Cérémonies du centenaire de l'Académie de Savoie et du centenaire de Joseph de Maistre, à Chambéry

Le 19 juillet 1921

Henry BORDEAUX

ACADÉMIE FRANÇAISE

CÉRÉMONIES DU CENTENAIRE DE L’ACADÉMIE DE SAVOIE

ET DU CENTENAIRE DE JOSEPH DE MAISTRE

Le 19 juillet 1921 à Chambéry

DISCOURS

DE

M. HENRY BORDEAUX.
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

 

MESSIEURS,

Il y a vingt-deux ans, le 20 août 1899, l’Académie française, invitée par la Savoie à se faire représenter à l’inauguration du monument des frères de Maistre à Chambéry, déléguait le marquis Costa de Beauregard. J’assistais alors à la cérémonie, perdu dans la foule et sans doute préoccupé d’autres soins plus conformes à ma jeunesse, et si j’admirais l’habit vert que mon illustre compatriote portait avec majesté, je n’imaginais point qu’un jour il me serait donné de le revêtir à mon tour parmi vous. Car l’Académie française, par vous conviée à nouveau pour commémorer le centenaire de l’Académie de Savoie et celui de Joseph de Maistre, pensant vous montrer mieux sa sympathie par le choix de l’un des vôtres, vous envoie, pour la seconde fois, un Savoyard.

N’y aurait-il point dans ce choix renouvelé l’expression d’une gratitude qui remonterait à sa fondation ? Se souviendrait-elle que le grand cardinal qui la créa pour la gloire des lettres, la conservation de la langue et la permanence du sentiment social dans notre littérature, fut précédé dans son innovation par deux de nos compatriotes, saint François de Sales et le président Favre qui, vingt-sept ans avant lui, avaient fondé à Annecy, en 1607, l’Académie florimontane ? Annecy avait été le siège, au XVIe siècle, de la cour brillante des Nemours. Jacques de Savoie-Nemours, celui que Brantôme appelle le don Juan de la cour des Valois, et dont Mme de La Fayette a pris le nom et la figure, sinon le caractère, pour les attribuer à l’amant réfléchi et passionné ensemble de la Princesse de Clèves, y avait conduit la rivale en beauté de Marie Stuart, cette blonde Anne d’Este qui était veuve de François de Lorraine, duc de Guise, et qui devait dans son testament se partager également entre ses deux maris en léguant son cœur au mausolée du premier et son corps au tombeau du second, et laisser à l’avenir le soin de décider lequel de ces deux legs représentait, le don le plus complet et le plus fidèle. Henri de Nemours y reçut et fêta Honoré d’Urfé, le romancier à la mode, dont l’Astrée fit pâmer toutes les femmes du monde bientôt devenues les précieuses, et connut une célébrité comparable à celle que nous avons vu plus récemment accorder à Cyrano. Inspirés par les petites cours d’Italie, l’évêque de Genève et le président du Sénat de Savoie désirèrent de former le goût et diriger la culture des belles-lettres en instituant cette Académie florimontane à qui, pour emblème, ils donnèrent un oranger chargé de fleurs et de fruits avec cette devise : flores fructusques perennes. François de Sales prononça lui-même le discours d’ouverture : on peut croire qu’il fut plein de grâce et de courtoisie.

Cette Académie florimontane comptait déjà quarante membres — chiffre fatidique — qui choisissaient dans leur nombre un président et un censeur parmi des gens habiles en tous genres et bien près de l’encyclopédie, et aussi un secrétaire qui devait avoir des idées nettes et claires, un esprit fin et délié, des pensées nobles et être bien versé dans les belles-lettres. Une si belle société, embarquée à pleines voiles sur la haute mer du monde, disparut aussi subitement qu’elle était née. Il est même impossible aujourd’hui de retrouver les quarante noms de son assemblée. Faut-il croire ce que disait un jour M. Maurice Barrès à la Chambre : qu’il est plus facile d’être immortel de son vivant qu’après sa mort ?

