DIX-SEPT JUIN
A L’ÉGLISE DE LA SORBONNE
A LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE — A L’ÉLYSÉE
C’est le lundi 17 juin, à dix heures, que les cérémonies furent inaugurées par une messe solennelle, en l’église de la Sorbonne, gardienne des restes du Cardinal.
La messe a été célébrée par le chanoine Sudour, curé de Saint-Étienne-du-Mont, sous la présidence de Son Eminence le cardinal Verdier, archevêque de Paris, et en présence de Son Excellence Monseigneur Maglione, nonce apostolique.
Un programme de musique ancienne a été exécuté par la Maîtrise de Saint-Étienne-du-Mont, sous la direction de M. Bernard Loth, maître de chapelle, avec le concours de 1a Société des Instruments anciens, fondée par M. Henri Casadesus. L’orgue était tenu par M. Maurice Duruflé, organiste de Saint-Étienne-du-Mont. L’assistance comprenait les membres de l’Académie, les délégués des Académies et Universités de France et de l’étranger, en costume, et leurs familles, ainsi que de nombreuses personnalités du monde des Lettres et des Arts. Le président de la. République, le président du Conseil et le ministre de l’Éducation nationale s’étaient fait représenter.
A l’issue de la cérémonie, Son Excellence Monseigneur Baudrillart, de l’Académie française, archevêque de Mélitène, est monté en chaire et, s’inspirant des figures qui décorent le tombeau de Richelieu dans l’église de la Sorbonne, a prononcé ce discours en l’honneur du fondateur de l’Académie.
RICHELIEU
LA TRADITION FRANÇAISE ET L’ACADÉMIE
PAR
M. ALFRED BAUDRILLART
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
Éminence ([1]),
Excellence ([2]),
Monsieur le Recteur de l’Université de Paris,
Messieurs et honorés Confrères de l’Académie française,
Messieurs les Délégués des Académies et Universités de France et de l’Etranger,
La cérémonie qui nous réunit aujourd’hui dans cette église en évoque une autre, presque de tous points semblable, qui s’y déroula le 15 décembre 1866. Il s’agissait alors de rendre à la paix du tombeau ce qui restait de la dépouille mortelle, profanée en 1793, du cardinal de Richelieu, « cette tête fameuse qui avait erré, plus d’un siècle », que le gouvernement de Napoléon III avait su reconquérir. L’illustre ministre qui présidait alors à l’Instruction publique, Victor Duruy, remit l’auguste relique entre les mains de l’archevêque de Paris, Mgr Darboy disant : « L’Université et l’Académie accomplissent un devoir filial. » — « Ce que les pères renversent, les fils le relèvent », répliqua l’archevêque en une phrase non moins lapidaire.
Jetées à terre par la même tempête qui avait brisé le corps de Richelieu, la Sorbonne et l’Académie se retrouvaient debout, en 1866, pour honorer ce chef encore reconnaissable, qui avait servi d’organe aux plus vastes desseins, aux plus énergiques volontés. Le discours que réclamait une circonstance aussi émouvante fut prononcé par le R. P. Adolphe Perraud, ancien normalien, prêtre de l’Oratoire, alors professeur en Sorbonne, plus tard évêque d’Autun, membre de l’Académie française et cardinal. Ce discours produisit, et pour cause, très grande impression.
Messieurs, l’année 1635 a vu le cardinal de Richelieu poser la première pierre de l’église qui complétait le monument de Sorbonne et transformer en une institution nationale, destinée à défier les siècles, une très spirituelle mais encore très modeste société d’hommes du monde et d’hommes de lettres.
La célébration du troisième centenaire de ce dernier événement, vous avez voulu l’inaugurer par un acte religieux et par un discours prononcé dans la chaire chrétienne, qu’il vous a plu de confier à un fils de l’Université de France, aujourd’hui recteur d’une université libre et membre de votre Académie.
Est-il besoin de dire à quel point il s’en tient pour honoré, à quel point surtout il en est ému ?
