DISCOURS
DE
M. Xavier DARCOS
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M. Xavier Darcos, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Pierre-Jean Remy, y est venu prendre séance le jeudi 12 février 2015, et a prononcé le discours suivant :
Mesdames et Messieurs de l’Académie,
Dans un pesant traité de 1652, intitulé Des disciplines et des arts libéraux, Daniel de Priézac réfutait l’idée reçue selon laquelle la littérature éloigne du service de l’État. S’insurgeant contre ceux qui prétendent (je cite) « que la maîtrise des belles paroles n’a rien de commun avec le gouvernement », il concluait ainsi : « Les bonnes lettres sont comme la source des vertus actives et morales [dont] dépend la félicité d’un État. » Il n’est pas exclu que le nom de Daniel de Priézac n’évoque rien à la plupart d’entre nous. Cet exact contemporain de votre fondateur Richelieu fut pourtant le premier titulaire de ce 40e fauteuil où me voici à mon tour, le 20e à y siéger. Il fut à la fois un homme de plume prolixe et un conseiller d’État influent. En son temps, avant de rejoindre le commun des immortels, il compta.
Et il donna le ton pour sa suite, en quelque sorte. Car la liste des académiciens qui ont occupé avant moi ce 40e fauteuil le prouve : amour des belles-lettres et action diplomatique ou publique vont facilement de pair. Pour le xxe siècle, outre Pierre-Jean Remy à qui je succède, je citerai : le diplomate et copieux historien Jacques Chastenet ; Francis Charmes, autre éminence du Quai d’Orsay, qui fut le promoteur d’une politique arabe en France ; l’ambassadeur de France Jules Cambon, secrétaire général du ministère des Affaires étrangères pendant la Grande Guerre ; ou encore Marcellin Berthelot, l’omniscient ministre de l’Instruction publique puis des Affaires étrangères.
Pour le xixe siècle, veillent ici les mânes de l’historien et homme d’État François Guizot. Il siégea quarante ans au 40e fauteuil, un record qui dut exaspérer ses potentiels successeurs et qui aurait désolé Paul Claudel, lui qui, à propos des élections académiques, galéjait : « Pourquoi n’en fait-on pas plus souvent ? » Mais Guizot fut aussi le refondateur de l’Académie des sciences morales et politiques, en 1832. En m’élisant à son fauteuil, vous m’avez donné l’agréable devoir de doubler mon remerciement : à titre personnel, bien sûr ; et au nom de mes confrères de l’Académie des sciences morales et politiques pour l’accueil que vous réservez à leur Secrétaire perpétuel. Guizot lui-même, à ce 40e fauteuil, avait succédé à deux membres de cette dernière confrérie, deux animateurs de la société dites « des idéologues » : Pierre-Jean Cabanis et Antoine Destutt de Tracy.
Il faut juger l’arbre à ses fruits, non à son écorce. « Cueille-t-on des raisins sur un buisson d’épines, ou des figues sur un chardon ? » interroge l’Évangile de Matthieu (7, 15-21). L’aphorisme ne se vérifie pas toujours dans les arbres généalogiques. Qu’en est-il, si vous me concédez cette expression, avec les lignages des « arbres académiques » ? Pierre-Jean Remy était fort impressionné, autant que je le suis moi-même, de succéder à l’immense Georges Dumézil qui maniait quelque trente langues (y compris caucasiennes) et qui révéla la cohérence globale des mythologies indo-européennes. Mais il était surtout enchanté de compter Antoine Destutt de Tracy dans son ascendance académique. Il y voyait un signe du destin, puisque l’idéologue sensualiste (on connaît sa formule clef : « vivre, c’est sentir ») inspira Stendhal pour son Lucien Leuwen. Dans son remerciement, le 16 mars 1989, ici même, Pierre-Jean Remy se plut à imaginer un 41e fauteuil, tout à côté du 40e, pour cet Henry Beyle dont, disait-il, « la vie de Stendhal fut le chef-d’œuvre ».
S’il faut consulter les romans de Stendhal pour y décrypter sa destinée, que dire de mon prédécesseur ? La vie de Jean-Pierre Angremy se manifeste dans toute l’œuvre de Pierre-Jean Remy. Tolle, lege : « prends et lis », semble-t-il me souffler, du haut de cette éternité qui perpétue son court séjour dans l’immortalité.
J’ai pris, j’ai lu. Beaucoup, car il a beaucoup écrit. Et, moins par facétie ou paradoxe que pour comprendre la genèse d’une telle polygraphie, je citerai d’emblée une esquisse qui ne figure pas dans la liste des soixante-huit romans qu’il publia. Il en dessina simplement la trame : un « nouveau roman » au sens générique, plus ou moins inspiré de La Modification de Michel Butor et de son insolite début, souvent glosé : « Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite vous essayez en vain de pousser un peu plus le panneau coulissant… » Angremy imagine à son tour un voyageur qui monte dans un train et dont le compartiment est envahi par des inconnus qui le tracassent, des doubles, des avatars, des projections de lui-même. Affolé par cet assaut des alter ego, le héros saute hors du wagon et attrape le premier train qui passe.
Ce roman fantastique inachevé, Pierre-Jean Remy a passé sa vie à le peaufiner. Être confronté à ce qu’il aurait pu ou voulu être, à ce qu’il aurait pu ou voulu faire. Être constamment et simultanément en présence d’une myriade de figures de soi, comme égaré dans une galerie des glaces. Être saisi toujours d’une tentation faustienne, celle de dérailler ou bifurquer, pour reprendre le cours du temps, autrement et ailleurs, pour se ressourcer dans une jeunesse trop vite perdue. On pense à ce mot d’un personnage de Wilde : « La jeunesse serait un état idéal si elle arrivait plus tard dans la vie. »
Certes, Pierre-Jean Remy fut un hyperactif, un épicurien jamais rassasié, plein de drôlerie. Mais je relève, dans une de ses élégies, ce simple alexandrin, la faille qui résume tout :
« J’essaie de retrouver une enfance perdue… »
Ses jeunes années, l’écrivain les a contées en 1991 dans L’Autre Éducation sentimentale, livre capital qui procure de nombreuses clefs. Cet ouvrage au titre flaubertien, comme une ouverture d’opéra, donne à entendre tous les thèmes, amorce les mouvements, suggère une dramaturgie et esquisse les atmosphères du grand œuvre qui suivra.
