SOLENNITÉ ORGANISÉE PAR L’UNION LATINE
à la Sorbonne
EN L’HONNEUR DE VIRGILE
Le mardi 20 mars 1923
DISCOURS
DE
M. LOUIS BABTHOU
MEMBRE DE L’ACADÉMIE
AU NOM DE L’UNION LATINE
MESDAMES, MESSIEURS,
Au nom de l’Union Latine, j’adresse un salut de cordiale bienvenue à S. E. M. Siciliani, dont la présence, due à l’hommage qu’il vient rendre à Virgile, est en même temps un acte d’amitié pour la France. Nul n’avait plus de titres que l’éminent sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts et Antiquités d’Italie pour évoquer la mémoire du plus grand des poètes latins. Il peut arriver que l’on soit désigné par sa fonction sans être qualifié par sa compétence. Tel n’est pas votre cas, Monsieur le Ministre. Homme de lettres et homme d’action, la Calabre où vous êtes né n’a pas été pour vous une arida nutrix. Si sa terre sauvage et rude a donné à votre âme la résistance et le courage qui vous ont valu d’être un vaillant capitaine dans la grande guerre, les fleurs de ses montagnes ont nourri et embaumé votre imagination : vous êtes poète, et ainsi votre voix est particulièrement digne de célébrer en Virgile l’une des gloires les plus pures de votre pays.
Son génie et son œuvre ont conquis une immortalité qu’il n’avait pas osé rêver. Sa modestie égalait sa douceur. Se sentant perdu, il suppliait ses amis, qui entouraient ses derniers moments, de détruire l’Énéide inachevée, qu’il croyait trop inférieure à la grandeur de Rome. Il demanda son manuscrit pour le brûler. D’un mouvement de tête, Varias et Tucca refusèrent. Que ce geste leur soit compté devant la postérité, et aussi à Auguste la publication du chef-d’œuvre incomplet, auquel il n’autorisa pas de retouches.
Virgile, protégé par Mécène, et si près de la faveur impériale, ne voulut jamais être qu’un desservant des Muses :
me vero primwn dulces ante omnia Musœ
mais pour les avoir pratiquées, aimées et servies, il s’est fait un nom qui voltigera éternellement sur les lèvres des hommes. Inspiré par elles, il a, à son tour, inspiré les plus grands.
Quand, le Vendredi-Saint de l’année 1300, au temps de la douce saison, Dante, perdu dans la forêt obscure, se trouva au pied de la colline, menacé par le lion et par la louve, une apparition s’offrit à lui. Ombre ou homme, il ne savait : « Non, je ne suis pas un homme ; homme, je fus jadis, et mes parents furent lombards, et tous les deux mantouans par leur patrie. Je naquis sous Julius... Je fus poète, et je chantai ce juste, fils d’Anchise, qui vint de Troie après que le superbe Ilion eut été brûlé... — Oh ! est-ce Virgile ? et cette source qui épanche un si large fleuve de discours. O ! des autres poètes honneur et lumière !... Tu es mon maître et mon auteur... Tu se’ lo mio maestro e il mio autore. »
Sans l’Énéide, Dante eût-il écrit la trilogie sublime ? Mais combien sont venus depuis s’abreuver à la source enchantée et ont répété la parole du grand Florentin ? Victor Hugo, dont les premiers vers, des vers « d’enfant sublime », ont été des traductions de l’Énéide, a poussé le même cri de pieuse admiration et de fervente gratitude :
O Virgile ! ô poète ! ô mon maître divin !
La pensée de Virgile emplissait sa rêverie, et, comme Dante prenait pour guide, dans le « noir voyage » au « cercle odieux »
Le génie au front calme, aux yeux pleins de rayons.
il l’emmenait avec lui… et avec elle, entre Buc et Meudon, dans la vallée où la grotte et la forêt servaient d’asile à ses amours.
Maître, puisque voici la saison des pervenches,
Si tu veux, chaque nuit, en écartant les branches,
Sans éveiller d’échos à nos pas hasardeux,
Nous irons tous les trois, c’est-à-dire tous deux,
Dans ce vallon sauvage, et de la solitude,
Rêveurs, nous surprendrons la secrète attitude.