Parler en un tel lieu, devant un tel auditoire et, sur un tel sujet !
Le lieu. La maison de Sorbonne, célèbre depuis le treizième siècle, dont les docteurs furent réputés, souvent même écoutés comme des oracles, dans tout l’univers catholique. La Sorbonne, devenue à l’époque moderne le plus glorieux athénée des sciences et des lettres.
L’auditoire. Un prince de l’Église, notre archevêque, dont le zèle incomparable met à la disposition des plus humbles, dans cette immense capitale, des foyers si nécessaires de vie spirituelle et morale ; qui, demain, légat du Pape, portera à une nation notre amie et notre alliée, avec la bénédiction de Rome, le sourire de la France. Le nonce apostolique, dont l’aimable présence nous est un gage de la sympathie que le Pape, qui a tant fait pour le progrès des hautes études, daigne éprouver à l’égard de nos fêtes académiques. Le directeur de l’Académie française et ses confrères. Le recteur de l’Université de Paris qui, pour nous recevoir, a rajeuni cette église et qu’entourent les maîtres les plus réputés de l’enseignement supérieur. Des délégués de tant d’Académies et d’Universités, venus de France, d’Europe, d’Amérique, voire d’Asie, ornés de leurs propres mérites et de la renommée des établissements auxquels ils appartiennent. Les descendants enfin de la noble famille dont le cardinal a immortalisé le nom.
Le sujet. Le cardinal de Richelieu, de qui, pendant cent cinquante ans, l’éloge, prononcé par les orateurs les plus divers, n’a cessé de retentir dans toutes les solennités et réceptions académiques. Aujourd’hui même, je vois ici l’évêque lettré qui récemment, à Richelieu puis à Luçon, ajoutait de belles pages à une si imposante série ; je vois l’historien le plus savant, le plus clairvoyant, le plus haut comme le plus solide, à qui la Providence, aidée de nos suffrages unanimes, réservait la présidence de notre Compagnie, à l’heure solennelle de ce glorieux anniversaire.
Que ne puis-je lui céder cette place ? Que dirai-je n’ait été dit ?
Une ressource me reste : faire parler Richelieu lui-même sur lui-même, et, grâce à Dieu, c’est possible. Lorsqu’en 1717, le tsar de toutes les Russies, Pierre le Grand, vint à Paris, il voulut voir le tombeau de celui qui avait élevé si haut le royaume de France. Il contempla son image et, d’une voix forte, s’écria : « Grand homme, je t’aurais donné la moitié de mon empire pour apprendre de toi à gouverner l’autre ! »
Messieurs, imitons Pierre le Grand ; interpellons-le Richelieu de marbre qui est là sous nos yeux et tirons de lui pour ceux qui nous gouvernent, pour ceux qui nous enseignent et pour nous-mêmes les leçons qu’il peut encore donner.
I
Entreprise chimérique, m’objecterez-vous ; œuvre de pure imagination ! Non pas.
Sur ce lit original, en forme de tombeau antique, Richelieu n’est ni gisant, ni à genoux, les deux attitudes traditionnelles réservées aux évêques. Il est à demi couché, près de mourir, mais vivant, la tête droite et haute. Et s’il est ainsi, — témoignages oraux et documents tracés de sa propre main en font foi, — c’est qu’il l’a voulu et très expressément. Pourquoi ? pour se révéler à la postérité, par cette attitude même et par les attributs de son mausolée.
Attitude orgueilleuse, indigne d’un prêtre et d’un vrai chrétien ? Gardez-vous de le supposer ! Richelieu a demandé d’être représenté « en action de s’offrir à Dieu ». En action, vous entendez bien : oui, jusqu’au bout, vouloir et agir. Mais en action de s’offrir à Dieu.