« Né à Angoulême, d’origine auvergnate » : cet incipit préféré des récits de Pierre-Jean Remy est autobiographique. Fier d’être du Cantal par son père, à moitié périgourdin par sa mère, pourtant née à Salonique, Jean-Pierre Angremy vit le jour dans ce chef-lieu charentais, départ prémonitoire pour un littéraire ambitieux, prêt à se risquer aux illusions perdues. Il y naquit aussi à la lecture, grâce aux volumes de la maison natale, de Tintin à George Sand et du Prince Éric à Alain-Fournier. Mais la Sibylle qui lui donna le rameau d’or pour accéder à tous les déchiffrages s’incarna en une petite demoiselle bossue. Elle était libraire, rue de Périgueux. Cette bonne fée, Mlle Corbiat, cachait dans son arrière-boutique une réserve infinie. Ce réduit aux étagères gondolantes fut pour le jeune garçon sa « bibliothèque babélienne » et sa « matrice universelle », pour paraphraser Borges. La demoiselle disgraciée devint sa Béatrice. Elle lui fit découvrir des auteurs qu’elle baptisait « locaux », tels Chardonne ou même Mauriac – je ne sais s’il aurait jugé ce qualificatif gratifiant. Elle encouragea chez lui un éclectisme qui restera sa marque.
L’impulsion était donnée : Remy traquera toutes les librairies, substitut œdipien, toujours et partout. Ce sera un de ses leitmotive. Je cite : « Je crois bien avoir commencé à acheter des livres aussitôt que j’ai appris à lire et, très vite, j’ai découvert les ivresses des bouquinistes. » Ailleurs, cet autre aveu : « Ma vraie vie était bel et bien celle que je me fabriquais dans les livres. Le reste n’était en somme que le “tous les jours” un peu terne dont il fallait bien s’accommoder. » Ce décalage fut parfois douloureux et perturbateur. Remy cite Valéry Larbaud et ses Enfantines, où passent « les grandes fillettes anglaises aux genoux découverts sous leur jupe trop courte, et les petites Slaves, qui ont un accent tout pareil au bruit roulé que fait le ruisseau ».
Ainsi grandit un lecteur boulimique, un ogre en bottes de sept lieues, en quête d’une existence démultipliée, qui s’invente sans hiérarchie ni méthode son propre grenier à fantasmes. À une quelconque rigueur intellectuelle, qui l’aurait limité et refroidi, il préféra une perpétuelle guerre éclair, un assaut donjuanesque que rien n’assouvissait longtemps : être en chasse de tous les livres possibles. Des lectures buissonnières, loin des manuels scolaires qui figent et dévitalisent. On pense à Victor Hugo : « J’ai passé mon enfance à plat ventre sur les livres. » Comme lui, il ne devra pas sa vocation à tel ou tel professeur, et l’idée d’enseigner lui faisait horreur. Les auteurs classiques – ceux que l’on étudie en classe – ne l’attiraient guère. Les grands intellectuels le laissaient froid. Il préférait le bourdonnement des choses de la vie aux boîtes sarcophages des entomologistes. Sa vocation vint d’une soif de liberté dont la lecture et l’itinérance furent la métaphore. Il y goûta une sensualité, un vitalisme et une sorte de licence, des enchantements de « petit poucet rêveur ». Après sa mort, il faudra une vente publique et l’édition d’un gros catalogue préfacé par Gabriel de Broglie, pour disperser la masse de ses onéreuses et compulsives acquisitions de bibliophile.
Il adula d’abord les romans fleuves et les auteurs phares, tel Jules Romains. Après Balzac, il plongea dans Chateaubriand et dans Proust et bientôt – choc décisif – se prit de passion pour Stendhal. Au lycée cependant – Condorcet, à Paris – il fit une autre rencontre cruciale, celle de Claudel, car c’était le temps béni où l’on proposait encore aux lycéens des exposés sur Le Soulier de satin. Il connaissait déjà Giraudoux. Et voici l’apparition de cet autre dramaturge diplomate, Paul Claudel, « ce roc, cette chaîne volcanique en éruption… » Le Soulier, écrira-t-il plus tard, « est resté ma maison à part entière, l’auberge fameuse où tout peut arriver, où tout se perd et tout se retrouve. Le Soulier, c’est tout devenu théâtre ».
Un « tout » : c’est déjà ce monde intégral qui l’avait ébahi dans La Chartreuse, où Stendhal avait « tout » réuni : l’aventure, l’amour, La politique, l’Italie et la liberté. « Depuis ma première lecture de La Chartreuse, écrit-il, mon amour de la littérature, sinon mon écriture, s’organisent autour de Stendhal. » Pour cet homme d’appétits perpétuels, « les romans des autres ont depuis toujours constitué un immense, inépuisable réservoir de masques et d’images ». Il s’en fit même un impératif fonctionnel, suivant la prescription d’Aragon qui prônait « la nécessité absolue de faire roman de tout, y compris des romans des autres ».
Car c’est le roman, genre délié, docile et protéiforme, qui l’attire. Pierre-Jean Remy attribue sa vocation de romancier à Gide. Non le Gide des soties et des récits moraux, si l’on ose dire à propos de l’auteur de L’Immoraliste. Mais celui, précurseur, des Faux-Monnayeurs, où l’auteur mêle à sa narration une réflexion sur son propre travail d’écrivain, multipliant les points de vue et les intrigues. Gide prônait l’écriture comme principe d’insoumission, offrant le portrait de gens affranchis et disposés à toutes les aventures. On ne saurait mieux définir l’homme Pierre-Jean Remy lui-même, qui contracta tôt la maladie gidienne de toujours vouloir ce qu’on n’a pas.
Avant l’âge adulte, il a déjà griffonné une demi-douzaine de romans, peu ou prou autobiographiques. C’est l’histoire d’un adolescent à la Musset qui se rêve en grand écrivain… C’est l’été, la maison de famille, les grandes vacances, les cousines, « le vert paradis des amours enfantines, plein de plaisirs furtifs »… Puis viennent la rentrée, le morne lycée, la grisaille parisienne, l’amertume quand de jolis minois préfèrent des garçons moins empruntés. Toute sa vie, ce désir de séduire, entre quête et frustration, restera son ferment créatif, son aiguillon. L’auteur en herbe rédige ses chimères, comme une revanche. Telle fille m’a dédaigné. Qu’importe ! Un jour mon talent défiera son aveugle caprice, je tutoierai la gloire et elle pâlira du regret d’avoir négligé le génie qui la « célébrait du temps qu’elle était belle ». C’est ainsi que Pierre-Jean Remy évoque cette « fascination, à seize ans, à dix-sept ans, de la page blanche et des mots qui pouvaient y naître. Tandis que disparaissaient loin de moi, au fil des trottoirs mouillés, les silhouettes de celles que je n’osais aborder ». Il compare ces passantes aux Filles du Rhin, ces ondines qui excitent le désir du nain Alberich sans jamais rien lui consentir.
