DEUXIÈME CONGRÈS DE LA
LANGUE FRANÇAISE AU CANADA
L’ESPRIT FRANÇAIS
DISCOURS
Prononcé à Québec, le 28 juin 1937
PAR
M. LOUIS BERTRAND
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
M. le Gouverneur,
Éminence, Messeigneurs,
M. Le Président, M. le Marie de Québec,
M. Le Consul de France,
Mesdames, Messieurs,
L’Académie française, très honorée de votre cordial appel, y a répondu avec joie, et, quand elle m’a fait l’honneur de me déléguer pour la représenter parmi vous, je puis dire qu’elle a satisfait un de mes plus anciens et plus chers désirs : le vieil Africain, le vieux colonial que je suis souhaitait depuis longtemps de connaître votre pays, une des premières terres colonisées par la France, sinon la toute première, l’aïeule des colonies françaises.
Je vous remercie de m’avoir donné cette joie, — la joie de constater de mes yeux que l’œuvre de nos communs ancêtres n’a pas été vaine, que le rameau transplanté ici par eux a fructifié merveilleusement, — et surtout la très grande joie de me sentir chez moi au milieu de vous, si loin de ma terre natale. Et, en vous remerciant, j’adresse mon salut à la grande nation qui vous abrite sous son drapeau. Comme vous le disait, il y a vingt-cinq ans, mon prédécesseur, le délégué de l’Académie française à votre premier Congrès, c’est en sachant vous laisser vous-mêmes que la nation hégémonique vous a conquis : « elle vous laisse arborer vos couleurs et elle y joint les siennes, pour unir ainsi vos deux fidélités ». Oui, vous avez su rester vous-mêmes. Et vous comprenez tous que c’est la vieille langue ancestrale, entretenant la communauté des idées et des sentiments, que c’est la langue française qui vous a permis de rester fidèles à la France.
Dans cette pensée, vous m’avez demandé de vous parler de « l’esprit français », convaincus que cet esprit est le gardien et comme le garant de la perpétuité de la langue. En réalité, il y a réciprocité de l’un à l’autre : si la langue maintient l’esprit français, à son tour l’esprit français assure la durée et l’intégrité de la langue. Définir cet esprit-là, notre esprit national, est une entreprise hardie et pleine de périls. Suivant des préférences intimes, des partis pris plus ou moins conscients, on risque de lui attribuer trop ou trop peu, d’en exagérer ou d’en restreindre démesurément les limites. Je ne me pique pas d’être plus exact, ou plus complet que mes devanciers. Je me bornerai à vous rappeler les quelques traits essentiels de l’esprit français, ces caractéristiques fondamentales sans lesquelles nous ne serions plus nous-mêmes. Nietzsche a dit quelque part que la meilleure façon d’être Allemands, c’est d’acquérir les qualités qui-manquent aux Allemands. Idée très plausible. Je trouve fort bien que les Français, eux aussi, s’évertuent à acquérir les qualités qui leur manquent, mais à condition que ces qualités acquises ne fassent pas tort aux qualités foncières, que celles-ci restent toujours les fonctions maîtresses de l’esprit national. J’ajoute que cet esprit-là, l’esprit de la France, ne se comprend pas sans l’âme française et qu’aux qualités intellectuelles, — les unes étant comme le support ou la condition des autres, — il faut joindre les qualités morales. Et c’est tout cela que nous appellerons le génie français.
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Vous savez qu’une foule de définitions en ont été tentées et que, parmi ces définitions, il y en a deux qui se détachent et qui se distinguent par leur caractère en quelque sorte antithétique : celle de Nisard et celle de Sainte-Beuve. L’un se place, pour ainsi dire, dans l’absolu, l’autre dans le relatif. Le premier considère l’esprit français dans ce qu’il est essentiellement, originairement, et il en déduit dogmatiquement ce qu’il doit être, en dehors des circonstances de temps et de milieu. Le second préfère le considérer dans son développement, dans son évolution, sans prétendre lui assigner des limites trop rigoureuses, ni promulguer ce qu’il doit être. C’est, d’une part, le fleuve pris à sa source, et, de l’autre, suivi dans son cours, dans toutes les sinuosités de son cours, avec le reflet des monuments ou des paysages qu’il côtoie, chemin faisant. Ces deux définitions peuvent parfaitement se concilier. Elles se complètent mutuellement. Je ne puis que me rallier à ces deux excellentes méthodes, en tenant compte des enrichissements, ou des développements nouveaux de l’esprit français.
