La morale des lettres
par
M. Xavier Darcos
Secrétaire perpétuel
de l’Académie des Sciences morales et politiques
Séance solennelle de l'Académie
du lundi 19 novembre 2012
Madame le Président,
Monsieur le Chancelier,
Mesdames et Messieurs les Secrétaires perpétuels,
Mes chers Confrères,
Mesdames, Messieurs,
Vous connaissez la grande nouvelle : la morale fait son retour. Elle sera bientôt enseignée, nous annonce-t-on, à tous les niveaux de notre Éducation nationale. À vrai dire, elle y est déjà revenue, il y a peu, sous la forme d’un « cours d’instruction morale et civique » à l’école primaire. Mais il vient d’être décidé d’amplifier le mouvement, et de concevoir un programme obligatoire de morale pour chacune des classes du collège et du lycée.
L’Académie des sciences morales et politiques, qui comprend une section de Morale et qui a toujours compté dans ses rangs nombre de grands moralistes, oublierait son rôle si elle n’apportait sa contribution à la réflexion en cours, et si elle n’ajoutait sa pierre à la refondation d’un enseignement longtemps considéré comme le socle de la société moderne. Je le ferai, si vous le permettez, avec la compétence qui est originellement la mienne, celle d’un professeur de Lettres.
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Avant d’examiner comment enseigner la morale, encore faut-il se demander pourquoi l’enseigner. Ou plutôt : peut-on se passer d’une propédeutique de la morale ? Pendant des siècles, la question n’avait pas lieu d’être posée. D’une part, l’instruction morale au sens strict était assurée par la religion ; d’autre part, une éducation morale, au sens large, était dispensée à travers la Rhétorique. Le fondement historique de cette discipline a toujours été moral, tel que Cicéron l’avait formulé : Vir bonus dicendi peritus, « un homme de bien capable de bien parler ». Cet idéal a été christianisé dès l’Antiquité tardive. Revivifié par l’humanisme, il s’est imposé pour longtemps sous la forme de la fameuse « classe de rhétorique ». De la narration à la plaidoirie, de la lettre à l’éloge, tout le travail rhétorique organisait une réflexion morale : fondée sur l’exemplum, la Rhétorique est une école de discernement, un art de la controverse et une formation à l’argumentation - autant que d’éloquence. Quant à savoir si cette antique morale des lettres est religieuse ou laïque, la question ne se posait pas davantage. L’évêque Fénelon, précepteur du duc de Bourgogne, donne à son élève une épopée homérique et païenne avec les Aventures de Télémaque. Toute l’ancienne France catholique prend Plutarque et Cicéron comme bréviaire moral, de même que toute la France laïque du XIXe siècle admirera Bossuet.
En 1762, il y a tout juste deux siècles et demi, Rousseau reprit à nouveaux frais la question du bien-fondé de l’enseignement moral. Et, à contre-courant des penseurs de son temps, il propose une réponse étonnante. Dès 1750, il s’est fait connaître par un concours académique, à Dijon, dont il fut lauréat, – ce qui ne l’empêchera pas de tenir plus tard des propos acerbes contre les académies. Le sujet du concours était de savoir « si le rétablissement des sciences et des arts [avait] contribué à épurer les mœurs ». Le candidat avait répondu, sans ambages, par la négative. « On n’a jamais vu de peuple, une fois corrompu, revenir à la vertu, écrivait-il. […] Il n’y a plus de remède, à moins de quelque grande révolution presque aussi à craindre que le mal qu’elle pourrait guérir. » Perspicace prophétie des années 1790.
En 1762, en même temps que le Contrat social, paraît Émile, ou de l’éducation. Deux cent cinquante ans plus tard, rouvrons ce livre. « Depuis des temps infinis, il n’y a qu’un cri contre la pratique établie, sans que personne s’avise d’en proposer de meilleure. La littérature et le savoir de notre siècle tendent beaucoup plus à détruire qu’à édifier. » À ce travers de l’éducation, Rousseau oppose un autre « art de former les hommes ». Au fil des pages, il trace un cursus idéal, celui d’un enfant pris dès la naissance, élevé pas à pas selon la nature et protégé de la civilisation. « La première éducation, écrit l’auteur, doit être purement négative. Elle consiste, non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le cœur du vice et l’esprit de l’erreur. » Voici donc posé ce grand principe de « l’éducation négative ». Sous la plume de Rousseau, cette méthode consiste à placer l’enfant dans de telles circonstances qu’il puisse apprendre, par son expérience personnelle, sans le secours des livres et des leçons, ce qu’il lui importe le plus de savoir. Y compris l’utilité de pratiquer certaines vertus morales pour vivre en paix avec ses semblables. Un chapitre entier, connu sous le titre de Profession de foi du vicaire savoyard, critique les raisonneurs didactiques et les prophètes dogmatiques, pour proposer un retour sur soi, illuminé par cette lumière intérieure qui nous invite au bien et à l’empathie universelle.