Quelles sont ces statues de femmes dont l’une pleure, effondrée à ses pieds, et dont l’autre, debout, les genoux ployés, le domine et le soutient ? Serait-ce la France, la Religion, la Science, la Sorbonne, l’Académie ? Ne cherchez pas. Lui-même encore l’a écrit : de ces statues, l’une est la Doctrine et l’autre la Piété. Le voici entre les deux, une main sur son cœur et l’autre sur un livre que la Piété lui tend. Il n’oublie pas le ciel ; il prie ; mais il est encore sur la terre ; il voit, il pense, il veut.
Il voit. Il voit sa vie et il la voit à l’heure où tout homme qui a le bonheur, redouté des faibles, de mourir conscient, commence à devenir vrai. Le médecin lui a dit qu’avant vingt-quatre heures il serait mort ou guéri. Il a compris. Il a appelé son curé, s’est confessé et a reçu le viatique. « Pardonnez-vous à vos ennemis ? lui a demandé le prêtre. — Je n’en ai jamais eu d’autres que ceux de l’État. » Oh ! l’étonnante réponse ! C’est sa vie d’homme d’État qui lui apparaît, c’est à la France qu’il pense et aux dangers qu’elle a courus. Il la voit avec ses montagnes et ses plaines, avec ses beaux fleuves harmonieusement dessinés, avec ses grandes villes et ses humbles villages, ses cathédrales et ses châteaux. Ne vient-il pas de la parcourir encore, des rives de la Méditerranée aux bords de la Seine ? Il la voit avec ses frontières ouvertes au nord et à l’est, ses frontières qu’il a prétendu pousser jusqu’aux limites naturelles. Il revoit, les Espagnols à Corbie, à trois journées de marche de Paris ; c’était en 1636 ; — et maintenant, en 1642, l’Artois et l’Alsace sont occupés par les Français, sans oublier le Roussillon. Se souvient-il qu’à l’heure où le Père Joseph, son confident et son conseiller, allait mourir, il est venu, lui, cardinal, murmurer à oreille : « Père Joseph, Père Joseph, Brisach est à nous ! » Et le religieux mourant, en quête du Paradis, a souri à cette victoire de la patrie terrestre.
Richelieu voit la plus grande France, celle qu’il a tant contribué à fonder, les pays du Levant, les Antilles, le Canada.
Il voit le royaume tel qu’il était, il y a dix-huit ans, lorsqu’il en avait reçu la garde, réduit à l’impuissance par ses divisions ; les protestants et les grands à l’état de rebelles ; la famille royale partagée, la mère contre le fils, le frère contre le frère. Maintenant, la paix religieuse est assurée et sans intolérance ; les factions sont réduites ; pourtant, hier encore, on conspirait ; il a fallu se montrer impitoyable. Cinq-Mars et de Thou ont été décapités, il n’y a pas trois mois. C’est là que sa conscience pourrait se troubler ; car à quelle limite s’arrêter ? Et sa conscience a répondu : « Je n’ai pas eu d’autres ennemis que ceux de l’État. J’ai aimé la France et j’ai rempli mon devoir de chef. Le Souverain Juge ne m’en fera pas grief. »
« J’étais homme d’État, oui, mais aussi et d’abord j’étais homme d’Église. » Tout à l’heure tandis qu’il recevait l’Extrême-Onction, un rite, réservé aux prêtres, lui rappelait de façon saisissante que ses mains sacerdotales avaient été jusqu’à l’éternité consacrées pour le service de Dieu. « M’en suis-je toujours souvenu lorsqu’une signature de ces mains pesait sur la destinée de millions d’hommes ? L’homme d’État n’a-t-il pas en moi, sinon tué, du moins par trop refoulé, l’homme d’Église ? »
La question, Messieurs, vaut la peine d’être posée. « Qu’y a-t-il sous cette robe ? » se demandait, il y a plus de quarante ans, l’illustre historien auquel j’ai fait allusion. D’un mot dédaigneux, il reléguait parmi les oripeaux du romantisme « le spectre vêtu de rouge qui passe au cinquième acte de Marion Delorme ». « Sous cette robe, ajoutait-il, il y a d’abord un prêtre, un vrai prêtre, un croyant. »
Appréciation d’une admirable justesse. Oui, d’abord un prêtre, un évêque, et de ceux qui travaillèrent le plus efficacement à la renaissance catholique de notre pays au lendemain des guerres de religion ; un collaborateur actif et sincère des Bérulle, des Condren, des Olier, des Vincent de Paul, les grands réformateurs du clergé.