De ces ébauches pubères, des bribes seront incorporées dans son premier roman abouti, écrit pendant sa scolarité à l’École nationale d’administration. Et Gulliver mourut de sommeil – bizarre titre – paraît en 1962. Jean-Pierre Angremy, qui signe encore de son vrai nom, revient d’un séjour d’études aux États-Unis. Le roman relate les aventures croisées de trois étudiants, qui évoluent entre Boston, les monts du Cantal et le quartier Saint-Germain, entre des orages désirés qui ne se lèvent jamais et quelques flirts. Dans ces liaisons dangereuses, on perçoit surtout qu’il a découvert aux États-Unis John Dos Passos et sa technique cinématographique des courants de conscience. Il s’essaie à ce mode narratif formé de scènes brèves, donnant un récit fragmenté, une « construction simultanée ». Cette méthode, émancipée de tout plan linéaire strict, permet divers collages, faisant alterner témoignages bruts et imagination. Elle révèle un être saisi dans ses disjonctions et ses déchirures. Cette combinatoire segmentée fascine Jean-Pierre Angremy car elle répond à sa façon de faire, rapide, composite, accumulatrice et cavalière. Mais elle rejoint aussi son autre passion, celle du cinéma dont il fut un féru (et, plus tard, un scénariste occasionnel), engouement qu’il transmit à son dernier fils, Henri, aujourd’hui cinéaste.
On retrouve cette narration cinématographique dans ses romans suivants, Midi ou l’Attentat, paru après un stage en Algérie, et surtout Le Sac du palais d’Été, qui lui donna une première notoriété en 1971. La construction romanesque y paraît à la fois rigoureuse et baroque, grâce à un procédé qu’il imagina pendant qu’il somnolait aux cours d’économie de Sciences Po. Il y découvrit les « tableaux à double entrée », abscisses et ordonnées, système qu’il transposa en littérature. La structure narrative s’organise selon deux axes et prend la forme d’un grand tableau sur une feuille à carreaux millimétrés avec des traits de couleurs différentes. Les petites cases correspondant chacune à une scène. Dans une histoire foisonnante, dont la forme semble mimétique de son sujet, l’auteur entrecroise les intrigues. Pour ne pas s’égarer dans ses propres chinoiseries, Remy rédige des fiches signalétiques de ses personnages ou les découpe en figurines de carton qu’il déplace sur une sorte d’échiquier. Ces jeux de construction, par touches successives (lui-même parle d’un « kaléidoscope d’images et de citations »), font émaner le fouillis d’une société, le grouillement d’une époque, l’hétérogénéité d’un milieu. Au fond, bien qu’il s’en défendît, Pierre-Jean Remy s’inscrivait dans la tendance de la littérature labyrinthe, chère à son quasi contemporain Alain Robbe-Grillet, votre fugace confrère, autre présence-absence de cette Coupole.
Mais revenons un peu en arrière, en 1963, quand Pierre-Jean Remy n’existe pas encore. On ne connaît qu’un jeune haut fonctionnaire surdoué, un grand gaillard blond à lunettes d’écaille, nommé Jean-Pierre Angremy, qui vient d’embrasser la carrière diplomatique. Sa première mission : vice-consul à Hong-Kong, en attendant la réouverture de l’ambassade de France à Pékin, en 1964. Tout juste marié, il embarque sur un paquebot en direction de la Chine, dans le sillage de Paul Claudel. Le Soulier de satin l’accompagne. En fervent claudélien, il en connaît déjà par cœur l’ouverture, la prière du père jésuite crucifié au mât : « La sécurité des saints, quel scandale ! » Mais, peu adepte du martyre, le voici sur le blanc navire des Messageries maritimes, calé dans une chaise longue sur le pont inondé de soleil, l’océan Indien devant soi. Rien ne pouvait s’imposer mieux que Partage de midi, ce huis clos symbolique d’un quatuor « glissant sur les gouffres amers », au milieu de l’infini. Il s’immerge dans les mots d’Ysé : « Je ne vous comprends pas. Qui vous êtes, ni ce que vous voulez, ni ce qu’il faut être, comment il faut que je me fasse avec vous. Vous êtes si singulier… »
Qu’a-t-il butiné dans ces deux années en Chine ? Il a accumulé visites, excursions, documents, bibelots et images. Mais, malgré ces provisions, il reste frustré devant un monde qui lui échappe : « Chaque fois que je cherche à m’enfoncer plus avant encore, je me heurte à un mur. La grande muraille des sourires ou des visages fermés : un silence qui dure et qui est un refus. Je suis, nous sommes étrangers au sens le plus fort du terme. » Il se sent alors proche d’autres exilés, tels Saint-John Perse ou Jules Supervielle, dont il aime à citer le syllabaire de la solitude nomade. On l’entendait clamer, paraît-il, sur la Grande Muraille, des vers des Amis inconnus :
« Je ne vais pas toujours seul au fond de moi-même
Et j’entraîne avec moi plus d’un être vivant. »
N’empêche. Le virus de la Chine ne le lâchera jamais plus, qu’il transmettra à ses enfants aînés, Antoine et Bérénice, qui y vivent aujourd’hui. Sa première épouse, Odile Cail, trop tôt disparue, rédigea même le premier guide touristique de Pékin. Grâce à Renaud Segalen, son condisciple à Sciences Po, le petit-fils du poète, il s’approprie Victor Segalen qui sut échapper aux travers des écrivains voyageurs à l’exotisme de pacotille et au pittoresque artificiel. Dans les Stèles, que Pierre-Jean Remy rééditera en 1973 avec une louangeuse préface, Segalen joue avec les formes chinoises, sans les traduire : il tente une synthèse, traçant « des poèmes à lui dans un contexte chinois ». Il préserve le sentiment de l’absolument autre et de l’absolument soi. Car on accède à soi-même en se confrontant avec le Divers, avec l’Autre. Et y a-t-il plus « autre » que le monde chinois, comme l’avait senti le Claudel de Connaissance de l’Est ? « La Chine, l’exil le plus absolu qui se puisse concevoir… », médite Remy, voyant dans l’expatriation un décentrement fécond, une altérité nutritive. L’Extrême-Orient est un « extrême exil », un détour fertile, sans doute indispensable à la connaissance de soi.