Quand l’Académie française, quelques années plus tard, vit le jour, elle n’oublia pas que notre langue était parlée avec toute sa pureté et son élégance, hors des frontières, dans ce duché de Savoie d’où lui vint le grammairien Vaugelas qu’elle plaça avec Chapelain à la tête de l’entreprise du Dictionnaire. Ce premier académicien savoyard fut un modèle, ne manquant pas une séance et emportant du travail à domicile. Zèle excessif : à sa mort l’Académie dut plaider contre ses créanciers pour obtenir la remise des notes grammaticales qu’il avait rédigées. Si je ne prétends point égaler l’assiduité de mon compatriote au palais Mazarin, j’espère en revanche, dans un avenir que j’ai quelque raison de souhaiter éloigné, épargner à mes confrères ces complications posthumes.

Votre Académie de Savoie, Messieurs — ou plutôt notre Académie de Savoie, puisque j’ai l’honneur, moi aussi, de lui appartenir a repris l’emblème de l’Académie florimontane, si elle n’a pu se rattacher directement à sa devancière. Elle ne date, elle, que de cent ans. C’est le 13 avril 1820, qu’elle se réunit pour la première fois à Chambéry. Elle ne comptait que huit membres, niais ces huit membres fournirent sans retard la preuve qu’ils avaient toutes les aptitudes exigées pour l’organisation d’une société : car ils se distribuèrent aussitôt les titres et étirent incontinent un président, un vice-président, un secrétaire perpétuel, un trésorier, un secrétaire-adjoint. Trois d’entre eux, échappés à cette libérale répartition des charges et des honneurs, composèrent modestement le chœur indispensable à l’approbation des protagonistes.

Chambéry faisait alors figure de capitale. Ne nous donne-t-elle pas aujourd’hui l’impression que ce brillant passé n’est point aboli ? Elle comptait une pléiade de gens de qualité. En compterait-elle donc moins à cette heure ? Quatre de ces personnes que leur esprit, leur science et leur honorabilité distinguaient entre toutes avaient donc eu presque ensemble la pensée de renouveler l’exploit jadis accompli par saint François de Sales et le président Favre. Votre historien, Louis Pillet, nous a conservé leurs noms et leurs biographies. C’étaient : le général comte de Mouxy de Loche, que sa fidélité au roi, son courage militaire, ses recherches scientifiques avaient, dans tous les milieux, popularisé ; le sénateur Xavier de Vignet, que nous connaissons surtout par sa femme, car il avait épousé Césarine de Lamartine, la sœur du poète dont l’adorable beauté italienne n’était pas sans évoquer la Fornarina de Raphaël ; Georges-Marie Raymond, géologue, physicien, critique d’art, sociologue, philosophe, habile en tous genres et bien près de l’encyclopédie ; enfin le futur cardinal Billiet qui avait la passion des sciences exactes et des déductions logiques, et dont la tenue prudente, la distante réserve et la dignité devaient inspirer ce mot à son ami intime, Mgr Rey, évêque d’Annecy : « Je sais bien que je suis dans ce cœur, que j’y tiens une bonne place, mais j’y ai froid. On y gèle. »

Ces quatre fondateurs, ne s’estimant pas en nombre suffisant pour constituer tout au moins un bureau, s’en adjoignirent quatre autres : Mgr  Rendu, géologue à la fois génial et fantaisiste, et d’une chaleur de conversation à dégeler le cardinal Billiet en personne ; le baron Louis de Vignet, celui des frères Vignet qui fut le premier ami de Lamartine et un peu son rival en poésie, du temps qu’il chantait l’abbaye d’Hautecombe au bord du Lac, et qui devait être emporté en pleine jeunesse, à Naples, par une épidémie de choléra ; et les docteurs Gouvert, élève de Bichat, et Guilland, médecin de la maison du roi et premier de la dynastie des docteurs Guilland à Aix.