Evêque de Luçon, il fut dans son diocèse l’émule des plus clairvoyants et des plus zélés parmi ses contemporains. Ses ordonnances embrassent toutes les règles de la perfection sacerdotale.
Ministre, sa sollicitude s’étend à toutes les églises du royaume. Lisez telle de ses conversations avec un prêtre de Saint-Sulpice : vous serez ému des scrupules de ce politique quand il s’agit du choix des évêques.
Protecteur des Ordres religieux, il soutient de toute sa puissance les grandes réformes bénédictines de Saint-Vanne et de Saint-Maur. Il aide les Dominicains ; il défend les Jésuites si passionnément attaqués.
Et sans doute, là comme partout, il veut de l’unité, de l’ordre, de la discipline, une certaine obéissance. On lui a reproché d’avoir cherché à tenir dans sa main vigoureuse toute l’Église de France, rêvant de primatie, de patriarcat.
Quelquefois, je l’accorde ; ce qui est sûr, pourtant, qu’à aucune époque et, sous aucun prétexte, il n’y eu, jamais en lui la moindre velléité schismatique. Un Jésuite se chargea d’en faire la démonstration péremptoire contre ses détracteurs. L’histoire lui donne raison.
Richelieu homme d’action était aussi un homme de doctrine. S’il a voulu que sur sa tombe figurât une statue symbolique de la doctrine, ah ! ce n’est pas de sa part hypocrisie posthume.
La doctrine, la saine doctrine catholique, philosophique, théologique, il la connaît, il la possède à fond. Il en écrit avec une étonnante compétence. Son Instruction du chrétien a été traduite dans toutes les langues de l’Europe, en arabe, en turc, et jusque dans les idiomes des peuples sauvages de l’Amérique du nord. Il a pris part à toutes les controverses de son temps et Dieu sait si elles furent nombreuses, subtiles et scabreuses.
Controverses proprement théologiques, agitées depuis un siècle, et qui allaient en remplir un autre, relatives au problème de la grâce et de la liberté humaine ; controverses semi-théologiques et semi-politiques sur l’origine du pouvoir, le droit divin des rois, l’indépendance de ceux-ci dans l’ordre temporel, leurs rapports avec le Pontife romain. Ah ! Messieurs, n’incriminons pas légèrement l’attitude de Richelieu en face de telles questions. Songez dans quelle atmosphère il se mouvait : les deux prédécesseurs de Louis XIII étaient morts assassinés par des fanatiques ; les thèses les plus extrêmes étaient en présence ; celle même du régicide trouvait encore des défenseurs ! Considérez la sagesse des directions que Richelieu sut donner aux maîtres de Sorbonne, dont il fut vingt ans le proviseur, et celle dont il fit preuve dans ses propres écrits, enfin sa•fermeté à l’égard de ceux dont les lourds in-folio ou les pamphlets ailés ne pouvaient que troubler l’Église et l’État. Vous devrez conclure que, s’il fut toujours un serviteur du Roi, il fut aussi le fils très fidèle de l’Église et du Pape. Son gallicanisme épiscopal ne ressembla pas à celui des légistes et des parlementaires.
Du lit où il attend l’instant de rendre ses comptes à Dieu, Richelieu peut regarder sans rougir l’image de la Doctrine qu’il a réclamée pour sa tombe.