À sa manière, Le Sac du palais d’Été illustre ce hiatus mental. Transplantés dans le monde chinois, les personnages du roman rêvent de quitter le vieil homme occidental, pour s’éloigner de leur condition natale. Mais cette tentation est un leurre, une aliénation désirée qui échoue douloureusement. Il est illusoire de franchir toutes les enceintes de Pékin, parfaite allégorie de la Chine, dédale aux sinuosités compliquées qui se dérobent sans cesse : on ne rompra pas pour autant avec la vieille civilisation d’Occident dont on prétend en vain se dépouiller. Où qu’on aille, c’est toujours soi qu’on trouve. Il est plus facile de changer de ciel que d’âme, comme le professait déjà Sénèque.
Au cœur de ces apories, Pierre-Jean Remy, dans son roman pékinois, a la prémonition d’une moderne « diplomatie culturelle » qui doit se défier d’une assimilation, tout en exigeant une empathie pour ce qui est ailleurs ou différent. Cette idée, chez Remy, recouvrait évidemment sa conception de l’écrivain, qui fait miroiter une même âme sous les cieux les plus divers. Être un diplomate et un auteur, c’est tout un. Pierre-Jean Remy, dans le sillage de Claudel, Giraudoux, Gary ou Morand, ne pouvait être l’un sans l’autre.
Il écrira deux autres romans « chinois » : l’un, en 1990, intitulé simplement Chine, fait écho aux évènements de Pékin du printemps 1989 – un pavé de huit cents pages qui en aurait peut-être compté le double sans l’intervention de l’éditeur : on pense au mot de Pascal : « Excusez-moi d’avoir été long, je n’ai pas eu le temps de faire court. » L’autre, en 2004, Chambre noire à Pékin, évoque la Chine trente ans après la Révolution culturelle. C’est une sombre méditation : le héros, un universitaire, se souvient de l’euphorie qu’il connut dans une Chine disparue, balayée et défigurée par la Révolution culturelle puis par la croissance forcenée. Désormais démodé et égrotant, snobé par les belles étudiantes, il vient y quêter en vain une forme de rédemption. En 2008 enfin, Pierre-Jean Remy publiera l’intéressant Journal de tous ses voyages en Chine. Entretemps, il aura présidé avec énergie les Années croisées France-Chine, en 2004-2005.
Le succès du Sac du palais d’Été, qui obtient le prix Renaudot, va dévier son destin. Arthur Conte, le père de Dominique Bona qui vient de me précéder pour siéger parmi vous, est alors président de l’O.R.T.F. Il a repéré cet homme cultivé qui ne déteste pas les plateaux. Sans plus de précautions, il le nomme près de lui, pour veiller sur les programmes. Les deux hommes s’adorèrent et l’expérience, vaille que vaille, durera trois ans. De son propre aveu, Pierre-Jean Remy n’était guère fait pour une carrière télévisuelle. Mais il a franchi le pas et basculé dans le monde de la culture et des médias. Il obtient, aussitôt après, d’être conseiller culturel à Londres. Le voici aspiré dans une filière qui lui va comme un gant et dont il ne s’éloignera plus vraiment.
Sa prolifique production littéraire se met alors à éclater en tous sens. Par autodérision, anticipant les commentaires pincés, il soupirait : « J’ai le stylo qui écrit tout seul. » Mais sa plume, certes prolixe, n’est pas volage. Car cet homme pressé, à la facilité déconcertante et à la mémoire infaillible, est lesté par une érudition large et bigarrée. Il alterne les recueils de poésies et les romans relevant des genres les plus décousus. Dans la même période paraissent coup sur coup trois romans policiers, puis il rompt de nouvelles digues dans deux romans érotiques assez lestes. Il a beau avoir recours à des pseudonymes pour ces pages licencieuses, il est évidemment démasqué. Ces fredaines lui coûtèrent l’ambassade de France près le Saint-Siège – rare endroit où la luxure reste péché capital.
En 1983, il a recours à un dernier pseudonyme pour une biographie de Mata-Hari. Mais il faut en finir avec ces faux-fuyants. L’unique nom de plume Pierre-Jean Remy, bien connu du public depuis le prix Renaudot, s’impose à l’auteur lui-même. Il ne renoncera pas pour autant à la veine policière ni à la sève érotique : ces tendances s’entremêleront dans ses écrits où l’on retrouvera toujours, dans des proportions variables, à la fois enquêtes et lascivités. « Du mélodrame, consent Pierre-Jean Remy, oui, car le mélo, c’est la vie. »
Ces livres, souvent dodus, se succèdent à vive allure. Il serait fastidieux de les citer tous. Mais ils restent balisés par des lieux emblématiques. Londres, sa seconde ville d’élection après Pékin et avant Rome (Rome et ses satellites italiens Florence, Venise ou Ferrare), lui inspire, en 1973, La Vie d’Adrian Putney, poète, curieuse biographie rétrospective d’un écrivain fictif, prétexte pour évoquer les mœurs londoniennes. Autre conte fantastique, Cordelia, ou l’Angleterre rappelle la manière des romans « gothiques » anglais : l’amour fou entre un homme de quarante ans et une toute jeune fille devient un parcours initiatique (et fortement autobiographique) où l’on bascule de la bagatelle à la tragédie.
Cet entre-deux fragile, entre ce qu’on paraît et ce qu’on est, entre ce qu’on doit et ce qu’on désire, place les héros de Pierre-Jean Remy sur une crête. Ce n’est pas simplement le lieu commun de la comédie humaine qu’il met sous sa loupe. Il scrute une humanité écartelée, obligée à une sorte de double jeu permanent, examinant cette identité duelle et incertaine qu’il avait d’emblée captée avec ses prodromes chinois.
Ce fil thématique de l’ambivalence est solide. Il explique la fascination de Pierre-Jean Remy pour les personnages troubles ou ambigus, les traîtres en particulier, tel cet Antony Blant, aristocrate anglais spécialiste de Poussin qui fut espion à la solde des Soviétiques. Un titre est révélateur de ce goût pour l’ambiguïté : Rêver la vie. C’est un roman politique, paru en 1975. Trame banale : un ambitieux réussit une cynique ascension de politicien tout en écrivant des pamphlets qui ridiculisent le milieu politique. Remy y parodie Chamfort (que je ne devrais citer ici qu’à regret) : « Si les singes avaient le talent des perroquets, on en ferait volontiers des ministres. » Pierre-Jean Remy se rêvait-il alors en ministre, lui aux yeux de qui l’homme politique idéal était Edgar Faure ? J’en doute : il cisèlera, plus tard, des portraits sans concession de quelques figures de la scène politique française, dans un roman d’espionnage plein d’ironie, Le Vicomte épinglé.