Voici donc votre Académie constituée. Son bureau, cette fois, est au complet, si le chiffre de ses membres est restreint. Le roi de Sardaigne, Charles-Félix, l’a reconnue par lettres patentes. Mais quand, d’après son règlement, elle doit choisir des membres non résidants, tous d’origine savoyarde, elle dresse une liste de treize noms qui n’est pas sans gloire et qui va nous montrer jusqu’où rayonnait alors la Savoie scientifique et littéraire. Elle inscrit, le comte Joseph de Maistre, ministre régent de la grande chancellerie à Turin ; le comte Xavier de Maistre, général au service de la Russie ; le comte Berthollet, pair de France, célèbre chimiste qui avait suivi Bonaparte en Égypte ; Michaud, de l’Académie française, historien des Croisades : Bouvard, directeur de l’Observatoire royal de France à Paris ; Nicollet, astronome au bureau des longitudes ; Tochon, de l’Académie des inscriptions et belles-lettres...

La liste de vos membres, messieurs, n’est-elle pas d’ailleurs comme le Gotha des renommées savoyardes ?

J’y relève, avant la réunion de la Savoie à la France, des noms dont l’éclat a brillé au delà même des frontières de votre ancien duché, en France ou en Italie : un Mgr Charvaz qui prononça l’oraison funèbre de la reine Marie-Adélaïde ; un Mgr Dupanloup, le séduisant éducateur de la vie féminine : un général de Boigne, bienfaiteur de Chambéry, sa ville natale, qui, après s’être couvert de gloire aux Indes où il résista aux armées du fameux Ismaël, continue même après sa mort, rien que par la noblesse de son caractère, à résister aux attaques de son pire ennemi, sa femme, cette charmante et perfide comtesse de Boigne dont les mémoires n’ont guère épargné qu’elle-même ; un général d’Aviernoz qui, à la tête de sa brigade — la fameuse brigade de Savoie — tint tête à vingt mille Autrichiens à la Madonna del Monte le 21 juillet 1848 ; un baron Falquet, appelé à Turin par le roi Charles-Félix comme premier secrétaire d’État au ministère de l’intérieur ; un marquis Costa de Beauregard, ami et conseiller du roi Charles-Albert, père de l’historien d’Un Homme d’autrefois qui fut aussi des vôtres...

Dès sa fondation, votre Académie provoquait dans toute la Savoie un nouvel essor scientifique et littéraire. De nombreuses sociétés savantes se fondaient à son imitation. Elle suscitait, par les prix qu’elle créait et distribuait, des vocations poétiques et artistiques, celle d’une Marguerite Chevron et plus tard d’une Amélie Gex, celle d’un Benoît Molin. Elle encourageait l’étude de l’histoire et couronnait les Études historiques sur Joseph de Maistre, du baron Blanc, qui devaient servir de base aux commentaires maistriens dont les clairs et vivants travaux de M. Georges Goyau sont aujourd’hui l’épilogue. Elle contribuait par une donation de dix mille francs à l’érection du monument au Président Favre qui décore la place du Palais-de-Justice à Chambéry. N’oubliant pas l’importance des progrès agricoles, elle envoyait des délégués aux concours régionaux pour y choisir des instruments modèles, herses ou charrues, et les introduire en Savoie. S’instituant le conservatoire des monuments historiques, elle intervenait auprès du gouvernement pour arrêter la démolition de la vieille tour du château de Chambéry, et empêcher la vente des ruines du château de Miolans, pareil sur sa colline au-dessus de l’Isère à un burg du Rhin. Enfin elle entrait en relations avec les principales Académies des pays étrangers : France, Italie, Suisse, Angleterre, États-Unis.

