SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINC ACADÉMIES
DU LUNDI 25 OCTOBRE 1920
AUTOUR D’UN ALBUM ROMANTIQUE
PAR
M. LOUIS BARTHOU
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
MESSIEURS,
Quand. Malherbe vint, le premier, s’inscrire en vers d’une juste cadence sur l’album de Mme des Loges, il ne se départit pas, même dans cette circonstance familière, de l’orgueil tranquille dont il était coutumier :
Ce livre est comme un sacré temple
Où chacun doit à mon exemple
Offrir quelque chose de prix ;
Cette offrande est due à la gloire
D’une dame que l’on doit croire
L’ornement des plus beaux esprits.
Mme des Loges était digne de cet hommage. Femme de cœur et d’esprit, amie du duc d’Orléans, visitée par les personnes les plus considérables de la Cour et des lettres, elle tint pendant près de vingt-quatre ans, avec un tact souverain, une sorte de petite académie que ne négligea aucune gloire. Le livre qui fut écrit à sa louange est perdu. Celui que je vous apporte ne peut pas avoir la prétention de le remplacer, mais, trois siècles après Malherbe, de beaux esprits, dont quelques-uns réformèrent comme lui la langue poétique, en firent aussi l’ornement.
C’est un album en maroquin au grain long, dont la teinte bleue, singulière et délicieuse, se colore d’un reflet de vert plume de paon. Apparue dans les dernières années de la Régence, cette couleur, solide malgré son ton délicat, plut et servit jusqu’au milieu du XIXe siècle. Les procédés actuels l’imitent sans l’égaler. Ah ! mes chers confrères de l’Académie des Sciences, si je ne respectais pas les lois traditionnelles de la solidarité académique, comme je vous accablerais sous la honte publique du tort irrémédiable que la chimie, si grande par ailleurs, a fait à l’art de la reliure... et à quelques autres. Le décor de l’album est modeste, sans que rien distingue la plaque du goût ordinaire qui régnait en 1830. Les gaufrures sont dessinées d’après des tapis de l’Empire et le dos est doré à petits fers, des fers anglais qui étaient encore à la mode. L’exécution est soignée, et le libraire Giroux, dont l’étiquette est restée collée au revers du premier plat, dut la confier à un très bon artisan. Je ne doute pas que cet album n’ait appartenu à une femme, mais il n’y a ni initiales, ni dédicaces, ni envois qui permettent de pénétrer le secret de son âme et le mystère de sa vie. Peut-être d’ailleurs ne fut-elle qu’une femme quelconque, habile dans l’art de profiter de ses belles relations pour se faire un bel album. On assure que ces femmes et que cet art ne sont pas perdus.
Le livre de Mme des Loges renfermait l’expression des sentiments d’admiration, de respect et d’amitié qu’elle avait personnellement inspirés. L’album que je vous présente est impersonnel. Tout y est en vers, mais les pièces qui le constituent sont, pour la plupart, et surtout les plus précieuses, empruntées par leurs auteurs à des recueils déjà parus.