Ce qui frappe tout d’abord un Nisard dans notre littérature, depuis ses origines, et, d’une façon générale, dans notre mentalité, c’en est le caractère pratique, pragmatique, comme disent volontiers vos voisins d’Amérique. Il oppose ce pragmatisme à la virtuosité verbale, éristique ou théorique des anciens, des Grecs surtout, qui parlaient volontiers, qui discutaient ou théorisaient, pour le seul plaisir de parler, de discuter ou de théoriser. Il est certain que notre littérature et notre philosophie depuis leurs balbutiements, depuis les fabliaux et les moralités, depuis Montaigne et Pascal, accuse une tendance à la pratique. C’est surtout une littérature de moralistes, et ce caractère est toujours marqué même chez nos romanciers d’aujourd’hui les plus étrangers à toute intention moralisante : leurs romans sont avant tout des études de mœurs, qui comportent, consciemment ou non, une conclusion pratique. Et pourtant, il ne faudrait pas exagérer cette tendance. Nous aussi, comme les anciens Grecs, nous avons eu des prosateurs et des poètes, des philosophes, des savants et des érudits, qui n’ont écrit, chanté, spéculé ou cherché, que pour le plaisir du chant, du beau langage, ou de la découverte. La théorie de l’art pour l’art n’a pas été seulement pratiquée chez nous par les romantiques ou les parnassiens : pour ne pas remonter plus haut, elle l’a été par un Ronsard qui n’écrivait, comme il disait, que pour l’amour du laurier, voire même par un Malherbe qui déclarait qu’un lion poète a le même genre de mérité qu’un bon joueur de quilles, c’est-à-dire que ce mérite consiste uniquement en la difficulté vaincue. Et, si nous avons un Pascal tout entier tourné vers la pratique, nous avons un Descartes qui est presque exclusivement un théoricien, et un théoricien souvent fort aventureux. Enfin ne sommes-nous pas, depuis toujours, le pays des inventeurs qui se contentent de la beauté, de l’ingéniosité, ou de la génialité de leurs inventions et qui laissent aux étrangers le soin de les adapter à la pratique et de les exploiter ?
Il n’en est pas moins vrai que c’est, en somme, Nisard qui a raison et que la tendance dominante de notre littérature, comme de notre mentalité, est bien la pratique. Nous aimons que les lettres, la philosophie et la science soient des maîtresses de vie. Nous aimons savoir pour mieux agir, pour voir plus clair sur notre route. Et pourtant nous aimons aussi les idées pour elles-mêmes, la dispute, la discussion pour elles-mêmes : on nous dit, non sans ironie, que nous sommes un peuple de logiciens. La vérité, c’est que nous avons le culte désintéressé des idées. Non seulement, par l’intermédiaire des idées, nous voulons voir clair autour de nous, mais, à l’époque où le scientisme était en grand honneur, certains d’entre nous affectaient de ne considérer la science que comme un moyen de « se rendre compte », ainsi qu’ils disaient, et ils nourrissaient l’espoir que, dans un avenir indéfini, ce qu’ils appelaient « la grande énigme » serait enfin résolue. A travers les erreurs, les faillites, les retours perpétuels à la barbarie et à l’ignorance, une conscience totale de l’univers s’élaborerait et s’incarnerait en une sorte de Dieu-Homme vous reconnaissez là les fantaisies et le dilettantisme idéologiques d’un Renan.
Ce dilettantisme peut avoir ses répercussions dans la pratique, mais il ne vise nullement à fournir une règle de vie. De même un roman comme Madame Bovary ou Eugénie Grandet ne trahit de la part de son auteur aucune préoccupation moralisante, aucune ambition d’être une règle de vie. Flaubert allait même jusqu’à dire de l’écrivain et de l’artiste : « Vivre n’est point notre affaire. » Et pourtant une leçon morale, une leçon pratique se dégage de son œuvre si strictement objective. Sans doute, on peut en dire autant de toutes les grandes œuvres des littératures étrangères pli ont voulu être une peinture exacte des mœurs. Seulement, ces œuvres-là sont moins nombreuses, moins parfaites que chez nous. Et ainsi on peut soutenir que nos écrivains, même lorsqu’ils ne se préoccupent point de morale, sont encore des moralistes par la seule vérité de leurs peintures et par la seule efficacité de l’exemple. A plus forte raison, quand ils y tâchent, comme la plupart de nos grands écrivains classiques : un Montaigne, un Pascal, un Bossuet, un Fénelon.
Le souci de la pratique est donc bien un des caractères essentiels de l’esprit français. Nous voulons que l’œuvre d’art ou de pensée ne soit pas seulement un jeu intellectuel, un caprice de l’imagination ou de la sensibilité, mais qu’elle dise quelque chose et qu’elle serve à quelque chose.