Mais l’autre image, la Piété, celle qui le soutient ? Qu’offre-t-il donc à Dieu ? Son geste l’indique : il offre son propre cœur. Il a aimé l’Église et les âmes dont, grâce à lui, beaucoup sont venues à Dieu. En France, il a ranimé par des missions la foi des campagnes. Hors de France, partout où il a étendu notre empire, il a étendu celui de l’Évangile, ardent protecteur des missionnaires, religieux et religieuses, qu’il envoyait en Asie ou en Amérique.
Plusieurs d’entre vous, Messieurs, ainsi que moi-même, vous êtes allés au Canada ; vous avez visité la vieille cité française de Québec et pénétré dans cet Hôtel-Dieu que tiennent, depuis 1639, les Hospitalières-Augustines de Dieppe. Fondées par la duchesse d’Aiguillon, elles avaient reçu d’elle un portrait du cardinal son oncle. Portrait médiocre, je l’avoue, mais qui fixe impérieusement l’attention : la tête penchée, Richelieu prie avec une telle expression de ferveur qu’on le prendrait pour son mystique confrère, le cardinal de Bérulle.
Richelieu a prié et il a médité. Au moment de quitter ce monde, il demande avec instance que l’on publie son Traité de la perfection du chrétien, dont un bon juge a pu dire qu’il semble écrit de la main d’un moine.
Nul doute, il meurt en catholique croyant, en vrai prêtre, comme il meurt en bon Français.
Vraisemblablement lui est-il doux de penser, en cet instant suprême, qu’à la tradition française et chrétienne il a contribué à donner un merveilleux instrument de propagande : notre langue, élevée au rang de langue universelle.
C’est ici, Messieurs, que je rencontre l’Académie.
II
Je serai bref, il le faut. Au surplus, les Quarante ne viennent-ils pas d’écrire un livre collectif, où tout est rappelé de ce qui peut intéresser nos contemporains ([3]) ?
L’Académie française, tel est le nom que, d’accord avec Valentin Conrart, Richelieu a voulu qu’on lui donnât. N’est-ce point significatif ?
Que d’autres se plaisent à regarder une telle fondation comme le caprice d’un lettré vaniteux, plein d’illusions sur ses mérites d’écrivain et d’auteur dramatique.
Qu’on prétende que l’Académie fut surtout pour lui un instrument de règne, un moyen de capter l’opinion, ou tout au moins de détourner des discussions politiques, en les occupant de grammaire et de littérature, de beaux esprits frondeurs.
Un peu de tout cela peut-être, mais ce n’est pas le principal. Élevons-nous de quelques degrés.
Replaçons l’Académie dans l’ensemble de l’œuvre du grand ministre, de cette œuvre nationale qui, en 1635, est déjà singulièrement avancée, l’œuvre de la prépondérance française en Europe et de sa mission civilisatrice dans le monde.
L’unité du pays ! Mais l’unité politique et administrative n’est-elle pas chose éphémère, s’il n’existe une certaine unité d’esprit et de pensée ?
La pensée s’exprime par des mots. L’unité de pensée se fait par l’intermédiaire de la langue écrite et parlée. Ayons donc une politique de la langue, s’est dit Richelieu. Que le français recouvre tous les dialectes et tous les patois qui subsistent dans le royaume !
De fait, le grand homme d’État a une politique de la langue. Lui qui a touché à tout, a, de sa main, tracé plusieurs programmes d’éducation et d’instruction nationales. Quelle place y tient, sans qu’il oublie d’ailleurs les langues étrangères vivantes, auxquelles il a tenu plus que nul de son temps, l’enseignement du français !
Encore faut-il que ce français soit une langue correcte, purifiée de toutes scories, une langue parfaite, capable, à l’égal du latin, d’exprimer toutes les idées, les abstraites comme les concrètes.
Pour promouvoir un tel progrès, de quelle utilité ne serait pas un organe central ? L’abbé de Boisrobert, avec ses indiscrètes confidences sur ce qui se passait chez Conrart, a fait jaillir l’étincelle. L’Académie surgit dans le cerveau de Richelieu : il en décide l’existence.