Dans la brune clairière où l’arbre au tronc noueux
Prend le soir un profil humain et monstrueux,
Nous laisserons fumer, à côté d’un cytise,
Chaque feu qui s’éteint sans pâtre qui l’attise,
Et, l’oreille tendue à leurs vagues chansons,
Dans l’ombre, au clair de lune, à travers les buissons,
Avides, nous pourrons voir à la dérobée
Les satyres dansants qu’imite Alphésibée.
Ainsi, votre plus grand poète épique et notre plus grand poète lyrique ont reconnu Virgile pour maître. Ce serait assez pour que nous nous associons à l’initiative prise par la ville de Mantoue. Mais combien d’autres chez nous sont redevables d’une partie de leur génie au génie de votre poète national ! Racine, avec Andromaque, lui emprunta son premier chef-d’œuvre. Après avoir cité le discours d’Énée dans le IIIe livre de l’Énéide, il disait avec une adorable simplicité : « Voilà, en peu de vers, tout le sujet de cette tragédie ; voilà le lieu de la scène, l’action qui s’y passe, les quatre principaux acteurs, et même leurs caractères. »
Certes, je sais que Phèdre eut pour source une pièce d’Euripide. Mais Aricie, qui n’est point dans l’Hippolyte d’Euripide, n’est pas un personnage de l’invention de Racine : il en trouva l’idée dans Virgile. Et surtout, la passion de Phèdre n’a-t-elle pas pour inspiration celle de Didon ?
Bossuet savait Virgile par cœur, il lui doit beaucoup pour l’ampleur de la phrase, et, je le dis sans hasarder un paradoxe, pour le mouvement et la vie de son éloquence. Virgile excelle dans les discours. Dès le IIe siècle, Florus posait la question : « Virgilius orator an poeta ? » Les deux. Je ne connais rien de plus véhément, de plus pressant, de plus âprement habile, que la provocation de Drancès, qui sait exciter les séditions, seditione potens, à Turnus, dont la gloire l’importune et le torture. Mais vous ne trouverez pas dans Cicéron un discours plus ardent, mieux ordonné sous sa fureur maîtrisée, d’un plus bel accent et d’une plus forte allure que la réplique de Turnus à Drancès. Les héros d’Homère se querellent ; ceux de Virgile discutent. Virgile est un maître de l’éloquence, et Bossuet, auquel je reviens, disait, dans les conseils pour la prédication qu’il donnait au cardinal de Rohan, tout ce qu’il en avait acquis.
Fénelon lui devait davantage, la fluidité, la suavité de son style, et plus encore, car si les Aventures de Télémaque sont une suite avouée du IVe livre de l’Odyssée, combien de leurs épisodes ne sont-ils pas une suite à peine déguisée de l’Énéide ? D’ailleurs, nul n’a mieux que le « cygne de Cambrai » compris et exalté le génie, auquel il s’apparentait si bien, du « cygne de Mantoue », sa tendresse naïve, son ordre harmonieux, sa force, la grâce et la hardiesse de ses peintures. « Rien n’est si doux et si nombreux que ses vers. Leur cadence seule attendrit et fait couler les larmes des yeux. »
Comme Bossuet et comme Fénelon, Voltaire pratiquait Virgile, sans qu’hélas ! on puisse, même de loin, de très loin, comparer la Henriade à l’Énéide. « Je vous demande instamment, écrivait-il à Thierriot, un Virgile et un Homère. J’en ai un besoin pressant. Envoyez-les-moi plutôt aujourd’hui que demain. Ces deux auteurs sont mes dieux domestiques sans lesquels je ne devrais pas voyager ». Comme Voltaire avait raison ! Virgile est un « dieu domestique » sans lequel il n’y a pas d’éducation complète. Je me résigne, puisqu’il faut faire au modernisme sa part, à la suppression du grec. Mais sacrifier complètement le latin, quelle hérésie, quelle ingratitude, quelle imprévoyance ! C’est, à vrai dire, perdre un peu de nous-mêmes. Je sais bien qu’on objecte que George Sand ne savait pas le latin. D’abord, une exception confirme la règle. Et puis, en est-on bien sûr ? Elle écrivait de son Berry à un ami : « Vous pensiez donc que je buvais du sang dans des crânes d’aristocrates ? Eh non ! j’étudie Virgile et j’apprends le latin ». Aussi je ne m’étonne pas que, louant la scène du labour dans la Mare au Diable, Sainte-Beuve ait évoqué le souvenir de Virgile et rapproché de la charrue berrichonne les bœufs du Clitumne. Quels autres rapprochements, de Ronsard à Leconte de Lisle et à Henri de Régnier, en passant par Chénier et par Chateaubriand, je pourrais faire ! Mais je m’en abstiens, sat.prata biberunt, et j’en ai assez dit pour établir tout ce que, Français de culture latine, nous devons au divin Virgile.