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Notre pragmatisme s’explique par notre souci du vrai et du réel. C’est parce que nous nous piquons de voir les choses telles qu’elles sont, que nous croyons pouvoir en déduire de sûrs préceptes de conduite... Voir les choses telles qu’elles sont, il faut avouer que ce n’est pas facile Quoi qu’il en soit, la démarche instinctive et primordiale de l’esprit français est de saisir dans les choses le substantiel et le permanent. Nous préférons le stable au mouvant, le durable à l’éphémère. Nous cherchons en tout la perfection. Or, ce qui est parfait ne peut changer. Tout ce qui est changement dans le parfait est une déchéance ou une diminution. Et c’est ainsi que nous donnons moins d’attention au contingent, je veux dire à la multitude infinie et contradictoire des faits, qu’aux lois qui dominent ou qui conditionnent ces faits, et moins d’attention aux manifestations changeantes de la vie et à l’évolution sous toutes ses formes, qu’à ce, qu’il y a de fixe et de perdurable dans les principes éternels de la pratique et dans les lois de l’esprit humain. Nous sommes aussi éloignés du positivisme anglais, qui tient compte uniquement des faits, que de la conception allemande du devenir, sans but et sans terme, qui finit par supprimer la notion des valeurs et les critères de la vérité, en mettant toutes choses sur le même plan, sous prétexte que « c’est de la vie ». Nous avons eu, nous aussi, la superstition de la Vie, de la Vie avec une majuscule, — et j’en sais quelque chose, hélas I Mais une vue plus profonde et plus juste de la réalité et l’expérience de la vie elle-même nous conduisent tôt ou tard à nous défier d’elle. Le torrent de la vie ; c’est le torrent de la Chute, qui ne peut que creuser l’abîme sous nos pieds. C’est la dissension, c’est la lutte et la guerre, c’est la dispersion et la perte dans le multiple et le changeant. L’élan rédempteur, la Rédemption qui s’exerce en sens contraire de la Chute, c’est le retour à l’Un et à l’Éternel. C’est l’harmonie et c’est l’amour, c’est la paix, le repos final et absolu...
Je ne crains pas d’exagérer cette tendance de l’esprit français vers le substantiel et le permanent. A l’heure actuelle, où les vérités perdurables, dont a vécu jusqu’ici l’humanité, subissent une éclipse angoissante, cette tendance sera peut-être, pour nous et pour les hommes de bonne volonté ; le salut.
Sans doute, on peut nous reprocher de sacrifier trop, dans cette recherche du substantiel et du permanent, à notre besoin de simplification et de clarté. Cela est bien possible. Mais le fait est que nous avons un goût très vif de la clarté, et qu’elle est en quelque sorte nécessaire à notre hygiène mentale. La clarté est par excellence la vertu intellectuelle française. Et pourtant, nous aussi, nous avons eu nos obscuristes à toutes les époques de notre littérature, depuis un Maurice Scève et un Rabelais lui-même, jusqu’aux Mallarmé et jusqu’aux Rimbaud de notre école symboliste, pour ne parler que des morts.
N’hésitons point à le dire : l’obscurité est une infirmité mentale. Il y a des esprits qui n’arriveront jamais à voir clair dans leurs propres idées, qui ne trouveront jamais les mots ni les phrases idoines à les exprimer, et qui trahiront perpétuellement la fonction essentielle du langage, qui est de mettre en commun les idées, de sorte que le langage est le premier des liens sociaux et que la langue la plus claire est aussi la langue la plus sociable du monde. Ces esprits-là finissent par tourner cette infirmité congénitale en originalité. Ils la cultivent astucieusement, ils raffinent daris le charabia, sachant parfaitement que l’incompréhensible inspire le plus grand respect aux philistins et que le galimatias prétentieux est toujours sûr d’être acclamé par les snobs. Je me rappelle toujours un de mes vieux confrères sortant de l’audition d’un poème hermétique et abracadabrant et s’exclamant, en toute candeur et en levant les bras au ciel : « Je n’y comprends rien. Mais il faut avouer que c’est génial !... »
Les mêmes obscuristes nous parlent de a poésie pure » — qui est la leur, bien entendu, — comme s’il y avait de la poésie impure. Pour ma part, je ne connais que la poésie tout court. Et je constate que, si ces messieurs ont raison, les Hugo, les Lamartine, les Baudelaire même, comparés à eux, ne sont plus que des gribouilleurs. Si Baudelaire est un grand poète, je ne vois pas la possibilité de ranger sous le même vocable tel obscuriste d’aujourd’hui démesurément gonflé par le snobisme et par la réclame mercantile ou sectaire. Certains s’efforcent d’imposer je ne sais quel moyen d’expression intermédiaire entre la musique et le langage écrit ou parlé. Mais ils se servent de mots et non de sons, et les mots veulent dire quelque chose, étant faits pour cela. Les mots les obligent donc à dire quelque chose, faire passer ce quelque chose par la filière logique, et, comme ce qu’ils prétendent exprimer échappe à l’emprise verbale et répugne à la filière logique, leur prétention produit une cacophonie mentale intolérable.