Enfin, en 1977, dans Si j’étais romancier, il théorise plus clairement encore sa manière : à ses yeux, c’est moins la réalité vécue que la progression du roman à l’œuvre qui fait surgir, au fil des pages, des idées fabriquées et des souvenirs improvisés. C’est le flux langagier qui invente la vie et non l’inverse, paradoxe qui n’aurait pas déplu à Oscar Wilde : « Je parle. Le roman couve, et ceux des autres, et le mien. Et j’enchaîne sur un autre, et un autre encore, à perte de vue, à perte de vie. Je parle, je parle, je parle, j’imagine mille millions de romans, un océan de mots, la plus grande mer de la plus grande fiction où je viendrais maintenant, doucement, délicieusement, voluptueusement me perdre. »
Cette fuite en avant d’une plume qui ne s’interrompt jamais, comme pour assurer l’élan vital, elle révèle la faculté maîtresse de Remy : une curiosité insatiable, une soif de découvrir, voire de tout posséder, car choisir serait renoncer. Ce désir permanent comportait son revers : un fourmillement qui s’éploie, un afflux irrépressible. Lui-même se définit comme un « démiurge » qui tient « en main les fils des mille marionnettes d’une nouvelle comédie humaine ». Il aurait voulu écrire au temps des feuilletonistes, tel Eugène Sue. On lui en fit reproche et parfois sans ménagement, d’autant qu’il ne dédaignait pas paraître, s’exposer dans les magazines et discourir de tout. Il goûtait la reconnaissance et les honneurs, se grisait de côtoyer les importants, sans en être dupe pour autant. On l’accusa d’en faire trop, de pratiquer « le roman au poids » et de « consentir des rabais à son éditeur au-delà du kilo et demi ». On ricana quand il donna à un de ses ouvrages le titre révélateur de Qui trop embrasse.
Plutôt que de s’en offusquer, ce coureur de châteaux en Espagne, répondit par Des châteaux en Allemagne. L’histoire, préparée par des périples en Bavière avec son épouse Sophie Schmidt, se déroule au xviiie et s’inspire des nouvelles de ce siècle, de ces « contes moraux » dont Pierre-Jean Remy faisait collection car il en aimait la fantaisie et le libertinage. Un artiste français est devenu peintre officiel à la cour d’un margrave allemand, sidéré par son talent. Son protecteur le couvre d’honneurs, le fait marquis et directeur de son Académie. Mais le moral de l’artiste officiel décline au rythme de son ascension. Il se connaît comme un barbouilleur, un gnome à côté des Tiepolo ou Michel-Ange. De cette lucide désillusion, aucune gratification ne le consolera. Le parallèle est transparent. La préface est en forme de réponse à ses détracteurs :
« Mes livres, écrit-il, dans des genres en apparence bien différents, se succèdent à un rythme dont les plus indulgents de mes amis ont la bonté de me dire qu’ils “découragent la critique”. La formule est jolie. Il est plusieurs manières de décrire un monde. Or, c’est bien un monde que je tente de raconter. Un monde avec ses angoisses et ses passions qui reviennent de livre en livre, la politique et les complots, l’exil, la musique, le théâtre, des visages de femmes, la quête désespérée d’un bonheur. Pour dire ce monde, j’ai choisi la foule et sa diversité : l’abondance, le jeu des regards croisés, des rencontres. Aragon a dit “faire roman de tout” ; Vitez fait théâtre de tout […]. Cette quantité sans mesure que mes amis me reprochent, face à une hypothétique qualité de la mesure, de la modération, je la revendique désormais pleinement. Je me refuse seulement à l’absurde et schématique opposition quantité et qualité. Et puis, j’avoue que cette écriture multiple, qui joue le jeu de tout embrasser, est mon plaisir. » Fin de citation, longue elle aussi. Aux mêmes raseurs, Agatha Christie répliquait avec une drôlerie plus abrupte : « Où allez-vous chercher vos idées ? – En général, je me fournis chez Harrods. »
Une telle opulence a besoin d’un immense réservoir de sensations. Remy s’approvisionnait partout, prenant des photos, griffonnant des notes ou des dessins, croquant des silhouettes en caricaturiste doué, collectant des documents hétéroclites. Tout conflue pour donner cours à ce jaillissement continu. Mais Pierre-Jean Remy, là encore, ne cloisonne pas. Passions vécues ou rêvées, souvenirs, impressions et divagations se combinent « à sauts et à gambades ». Le « mentir-vrai » cabriole. Voyez Ava, ce roman paru en 1974 : il est tout à la fois un hommage à Ava Gardner, une chronique sur les coulisses du théâtre, une évocation des femmes de la Renaissance italienne et une fantaisie qui vagabonde autour d’un tableau du Louvre, l’Eva Prima Pandora de Jean Cousin. En 1976, La Figure dans la pierre brode sur les relations entre l’architecture et l’écriture. De la photographie considérée comme un assassinat est un roman policier sarcastique consacré à la photographie et dédié à Bettina Rheims. La Nuit de Ferrare est un conte poétique qui réanime le Jardin des Finzi-Contini, le roman de Giorgio Bassani et le film inoubliable de Vittorio De Sica. Enfin, peu avant sa mort, Pierre-Jean Remy consacrera un récit romanesque à la vie de Balthus, sous un joli titre en oxymore : Le plus grand peintre vivant est mort – livre qui fut traduit et primé en Chine.
