LES ABERRATIONS DE LA NOTION DU TEMPS DANS LES
LÉGENDES DU MOYEN AGE
lu dans la séance publique annuelle des Cinq Académies
le mercredi 25 octobre 1899
PAR
M. GEBHART
MEMBRE DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES
MESSIEURS,
Il serait doux de vivre sur cette terre si l’obsession, chaque jour plus impérieuse, du Temps qui se dérobe et fuit et jamais plus ne reviendra n’étendait sur l’heure présente une ombre mélancolique. « Tout s’écoule et rien ne demeure », disait avec une grande tristesse Héraclite d’Éphèse et il ajoutait : « Le même homme ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve. » Être emporté par le torrent qui entraîne toutes choses, sans pouvoir s’attacher une seule minute à la rive, rouler vers l’Océan mystérieux dont la rumeur se rapproche et gronde toujours plus haute et se sentir la proie de ce fantôme insaisissable, infatigable, le Temps, c’est la loi de la nature et de la vie. En vain nous fermons les yeux pour voir l’universelle mobilité, le déclin rapide de toute œuvre humaine, la chute de toutes les fleurs et de toutes les fleurs et de toutes les feuilles, la venue lente, fatale, du crépuscule, de l’oubli, de grand silence, c’est en nous-mêmes que se manifeste avec le plus d’éclat l’action implacable du Temps, car il est la trame sur laquelle repose la série de nos sensations et de nos pensées et, comme les objets matériels ont pour condition nécessaire l’Espace, les actes de notre vie spirituelle se précisent en claires visions de conscience par le concept même du Temps, qui impose une forme rationnelle aux intuitions vagues du sens intime. Il faut donc que l’humanité souffre avec bonne grâce l’étreinte du Temps ; les philosophes ont, pour s’y résigner, la métaphysique de Kant ; les chrétiens méditeront la sentence du Psalmiste : Goûter un peu de miel et puis mourir et les latinistes, derniers débris d’une race qui s’éteint, vieilliront avec élégance en soupirant la plainte d’Horace :
Eheu ! fugaces, Postume, Postume,
Labuntur anni !...
Il fut cependant une époque, déjà bien lointaine, où les hommes caressèrent ce rêve étrange : échapper à la Loi du Temps. Ils crurent qu’il était possible à quelques âmes excellentes de rompre toute relation entre notre propre durée et la durée des choses extérieures, d’arrêter et de fixer notre vie, d’empêcher le présent de se fondre incessamment dans le passé, d’entraver la marche de l’avenir. C’était un miracle, mais alors le monde traînait un si lourd fardeau de misères que seule l’attente du miracle le consolait et l’aidait à vivre. Le moyen âge ne s’étonna point de cette violation de l’ordre naturel. Il mit toute sa complaisance à créer de merveilleuses aventures où l’homme triomphait du Temps et faisait reculer la Mort. Les traditions relatives au séjour de nos premiers parents dans le Paradis terrestre furent peut-être l’inspiration initiale d’une multitude de légendes dont la fantaisie chronologique est bien singulière. Le silence de l’Écriture sainte autorisa les supputations les plus contradictoires. Selon saint Jean Chrysostome, Adam et Ève ne demeurèrent pas un seul jour entier sous les ombrages de l’Eden, si grande fut leur hâte de désobéir à Dieu ; pour d’autres théologiens, ils y vécurent bien heureux et très purs sept, ou quinze, ou vingt-huit, ou même cent années, et cinq cents ans selon les Musulmans. Ces chiffres n’ont, à la vérité, rien de miraculeux, puisque le premier couple, immortel dès la vie terrestre, ne devait point connaître la vieillesse. Le prodige n’apparaît que dans un fait assez imprévu, dénoncé par les théologiens de l’Islam. Adam aurait résisté quatre-vingts ans à la prière d’Eve qui, de sa petite main blanche, lui présentait la pomme maudite. Que la première femme ait eu quatre-vingts ans de persévérance à satisfaire son caprice, soit ; mais que le premier époux, le premier amant, candide et faible, tout aussi longtemps ait répondu : non ! c’est ici, je crois, que le miracle commence.