Je sais bien qu’il y a des idées et des sentiments difficiles à exprimer. C’est l’épreuve du bon écrivain et surtout du grand écrivain que d’y réussir. Du moment que vous vous servez du mot, instrument logique et lien social, vous êtes forcé de vous faire comprendre, ou vous tombez dans un gâchis verbal qui n’est ni de la musique ni de la poésie et qu’après un moment d’illusion, vous ne comprenez plus vous-même. Il faut arriver à traduire en langage clair les idées les plus subtiles et les sentiments les plus insaisissables, ou, si l’on désespère d’y parvenir, s’arrêter franchement devant l’ineffable. Je ne connais pas d’écrivain plus clair que sainte Thérèse. Et pourtant elle ne s’est guère occupée traduire des états mystiques qu’elle a été seule ou presque seule à éprouver, et dont, nous profanes, nous n’avons aucune idée. Elle réussit souvent à nous les suggérer. Mais, quand cela dépasse ses moyens d’expression, elle l’avoue en toute humilité. Barrès a intitulé un de ses livres : le Mystère en pleine lumière, c’est-à-dire que, jusqu’à la dernière limite, il a essayé d’environner l’incompréhensible d’une zone lumineuse. Il nous laisse en pleine clarté sur la frontière impénétrable des ténèbres.
Cette clarté de notre esprit se reflète dans notre langue, qui, pourtant, n’a pas toujours été claire, mais qui l’est devenue grâce à un travail persévérant, en ce sens. Montaigne lui-même n’est pas toujours clair, ni Descartes, ni, en général, les écrivains de la première moitié du XVIIe siècle. Ce n’est guère qu’avec Pascal que notre prose s’allège et s’illumine. A partir de ce moment, le français est promu à la dignité de langue universelle. Comparées à lui, la plupart des langues étrangères sont comme un voile opaque sur la pensée. Seule, la pratique de la nôtre peut atténuer en elles ce grand défaut. Quand je lis un auteur allemand, voire même un italien ou un espagnol, je reconnais tout de suite s’il a reçu une éducation française. En ce cas, sa phrase se débarrasse de ses incidentes, devient plus concise, plus rapide, plus claire surtout. Goethe et Nietzsche nous fourniraient un bel exemple de cette clarification par l’influence de l’esprit français.
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Ce besoin de clarté commande la propriété et la précision des mots, en même temps que la liaison des idées et la composition des parties.
Tout a été dit sur la propriété et la précision de notre langue, qui, en raison de ces qualités, est devenue la langue des contrats et de la diplomatie. Peut-être faut-il insister davantage sur cette tendance congénitale de notre esprit qui nous porte à mettre de l’ordre et de l’harmonie dans nos idées, en d’autres termes, à composer. La composition est une qualité éminemment française. En général, nos livres sont bien composés. Évidemment, cette tendance peut être facilement critiquable et cette qualité se tourner en défaut. Il y a une Composition factice, et il y a un ordre qui ne recouvre que le vide. Mais, loyalement appliquée, la composition n’est qu’un effort pour accorder, sur un point donné, tous les éléments de notre connaissance et, par conséquent, pour augmenter, avec nos clartés, la somme de nos certitudes. La composition nous sort du maquis et de la ténèbre des contradictions et elle fait de nos connaissances un système bien lié. Cela suppose, avec de l’expérience et du jugement, une réelle vigueur d’esprit, une application et un labeur, dont beaucoup ne sont point capables.
Il existe, chez nous-mêmes, des esprits distingués ou originaux, qui ne sauront ou ne voudront jamais composer, qui se bornent à de brèves et rapides intuitions condensées dans une formule, ou dans une simple phrase, souvent sibyllines. Leurs pensées sont des scintillations qu’on a pu comparer à des éclairs dans la nuit. Il leur arrive souvent de toucher juste. Mais cette brève illumination de tout un aspect de l’inconnu, pour nous rejeter ensuite dans les ténèbres, nous laisse une impression décevante. Et cette affirmation sommaire nous laisse plus perplexes devant le pullulement des contradictions. D’autre part, les systématiques, qui se piquent de tout accorder et de tout éclairer, risquent fort de mutiler le réel sous prétexte de le rendre explicable et d’en réduire presque absolument les régions d’ombre. Il n’en est pas moins vrai que leur effort, même en partie manqué, dénote plus de vigueur et d’étendue d’esprit, et qu’il est plus utile que le dilettantisme des intuitifs. Quoi qu’il en soit, cet effort de composition et de liaison, pour plus de clarté, de vérité, d’utilité, est une des caractéristiques essentielles de notre esprit national, et personne n’y a réussi jusqu’ici comme nos écrivains et nos penseurs.