Dans ce système qui isole l’homme, l’apprentissage des langues et des lettres devient inutile. Il doit laisser la place à la géométrie, à la géographie, à la cosmographie, aux sciences en général. « Voyez un chat entrer pour la première fois dans une chambre, raconte le maître à Émile ; il visite, il regarde, il flaire, il ne reste pas un moment en repos, il ne se fie à rien qu’après avoir tout examiné, tout connu. Ainsi fait un enfant commençant à marcher, et entrant pour ainsi dire dans l’espace du monde. Les premiers mouvements naturels de l’homme étant donc de se mesurer à tout ce qui l’environne […], sa première étude est une sorte de physique expérimentale relative à sa propre conservation, et dont on le détourne par des études spéculatives avant qu’il ait reconnu sa place ici-bas. »
Rousseau accompagne sa démonstration d’une diatribe contre la morale prémâchée et théorique des Fables de La Fontaine, dont les allégories, l’ironie, le vocabulaire sont trop complexes et trop ambigus pour être compris par les enfants. Rousseau préconise de conformer l’éducation à l’ordre d’apparition naturel des facultés de l’homme. On a tort de chercher « toujours l’homme dans l’enfant, sans penser à ce qu’il est avant que d’être homme ». Tout l’art de l’éducateur est d’attendre le bon moment pour solliciter telle ou telle aptitude : « la plus utile règle de l’éducation, ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre. »
Quel est donc ce bon moment propice à l’instruction morale ? Question inutile, pour le maître d’Émile. L’homme de la nature étant naturellement bon, son éducation, selon Rousseau, « doit consister non à guérir les vices du cœur humain, puisqu’il n’y en a point naturellement, mais à les empêcher de naître et à tenir exactement fermées les portes par lesquelles ils s’introduisent ». Ainsi, fermer la porte au vice dispensera d’introduire la vertu. On reconnaît la litanie rousseauiste : « Tout est bien, sortant des mains de l’Auteur des choses ; tout dégénère entre les mains de l’homme. »
Rassurez-vous, le disciple, le maître et le traité relèvent de l’imaginaire : l’Émile n’est pas un mode d’emploi à prendre au pied de la lettre. C’est une acrobatie rusée visant à rendre compatibles, comme par miracle, la directivité du maître et l’autonomie de l’enfant. Hélas, bien plus tard, diverses doctrines pédagogiques crurent pouvoir s’en inspirer directement pour en tirer un système applicable. Elles en firent réduire les recettes, comme on dit en cuisine. Elles pensèrent que laisser libre cours à la spontanéité suffirait pour ouvrir la voie à des acquisitions authentiques et complètes. Le « puérocentrisme » de Rousseau a inspiré tous les mouvements pédagogiques qui prônent que l’enfant construise seul son savoir, choisisse ses procédures et s’approprie à sa guise ses connaissances, pour devenir parfait. Quitte à décevoir les néo-rousseauistes, on se méfiera de toute confiance angélique dans l’autonomie d’un enfant inventeur de son propre projet, selon son instinct immédiat. De la nature à la jungle, il n’y a qu’un pas, car la liberté n’est pas un point de départ, mais la ligne d’arrivée.
À la fin de l’Émile, le « gouverneur » (le précepteur) et son disciple, enfin adulte, décident de parcourir le monde. Mais ils n’y trouvent qu’arbitraire et brutalité, au point qu’ils décident de retourner vivre à la campagne, le plus loin des hommes qu’il sera possible. Le pessimisme de Rousseau est donc l’autre versant de l’optimiste des Lumières. Et c’est peut-être de ce côté qu’il faut chercher une autre postérité de l’Émile, dès la fin du XVIIIe siècle. Imaginez maintenant un autre jeune homme, enfermé dans sa petite chambre et observant le monde depuis la tourelle du château de Combourg. Il est le fils trop solitaire du trop sévère comte de Chateaubriand. Il lit l’Émile et y trouve le premier miroir de son « moi profond », inaccessible à sa famille. Plus tard, il verra en Madame de Staël, mais aussi en Napoléon, autres anciens lecteurs de l’Émile, des confrères en rousseauisme dispersés en tous sens par l’Histoire. « Être né après Rousseau » : Marc Fumaroli n’hésite pas à voir là « une ligne de partage entre Français aussi décisive, peut-être même plus décisive, que le fleuve de sang de la Terreur divisant victimes et bourreaux, ancienne et nouvelle France ». L’auteur des Mémoires d’outre-tombe prendra de plus en plus ses distances avec celui des Confessions. Il repensera avec douleur au jeune homme qu’il était, lorsqu’il accomplit en 1792 le pèlerinage sur la tombe de Jean-Jacques à Ermenonville. Il y avait croisé d’autres « pèlerins » moins innocents, tel un Bertrand Barère, « troubadour de la guillotine » venu « conter fleurette révolutionnaire à l’ombre de Julie ».