Tel était, messieurs, votre Académie lorsque la Savoie acheva librement de devenir française. Elle l’était de cœur, de langue et d’intérêt. L’annexion de 1860, comme un mariage d’amour, consacrait son inclination. L’Académie de Savoie cessa d’être une Académie de langue française hors de France, comme l’est aujourd’hui notre jeune cadette, l’Académie Royale de Belgique. Elle ne serait plus désormais qu’une de ces Sociétés provinciales, dont quelques-unes sont illustres comme l’Académie des Jeux Floraux de Toulouse, ou celle de Dijon qui révéla Jean-Jacques Rousseau, ou celle de Macon chère à Lamartine. Allait-elle donc perdre au change et abandonner ces privilèges que la faveur du roi de Sardaigne lui avait concédés ? Mais l’unité politique n’atteint pas les traditions, les coutumes, le patrimoine des légendes et de l’histoire, ni les profondeurs de cette sensibilité fouinée par des siècles de vie commune. Resserrée entre les frontières de la France et les Alpes, guerroyant avec ses princes, la Savoie avait dû trop longtemps compter sur elle seule pour ne pas s’être créé une nature originale. L’Académie de Savoie s’en est constituée la gardienne.

Terre des lacs bleus et des riantes vallées, des coteaux délicats que recouvrent de leur ombre épaisse les châtaigniers, et des hardis pics de neige, sous un ciel déjà tout paré de la grâce et de la couleur italiennes ; terre marquée de l’empreinte des rudes hommes de guerre qui tinrent tête aux soldats de Lesdiguières, de Sully et de Catinat, avant de servir à délivrer l’Italie et à défendre trois fois le sol français contre les invasions de 1814, de 1870, et de 1914 ; terre pieuse et frémissante encore de la parole de saint François de Sales comme aussi des sonneries de cloches, dans l’air léger, de tes monastères ; terre des moissons dorées, des vignes audacieuses, des eaux fortifiantes et des torrents aujourd’hui enchaînés pour fournir à l’industrie la houille blanche ; terre enfin des pèlerinages sacrés et profanes, des miracles de foi et des confidences d’amour, ô Savoie que l’on reconnaît rien qu’à respirer tes parfums agrestes, rien qu’à voir briller sur la poitrine de tes femmes le cœur et la croix d’or noués d’un ruban de velours, toi qui es inscrite presqu’en tête de liste pour le nombre de tes morts dans la grande guerre, toi dont tant de fils dorment dans les cimetières d’Alsace, d’Ile-de-France, de Champagne, d’Artois et de Picardie, comment ne serais-tu pas l’éternelle Savoie dans la France éternelle ?

« Un paysage, a écrit Lamartine, n’est qu’un homme ou une femme. Qu’est-ce que Vaucluse sans Pétrarque ? Qu’est-ce que Sorrente sans le Tasse ? Qu’est-ce que la Sicile sans Théocrite ? Qu’est-ce qu’Annecy sans Mme de Warens ? Qu’est-ce que Chambéry sans Jean-Jacques Rousseau ?... Ciels sans rayons, voix sans éclat, sites sans âme. L’homme n’anime pas seulement l’homme : il anime toute une nature. Il emporte une immortalité avec lui dans le ciel, il en laisse une autre dans les lieux qu’il a consacrés... » Sans doute y a-t-il quelque exagération dans cette soumission des lieux aux amours dont ils furent les témoins. Annecy appartient beaucoup plus à saint François de Sales qu’à l’aimable, charmante et facile Mme de Warens, et Chambéry, capitale du duché de Savoie, s’honore de ses ducs, de son histoire sur­chargée et des frères de Maistre plus que de l’initiation sentimentale de Jean-Jacques dans la petite maison des Charmettes. Mais nul pays plus que la Savoie n’a servi de piédestal aux souvenirs humains, comme pour les désigner de loin à ceux qui vont aux pèlerinages littéraires comme à des rendez-vous d’amour.

La colline des Allinges au-dessus de Thonon semble dressée pour porter l’élan divin de saint François de Sales. Annecy est toute pleine de revenants et l’on ne peut se promener le soir, sous les arcades de ses vieilles maisons, sans rencontrer rue de l’Ile Mme de Charmoisy, la correspondante de l’Introduction à la vie dévote, sortant de son hôtel pour aller au sermon, Philothée grave et pensive, comptant sur le secours de son directeur pour la bien diriger par les chemins du monde, ou rue Jean-Jacques-Rousseau, proche la cathédrale, Mme de Warens un peu trop préoccupée des jeunes garçons pour suivre l’office, tandis que, sur la terrasse du château de Nemours, Jacques de Savoie et Aime d’Este retrouvent leur jeunesse que la vie de cour n’a pas atteinte. Les Charmettes cernées de bois et de vignes semblent encore attendre Jean-Jacques revenant de la fontaine Saint-Martin. Mme de Noailles, venue pour l’y chercher, l’a évoqué, non comme un esprit, mais comme un cœur encore brûlant :

Je me penche à votre fenêtre ;
Le soir descend sur Chambéry.
C’est là que vous avez souri
À votre maîtresse champêtre...