Celle qui l’ouvre, fait exception. Elle est d’Alfred de Vigny. Elle ne figure pas dans ses œuvres complètes, mais seulement dans le Journal d’un Poète, où il appelait de ses vœux discrets un petit volume qui publierait ses Fantaisies oubliées. Un bibliophile a réalisé ce désir... à trois exemplaires. Je le blâmerais d’avoir fait tant et si peu s’il ne m’avait donné l’un de ces précieux volumes : ainsi sa générosité me rend indulgent pour sa parcimonie. Un vrai bibliophile se montre au plaisir qu’il éprouve à avoir ce que les autres n’ont pas. Les Fantaisies oubliées renferment les trois strophes d’un court poème dont l’album n’a recueilli que la première et la dernière. Ni l’une ni l’autre ni la troisième ne peuvent ajouter à la gloire d’Alfred de Vigny, mais pour la gloire de l’album, c’est tout autre chose, et celui-ci commence bien, ab Jove principium, avec l’écriture élégante, fière et haute de l’auteur de Moïse. Cette écriture reparaît d’ailleurs vers la fin avec le fragment célèbre d’Eloa :
D’où venez-vous, Pudeur, noble Crainte, ô Mystère…
Victor Hugo a fait, lui aussi, à la dame inconnue une double offrande. Une pièce des Orientales, les Adieux de l’Hôtesse arabe, suffirait à donner un prix inestimable à la couronne poétique dont j’effeuille les fleurs devant vous. Je sais, en effet, peu d’albums romantiques qui puissent s’enorgueillir d’une aussi riche parure. D’ordinaire, tandis que les poètes médiocres en encombrent les pages, la gloire des auteurs célèbres leur fait seulement l’aumône de quelques vers. Les quarante-huit que Victor Hugo a copiés de sa plus belle main sont d’une qualité rare. Mais l’album lui doit plus. À vrai dire, il réunit dans une brève anthologie ses principaux disciples, ses admirateurs, ses amis, ses compagnons de lutte. Plusieurs pièces sont datées du mois de juillet 1830, — avant la révolution des trois jours, — et je crois bien qu’il faut assigner cette date collective à l’album. Victor Hugo, dans l’éclat de sa jeunesse triomphale, était moins chargé d’années que de gloire. Ses premiers chefs-d’œuvre, la préface de Cromwell et la bataille d’Hernani, avaient établi sa réputation universelle. À vingt-huit ans il était chef d’école. Sainte-Beuve a dit que « le génie est un roi qui crée son peuple ». Victor Hugo avait créé le sien, où tous les arts étaient accourus au son de sa lyre. La liste des hernanistes est un palmarès unique. Beaucoup de ces noms ont passé de la bataille d’Hernani dans l’album.
Alexandre Dumas y a écrit une Prière d’amour dont la calligraphie vaut mieux que l’inspiration.
Théophile Gautier, poète et peintre, y est représenté sous ce double aspect de son talent. Sa pièce de vers, qui se souvient un peu trop d’André Chénier, avait paru peu de temps auparavant dans son premier recueil sous le titre de Les deux Ages avec une épigraphe de Victor Hugo :
Ce n’était, l’an passé, qu’une enfant blanche et blonde...
Son dessin, Sara la Baigneuse, est une évocation un peu lourde des vers légers et gracieux des Orientales.
Sainte-Beuve, poète laborieux, a écrit dans l’album six strophes de quatre vers qui sont très probablement inédites. Je ne les ai retrouvées ni dans Joseph Delorme, ni dans les Consolations, ni dans les Pensées d’Août. Elles ne sont pas davantage dans le Livre d’Amour où par leur objet et par leur date, elles auraient dû trouver leur place. Sainte-Beuve donne un désir comme épigraphe à ses vers : Mon Pieu, fais que je puisse aimer ! Déjà pourtant il aimait. Qui ? Je l’ai trop dit ailleurs pour que je risque de le redire ici, sous cette coupole où l’amitié de M. Maurice Donnay et sa délicate prudence m’ont, dans une séance solennelle, ménagé de si sages conseils. Et pourtant quelle tentation ! Songez que, sous la même couverture gaufrée, les vers de Victor Hugo et ceux de Sainte-Beuve voisinent avec une poésie de Paul Foucher, le frère de cette dame... que je ne nomme pas.