Ce que Chateaubriand retient surtout de Rousseau, ce n’est certes pas la pédagogie négative de l’Émile. C’est la critique à l’encontre des hommes de lettres de son temps, chez qui l’épaisseur mondaine compense la minceur du talent. Comme Rousseau, il est étranger au « moule » intellectuel et littéraire de la monarchie absolue finissante, et comme lui, il en déplore la déliquescence morale. La veulerie n’a-t-elle pas conduit nombre d’entre eux à servir la Terreur de Robespierre, puis la tyrannie de Bonaparte ? La morale des lettres, pour Chateaubriand, c’est la liberté et la noblesse. Cette morale des lettres est en crise au temps révolutionnaire et ce n’est pas un hasard si l’époque voit précisément naître de nouvelles propositions pour enseigner la morale aux enfants.
Au Comité d’instruction publique, créé par la Constituante, Mirabeau, Lakanal et surtout Condorcet appellent de leurs vœux l’enseignement d’une « véritable morale publique, […] premier besoin de toutes les constitutions ». Un rapport de septembre 1791 affirme que cette morale peut être enseignée « comme une science véritable, dont les principes seront démontrés à la raison de tous les hommes […]. Il est temps de l’asseoir sur ses propres bases et de montrer aux hommes que si de funestes divisions (notamment religieuses) les séparent, il est du moins dans la morale un rendez-vous commun où ils doivent tous se réfugier et se réunir. » Lorsque vous saurez que l’auteur de ce rapport s’appelle Talleyrand, vous penserez comme moi que la morale a au moins un point commun avec la religion : elle a ses croyants non pratiquants.
En 1795, Pierre Daunou, fondateur de notre Académie dans sa première forme, inscrit officiellement « les éléments de la morale républicaine » parmi « les enseignements des écoles primaires ». On veut ainsi compenser chez le futur citoyen la double éclipse de la religion et de la rhétorique scolaire. Une telle nouveauté pédagogique sera supprimée huit ans plus tard par Bonaparte, au moment où notre Académie elle-même fera les frais de sa propre liberté de pensée. En 1832, le second fondateur de notre compagnie, François Guizot, alors ministre de l’Instruction publique, remet à l’honneur « l’éducation morale ». Le but est le même qu’en 1795 : chaque famille, en confiant son enfant à l’institution, lui demande « de lui rendre un honnête homme » et le pays « un bon citoyen ». Mais le moyen est différent : pour cette éducation, écrit Guizot, « rien n’est plus désirable que l’accord du prêtre et de l’instituteur », tous deux étant revêtus d’une « autorité morale » et voués à exercer « une influence commune ».
En attendant que cet irénisme soit contesté puis renversé, l’instruction morale proprement dite restera liée à l’instruction religieuse, tandis que l’éducation morale au sens large reposera largement sur l’enseignement des belles-lettres. Ainsi, le recueil le plus utilisé du XIXe siècle, celui de François Delaplace, professeur de Rhétorique auteur des Leçons de littérature et de morale, se donne pour vocation la « commune régénération dans les écoles de la morale et de la littérature en servant l’une par l’autre ». C’est un bonheur de se plonger dans ce recueil d’une richesse exceptionnelle, où se côtoient Homère et Ovide, Molière et Voltaire, et où l’on tombe aussi sur quelques surprises, tel cet extrait du grand poème de Berchoux, La Gastronomie – car rien n’échappe à la morale. Le passage cité concerne le café.