Précieuse harmonie de quelques syllabes toutes simples qui tombent une à une, comme des pétales de roses en automne et dont le charme est pourtant si aigu qu’il perce le cœur. Le lac du Bourget enfin appartient pour toujours aux ombres d’Elvire et de Lamartine. La plainte divine du Lac est « une prise de possession pour l’éternité de ce coin de Savoie ».

Ce magnifique héritage du passé, Messieurs, venu de votre histoire d’abord et, par surcroît, de l’inspiratrice beauté de vos paysages, vous en assumez la garde. Vos érudits se le sont partagé et ils le soumettent à cette culture intensive que poussent à ses dernières limites nos paysans dans leurs étroits domaines divisés. Il vous est encore une occasion d’entretenir des relations amicales avec nos voisins d’Italie qui furent si longtemps dans le passé nos frères d’armes et que nous avons avec tant de joie retrouvés à nos côtés dans la Grande Guerre de libération et de défense du droit, et aussi avec nos voisins de cette Suisse qui nous envoya quatorze mille volontaires et qui, la première, réconforta au passage nos malheureux réfugiés des régions envahies. Et voici que vous avez choisi, pour le célébrer avec éclat, le centenaire de celui qui serait votre plus grand écrivain, Joseph de Maistre, s’il n’était réservé à Annecy de commémorer, l’an prochain, le trois-centième anniversaire de saint François de Sales.

Le dernier historien de Joseph de Maistre vous tracera son portrait. Mais je voudrais ici retenir ce qui, plus spécialement, rappelle en lui ses origines savoyardes. Car le cas de Joseph de Maistre est singulier. Cet ennemi acharné de la Révolution lui doit sa gloire. Si sa destinée eût été normale, il ne serait jamais sorti de Chambéry, sa ville natale. Après avoir étudié le droit à Turin, suivant l’usage il revint en Savoie à vingt ans, comme ses camarades, et entra dans la magistrature en qualité de substitut-surnuméraire de l’avocat fiscal général, ce qui s’appellerait aujourd’hui plus simplement attaché au Parquet. Sa carrière s’annonçait uniforme et droite. Peut-être serait-il devenu, comme son père, président du Sénat de Savoie. Quelque archiviste de goût, plus tard, quelque Pérouse à l’affût du Vieux Chambéry, se serait étonné de découvrir un style éblouissant de clarté, de concision et de force sur quelque rapport ou quelque arrêt de justice. Car Maistre est de cette race d’écrivains à qui il faut, comme, aux généraux, comme aux hommes d’État, le concours des circonstances pour qu’ils donnent toute leur mesure. Mais, ce concours obtenu, la mesure est aussitôt comblée. À quarante ans, il publie les Consi­dérations sur la France, et dans toute l’Europe qui lit et qui pense, c’est un cri d’étonnement devant tant d’érudition unie à une si puissante dialectique. Qui donc est ce Savoyard qui n’est jamais sorti de son trou et qui juge le monde avec une telle autorité ?

Ce sera l’honneur littéraire de l’un de nos compatriotes qui fut longtemps président de votre Académie de Savoie et que nous avons beaucoup aimé pour sa bonté native, pour la chaleur de son cœur et de son éloquence et pour son ardeur à célébrer le pays natal, François Descostes, de s’être le premier occupé de Joseph de Maistre inconnu, de Joseph de Maistre avant la Révolution, de Joseph de Maistre étudiant et jeune magistrat. Ainsi a-t-il contribué à expliquer la formation intellectuelle et morale de Joseph de Maistre. La société de Chambéry était alors — comme aujourd’hui — fort cultivée. La science du droit, depuis le président Favre qui rédigea le premier code écrit en français, y était poussée fort loin. N’avait-on pas promulgué en Savoie, à la fin du XVIIIe siècle, les Royales Constitutions qui donnèrent au royaume de Piémont une avance sur la législation des autres pays ?