Ce don d’exposer les idées s’accompagne enfin chez nous d’un sens inné de la mesure, lequel ne se rencontre pas toujours chez nos voisins. D’ordinaire, nous n’aimons pas l’outrance ni la violence, parce qu’elles nous paraissent à côté de la vérité. Cela n’empêche pas que nous ayons nos outranciers, même chez nos classiques. Nos romantiques ont fait de l’outrance la marque même du grand écrivain. Flaubert, dans sa jeunesse, allait jusqu’à soutenir que, le génie, c’est l’exagération. Et les étrangers ont pu nous reprocher d’avoir peur de la force, de la libre expansion du sentiment et de l’imagination. D’autre part, les classiques de chez nous considèrent ces mouvements désordonnés de l’esprit comme tout ce qu’il y a de plus contraire à l’art, et ces effusions imaginatives ou sentimentales comme de vaines fioritures ou de creuses déclamations. Il est certain qu’on peut être fort avec mesure et que même la contrainte augmente la force. L’outrance et la démesure sont des accrocs donnés au réel. L’essentiel est d’être vrai et probe. Et, s’il en est ainsi, le vieux débat entre classiques et romantiques pourrait s’apaiser et se régler d’un commun accord sur ces deux principes de vérité et de probité. Pour ma part, je me rallie entièrement à l’heureuse définition que mon illustre prédécesseur à l’Académie, Maurice Barrès, donnait du classicisme, à quoi il finissait par ramener le romantisme lui-même dans ce qu’il a de plus sain : « Devenir classiques, messieurs, » disait Barrès devant la tombe de Jean Moréas, « c’est décidément détester toute surcharge, c’est atteindre à une délicatesse d’âme qui, rejetant les mensonges, si aimables qu’ils soient, ne peut goûter que le vrai. C’est, en un mot, devenir plus honnête. »
J’ajouterai que c’est aussi devenir plus français, parce que ce souci de ne fausser ni la vérité ni les sentiments par l’exagération, rejoint ce souci de la mesure qui est peut-être la qualité française par excellence.
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Comme je vous le rappelais en commençant, ces qualités d’esprit tiennent profondément à des qualités d’âme. Il est impossible de séparer les unes des autres. Et, dussé-je encourir le reproche de nous louer nous-mêmes indiscrètement, il faut bien que j’insiste sur ce qu’il y a de meilleur en nous, sur ce qui explique nos supériorités intellectuelles et notre œuvre civilisatrice. L’étranger insiste trop souvent sur nos défauts pour que je manque cette occasion de leur opposer les avantages ou les vertus qui les rachètent.
La clarté réclamée par notre raison n’est que le reflet de la clarté de nos âmes. Victor Hugo, dans un de ses plus beaux poèmes, disait du vieillard Booz :
Il n’avait pas de fange en l’eau de son moulin.
Il n’avait pas d’enfer dans le feu de sa forge...
Nous autres, nous n’avons pas de ténèbres dans nos âmes : il y fait clair comme dans notre pensée. Le nom même de notre nation est devenu synonyme de franchise. Nous avons horreur de la ruse, du mensonge, de la perfidie. Nous croyons à la parole donnée. En un monde qui retourne à toutes les traîtrises, à toutes les violences et à toutes les cruautés de la barbarie, nous entendons respecter la foi des traités. Nous sommes les Francs, c’est-à-dire des hommes de vérité, de sincérité, de fidélité. Et nous sommes aussi des hommes de liberté. A travers les pires tyrannies, le Français a toujours été un homme libre. Il le restera, malgré les doctrines rétrogrades et antihumaines qui le menacent, comme elles menacent le monde entier, ces doctrines d’asservissement et d’abrutissement qui ont pour idéal la termitière et qui offrent à l’humanité le modèle et l’exemple des sociétés animales. Cela est peut-être bon pour des peuples à demi barbares, dégradés par des siècles de servitude. Mais que l’on ose proposer cela’ aux vieux civilisés que nous sommes et que des êtres, doués de raison aient l’air de prendre cela en considération, voilà qui passe l’entendement !
Non ! Nous sommes des hommes libres. Et c’est pourquoi nous mettons la raison au-dessus de tout, nous lui donnons la primauté sur les puissances troubles du sentiment et sur le dynamisme brutal de la volonté. Nous ne nous abandonnons point’ aveuglément aux suggestions de l’orgueil de race et du fanatisme impérialiste. La raison nous protège contre tous ces excès, elle projette la lumière sur la dangereuse animalité que nous portons en nous. Elle-nous empêche de retomber à la sauvagerie originelle. La raison est libératrice. Par les idées, elle nous libère un peu de l’inconnu et des hostilités qui nous entourent et qui nous écrasent. Et c’est pourquoi nous aimons tant les idées. Et c’est encore parce que nous sommes des hommes libres que nous défendons énergiquement la propriété, — je veux dire le juste droit de posséder, — contre les théories dissolvantes. Comme l’écrivait déjà Chateaubriand : « Sans la propriété, nul n’est affranchi. » C’est la sagesse des nations.
Je suis persuadé que nous avons raison. Sans la liberté individuelle et sans la propriété qui en est le corollaire, sans la liberté de conscience et d’opinion, nous retombons aux degrés les plus inférieurs des civilisations. Il n’y a plus de nations conscientes d’elles-mêmes, il n’y a plus que des troupeaux humains courbés sous des tyrans pires que les grands despotes dévastateurs des temps anciens.