Mon album n’est-il pas très romantique ? Il l’est encore davantage si je rapproche des noms que je viens de dire... ou de taire, celui d’Antoine Fontaney. Qui connaît encore aujourd’hui ce poète et la tristesse douloureuse de son destin ? Employé à la mairie du XIVe arrondissement, il quitta son modeste emploi pour courir les chances de la vie littéraire vers laquelle l’entraînaient son goût des vers et son admiration pour Victor Hugo. Lié d’amitié avec lui et avec Sainte-Beuve, il publia, en janvier 1829, un livre de Ballades, Mélodies et Poésies diverses qu’éclipsèrent en ce même mois les Orientales et même Joseph Delorme. C’est à ce recueil qu’Antoine Fontaney emprunta une poésie, La Mort d’un Enfant, qu’il copia sur l’album d’une écriture renversée et nette. Les vers en sont plus aisés qu’émouvants, et, la fin seule en rachète la sentimentalité banale. La prose convenait mieux à Fontaney, dont les Scènes de la vie Castillane et Andalouse, publiées sous l’étrange pseudonyme de lord Feeling, connurent quelque succès. Mais le drame de sa vie assure à sa mémoire une durée que son œuvre n’a pu lui obtenir. D’un tempérament passionné, il savait parler le langage de l’amour. Ainsi, dans une pièce intitulée l’Aveu, il disait en 1829 :
Dans ces rapides confidences,
Je te racontais mes souffrances,
Et tu me peignais tes malheurs ;
Je n’osais pas encore te parler d’espérance,
Mais j’avais compris tes douleurs,
Je savais qu’en mêlant nos pleurs
Nous nous consolerions un jour de l’existence.
Je ne sais à qui s’adressait cet aveu et s’il faut croire, comme le laisse presque entendre une poésie des Consolations adressée par Sainte-Beuve à Fontaney, que celui-ci connut la « fureur effrénée » de « passions sans nombre », mais ces vers auraient en 1833 exprimé les sentiments sincères, de son âme ardente. Agé de trente et un ans, il était devenu amoureux de l’aînée des filles de Dorval, Gabrielle, qui était admirablement belle. Elle avait dix‑sept ans à peine et elle se destinait au théâtre. Sa vocation et son amour rencontrèrent le même obstacle chez sa mère, qui décida de la mettre au couvent. Fontaney devança cette résolution. Phtisique et violent, il se souvint des procédés du théâtre romantique et il enleva la jeune fille. Après un voyage en Espagne qui fut un voyage de noces sans régularisation, quoiqu’ils l’eussent, parait-il, tentée, les deux amants rentrèrent à Paris. Marie Dorval pardonna à sa fille une faute dont sa propre vie n’avait fourni que trop d’exemples, mais dépendait-il d’elle d’assurer à ces amants imprudents des moyens d’existence ? Ils les cherchèrent à Londres sans les trouver. La misère et le désespoir aggravèrent la maladie de Fontaney, dont la contagion perdit la pauvre Gabrielle, qui succomba en 1837. Elle fut enterrée au cimetière Montparnasse le 16 avril. Victor Hugo et Sainte-Beuve assistaient à ses obsèques. Ils étaient brouillés depuis quatre ans. Le hasard les plaça dans le même fiacre, où ils restèrent l’un en face de l’autre sans se dire un mot. Sainte-Beuve, en rentrant, eut un regret, un remords peut-être, qui lui dicta le meilleur de ses sonnets :
Quand, par un ciel funèbre et d’avare lumière,
Le pied sur cette fosse où l’on descend demain,
Nous pûmes jusqu’au bout, sans nous serrer la main,
Voir tomber de la pelle une terre dernière ;
Quand chacun, tout fini, s’en alla de son bord,
Oh ! dites ! du cercueil de cette jeune femme,
Ou du sentiment mort, abîmé dans notre âme,
Lequel est le plus mort ?
Cette amitié morte fut, pendant les années heureuses, une vraie fraternité, à laquelle le peintre Louis Boulanger était associé comme un troisième frère.
Il a dessiné au crayon sur l’album une très belle tête de Michel-Ange. Ce dessin et celui de Théophile Gautier sont les seuls qui aient de l’intérêt. Tout le reste, paysages, figures et scènes, ne vaut rien ou presque, malgré l’outrance du romantisme qui l’inspire, et si mon album ne renfermait que cette partie picturale, je me serais bien gardé d’en risquer l’éloge imprudent devant la juste sévérité de mes confrères de l’Académie des Beaux-Arts.