Mais c’est surtout dans la musique, et particulièrement dans l’opéra, cet art des transfigurations, que Pierre-Jean Remy a puisé des stimulants féconds. Là encore, cette passion remonte à l’adolescence, galvanisée par le plus érudit initiateur qui soit, son cousin André Tubeuf. Comme pour l’imiter, il deviendra lui-même, plus tard, critique musical pour la Revue des Deux Mondes, son logis étant pris d’assaut par les colonnes des disques compacts. Une petite scène ou une aria, une simple ligne mélodique, un bref récitatif pouvaient suffire à enflammer un processus fictionnel débridé. « Les parfums, les couleurs et les sons se répondaient. » Je cite : « Chaque type de travail avait aussi sa musique : les sonates et les partitas pour violon de Bach convenaient à une écriture rapide, fiévreuse ; les variations Goldberg, au contraire, à la réflexion ; l’Art de la fugue à ce que je croyais être l’alchimie du verbe… »
Ainsi, Les Nouvelles Aventures du chevalier de La Barre, contrairement à ce que son titre suggère, est une longue divagation sur le personnage de Cherubino et sur son aria du premier acte des Noces : « Non so più cosa son, cosa faccio. » Autre livre, Salue pour moi le monde reprend les mots d’Isolde (« Grüss mir die Welt, grüss mir Vater und Mutter ») dans la première scène de Tristan, pour une apologie du Ring dirigé à Bayreuth par Pierre Boulez, mis en scène par Patrice Chéreau et Richard Peduzzi. L’auteur mélomane y voit l’acmé de l’histoire opératique, une sorte d’Austerlitz culturel français – le crépuscule des dieux y remplaçant le soleil des grognards.
J’évoquerai enfin un insolite État de grâce, paru en 2001, fable conçue en pleine audition, à Salzbourg, lors de la reprise du Saint François d’Assise d’Olivier Messiaen, dans la mise en scène de Peter Sellars. Tout à coup, pendant le septième tableau, lorsque le Poverello reçoit les stigmates, le romancier a sa propre vision : un épais bourgeois qui se réveille un beau matin marqué des stigmates du Christ supplicié... Pierre-Jean Remy se saisit illico d’un papier où il trace fébrilement le scénario de ce conte futur.
Dans ses écrits de mélomane, là encore, pas d’œillères. Il peut exalter Berlioz, Karajan, Maria Callas, Richard Strauss ; inventer une vie de cantatrice dans La Mort de Flora Tosca ; et même tramer une intrigue policière, Pandora, où il reconstitue les coulisses de l’Opéra de Paris des années trente, en empruntant au Gaston Leroux du Fantôme de l’Opéra – et aussi à Traviata puisque le commissaire s’appelle Germont et l’épouse du narrateur Violetta… Enfin, sous un titre schubertien, Un voyage d’hiver relève de l’autofiction, narrant le coup de foudre d’un écrivain à succès pour une chanteuse viennoise, qui finit par le rejoindre dans sa maison d’enfance – dans le Cantal évidemment.
Ces divers sujets, entre musique et passion amoureuse, tressent une sorte de fugue dont la strette finale est un Don Juan. Pierre-Jean Remy, adolescent éternel, qui ne dédaigna pas les toutes jeunes femmes intelligentes et frivoles, le traite comme un proche, comme une personne réelle dont la route croise celle de Mozart. Le roman s’achève, par un clin d’œil à la fin mélodramatique de Don Giovanni, dans l’effondrement du cimetière Saint-Pierre à Salzbourg.
L’Olympe musical de Pierre-Jean Remy est très peuplé, mais les divinités majeures en sont le curieux duo Mozart et Wagner. Le premier parce qu’il a su mettre en musique, avec Don Giovanni, le mythe le plus enivrant de la culture européenne, selon Remy-Casanova qui prêche pour sa paroisse ; le second parce que son œuvre est le grand chaudron où mitonnent tous les mythes : « Comme Wagner, se rengorge-t-il sans vétiller, j’ai tenté d’écrire à l’infini, d’entrelacer des motifs, en somme de raconter le monde. »
Il alla donc de soi que Pierre-Jean Remy, directeur des théâtres et des spectacles au ministère de la Culture depuis 1979, fût appelé en 1981 à diriger l’équipe de préfiguration du futur Opéra Bastille. Sa mission ne dura que quelques mois. Après bien des atermoiements, on le nomme consul général à Florence, puis Directeur des relations culturelles, scientifiques et techniques au Quai d’Orsay. Il est donc à la tête de l’action culturelle extérieure de la France (coïncidence ou présage qui me touche) lorsqu’il est élu à l’Académie française, le 16 juin 1988. Jacques de Bourbon Busset, qui avait occupé ces mêmes fonctions trente ans plus tôt, le reçoit ici-même en mars 1989, quelques mois avant qu’il ne devienne ambassadeur auprès de l’UNESCO.
Son plus bel office – dont il avait toujours rêvé – sera ensuite de diriger l’Académie de France, la Villa Médicis. Deux obligations l’y attendent : la « mission Colbert » (faire en sorte que les pensionnaires concrétisent le talent qui a justifié qu’on les entretienne sous les pins parasols du Latium) ; et la « mission Malraux » (offrir au public, sur ce site merveilleux, un programme d’expositions, de concerts, de conférences). Avouons-le : ce rôle de Pygmalion en chef le déçoit très vite. Il cherche en vain dans la création des années quatre-vingt-dix la puissance, la beauté, l’intelligence. Il s’agace de cette manie qu’ont des barbouilleurs de vous sommer de les comprendre.
Culturel et cultivé ne coïncident plus. Quel gouffre entre ce « produit culturel » pris dans les tenailles d’un « marché de l’art » sans garde-fou, et l’idée qu’il se fait de la suprématie culturelle de l’Europe avec, en son centre : Rome ! Car « Rome n’est pas seulement la Ville éternelle, mais la mémoire de chacun de nous, notre culture la plus intime et le cœur vivant de la culture européenne ».