Sans sortir de chez lui, Joseph de Maistre a forgé l’armature de ses futurs ouvrages. Mais sans la secousse de la Révolution eût-il songé à s’en servir ? Jeune homme, il se plaignait parfois de succomber sous l’énorme poids du rien. Il sentait confusément sa valeur inutile. À tout hasard il se préparait. Dans sa patrie ruinée, il trouva tout à coup son emploi. Il faut à Cassandre une Troie menacée. Pour fournir aux prophètes une occasion de vaticiner, les catastrophes sont nécessaires. Quand la catastrophe se produisit, Joseph de Maistre était prêt. Exilé au bout du monde, il emporte sa bibliothèque dans sa tête, et il a son système arrêté — non pas in abstracto mais selon son expérience de magistrat — pour connaître des lois vitales que les sociétés ne peuvent transgresser sans décroître.

Il n’y a pas de grand homme que la publication de sa correspondance ait plus servi que Joseph de Maistre. En thèse générale, cette publication dessert les réputations que l’on prétend rajeunir. On y peut relever toutes sortes de petites ambitions, de procédés mesquins, de cultes féminins, de préoccupations de vanité ; on y rencontre des intrigues et des amours qui peuvent être, pour nous, fort divertissantes, mais qui laissent rarement un héros intact. Maistre, ambassadeur en Russie d’un roi sans royaume, presque dépourvu de ressources, garde une admirable dignité : il défend son idéal contre-révolutionnaire et, chef de famille, il dirige de loin les siens. Il n’y a rien d’autre dans toute sa correspondance. Le soin de ses idées et celui de ses enfants l’absorbent tout entier. Or il ne faut pas se représenter Joseph de Maistre sous un air rébarbatif et réfrigérant. Il avait l’ascendant physique que donnent de beaux traits et une noble vie, et il était un causeur éblouissant. À Lausanne il s’était amusé, avec quelques coups de boutoir, à découdre toutes les tapisseries éloquentes de Mme de Staël. A Pétersbourg, il était recherché de tous les salons, et l’on faisait cercle autour de lui quand il parlait. Ajoutons que la femme qu’il avait laissée en Savoie était une bonne femme qu’il surnommait lui-même Mme Prudence, mais qui, somme toute, le laissait monter tout seul sur les grands chevaux de la politique et de la religion. Joseph de Maistre, c’est la droiture même. « Je trouve des âmes plus droites que des lignes, aimant la vertu comme naturellement les chevaux trottent... », écrivait Mme de Sévigné. Il était de ces chefs de race qui honorent leur compagne, mais sont beaucoup plus soucieux de leur lignée. Et il dépensait tout son feu pour les idées dont il était passionné. Vraiment, cette unité dans la vie a quelque grandeur, quand on la compare à la versatilité d’un Benjamin Constant, à la passion changeante d’un Chateaubriand.

En outre, cette correspondance — qu’elle s’adresse à ses fils, à ses filles, à ses amis — est d’une verve intarissable. Je ne sais si je ne la préfère, pour le style et les images, à ses autres écrits qui sont parfois gourmés et apprêtés. Là, il cesse d’être solennel, et pourtant il montre le même art pour donner à sa pensée ces expres­sions en raccourci qui se fixent en flèches dans la mémoire. Il y ajoute de l’esprit, et même une sorte de grâce attendrie et souriante qui exclut la familiarité, mais nous livre un homme qui s’émeut sans jamais faire étalage de son émotion.