Mais il y a les poètes... et j’y reviens ! Le génie de Victor Hugo s’était créé un peuple, ou plutôt une Cour, dont le mérite et la célébrité fixaient la hiérarchie. Au-dessous des grands seigneurs, que le Cénacle avait formés, elle abondait en jeunes gentilshommes de lettres qui avaient fait leurs preuve et gagné leurs galons à la bataille d’Hernani. Quelques-uns avaient du talent, d’autres de la fantaisie, tous la loyauté solide d’un dévouement admirable. Leurs poésies, quand je les lis dans mon album, me font l’effet des cendres éteintes d’un feu trop rapide. Combien sont déjà tombés dans un passé mort, qui a englouti leurs œuvres, leurs prouesses qu’on croyait légendaires, et jusqu’à leurs noms ! Pourtant ces enfants perdus du romantisme eurent leur heure et l’illusion d’être célèbres. Victor Hugo les admettait dans son intimité et Sainte-Beuve leur dédiait des vers. Comment les oublier tout à fait ? Us ont quelques lignes, à défaut d’une page, dans l’histoire d’une grande lutte littéraire, et je sais gré à mon album, témoin fidèle, de me rappeler ou les meilleurs, ou les plus étranges d’entre eux.
Tels, parmi les meilleurs, les frères Deschamps, Antoni et Émile, qui ont transcrit, l’une une délicate poésie sur une jeune fille et l’autre sur la fin d’une épître à feu Joseph Delorme. C’est par les pages d’album qu’ils durent, mais ils méritaient, Antoni surtout, un autre sort. Quelle étrange et douloureuse figure ! Tandis qu’Émile, vif, curieux et actif, spirituel et aimable, mené par Hugo, se remuait dans l’ardeur de la bataille romantique, Antoni, grave et solitaire, se tenait à l’écart, fasciné par le génie de Dante dont il traduisait la Divine Comédie. Victor Pavie nous l’a dépeint « maigre et sec, aux yeux noirs, au teint mat et olivâtre, au nez cartilagineux, vêtu de bronze », avec deux manies étranges : « Il serrait légèrement ses paupières sur ses yeux avec un mouvement de crispation nerveuse et il se tirait les cils. » Il paraît que ces tics agaçaient ses amis ; ils eussent mieux fait de s’en inquiéter comme des signes précurseurs de la folie prochaine qui devait le conduire à la maison de santé du Dr Blanche. Il y passa trente-sept ans, lisant, écrivant et causant, inoffensif et tranquille, attentif aux événements du dehors, sympathique à tous. C’était, si je peux m’exprimer ainsi, un fou lucide. Laissé en liberté et ayant celle de sortir, parce que ses crises l’abattaient et ne l’excitaient pas, il savait et il suivait son mal dont il analysait le progrès et les effets. Ses Dernières paroles, parues en 1835, sont un recueil tragique auquel aucun autre ne peut se comparer, une série de balbutiements passionnés où le pauvre malade exprime, en vers d’une émotion pénétrante, la tristesse et la terreur de sa vie. La forme, sobre, nue et plate, atteint on ne sait quelle beauté saisissante par l’intensité de l’accent, par la sincérité du cri, par le déchirement d’une lamentable détresse qui gémit entre la folie et la mort. Écoutez la mort qui passe :
Je suis la mort, le roi des épouvantements,
Je marche avec la peur et les frissonnements.
Quand je viens à passer au sein d’une tempête,
Les autres rois du monde inclinent tous la tête,
Et de tous les côtés, les timides humains
Se mettent à genoux et me tendent les mains.
Et moi, sans écouter leurs vœux et leur prière,
Sur mon pâle cheval je poursuis ma carrière,
Et parmi ces troupeaux à ma voix rassemblés,
Je vais comme la faux au milieu des grands blés.
Et maintenant, après ce tableau dont, la simplicité fait frissonner, voici des stances qui font songer à Verlaine, un Verlaine moins musical, mais, comme l’autre à ses heures, douloureusement sincère.
Je croyais sans regret abandonner la vie
A force de souffrir ;
Et voilà qu’à présent mon âme à l’agonie
A crainte de mourir.