L’histoire des Sept Dormants, qui est à la Légende Dorée, nous présente, en sa forme toute primitive et populaire, le phénomène à la fois psychologique et mystique que j’étudie. Ces jeunes gens, compatriotes d’Héraclite, donnèrent à la maxime du vieux sage un curieux démenti. L’empereur Décius — l’empereur de Polyeucte — avant décidé que tous les citoyens d’Éphèse, sa résidence favorite, sacrifieraient aux faux dieux, sept frères, bons chrétiens, mais un peu timides, après avoir partagé leur patrimoine entre les pauvres de la ville, allèrent se cacher dans une caverne du mont Célion. Chaque jour, l’un d’eux, Malchus, descendait de la montagne pour acheter un pain. Un beau soir, « comme ils conversaient en pleurant », ils s’endormirent tous les sept. Leur sommeil dura, selon la tradition, trois cent soixante-douze années. Pendant ce temps, l’histoire du monde suivit son cours et l’orient, comme l’occident, embrassa l’Évangile. Un matin nos dormeurs se réveillèrent, persuadés qu’ils avaient fait simplement un bon somme, durant toute une nuit. Malchus descendit pour acheter le pain du jour. Il fut très surpris de voir la croix dressée sur les portes d’Éphèse et, dans les rues, sur les places, dont la figure lui paraissait bien changée, des églises. « Il se crut le jouet d’un songe. » Il entra chez un boulanger. Cet homme refusa la monnaie marquée à l’effigie de Décius, et prétendit que Malchus « avait trouvé un trésor des anciens empereurs ». Le jeune homme se recommanda des personnes de sa famille. Le souvenir même de leur nom était aboli. Il pria qu’on le conduisit à l’empereur Décius : on crut qu’il était fou. Enfin Éphèse tout entière, l’évêque, saint Martin, le proconsul, les clercs, les magistrats, la foule du peuple s’achemina vers la grotte du Célion. Les six frères de Malchus y attendaient tranquillement leur pain quotidien, et « leurs visages étaient fleuris comme des roses, facies eorum tanquam rosas florentes ». On avertit Théodose II ; l’empereur accourut de Constantinople avec ses théologiens. Quand il pénétra dans la caverne miraculeuse, le visage des jeunes hommes « resplendit comme le soleil ». Le maître de l’orient embrassa les frères et fondit en larmes. « Je crois voir, dit-il, Lazare ressuscitant. » Et alors, sous les yeux de Théodose, les Sept Dormants d’Éphèse s’étendirent de nouveau sur leur couche séculaire et leurs sept charmantes petites âmes prirent leur vol vers le Père céleste.
Le bon évêque Jacques de Voragine, un Italien ami des chiffres justes, à la fin de son récit, calcule gravement qu’entre Décius et Théodose il s’écoula moins de deux siècles. Il n’accorde donc aux sept dormeurs que 196 années de sommeil. L’empereur Frédéric Barberousse rêve depuis bien plus longtemps encore dans les entrailles du Kiffhaeuser ; mais sa légende, d’origine chevaleresque et romantique, n’a point la valeur morale du miracle d’Ephèse.
Une victoire plus belle encore, remportée sur le Temps, la jeunesse indéfiniment prolongée, non plus par le sommeil, mais par l’extase, reparaît très souvent dans les légendes monacales du moyen âge. La plus fameuse de ces légendes, renouvelée maintes fois, même par les modernes, est celle du moine Félix, un cistercien allemand d’esprit trop subtil, qui vint à douter des joies éternelles. « L’éternité, pensait-il, c’est bien long, et l’on doit s’ennuyer au Paradis. » Il était sorti du monastère, à l’aurore, méditant avec angoisse sur ce douloureux problème, quand un oiseau, plus blanc que la neige, se mit à chanter dans les branches d’un arbre, et son chant était d’une si pénétrante suavité que Félix, se croyant au Paradis, courut à l’arbre, étendit les bras et voulut s’emparer du chanteur. Mais l’oiseau s’enfuit à tire-d’aile et le moine, attristé, le vit s’évanouir dans l’azur du ciel. À ce moment, la cloche au loin sonnait matines : le cénobite se hâte de retourner au couvent. Mais le portier ne le reconnaît point et l’arrête sur le seuil. Félix parle de l’oiseau blanc et le portier lui rit au nez. L’abbé, les pères, les frères, les novices, défilent devant lui. Il a beau répéter : « Voilà quarante ans que j’habite en votre cloître. » On le prend pour un vagabond. Enfin un très vieux moine, plus que centenaire, qui était en train de mourir, se souvint qu’au temps de son noviciat on parlait encore d’un frère Félix qui, un matin de printemps, était parti et jamais n’était rentré. On compulsa les registres de la maison, et l’on trouva le jour, l’heure et la minute de la sortie de Félix. Le moine avait écouté chanter l’oiseau pendant cent ans, entre l’aurore et la cloche de matines. Il mourut le soir même, tout à fait rassuré à l’égard du Paradis.