Sur le plan professionnel, l’épisode romain a peut-être déçu Pierre-Jean Remy, mais il l’a conduit à approfondir sa pensée, à se poser, à relativiser. Dans les jardins de la Villa Médicis, il médite sur l’esthétique et ses consolations. Il reçoit beaucoup, chaque invité devant poser, sous son objectif, sur un siège qu’il nomme la « chaise éclectique ». Un recueil de poésie plus serein, Retour d’Hélène, préfacé par Yves Bonnefoy, a pour amorce L’Enlèvement d’Hélène de Guido Reni. L’Enlèvement illustre l’υβρίς (l’hubris), la force incontrôlable de la passion, la beauté ravageuse qui affole le désir. Le Retour fait baisser la flamme, invitant à la sagesse dans la contemplation sereine du beau : la guérison romaine de l’inquiet, susceptible et hypocondriaque Pierre-Jean Remy. Un roman, Aria di Roma, prolonge cette accalmie. Le narrateur est un peintre invité à Rome par une fondation. À chacune de ses visites, il se rend en pèlerinage – comme Pierre-Jean Remy lui-même en avait l’habitude – devant San Pietro in Montorio, sur le Janicule. Chacun aura reconnu la vision inaugurale de la Vie de Henry Brulard : « Je me suis assis sur les marches de San Pietro et là j’ai rêvé une heure ou deux à cette idée : je vais avoir cinquante ans, il serait bien temps de me connaître. »
En s’installant au sommet du Pincio, le diplomate romancier amoureux de l’Italie, de la peinture et de l’opéra accomplissait donc le rêve de Stendhal. Toute sa vie, Pierre-Jean Remy a compagnonné avec Stendhal, collectionné les éditions originales, quelques-unes annotées par Beyle lui-même, passant des heures à fouiller des brocantes, à Arezzo notamment, en espérant naïvement tomber sur un manuscrit inconnu. Comme Stendhal, il « fait la chasse au bonheur » en esquivant les porte-poisse et les mesquins. À son exemple, il veut cultiver ses sensations et rechercher ce qui exalte : la musique, le sublime, la féminité, les intermittences du cœur, les coups de foudre. Il ne s’agit pas seulement de vivre intensément ou de se disperser dans une dolce vita, mais de capter ce qu’on éprouve, de l’exprimer hic et nunc, de cueillir le jour. Pierre-Jean Remy fut un transcripteur d’émois. Répondant abruptement à un journaliste qui lui rappelle le mot de Flaubert « Madame Bovary, c’est moi », Remy réplique : « Dans mon cas, je dirais que presque tous mes personnages, c’est moi. » Ses héros courent après la plus futile des sensations, tout en sachant qu’ils dansent dans les ténèbres. Une jolie fille qui passe, un baiser volé, un ciel de traîne au-dessus des cyprès, un tableau qui vous arrache à vous-même, qui vous ravit au sens propre, un départ, une rencontre, « un air pour qui [l’on] donnerait tout Rossini, tout Mozart et tout Weber… »
« J’écris au rythme qui est celui de ma vie », ressasse-t-il. Mais comment fixer les perceptions instantanées sans les assécher, comme des papillons épinglés sur une planche ? Pierre-Jean Remy a souffert de ce hiatus et a cru pouvoir le combler en écrivant continûment et en entrelaçant vie et œuvre sans scission visible. Combien de personnages nés sous sa plume ont grandi en Charente, ont aimé en Auvergne, ont étudié à Paris, ont fait Sciences Po et l’ÉNA, ont fréquenté l’opéra et les consulats, se sont ressourcés dans le Lubéron, ont vécu à Londres ou en Italie, à Salzbourg ou en Bavière ? Et quand il prétendit faire retraite dans sa maison de Goult, sur les flancs du mont Ventoux, pour y écrire plus aisément, il se trouva vite à sec, faute de cette trépidation.
Son beylisme (ou stendhalisme) obstiné trouve son achèvement en 1997 avec Le Rose et le Blanc, titre en clin d’œil chromatique appuyé. Nous sommes encore en 1832. Les personnages sont des déçus de la jeune monarchie de Juillet, parmi lesquels le narrateur lui-même, un romancier incompris, un esthète dilettante, amateur d’art lyrique. Aucun des ingrédients stendhaliens et « remyens » ne manque donc à la recette. Tout ce petit monde « maudit M. Thiers et sa police, tous ceux qui contribuaient à faire de ce Paris d’après les journées de Juillet le royaume faussement débonnaire des espoirs perdus et des illusions envolées ». Message appuyé par une intrusion d’auteur évidente. Au cas peu probable où le lecteur serait assez balourd pour ne pas saisir que c’est Remy-Stendhal qui parle, écoutez les dernières lignes : « Il dut attendre vingt ans et le Second Empire pour connaître la gloire avec le quarantième fauteuil de l’Académie, celui qu’avait notamment occupé Destutt de Tracy, dont [il] avait écrit une Vie fort applaudie. » Le quarantième fauteuil, celui de Pierre-Jean Remy, le mien désormais, a donc eu un titulaire que nous n’avions pas soupçonné.
Le Rose et le Blanc, malgré son titre, est moins une variation sur le Rouge et le Noir que sur Lucien Leuwen, sur ce jeune homme dégoûté par la France louis-philipparde dont l’histoire inachevée s’interrompt au moment précis où, nommé secrétaire d’ambassade à Rome, il vient rejoindre son poste. Stendhal renonça à rédiger la suite. On a prétendu qu’il se dispensa ainsi de dire tout le mal qu’il pensait du monde diplomatique, pour ne pas perdre son poste de consul à Civitavecchia. Mais imaginons le possible destin de Lucien Leuwen après 1832. Le jeune diplomate fait carrière, gagne ses galons d’ambassadeur, se met à écrire des ouvrages salués par la critique, conquiert son habit vert d’académicien. Le diplomate-écrivain accompli et arrivé, en somme. Tel fut bien le programme de Pierre-Jean Remy, l’objectif qu’il brigua toujours : s’incarner en prolongement de Lucien Leuwen. Nous saisissons ici la clef d’une vie. Nous touchons à l’unité cohérente d’un écrivain qui fit mine de se disperser et brouilla les pistes.
Diplomate et écrivain. Dès sa jeunesse, nous l’avons vu, Pierre-Jean Remy a voulu être l’un et l’autre, et pas l’un sans l’autre, ni l’un puis l’autre. Double et unique vocation dont il s’est expliqué sans ambages : « À vingt ans, j’imaginais que le calme feutré des chancelleries était destiné, par essence, au mûrissement des grandes œuvres littéraires. » D’autant que cette stabilité bourgeoise alternait avec le changement, le mouvement, le voyage. À propos de Barnabooth de Valéry Larbaud, ce génie fortuné et boulimique, Pierre-Jean Remy lâchait cet aveu : « L’esthète multimillionnaire et poète qui voyageait à travers le monde, c’était peut-être (l’avouerais-je ?) l’objet secret de toutes mes ambitions inavouées. » Vivre mobile et immobile ; être tout à soi et s’ouvrir à l’inconnu ; courir tous les lièvres à la fois ; avoir le culte du moi tout en fuyant se démultiplier en Chine, en Angleterre, en France ; se connaître et épuiser le champ du possible : seule la carrière diplomatique lui semblait permettre à cet idéal de vie composite de s’accomplir pleinement. Il l’exprime tout net : « J’aime le monde en divers, j’aime le monde en multiple. » Baudelaire parlait déjà de « vaporisation du moi », jouissance et kit de survie.
