des sentiments, déduisait les conséquences et recherchait les causes. De proche en proche, ses études l’avaient conduit au XVIIIe siècle. Il le connaissait à fond ; prose et poésie, philosophie et roman, tout lui en était familier ; il y observait avec le tact le plus délié les grandeurs et les petitesses, les troubles et les exaltations généreuses de l’âme humaine. À l’élan du métaphysicien M. Caro joignait la finesse pénétrante du psychologue. Très philosophique en son objet, sa critique avait dans ses formes exquises l’intérêt de l’action : il oppose les idées comme des personnages ; on croirait assister à un entretien. Liens qu’il nous introduit dans l’un de ces salons de la fin du XVIIIe siècle qu’il décrit si bien, il semble qu’il en soit l’hôte, et, l’hôte de prédilection. Le livre fermé, le charme demeure ; et l’on aime à se le représenter lui-même au sein de ces sociétés choisies, soutenant contre les Helvétius et les d’Holbach de tous les temps les convictions chères à sa conscience, se prêtant avec une égale supériorité et une bonne grâce infatigable aux sujets de littérature ou de morale les plus divers, s’y déployant dans toute la verve et le rayonnement de son noble et séduisant esprit.
Qu’a-t-il donc manqué à cette vie si pleine, si honorée, si fêtée, pour être heureuse ? Hélas Messieurs, qui de nous le sait ? Et comment en ce moment détacher notre pensée de ce foyer, jadis si brillant, où les plus rares talents étaient réunis aux autres conditions de bonheur, aujourd’hui désert et muet ? Puissent les témoignages unanimes de l’estime publique y apporter quelque consolation, lorsque l’heure sera venue où l’amertume de la douleur fait place à la douceur du souvenir !