« Le café vous présente une heureuse liqueur, Qui d’un vin trop fumeux chassera la vapeur : Vous obtiendrez par elle, en désertant la table, Un esprit plus ouvert, un sang-froid plus aimable ; […] »
On voit l’indéniable portée morale de tels vers. La chute l’est un peu moins : « Bientôt, mieux disposé par ses puissants effets, Vous pourrez vous asseoir à de nouveaux banquets. »
Autrement dit, l’enseignement des lettres a un contenu moral, tandis que l’enseignement moral a un contenu littéraire. À ceci près que l’instruction morale stricto sensu, encore associée à l’instruction religieuse, s’appuie sur des textes bibliques et chrétiens. Bientôt viendra le temps de séparer, dans l’instruction publique, la morale et la religion. Ce temps, nous le savons, est celui de la Troisième République. Je dois cependant profiter de ce discours pour compléter sur un point l’histoire communément admise de l’enseignement laïc de la morale. Cet enseignement n’a pas été inauguré par Jules Ferry mais par Victor Duruy, lors de la création de l’Enseignement spécial à côté de l’Enseignement général. En effet, la loi Duruy votée le 31 mai 1865 à l’unanimité des députés (y compris donc par l’opposition républicaine) fonde un nouveau parcours scolaire en quatre années où l’essentiel de l’effort portera sur les sciences. Certes, les élèves auront un cours de langue française, mais ils seront dispensés des « Humanités ». Et c’est parce qu’il ne comprend ni rhétorique, ni lettres classiques, ni littérature, que l’Enseignement spécial est doté d’un cours spécifique de morale. Le programme officiel ainsi que le manuel de référence sont composés par un des membres de notre compagnie, Adolphe Franck, philosophe et moraliste, qui avait été en 1844 le premier juif élu à l’Académie des sciences morales et politiques. Disciple de Victor Cousin – spiritualiste donc –, Adolphe Franck compose, pour la première fois en France, un programme scolaire complet de morale conçu dans un esprit laïc. Les « devoirs envers la Divinité » ne sont pas ignorés mais ne forment pas la base de l’ensemble, et si l’auteur souligne la nécessaire « alliance de la morale et de la religion », il ne se situe pas moins dans une stricte neutralité confessionnelle.
Quinze ans plus tard, le célèbre article Ier de la loi du 28 mars 1882 remplace l’« instruction morale et religieuse » par l’« instruction morale et civique », dans les trois cours : élémentaire, moyen et supérieur. Bien que personnellement positiviste, Jules Ferry sait que le personnel de l’instruction publique est alors très largement spiritualiste, et c’est à deux représentants de ce courant qu’il confie le programme d’instruction morale : Henri Marion et Paul Janet – encore un membre de notre Académie. Sous l’influence de Jules Simon, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques, et de Ferdinand Buisson, les « devoirs envers Dieu » sont maintenus dans les programmes et y resteront, en théorie tout au moins, jusqu’en 1923. Mais l’intention profonde est claire : il s’agit de « mettre la morale comme en dehors et comme au-dessus des systèmes métaphysiques ».
Pour autant – et c’est un point essentiel – l’instruction morale à l’école républicaine est, suivant le juste mot de Jules Ferry, une « morale sans épithète ». Pour lui, il n’y a qu’une morale et il n’est pas nécessaire de la qualifier : elle n’est plus « religieuse » mais elle n’est pas pour autant suivie de l’épithète « laïque ». La morale, dit-il, est « plus grande quand on ne la définit pas ». Il existe à ses yeux une « merveilleuse et constante unité de la morale », et il ne se prive pas de reprocher aux catholiques d’exagérer les divergences par esprit de polémique. À l’appui de l’« unicité » de la morale, il cite Confucius, mais aussi le bouddhisme comme religion d’une grande sévérité morale. Jules Ferry refuse de faire des instituteurs « un corps de cinquante mille vicaires savoyards formant une nouvelle caste sacerdotale ». Dans la célèbre circulaire de 1883, adressée à tous les instituteurs, il indique clairement leur mission en matière d’éducation morale :
« Vous n’avez à enseigner à proprement parler rien de nouveau, rien qui ne vous soit familier comme à tous les honnêtes gens, [mais] les principes mêmes de la morale, j’entends simplement de cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie sans nous mettre en peine d’en discuter les bases philosophiques. […] Le législateur n’a voulu faire de vous ni un philosophe, ni un théologien improvisé. Il ne vous demande rien qu’on ne puisse demander à tout homme de cœur et de sens. »
La querelle sur les bases philosophiques et religieuses de la morale est, comme chacun le sait, l’un des plus intenses débats intellectuels de la Troisième République, y compris et peut-être surtout à l’intérieur même du « camp » laïc. Ferry ne l’ignore pas. C’est pourquoi il se montre prudent : si l’on veut réussir à acclimater la laïcité, il faut fonder l’école républicaine non sur un discours de division mais sur un consensus moral.