J’ai dit divin, mais d’autres ont voulu en faire un devin, en interprétant la IVe Églogue, la célèbre Sicelides musae dédiée à Pollion, comme un témoignage des Sibylles en faveur du christianisme. Il a là-dessus un discours de Constantin le Grand, traduit par Eusèbe. Je me récuse, quoique je pusse invoquer saint Jérôme contre Eusèbe, qui a sans doute altéré Constantin.
Un poète est un monde enfermé dans un homme,
Victor Hugo l’a dit, et, comme il le savait, il faut le croire. Mais il faut résister aussi à la tentation de mettre dans un poète, si grand soit-il, les mouvements accidentés de toute l’histoire. Trop d’exégèses sont des déformations. Virgile se suffit à lui-même, et il doit nous suffire de le prendre tel qu’il est. Aucun poète n’est plus actuel. Nous retrouvons en lui la nature, celle du monde et celle de sous des traits qui n’ont pas changé. Il a décrit la vie agricole, les labours, les arbres, les troupeaux, les abeilles, en vers immortels. Il a dépeint l’héroïsme de l’amitié dévouée et les passions tendres ou sauvages de l’amour avec des accents dont la force pénètre et secoue nos cœurs. Mais je vous dois un aveu. Au cours de la guerre, familier avec Virgile, je me suis souvent distrait au jeu d’adapter ses vers magnifiques aux événements que nous traversions.
Armorum sonitum toto Germania coelo
Audiit : insolitis tremuerunt motibus Alpes.
C’est la guerre qui, de la Germanie, gagne les Alpes. C’est la nôtre, c’est la vôtre.
Nos patriae fines et dulcia linquimus arva ;
Nos patriam fugimus…
C’est l’invasion, c’est l’exil, les champs abandonnés, l’adieu à la patrie.
Et puis, les incertitudes, les alternatives, les chances contraires de la bataille, les surprises de la défaite et, par la volonté des cœurs qui ne cèdent pas, le retour mérité de la victoire :
Multa dies variique labor mutabilis aevi
Rettulit in medius : multos alterna revisens
Lusit, et in solido rursus Fortuna locavit.
La France et l’Italie ont connu l’une et l’autre, l’une avec l’autre, l’une pour l’autre, ces vicissitudes des champs de bataille, auxquelles Virgile donnait pour expression la ferme ampleur de ses harmonieux et majestueux hexamètres. La paix, la paix victorieuse, est enfin venue. Mais de quel prix n’en avons-nous pas pavé les avantages ? Cette paix, les traités l’ont écrite. Il faut la faire. C’est un dur labeur, qui réclame un commun effort. Vocat labor ultimus omnes. Nous devons, d’un peuple à l’autre, nous aider, et d’abord nous comprendre. L’ennemi, dont rien n’a désarmé la ténacité, poursuit avec une habileté consommée son travail de désagrégation. Il exploite les malentendus qu’il crée ou qu’il aggrave. On voit ses émissaires retourner, pleins de promesse, dona ferentes, aux lieux mêmes où la guerre surprit et troubla leur perfide besogne. Amis d’Italie, n’écoutez pas ces voix, habiles à tromper et à mentir. Si nous avons des comptes à régler, des malentendus à dissiper, des apaisements à échanger, faisons, entre nous, nos affaires nous-mêmes. L’honneur et l’intérêt qui nous ont unis pendant les dures et longues épreuves de la guerre nous tracent dans la paix la même ligne de conduite. Nous avons besoin, nous de vous, vous de nous. Donnons-nous sur tous les terrains un loyal et cordial appui. Multiplions et organisons nos échanges, aussi bien dans l’ordre intellectuel que dans l’ordre économique. La France y est prête. Quelle sottise de lui supposer des jalousies mesquines, inspirées par des desseins de domination. Aucune nation ne se réjouira plus qu’elle de voir l’Italie, unie, disciplinée et forte, marcher vers ses grandes destinées et justifier les vers immortels des Géorgiques :
Salve, magna parens frugum, Saturnia tellus,
Magna virum...
Salut, terre des moissons fécondes, terre saturnienne, terre des grands hommes, terre de Virgile et de Dante, salut !