Qu’est-ce donc, ô mon Dieu, qu’est-ce donc que ce monde
Pour qu’on l’ait tant à cœur ?
Comme par le plaisir, à cette fange immonde
Tient-on par la douleur ?
Est-il si doux encor d’entrevoir la lumière
Au bord du monument ;
Et de lever son front tout chargé de poussière
Vers le bleu firmament ?
Antoni Deschamps rencontra-t-il, dans la maison du Dr Blanche, Charles Lassailly, son camarade de lutte dans la bataille d’Hernani ? Ils y furent pendant quelques années voisins l’un de l’autre. Charles Lassailly ? Ce nom, je le crois, ne dit pas grand’chose aux générations présentes et il n’évoque pour elles aucune des excentricités qui firent, pendant quelques années, sa célébrité tapageuse. Moi-même, sans mon album, eussé-je été curieux de Charles Lassailly, que, sans l’ignorer tout à fait, je connaissais peu et mal ? Je me rappelais la gaminerie d’Alfred de Musset :
Lassailly
A failli
Faire un livre.
Il n’a tenu qu’à Renduel
Que cet homme immortel
Pût vivre.
Lassailly a fait un livre, dont Renduel ne fut pas l’éditeur, les Roueries de Trialph, qui dépassent en incohérence les excentricités les plus folles de Petrus Borel. Tout était extravagant en lui, sa longue taille, la maigreur de son corps ossu, ses joues creuses, ses yeux de travers et son nez, son nez surtout, gros, contourné, grotesque, qui lui valut l’humiliation douloureuse des pires plaisanteries. Il n’était ni sans talent, ni sans finesse : il faisait les vers aisément. Ceux qu’il a écrits sur l’album sont un fragment d’un poème, Les Tristesses de mon âme. Certes, ils ne rappellent que par le titre l’admirable harmonie de Lamartine : mais j’en sais de pires, qu’on a trouvés bons.
Lassailly assista comme combattant à la bataille d’Hernani, et il faut même lui restituer le rôle qu’on a souvent attribué à d’autres. Coppée lui-même s’y est trompé :
Une tirade était tout un champ de bataille.
Ici, Nanteuil guettait d’un regard attentif
Un classique embusqué derrière un adjectif,
Et là, Borel avait quelque duel intrépide
Pour le : Quelle heure est-il ? ou le : Vieillard stupide !
Rendons à chacun son lot et son mot, et ne donnons pas à Petrus Borel ce que le témoignage formel d’Alexandre Dumas père attribue à Charles Lassailly. Vous vous rappelez l’amusante querelle. Au moment où Hernani apprend de Ruy Gomez qu’il a confié sa fille à Charles Quint, il lui crie : « Vieillard stupide, il l’aime ! » Un académicien dont l’oreille était un peu dure, M. Parseval de Grandmaison, ayant entendu : « Vieil as de pique, il l’aime ! », ne put retenir son indignation devant la vulgarité audacieuse de ce langage. L’anecdote est connue, mais les détails ont leur prix.
« — Ah ! pour celte fois, dit-il, c’est trop fort !
— Qu’est-ce qui est trop fort, monsieur ? Qu’est-ce qui est trop fort ? » demanda mon ami Lassailly qui était à sa gauche et qui avait bien entendu ce qu’avait dit M. Parseval de Grandmaison, mais non ce qu’avait dit Firmin.
« — Je dis, Monsieur, reprit l’académicien, je dis qu’il est trop fort d’appeler un vieillard respectable, comme l’est Ruy Gomez de Silva, vieil as de pique.
— Comment, c’est trop fort ?
— Oui, vous direz ce que vous voudrez, ce n’est pas bien, surtout de la part d’un jeune homme comme Hernani.