Le Parlement prend peur et, dix-huit mois durant, refuse d’enregistrer les lettres patentes du Roi. Quand il s’y décide, l’Académie est par lui, si j’ose dire, « bouclée » dans sa mission littéraire et grammaticale : rédiger un Dictionnaire pour définir les termes, et juger les ouvrages que leurs auteurs lui soumettront. C’est tout ce qu’on lui permet.
En apparence, c’est peu, et cependant c’est assez. Là, tout est en germe.
L’Académie se met à l’œuvre ; elle pâlit sur le Dictionnaire, dont la première édition ne vit le jour qu’en 1694. Au cours de ces discussions, la langue se forme et prend des contours nets et arrêtés. Du même coup, l’esprit français se définit lui-même et se précise : il fixe ses qualités de mesure, d’exactitude, de sagesse, qui vont lui gagner la sympathie et la confiance des autres peuples.
La langue et l’esprit de la France, à la suite des victoires de Louis XIV, se propagent dans toute l’Europe.
Voilà la tradition française en marche.
Mais la tradition chrétienne ?
La littérature française est une littérature chrétienne. Chrétiens les plus grands penseurs, chrétiens les grands orateurs, chrétiens les plus grands poètes. L’Académie du XVIIe siècle compte beaucoup d’ecclésiastiques, et parmi eux quels génies, Bossuet, Fénelon, Fléchier, Massillon !
Suivant la pittoresque expression de M. Gabriel Hanotaux, la France, une fois de plus, « versera la Méditerranée dans les mers du Nord », la Méditerranée, c’est-à-dire la Rome classique et la Rome chrétienne.
On répète souvent que la pensée d’un homme lui survit. Mettons plutôt qu’elle vit après lui et produit de nouveaux fruits, obscurément, contenus dans le germe premier. Richelieu avait-il attendu de l’Académie une certaine action sociale, indépendante de celle qui résulte du jeu naturel des esprits et des mœurs ? Avait-il, dans je ne sais quel rêve, aperçu l’Académie de M. de Montyon, celle des prix de vertu, et, puis l’Académie de M. et Mme Cognacq-Jay, celle des prix de natalité ? Je n’oserais l’affirmer. Mais je suis certain que lui, si vraiment évêque et si vraiment français, si épris de l’expansion et de la bonne renommée la France, aurait applaudi à tout ce qui peut lui conserver l’estime du monde et relever la puissance de sa race, sans laquelle son action irait toujours diminuant.
III
Tout cependant évolue ici-bas. Un jour vint, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, où l’Académie, envahie par les idées nouvelles, contribua à les répandre. Elle renia pour un temps l’héritage spirituel et jusqu’à la personne de son fondateur.
La préface de la dernière édition de son Dictionnaire, préparée sous l’Ancien Régime et publiée seulement en 1798, au moment où l’Académie, détruite en 1793, renaissait, combien humblement ! sous le nom de seconde classe de l’Institut, — cette préface, dis-je, prétend établir que, plus que toutes les autres Académies, l’Académie française avait contribué à la Révolution. « Sans la République des Lettres, affirme l’abbé Grégoire, l’autre n’aurait jamais pu se fonder. » Quant à Richelieu, ose écrire l’auteur de la préface de 1798, en instituant l’Académie, « il n’avait songé qu’à faire des puristes, ce qui prouve qu’il ne savait pas plus ce que doit être un dictionnaire qu’il ne savait ce que c’est qu’une nation ».
Heureusement, Messieurs, il arrive aussi, selon la parole de Mgr Darboy, « que les fils relèvent ce que les pères ont renversé ».
L’Académie a revécu et renoué le fil de la tradition française, celle de Richelieu. Elle en donne aujourd’hui même une preuve incontestable et qui l’honore.
Au surplus, fût-ce aux heures les plus violentes de la Révolution, la tradition n’avait pas été complètement abandonnée. Les hommes de la Convention et du Directoire étaient des patriotes ; ils ont atteint les frontières que Richelieu avait souhaitées pour la France ; ils n’ont jamais abandonné le protectorat des chrétiens d’Orient.