On est un peu honteux d’être obligé de rappeler ces vérités élémentaires à un monde qui semble se précipiter de gaieté de cœur à la servitude et à l’abjection. S’il y a un antidote contre cette maladie universelle, c’est bien le vieux libéralisme, la vieille Raison française, à laquelle, hélas ! tant de Français sont infidèles. Et pourtant s’il y a un peuple qui semble désigné pour opérer cette cure d’une humanité en démence et en décomposition, c’est encore et toujours le nôtre.
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A cela, on objecte notre scepticisme.
Il est certain que le scepticisme est une des formes de l’esprit français. Et je reconnais que le scepticisme sans mesure et sans limites est un grave défaut. Et je reconnais aussi que ce défaut-là est très répandu chez nous. Mais le scepticisme peut n’être qu’une précaution contre les excès de la raison même. C’est le doute méthodique de Descartes, qui se confond avec l’esprit critique, qui non seulement nous permet de passer au crible nos idées, mais qui nous maintient en défiance à l’égard de l’esprit de système et des nouveautés aventureuses. Même chez les sceptiques d’espèce vulgaire, sceptiques par nonchalance ou par tempérament, ces dispositions s’allient très bien avec une foi irraisonnée dans les plus extravagantes utopies humanitaires et avec une sentimentalité naïve. Malgré sa « blague » et malgré sa gouaille légendaire, le Parisien, pris à tous les étages sociaux, est un sentimental, — et d’une sentimentalité qui va souvent jusqu’à la niaiserie. Mais je ne veux considérer notre scepticisme que sous ses espèces de doute rationnel, de méthode circonspecte et réfléchie. Et, à cet égard, il me paraît une chose excellente. Il rejoint ce sentiment de la mesure qui, nous l’avons noté, est une des caractéristiques de l’esprit français.
Toutes ces qualités réunies contribuent à donner à l’âme française, comme à la littérature qui l’exprime, un caractère de sociabilité. Grâce précisément à ce sens de la mesure qui lui fait respecter l’opinion et les susceptibilités d’autrui, qui la met en garde contre les affirmations tranchantes ou agressives, et aussi par cette préoccupation de la pratique et de l’utilité, par ce souci de n’offrir aux autres que des valeurs valables pour tous, et enfin par cette tendance à l’universel, nous sommes arrivés à donner de nous-mêmes une image idéale, mais une image idéale où l’humanité tout entière se reconnaît dans ce qu’elle a de meilleur : amour, charité du genre humain, esprit de concorde et de paix, humanisme et humanité, effort pour développer dans l’homme les qualités qui l’élèvent au-dessus de l’animalité et qui le conduisent à la perfection de son type et jusqu’à l’état héroïque, respect enfin de la conscience et de la dignité humaines, de la liberté humaine, du droit à la solitude, dé tout ce qui donne un peu de prix à la vie et de tout ce que voudraient nier et détruire aujourd’hui des doctrines de régression qui sont la honte de notre temps. Et parmi ces doctrines avilissantes, il sied de stigmatiser au premier rang celle de la lutte de classes, cette idée anthropophage qui n’a pu être inventée et propagée que par des ennemis de l’humanité.
C’est cette culture si profondément humaine qui justifie, avec le rayonnement de notre langue, la diffusion de notre civilisation. Au XVIIIe siècle, notre langue était tellement en usage dans les milieux cultivés de l’Europe qu’on a pu la croire appelée à devenir la langue universelle : illusion qui flattait peut-être notre amour-propre national, mais que dément l’expérience. Toutes les langues, quelles qu’elles soient, sont trop profondément marquées à l’empreinte d’un peuple pour satisfaire les besoins de tous. Seul un vague esperanto dépourvu de tout caractère intellectuel et littéraire pourrait répondre, à la rigueur, à toutes les exigences utilitaires de la pratique. Mais cette condition privilégiée du français, à une époque où la culture européenne fut la plus raffinée, cette faveur générale prouve qu’en ce temps-là les civilisés savaient distinguer, entre des langues d’une clarté et d’une précision à peu près égales, comme, le français, l’italien et l’espagnol, celle qui dénotait la culture la plus délicate.
Et c’est encore cette culture si profondément humaine qui rend notre domination acceptable là où nous avons planté notre drapeau. Nous l’avons planté un peu partout, sans pouvoir, hélas ! l’y maintenir toujours. Mais, aujourd’hui plus que jamais, si notre vieille métropole occupe une place restreinte sur la carte du monde, elle y a singulièrement étendu son empire, qui embrasse les deux hémisphères. C’est une chose que l’on oublie un peu trop, même en France : notre pays est doué d’une puissance d’expansion, non seulement intellectuelle, mais aussi matérielle, dont on ne se doute pas assez. Au moment où je vous parle, on parle français sur tous les points du globe : dans cette Afrique, si longtemps impénétrable, dont nous possédons à présent le tiers, — le tiers d’un continent, — et dont la conquête fut une épopée admirable ; en Asie, où nous faillîmes être les maîtres de l’Inde et où nous sommes encore en bonne place ; en Océanie même, et enfin dans cette grande Amérique où votre actuelle manifestation prouve, de la façon la plus touchante et la plus magnifique, que le français n’est pas près d’abdiquer.