On y retrouve ce goût pour la France qu’il avait manifesté dès les Considérations. « Il me semble, écrit-il, comme s’il prévoyait les destinées de la Savoie, que la nature m’a créé pour la France. » Il voit en elle la nation providentielle dont l’abaissement ou l’erreur produit des maux généraux. Après avoir découvert, sans peine, la haine philosophique qu’il voue aux ennemis de la royauté, car il aime le Roi, comme on aime la symétrie, l’ordre, la santé, » il reprend sa liberté pour donner son avis sur la politique royale. À ses yeux, l’émigration a été une lourde faute. Sauf les quelques fidèles attachés à la personne du roi, nul ne doit quitter son pays : il faut demeurer sur la terre en convulsion, y faire le bien qu’on peut, empêcher tout le mal possible, préparer ainsi le retour à la vie naturelle. Que s’est-il passé en France après la Révolution ? On y a oublié le roi. Personne n’était là pour le rappeler. Or, une restauration ne doit pas venir de l’extérieur. « Nul homme qui a suivi les rois ne peut les rétablir. » Ou alors si c’est un concours étranger qui les replace sur le trône, de quel prix ne devront-ils pas payer ce concours, et quelle figure prendront-ils devant leur peuple ? Joseph de Maistre souhaitait que ce fût la France elle-même qui rétablît chez elle la monarchie. Quant à son conseil de rester surplace malgré les convulsions de son pays, il peut s’appliquer tout aussi bien au cas d’invasion étrangère. Ce fut le cas de l’Alsace et de la Lorraine pendant l’occupation allemande d’un demi-siècle et c’était la thèse de M. Maurice Barrès dans Au service de l’Allemagne, thèse qu’avaient fortifiée l’exemple et les conseils d’un Alsacien fameux, demeuré à Strasbourg et trop tôt perdu pour son petit et pour son grand pays, le docteur Pierre Bucher.

Aux rois eux-mêmes, Joseph de Maistre ne craint pas de dire leur fait. Pour lui, un souverain ne doit pas perdre de vue que sa souveraineté est d’essence divine, ce qui lui crée sans doute bien des obligations. Et au-dessus des souverainetés temporelles il dresse, comme la coupole du Mont-Blanc au-dessus de la chaîne des Alpes, la souveraineté spirituelle de l’Église.

Lamartine a évoqué, dans la propriété de Bisse dont il a chanté les bocages, la haute figure de Joseph de Maistre revenu de sa longue ambassade en Russie et vieillissant entouré de sa famille. Il l’a fait sans respect et même avec une impertinence qui détonne dans son œuvre, l’appelant un prestidigitateur de paroles, un Cagliostro de la pensée, ce qui ne devait pas l’empêcher, pour donner de la couleur à la cérémonie, d’imaginer faussement la présence du grand homme à son contrat de mariage au château de Caramagne. Mais, tout en s’essayant contre lui à une malignité qui n’est pas dans sa nature, il a montré que pour peindre Joseph de Maistre il ne convient point de l’isoler de son milieu. le faut représenter dans toute sa grandeur de philosophe religieux et de prophète historique que n’avait point vue Lamartine, mais il le faut représenter chez lui, environné des siens, car il ne peut se séparer ni de son pays natal, ni de sa famille, — cette famille aussi remarquable que nombreuse, qui donne à la fois, comme un arbre dont toutes les branches portent des fruits, Joseph, Ravier, l’évêque d’Aoste et le colonel de Maistre, où l’esprit est le partage de tous, garçons et filles, où la bonne humeur n’a d’égale que la force de la pensée et du caractère, et dont la descendance vient d’attester, clans la Grande Guerre, ses nobles origines avec cette simplicité naturelle dans le sacrifice qui est le signe d’une race élue...

Oui, Messieurs, il est bien des vôtres et vous lui deviez de célébrer son centenaire en même temps que celui de l’Académie de Savoie, gardienne de vos traditions et de votre originalité, celui que l’Académie française peut vous envier et qui a donné de la patrie la plus belle et la plus juste définition quand il a gravé cette formule digne d’être inscrite au fronton du solide édifice construit par sa pensée : « La patrie est une association, sur le même sol, des vivants avec les morts et ceux qui naîtront. »