C’est encore pour cette tradition qu’ont donné leur vie les héros de la dernière guerre. Ah ! quand, attendant la mort sur le champ de bataille, ils appelaient leur mère, c’était leur mère selon la chair qu’ils voyaient ; mais ils évoquaient aussi le village natal et le clocher qui le domine, leurs deux autres mères, la patrie et la religion.
Aujourd’hui, Messieurs, ces trois mères, famille, patrie, religion, toute la tradition, sont de nouveau menacées, et d’un assaut plus terrible que ceux de 1793 et de 1914.
Écoutons la voix qui s’élève de ce tombeau. Elle nous jette à tous, hommes d’Église et hommes d’État, membres de l’Académie, représentants du haut enseignement, simples citoyens, le suprême mot d’ordre, celui de saint Paul à son disciple : Depositum custodi, gardez le dépôt qui vous a été confié ! Et, pour y réussir, sachez, sinon à l’égal, du moins à l’image de Richelieu, penser, prier, vouloir, agir !
Le même jour, à 14 heures, s’est ouverte à la Galerie Mazarine de la Bibliothèque nationale, gracieusement mise à la disposition de l’Académie française par l’administrateur général de la Bibliothèque, M. Julien Cain, une Exposition évoquant les trois cents ans de l’Académie française.
L’Exposition, organisée par une Commission composée de MM. Louis Gillet, conservateur de l’abbaye de Chaalis ; Marcel Bouteron, conservateur de la Bibliothèque de l’Institut ; Raymond Escholier, conservateur du Petit Palais ; Jean-Louis Vaudoyer, conservateur du Musée Carnavalet ; Émile Dacier, conservateur à la Bibliothèque nationale ; Pierre d’Espezel, du Cabinet des Médailles ; Mlles Marguerite Charrageat et Solange Doumic, secrétaires, a été inaugurée par MM. Mario Roustan, ministre de l’Éducation nationale, et Georges Huisman, directeur des Beaux-Arts.
Grâce à la générosité des musées nationaux et des collectionneurs, à qui l’Académie adresse ses plus vifs remerciements, l’Exposition put grouper, avec les portraits de nombreux académiciens, ceux de personnages illustres qui ont été mêlés à l’histoire de l’Académie : protecteurs, souverains étrangers, grandes dames, etc. Elle y a joint des manuscrits, éditions originales, reliques et souvenirs, afin que de cette diversité se dégageât une image aussi complète que possible de la vie académique.
A cinq heures, M. le président de la République et Madame Albert Lebrun ont offert une réception dans les jardins de l’Élysée aux membres de l’Académie française et à leurs invités délégués par les Académies et Universités de France et de l’étranger, qui emportèrent le plus reconnaissant souvenir de l’accueil que leur réservait avec une si haute bonne grâce le chef de l’État.
______________________________________________
En souvenir de son Troisième Centenaire, l’Académie a fait frapper une médaille commémorative, œuvre du graveur Dammann, qui a été remise à tous les délégués.
Un timbre-poste à l’effigie de Richelieu a été dessiné et gravé par le graveur Ouvré. M. Georges Mandel, ministre des Postes, Téléphones et Télégraphes, a bien voulu le faire imprimer par les ateliers des timbres de son ministère.
Un tableau, groupant dans leur salle des séances tous les membres qui composaient l’Académie à la date de juin 1935, a été exécuté par le peintre Devambez, de l’Académie des Beaux-Arts.
Sous le titre de Trois cents ans de l’Académie française, un livre a été publié à la librairie Firmin Didot, imprimeur de l’Institut, œuvre collective à laquelle ont collaboré tous les membres de l’Académie en l’année 1935, chacun d’eux évoquant un chapitre spécial de l’histoire de l’Académie, hommage des académiciens d’aujourd’hui aux académiciens d’autrefois.