— Monsieur, répondit Lassailly, il en a le droit. Les cartes étaient inventées... Les cartes ont été inventées sous Charles VI, Monsieur l’Académicien ; et si vous ne savez pas cela, je vous l’apprends, moi... Bravo pour le vieil as de pique, bravo Firmin, bravo Hugo... »
Alexandre Dumas disait, après l’apparition des Girondins, dans une boutade célèbre, que Lamartine avait élevé l’histoire jusqu’à la hauteur du roman. A-t-il, lui, élevé les Mémoires à la hauteur de l’histoire ? Il n’y aurait pas, je crois, prétendu, et il s’en faut, s’il l’a voulu, qu’il y ait réussi. Mais, outre qu’ils sont pittoresques et gonflés de vie, ses Mémoires ne sont tout de même pas toujours inexacts, et d’autres hernanistes ont raconté l’altercation de Lassailly avec Parseval de Grandmaison.
L’aventure qu’il eut avec Balzac est plus certaine. Si féconde que fût l’imagination de Balzac et si grande que fût sa puissance de travail, il avait, comme Mirabeau, un atelier où des secrétaires, des « ébaucheurs ou grossoyeurs de besogne », l’aidaient dans sa tâche formidable. Un jour, pressé d’un scenario pour lequel un collaborateur lui était nécessaire, il enleva Lassailly et il le conduisit aux Jardies. Pendant le trajet, raconte Charles Monselet, il lui développa « ses plans, ses comédies, ses éditions à remanier, ses projets de revue, ses rêves d’administration pour la Société des Gens de Lettres, ses traités avec les journaux, ses procès, ses grands voyages, sa doctrine politique, ses inventions industrielles, ses idées sur l’ameublement, sur le costume, sur la démarche, sur l’hygiène, sur les sciences occultes, sur le sentiment religieux, sur les tribunaux et sur les banques de toutes les nations. Quand on arriva aux Jardies, Lassailly avait la tête grosse comme une mosquée ». Il résista pourtant à cette avalanche, mais il ne put subir le supplice auquel Balzac l’avait condamné. L’auteur de la Comédie Humaine vaquait le jour à ses affaires et il travaillait la nuit à ses romans, dans une fièvre dont d’abondantes tasses de café entretenaient l’excitation. C’était un colosse, une force de la nature que rien ne fatiguait et qui s’étonnait de la fatigue des autres. Au bout d’une semaine de travail et d’insomnies, le pauvre Lassailly, maigre, faible, exténué, ahuri, demanda grâce et, n’ayant pu l’obtenir, il s’évada des Jardies comme un fou. Il lui restait encore dix-huit mois à vivre, accablé de fatigue et de dettes, dans la folie et dans la misère. Tous, pourtant, ne l’avaient pas abandonné et ce bohème eut des amis illustres dont le cœur généreux égalait le génie. Alfred de Vigny vint à son secours, et aussi Lamartine qui fit en sa faveur, pendant une séance de la Chambre des députés, une quête fructueuse. Pauvre Lassailly » Quelques vers écrits sur un album lui ont valu l’honneur passager d’une séance académique. Mais que restera-t-il de lui ? Une anecdote, et les lignes émouvantes qu’Alfred de Vigny lui a consacrées dans le Journal d’un Poète. Ce fou valait mieux que son destin.
Le temps court et il emporte avec lui l’espoir que j’avais de m’attarder aux pages de l’album où d’autres poètes romantiques, Édouard d’Anglemont, Jules de Saint-Félix, Lesguillon, Anaïs Ségalas, — j’en passe, et qui ne sont pas des meilleurs ! — ont laissé leur souvenir. Mais puis-je le quitter, cet album qui m’est cher, sans .jeter un regard sur les cinq pages où cent quatre vers dithyrambiques exhalent la plus passionnée des adorations ?
C’en est fait : pour toujours je suis à toi : toujours
Comme un vivant soleil tu luiras sur mes jours.
Ou encore :
… O cruelle souffrance !
Loin de toi végéter, languir sans espérance
De te revoir jamais ! Ah ! peux-tu concevoir
Quel besoin, quel bonheur, c’est pour moi de te voir !