Renversez ce miracle. Voici la suprême illusion : une vie très longue, faite de songes mystiques ou d’action énergique, contenue tout entière en une minute ou deux tout au plus. Ce fut l’histoire de Mahomet qui, dans le moment qu’une cruche d’eau, renversée sur le pavé de sa cellule par l’aile d’un ange, s’écoulait jusqu’à la dernière goutte, ravi au plus haut des cieux, eut avec Dieu 90 000 conversations fort intéressantes. Un récit du Novellino nous laisse entrevoir l’œuvre de la magie en une aventure tout aussi merveilleuse. Un jour trois nécromants se présentent à l’empereur Frédéric II, qui les accueille gentiment et les invite à montrer les secrets de leur art. Ces hommes provoquent sur-le-champ un orage épouvantable, avec tonnerre et grêle « semblable à des champignons d’acier », ils reçoivent un présent et demandent à l’Empereur de leur prêter l’escorte d’un chevalier pour sortir sans péril du château. Frédéric leur donne le comte Boniface, puis, avec les seigneurs de sa cour, se lave les mains avant de se mettre à table. Les nécromants emmènent Boniface au fond de l’Asie, à travers des villes magnifiques où il assiste à des tournois féodaux. Le chevalier livre des batailles rangées au nom de ses nouveaux patrons, gagne des provinces, fonde un royaume, se marie, élève plusieurs fils, et l’aîné jusqu’à sa quarantième année. Enfin, se sentant vieillir et désireux de revoir une dernière fois l’Empereur, « qui doit être, dit-il, bien changé », il s’achemine vers l’occident, débarque en Italie et gravit, fort ému, les degrés du château. Frédéric et ses chevaliers achevaient de se laver les mains, avant de se mettre à table. Le comte Boniface avait cru vivre près d’un demi-siècle dans l’espace de cinquante pas, aux côtés des mystérieux magiciens.
Ces légendes ne sont point des fantaisies poétiques, des inventions de lettrés. Nos vieux ancêtres ont eu foi en ces prodiges. Nous pouvons donc en rechercher les raisons psychologiques. J’y aperçois d’abord l’effet d’une préoccupation constante des choses surnaturelles. Mais cette explication n’est elle-même que provisoire. Il faut pénétrer plus avant dans le génie métaphysique et la conscience religieuse du moyen âge. La philosophie de cette époque a tenté une œuvre que la sagesse antique avait à peine entrevue, l’analyse de l’âme et de l’esprit de Dieu. L’une des plus remarquables doctrines de saint Thomas est cette idée profonde que, pour Dieu, le Temps, c’est-à-dire la succession, dans le passé et dans l’avenir, n’existe pas. Si Dieu se souvenait du passé et ignorait l’avenir, sa raison serait semblable à celle de l’homme et sa connaissance irait croissant selon le développement de sa propre création. Ce serait une imperfection. Pour Dieu, le passé et l’avenir sont un présent immobile, une vision éternelle. Que ce dogme soit difficile à comprendre, je n’y contredis point. Mais la philosophie a ses mystères, elle aussi, que notre intelligence découvre, mais qu’elle ne peut pénétrer. Or, ce qui fit la force morale et la noblesse religieuse des chrétiens du moyen âge, c’est l’espérance qu’ils eurent d’imiter Dieu et de participer, dès cette vie, à la pureté de l’âme divine. De là, l’héroïsme des ascètes, la charité des saints, la tendresse et la joie de saint François d’Assise, une humanité idéale que le monde ne reverra plus : Mundo erant alieni, sed Deo proximi. De là ce livre, œuvre d’un moine inconnu, sur les pages duquel se pencha amoureusement la chrétienté attendant l’aube du jour de Dieu. Si l’homme peut être ici-bas comme une image de Jésus, pourquoi quelques élus ne goûteraient-ils point aux privilèges du Tout-Puissant et, délivrés d’une loi inexorable, épargnés par le Temps, inviolables à la durée, ne recevraient-ils point sur cette terre la contagion de l’Éternité ?