Je ne veux pas à mon tour ignorer ces débats fondamentaux, toujours actuels. Mais permettez-moi de trouver que la politique de Jules Ferry, sa quête du consensus plutôt que du choix militant et clivant, a conservé sa pertinence. Par définition, aucun enseignement dispensé à l’école laïque n’est autre que laïc. Il n’est pas plus utile de parler des cours de philosophie laïque, d’histoire laïque, de lettres laïques, ou d’économie laïque, que de « morale laïque ». Dans le Tour de la France par deux enfants, les exclamations « Mon Dieu !» de la première édition sont devenues « Hélas ! » dans la réédition de 1906.
Un siècle plus tard, existe-t-il une définition consensuelle et sereine de la laïcité ? Je n’en suis pas certain, même si cela est souhaitable. C’est pourquoi la « morale sans épithète » me paraît encore aujourd’hui la formulation qui divisera le moins les Français. Au fond, que gagnerait l’enseignement de la morale, enfin de retour, à être qualifié aujourd’hui de laïc ? Faut-il brandir cette épithète pour dire aux élèves, comme pour s’en excuser par avance, qu’il existe différentes doctrines sur les fondements de la morale, dont certaines, et non des moindres, sont religieuses ? Certes non. Et faut-il qualifier le contenu même de la morale ? Mais le dévouement et la solidarité, le respect dû aux hommes et aux lois, l’honnêteté et la franchise, la dignité et la tolérance, toutes ces qualités morales et bien d’autres, qui font largement consensus, ne sont ni religieuses ni laïques, elles sont, universelles et permanentes ; elles sont, c’est tout, et c’est bien assez.
Au cours du XXe siècle, le respect de la propriété, sur lequel les cours de morale d’autrefois insistaient fortement, a été souvent contesté par les marxistes, et cette critique contre la « morale bourgeoise » n’est pas pour rien dans la suppression de cet enseignement en 1969. Que faut-il en déduire pour aujourd’hui, sinon que la laïcité n’est qu’un critère parmi d’autres pour définir la voie d’une morale scolaire dans l’école de la République ?
Il n’est pas dans mes intentions de prendre position, ici et maintenant, sur le contenu des futurs enseignements de morale, mais de rappeler quelle doit être la priorité. Sans vouloir idéaliser le passé, il me semble qu’il fut un temps où les « devoirs envers autrui » et les « devoirs envers la société » avaient un réel prestige. Aujourd’hui, chacun se demanderait plutôt quels sont les devoirs d’autrui et les devoirs de la société envers lui. Le but principal de l’instruction morale est d’inverser cette tendance mortifère. Et cet enjeu n’a pas grand-chose à voir avec la religion ou la laïcité. C’est pourquoi il vaut mieux parler d’un enseignement laïc de la morale plutôt que d’un enseignement de la morale laïque.
Si cet enseignement risque d’être une source de division, permettez-moi de proposer un terrain d’entente. Ce terrain d’entente, nous y revenons, c’est la morale des lettres. Ou, pour mieux dire, c’est l’inquiétude éthique sans cesse attisée par la littérature. Prenons un manuel d’autrefois, par exemple Le Livre de morale des écoles primaires d’Albert Bayet, paru en 1923. L’auteur, professeur au Lycée Louis-le-Grand, annonce dans son avant-propos : « Le corps de ce livre est formé de récits. La morale y prend un aspect plus précis et plus vivant, car les jeunes esprits sont toujours plus vivement frappés par les exemples que par les préceptes. » Évidemment, le livre contient moult préceptes. Mais chaque thème est accompagné d’un texte : voici Pascal sur la sincérité, La Bruyère sur la politesse, Lamennais sur l’assistance aux malheureux, George Sand sur le labour, Sully Prudhomme sur la beauté du travail intellectuel, Maupassant sur la vertu de tempérance, Romain Rolland sur l’amour maternel, la parabole du fils prodigue sur les devoirs entre parents et enfants, Anatole France sur les grands hommes, Boileau sur la folie des conquérants opposée aux bienfaits de la Société des Nations, mais aussi Lucrèce, Sophocle, Montesquieu, Voltaire, Tolstoï, Jaurès, les Fables de La Fontaine et de Florian, et surtout Victor Hugo, le phare des bons sentiments, l’auteur moral universel.