Cela, nous le devons à nos soldats, à nos explorateurs, à nos missionnaires : vous en savez quelque chose. Ces soldats, ces explorateurs et ces missionnaires ont été de grands colonisateurs. Nous sommes peut-être la nation la plus colonisatrice du monde, parce que nous donnons la colonisation son sens complet. Nous ne nous bornons pas à mettre en valeur les richesses d’un pays, à l’exploiter, à y entretenir une armée d’occupation et un réseau administratif de fonctionnaires. Nous nous avisons aussi que nos sujets ont des âmes. Nous entendons cultiver les âmes pour les rapprocher de nous. Nous respectons la langue comme la religion de nos sujets, et, loin de poursuivre une assimilation incomplète et impossible, nous les convions à évoluer dans leur propre civilisation. Cette douceur de notre domination nous vaut d’être tolérés de ceux qui la subissent, et quelquefois aimés. J’ai parcouru bien des colonies, françaises et étrangères, sans parler de celles où j’ai vécu. Je puis dire que, de tous les peuples colonisateurs, c’est le Français qui excite le moins de haine de la part de ses sujets.
Le plus beau type de Français colonial, le plus complet, le plus élevé, je dirai même le plus héroïque, je le verrais en l’admirable « Africain » que fut le Père Charles de Foucault, ce véritable Père du Désert, ce solitaire du Sahara, dont l’Église va faire un saint. Quelle plus belle carrière, en effet, que celle de cet homme, qui fut d’abord un soldat, un officier de cavalerie, puis un explorateur traversant au péril de sa vie des régions farouchement fermées à l’Européen, étudiant les langues indigènes, rectifiant les données géographiques, préparant ainsi la pénétration de nos armes, et terminant cette existence périlleuse sous la robe de bure de l’ascète et du missionnaire ; cet apôtre qui, connaissant la susceptibilité ombrageuse et réfractaire du Musulman, ne voulait pas d’une propagande directe, qui eût risqué de tout compromettre, mais qui, employait une propagande discrète, respectueuse des coutumes et des âmes, véritable propagande à la française, pleine de tact et de mesure, se bornant à prêcher d’exemple, à donner, au milieu des tribus barbares, le spectacle de toutes les vertus chrétiennes, à être enfin, selon sa propre parole, le Porteur du Christ au cœur du continent noir, comme si, à travers les sables sahariens, la Divine Présence devait pénétrer l’Afrique tout entière.
Et vous savez sans doute comment cela finit : Charles de Foucauld mourut assassiné par un de ces Nomades du désert, dont il soignait les maladies et à qui il s’efforçait d’apprendre le respect de la vie humaine...
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Ces considérations nous amènent à des conclusions qui s’imposent et que vous attendez sans doute : c’est que l’âme, et l’esprit français n’ont pris ce haut caractère d’humanité que parce qu’ils sont tout pénétrés de christianisme.
Depuis Chateaubriand, on a assez montré combien la pensée chrétienne avait ajouté à celle des Anciens, combien elle avait enrichi, transformé et attendri L’âme païenne. La France, en particulier, lui a dû sa maîtrise dans le domaine psychologique, la révélation de tout un monde intérieur insoupçonné des Hellènes comme des Latins, la finesse de son introspection, son goût pour les problèmes de la conscience, pour la description des mœurs, sa tendance à la pratique et enfin les plus belles qualités de son âme et de son caractère. Il est superflu d’insister sur la part énorme que représente dans la littérature française l’apologétique et la morale chrétienne, depuis un Bossuet, un Nicole et un Pascal jusqu’à un Lacordaire et un Paul Bourget.
La France est si profondément chrétienne que, même les incroyants de chez nous, les négateurs du Christ, parlent encore son langage, lorsqu’ils invoquent les grands principes de justice et de fraternité. Et je sais trop qu’ici, dans ce Canada français, en dépit de tous les mauvais exemples et de tous les abandons de la Métropole, on continue à voir dans la langue et dans la pensée françaises la meilleure sauvegarde du catholicisme chrétien, comme si notre langue et le catholicisme étaient indissolubles.
Évidemment, notre foi est menacée. Mais quand ne l’a-t-elle pas été ? Ni les hérésies ni les persécutions ne sont d’hier. Nous avons triomphé de tout, et c’est ce qui, avec la Promesse divine, nous donne confiance. Au lendemain des excès et des crimes révolutionnaires, un de nos encyclopédistes, un de ceux qui étaient, en somme, responsables de la catastrophe, écrivait, terrorisé par ce réveil de la férocité humaine : « La cause de l’humanité est désespérée ! » Nous autres chrétiens, nous ne dirons jamais cela. Malgré les pires abjections, malgré les plus épouvantables retours à la barbarie, nous nous raidirons contre l’épreuve. Tant qu’il y aura des chrétiens, la cause de l’humanité ne sera pas désespérée.