Et puis, quel trésor inépuisable pour un écrivain que les ambassades ! Pierre-Jean Remy est un diplomate-écrivain qui écrit des fictions sur la diplomatie. C’était le cas dans Le Sac du palais d’Été, dans les Mémoires secrets, dans La Ville immortelle, qui lui valut le Grand Prix du roman de votre Académie, histoire d’un consul à Trieste nommé Julien Wiener – nouvelle et double allusion stendhalienne. De même, Désirs d’Europe met en scène un ambassadeur qui aime Stendhal, Gobineau et Proust, et dont la carrière « n’a été qu’une longue réflexion sur les maux qui accablent la planète et la manière dont la France, et tout particulièrement son ministère, peuvent, ici où là, éviter parfois le pire ». Souhaitons que cette définition de l’œuvre du Quai d’Orsay garde sa pertinence !
Mais c’est surtout avec Orient Express, dont le succès engendrera un second volume, que Pierre-Jean Remy porta à la perfection un genre qu’on pourrait nommer « roman diplomatique », comme il y a des romans policiers. Ce fut son best-seller. Voici un ambassadeur en retraite, Paul de Marlay, qu’une jeune journaliste vient interroger sur les évènements historiques qu’il a traversés. Le vieil homme facétieux lui répond en lui faisant du charme, en évoquant les femmes qu’il a courtisées, et en lui détaillant le faste de ses missions. Tout en baguenaudant, il traverse l’histoire du siècle et la géographie de l’Europe. Et il loue une diplomatie conçue d’abord comme « un art de vivre ». Derrière Paul de Marlay, on a deviné sans peine Paul Morand (qui connut un chemin d’embûches pour arriver, « enfin immortel », jusqu’à cette Coupole), et l’ambassadeur tel que Pierre-Jean Remy l’a idéalisé.
Oui : idéalisé, et non réalisé. Car, paradoxalement, ses succès de plume l’éloignèrent de la diplomatie stricto sensu. Jamais une ambassade ne lui fut offerte, et, malgré ses sollicitations insistantes, son rêve, l’ambassade de Londres (celle où fut Chateaubriand) lui échappera. La République confie parfois des ambassades à des écrivains, votre Académie peut en témoigner, comme récemment elle fit pour Jean-Christophe Rufin au Sénégal. Pierre-Jean Remy consola son dépit en tirant fierté d’une ubiquité qui lui permit, selon ses termes, « de sonder tout de son temps ».
Adieu, donc, l’ambassade de Londres : Pierre-Jean Remy achèvera sa carrière professionnelle à Paris, comme président de la Bibliothèque nationale de France, avec le fâcheux devoir de mettre en branle le monstre de Tolbiac.
Mesdames et Messieurs de l’Académie,
Pierre-Jean Remy résumait ainsi sa vocation : « J’ai tenté d’écrire à l’infini, d’entrelacer les motifs, en somme de raconter le monde. » L’histoire de ses livres fait écho à la géographie de ses voyages. Son histoire est une géographie. Et sa géographie, nonobstant son amour de la Chine, c’est l’Europe, « la vieille Europe dont j’ai toujours fait mon pays », disait-il. Il aurait pu prendre à son compte la formule de Vaclav Havel pour qui « l’Europe n’est pas un continent, mais un phare ». Pierre-Jean Remy fut un Européen, hanté par la nostalgie des temps d’avant les totalitarismes, les uniformisations et les monnaies uniques, cette Europe des wagons-lits, des hôtels rococo, des lourdes malles bariolées d’étiquettes, des opéras baroques, en un temps où l’on ne prenait pas la peine de « construire l’Europe », puisque l’Europe existait déjà. Ou encore.
Reste la Chine, où Pierre-Jean Remy nous ramena pour son ultime roman, Le Voyage présidentiel, paru en 2010, l’année même de sa mort. Roman singulier, histoire d’un ancien président de la République âgé et malade, revenu de tout – Mitterrand, bien sûr – qui accomplit avant de mourir un immense périple à travers l’Orient et l’Asie, jusqu’à Pékin. Ce dernier voyage du Président, c’est surtout le dernier « cahier d’un retour au pays [quasi] natal », là où l’aventure commença. Ultime pèlerinage et testament crypté de cet épicurien devenu stoïcien, qui délivre, chemin faisant, ses songes les plus intimes et sa foi chrétienne qui le soutint dans sa maladie fatale.
« Le temps d’apprendre à vivre, il est déjà trop tard… » Le voyage s’achève, et l’écriture, et la vie. Les derniers mots du dernier roman sonnent comme une épitaphe :
« Et puis il y a ces cahiers sur lesquels je n’ai cessé d’écrire depuis que j’ai découvert le bonheur de manier une plume ou un pinceau. Je tente d’apprendre encore quelques caractères chinois… Je sais qu’au seuil de ma maison commence l’éternité. »
Mesdames et Messieurs de l’Académie,
Pierre-Jean Remy nous a quittés il y a presque cinq ans déjà, pour aller reposer au petit cimetière de Riom-ès-Montagne.
Tout discours académique, même prononcé sous cette prestigieuse Coupole et devant un tel auditoire, semble dérisoire face à l’absence d’un ami, d’un être qui aimait qu’on l’aimât, qui exécrait la solitude et qui vécut en immortel : « Je me croyais l’arpenteur de plages infinies / Que les marées du temps balaieraient sans répit », avouait-il dans Dire perdu. Lui qui adorait la mélodie française, Fauré, Duparc, Poulenc, entend-il notre mélopée ? Comme les Romains veillant leurs morts, nous crions dans un vide sans écho le nom de nos amis perdus. Nous craignons l’impuissance ou la vanité d’un cérémonial pourtant si noble. Méditant sur le devoir de commémoration, « ce beau travail d’esprit », Alain écrivait : « Il vient un moment où les morts cessent d’être morts ; entendez qu’ils occupent notre souvenir non point par leur faiblesse, mais par leur force, ce qui veut dire par leur beauté, ce qui veut dire par leur vertu. De ce moment-là, les morts ne peuvent plus mourir. »
Il est insigne que le premier devoir d’un membre de l’Académie française soit d’accomplir ce rite d’évocation et de « ranimation », au sens propre. Car c’est un acte d’espérance qui salue la vie, la vie « toujours recommencée ». L’humain se reconnaît à ceci qu’il honore ses morts. Le cri d’Antigone : « Ma vie, j’y ai renoncé afin d’aider les morts. » Mais entendons Alain jusqu’au bout, dans des termes que Pierre-Jean Remy semble nous murmurer : « Ce sont des pensées pour l’automne, où la rêverie revient si naturellement en arrière, vers le bel été si vite passé. En hiver, le pas sonne plus sec mais l’avenir est en vue sur la terre nettoyée. »