L’instruction morale s’est toujours appuyée et s’appuiera sans doute encore sur les lettres. C’est, pourrait-on dire, la morale des lettres « moralisante ». Mais il existe une autre morale des lettres, complémentaire de la première. Elle traverse tout l’enseignement littéraire et a pour but le questionnement, le doute, l’inconfort des certitudes, l’ébranlement moral. Cette interrogation, elle anime, de toute évidence, les lettres classiques. Je suis de ceux qui estiment que les Lettres à Lucilius ont encore à nous apprendre sur le plan moral, tant il est vrai que, depuis vingt siècles, on n’a jamais cessé de voir en Sénèque un homme qui a compris et expliqué les sentiments humains, tout en se montrant ironique et persuasif, afin de combattre un conformisme qu’il estimait périlleux. Du côté des lettres modernes, comment ne pas voir toute la portée morale du théâtre, de Molière à Beckett, de la poésie, de Ronsard à René Char, du roman, de Pétrone à Camus ? Comment négliger un Saint-Simon ou un Renan ? Comment lire Stendhal sans pénétrer les mobiles des personnages, sans chercher le sens de la vie qui explique leurs actes ? Comment lire Dostoïevski sans interroger, avec les héros en dialogue, les implications éthiques de certains choix ? Ce qui, au fond, rejoint la raison d’être de la vieille rhétorique délibérative. Comment entendre le discours de Malraux, accueillant Jean Moulin au Panthéon, sans être saisi par la force morale ? Lorsqu’il dit : « Sa pauvre face informe, ce jour-là, était le visage de la France », l’écrivain ne voit-il dans la France non seulement un peuple, mais un ensemble de valeurs ? Dans les traits défigurés du héros, il déchiffre ceux d’une France qui incarna ces valeurs morales jusqu’au sacrifice. On est loin d’un simple moralisme bon enfant et passe-partout.
Certes, la littérature n’est pas seulement la résonance de ces vertus exemplaires. Elle ouvre un vaste lieu de dialogue entre les points de vue et les choses de la vie. Elle pose les questions de morale sans être moralisante, elle apprend à mieux vivre. Elle ne souffre pas le simplisme et le préjugé, elle enseigne la complexité des problèmes humains. Elle est un laboratoire de valeurs morales en action, et dans cette fonction, elle n’est pas seulement utile, elle est unique, elle est irremplaçable.
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Mesdames, Messieurs,
Reprenant à Horace et à Érasme une métaphore de l’élève, Montaigne écrivait :
« Les abeilles pillottent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur : ce n’est plus thym ni marjolaine ; ainsi les pièces empruntées d’autrui, il les transformera et confondra pour en faire un ouvrage tout sien, à savoir son jugement. »
Si l’enseignement de la morale à l’école est conçu comme un prêt-à-penser dogmatique, sorti tout casqué de nos cerveaux pour être imposé aux élèves, il est voué à l’échec. Comme les abeilles, le jeune fera toujours librement son miel. Si cet enseignement est un acte de conquête d’une partie de la nation contre une ou plusieurs autres, il sera non seulement vain, mais contre-productif. Au contraire, s’il est pensé dans un esprit ouvert, et s’il s’appuie sur les autres disciplines – les lettres en premier lieu, mais aussi, selon les années et filières, sur d’autres disciplines, telles l’histoire et les sciences du vivant –, il sera solidement et durablement réinstallé dans notre paysage scolaire.
Mais sa principale chance de succès est d’une autre nature : tous les enseignants le diront, c’est l’extraordinaire attirance des élèves d’aujourd’hui pour les débats sur la conscience et la responsabilité morales.
Voilà pourquoi l’enseignement de la morale ne sera restauré en France ni pour s’aligner sur une idéologie, ni pour satisfaire tel groupe militant, ni même pour faire plaisir au secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques. Cet enseignement sera rétabli pour un motif à la fois plus noble et plus nécessaire : tout simplement, parce que nos enfants en ont besoin. Trop sollicités par des activités ou des informations périphériques, déterminés par leur environnement social, les élèves subissent les spasmes d’une époque où l’on passe d’une civilisation de la transmission à une civilisation de l’information. Jamais ne sont apparus avec plus d’évidence l’impossibilité de tout savoir et le danger de tout gober.
Revenons à Rousseau, pour conclure, en lui donnant – cette fois-ci – notre assentiment quand il écrivait : « La seule habitude que l’on doit laisser prendre à l’enfant, c’est de n’en contracter aucune. »