Et pourtant les, horreurs que nous avons actuellement sous les yeux sont affreusement démoralisantes : ce qui se passe en Espagne et ailleurs est, en même temps qu’un scandale pour la conscience, comme le signe avant-coureur de la fin d’un monde. Tout ne va-t-il pas être remis en question ? Cette civilisation, dont nous sommes si fiers, qui nous a tant coûté, qui est si difficile à maintenir contre l’indestructible barbarie, ne va-t-elle pas s’écrouler ?... Pour ne pas perdre cœur, disons-nous que le monde en a vu bien d’autres. Rappelons-nous l’empire romain au temps des persécutions antichrétiennes et des grandes invasions. La barbarie débordée menaçait de tout recouvrir et l’Église naissante semblait à la veille de sa fin. Et pourtant, au milieu de toutes ces menaces et de toutes ces ruines, y avait un petit troupeau qui gardait l’espoir invincible...
II y a quelques années, à Carthage, à l’occasion de solennelles assises eucharistiques, je rappelais ces idées consolantes. Je lisais, aux lieux mêmes où il fut martyrisé, une lettre de saint Cyprien à quelques-unes de ses ouailles condamnées aux mines. Vous savez qu’en ce temps-là, le labeur des mines équivalait à une mort lente et à un supplice de tous les instants. A ces malheureux, enfermés dans les ténèbres de la mine et qui allaient y mourir, voici ce que disait leur évêque, Cyprien de Carthage, dans une langue peut-être un peu trop fleurie de comparaisons trop ingénieuses, une langue de décadence, mais soulevée par une telle foi, par un héroïsme si joyeux !... Laissez-moi relire avec vous ce beau chant d’espoir...
« Sans doute », disait l’évêque Cyprien à ces mineurs du Christ, « sans doute, le soleil qui se lève illumine l’Orient, la lune errante inonde le ciel de ses clartés. Mais Celui qui a fait ces deux astres vous est, dans vos cachots, une plus grande lumière. La splendeur du Christ, qui se lève dans vos cœurs et dans vos esprits, chasse les ténèbres de votre géhenne. Ce lieu de noirceur et de mort pour les autres est, pour vous, tout radieux de blancheur et d’éternité. Que vous dirai-je de plus ? La marche des saisons est la même pour vous que pour ceux qui voient le jour. L’hiver est venu pendant que vous étiez enfermés sous la terre. Mais l’hiver de la persécution a bien valu pour vous les mois de froidure qui sévissaient là-haut. Après l’hiver, va s’avancer le printemps tout parfumé de ses roses, tout éblouissant sous la couronne de ses fleurs. Mais les délices paradisiaques, déjà présentes pour vos yeux, vous’ ont environnés de roses et de fleurs, et les guirlandes célestes ont ceint votre tête. Voici bientôt l’été. Voici venir les moissons fécondes, voici le blé qui regorge sur l’aire. Mais vous, qui avez semé pour la gloire, vous récolterez des gerbes glorieuses. Vous aurez aussi votre automne, et, par la grâce spirituelle, vous en accomplirez tous les travaux. Là-haut, on apporte les paniers de la vendange, on foule les raisins dans les cuves. Mais vous, pampres gonflés de sève dans la vigne de Dieu, belles grappes aux raisins déjà mûrs, vous êtes foulés par la haine et la persécution du siècle. La mine est votre pressoir. Au lieu de vin, c’est votre sang que vous répandez. Intrépides et forts dans les tortures, vous buvez d’un cœur joyeux la coupe de votre martyre... »
J’ai écrit quelque part : « Le martyre n’est pas de l’archéologie. » Il est de tous les temps. Il faut y être toujours prêts, — prêts à rendre témoignage pour la justice et pour la vérité.
Je sais à qui je parle. Je sais que vous êtes pénétrés de ces sentiments. Devant le spectacle accablant de l’infamie humaine, devant l’atrocité de l’homme et de la nature, vous entendez toujours la grande leçon de la Croix : « Ce monde abominable n’est possible, cette vie de douleur et de luttes n’est supportable qu’à la condition d’être niés par un autre monde et par une autre vie. » Tel est l’éternel langage de la Croix. Ce paradoxe est l’éternelle vérité.
La France est restée jusqu’ici une des grandes dépositaires de cette idée salvatrice, et nul peuple, plus que vous, n’y est resté fidèle. Tant qu’il y aura des hommes comme vous, la cause de l’humanité, — pour reprendre le mot du philosophe, — ne sera pas désespérée. J’ai souvent répété que la France serait sauvée par ses colonies, restées plus saines, plus énergiques que la métropole. Et j’entends ce salut dans tous ses sens, — salut matériel, salut moral. Puisse votre exemple nous être salutaire ! Mais, quoi qu’il arrive, soyez sûrs que l’esprit et l’âme de notre race ne peuvent pas périr, que la France reste au-dessus de tout : elle est trop nécessaire à l’humanité !