Est-ce un amant qui exprimant en mauvais vers de bons sentiments, parle ainsi à sa maitresse ? Est-ce un poème d’amour ? Non, Messieurs. C’est le poète Noël qui dit à Victor Hugo le culte de son admiration. Et quelles images il accumule ! Il le compare à un roi, à un prophète, à un ange, à un géant, à un chêne, à un aigle, à une colombe, à un phare, à une étoile, à une colonne lumineuse, à un feu éclatant, à un océan, à une montagne, à un volcan... C’est beaucoup d’exaltation romantique. Mais savez-vous, Messieurs, pourquoi je ne trouve pas si ridicule la profusion d’un encens trop vulgaire ? C’est que d’autres, dont quelques-uns furent, hélas ! des nôtres, méconnaissaient au même moment, avec une injustice grossière, le génie de l’auteur de Cromwell. Certes l’Académie, plus sage en 1830 qu’en 1637, ne fit pas à Hernani la querelle qu’elle avait faite au Cid, et Charles X, moins irascible que Richelieu, se contenta de réclamer sa place au parterre. Mais Baour Lormian, l’auteur d’Omasis et de Mahomet II, se jeta dans la bataille avec une ardeur intrépide. Non, non, disait-il,
Non, non, je ne suis pas un quarante pour rire !
Et ce « quarante », qui ne riait pas quoique Gascon, avait publié le Canon d’Alarme dont les rimes, peu meurtrières, tombaient, sans arrêter son élan, sur la phalange romantique qui montait à l’assaut. Il appelait Boileau au secours :
Dans la tombe avec lui la Satire enfermée
Ne vient plus châtier de burlesques travers :
Avec impunité les Hugo font des vers.
Comment ne voulez-vous pas qu’ayant à choisir dans le grotesque. Je préfère, en relisant mon album, le Noël qui adore le génie au Baour Lormian qui le bafoue ? Et je suis presque tenté de trouver l’admiration du bon Noël trop courte puisqu’il prévoyait que la fin du monde consommerait la fin de l’œuvre de Victor Hugo :
… Et tes feux éclatants
Brûleront immortels jusqu’à ce que le temps
Aille enfin s’engloutir, vaste et dernier naufrage,
Dans cet abîme où rien d’ici-bas ne surnage.
Si je ferme mon album sur ces vers qui prévoient l’anéantissement d’une œuvre immortelle, j’ouvre pour me rassurer un volume rare, rare, rare. Ce sont des pastiches hugolâtres, mais la parodie n’est-elle pas parfois le paradoxe de la vérité ?
La pièce dont je lis le début a pour titre Après les Siècles.
Elle fut écrite sous l’impression de ces publications posthumes de Victor Hugo qui ajoutaient d’année en année à son œuvre un livre nouveau, souvent même un chef-d’œuvre.
Quand rien ne sera plus et lorsque tous les mondes
Se seront résolus en néant ; que les sondes
Ne pourront plus trouver de fond ; que les savants.
Dégoûtés de travaux désormais décevants.
Faute de cieux devront fermer leurs télescopes :
Que les penseurs seront errants, faute d’Europes ;
Que les bagnes seront déserts, faute de rois ;
Que les prêtres devront prier, faute d’emplois ;
Que les dieux n’auront plus de nom et les prétoires
Plus d’avocats ; que l’on fera dans les histoires
Cette injure au petit ébéniste Léon
De le confondre presque avec Napoléon ;
Qu’on prendra l’Art, ce tout, pour ce rien : la critique,
Quand tout sera fini, même la République,
Même Paris. —
Alors de l’abîme hébété
De s’engloutir lui-même, on verra chaque été
Un volume, soleil survivant aux étoiles,
Emerger radieux et déchirer les voiles
Sinistres du grand vide universel.
Ceci tuera cela.
Messieurs, excusez cette irrévérence inoffensive, qui dérida le front pensif de Taine. Elle fait partie des œuvres secrètes d’un académicien illustre qui admirait La Légende des siècles, — on ne parodie bien que ce que l’on aime — et, même si je fus indiscret, laissez-moi dire, dans la pureté de mes intentions, que je n’ai voulu manquer de respect ni au génie de Victor Hugo, ni aux traditions de l’Institut.