Cérémonie du Souvenir africain à Dakar

Le 2 février 1936

Henry BORDEAUX

Cérémonie du Souvenir africain

A DAKAR

Le 2 février 1936

DISCOURS

DE

M. HENRY BORDEAUX
DÉLÉGUÉ DE LACADÉMIE FRANÇAISE

 

ÉMINENCE ([1]),
MONSIEUR LE GÉNÉRAL GOUVERNEUR ([2]),
MON GÉNÉRAL ([3]),
EXCELLENCES ([4]),
MESDAMES, MESSIEURS,

J’ai été délégué, pour accompagner aux émouvantes cérémonies de Dakar, Son Éminence le Cardinal-archevêque de Paris, Légat de Sa Sainteté le Pape Pie XI, à un double titre, par le Souvenir africain et par l’illustre Compagnie à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir : l’Académie française. L’une et l’autre avaient leurs raisons pour désirer d’être représentées auprès de la France lointaine, aujourd’hui rapprochée de l’autre par les ailes extérieures qui transportent les messages et transporteront bientôt les voyageurs comme par ces ailes intérieures qui transportent les pensées. Et je voudrais tout d’abord vous donner ces raisons.

Au printemps de 1912, deux ans avant la Guerre, je reçus à Paris la visite de deux religieux à grande barbe. L’un était Mgr Jalabert, évêque de Sénégambie, l’autre le Père Brottier, son secrétaire et son confident, tous deux appartenant à cet ordre du Saint-Esprit qui s’est spécialisé dans les missions en pays noir. Mgr Jalabert était mon compatriote de Savoie. Aumônier des bagnes de la Guyane, il en était à peine revenu qu’il repartait pour l’Afrique occidentale. Il était curé de Saint-Louis en 1900 quand éclata la terrible épidémie de fièvre jaune qui emporta l’évêque de Dakar, Mgr Buléon, à trente-huit ans. Le gouvernement le décora et le Pape lui confia l’évêché vacant. Onze ans de Guyane et quinze ans de Sénégal s’étaient inscrits sur ses traits. A soixante ans, il avait la majesté d’un vieillard : la majesté, non pas la fatigue ni la mélancolie. La longue barbe en éventail était presque blanche. Le grand front dégarni renvoyait de la lumière et les yeux clairs, enfoncés dans l’orbite, avaient cette limpidité que n’a jamais ternie la vue des petitesses humaines parce qu’elle semble purifier les objets regardés. Plus jeune et plus robuste, le Père Brottier semblait couver son chef pour le protéger contre tout risque.

Mgr Jalabert m’exposa le but de son voyage en France. Ce but, c’était la création du Souvenir africain. En parcourant son immense diocèse et en découvrant, çà et là, dans la brousse, l’une ou l’autre tombe de quelque-explorateur, de quelque missionnaire, de quelque soldat, l’idée lui était venue de rassembler les noms de tous ces morts épars sur la terre d’Afrique et qui, tous, avaient servi la même cause de civilisation. Alors lui était apparue l’image d’une basilique qui s’élèverait à Dakar, sur la presqu’île du Cap Vert, promontoire de notre plus ancienne colonie, au point de passage des paquebots. Nul ne passerait plus en mer sans donner une pensée à cet ossuaire symbolique de l’Afrique française. La chaude terre avait pu absorber les restes mortels : le souvenir de tant de sacrifices demeurerait.

Le capitaine Paulhiac, des spahis soudanais, a raconté comment, conduisant une colonne au Soudan, il s’arrêta tout à coup et il arrêta ses hommes devant une tombe surmontée d’une croix au pied d’un baobab. Il s’approcha et il put lire le nom du capitaine de Planhol, mort le 7 septembre 1891 à l’âge de trente ans. Planhol a laissé un recueil de poèmes tout ardents de vie. Sa mère avait fait inscrire deux ou trois de ses vers sur son monument au Cœur de l’Afrique :

Heureux l’humble héros qui meurt pour sa chimère...

« Nulle grille, nulle clôture pour le protéger contre les mains des profanes ou l’approche des fauves. Mais quel décor grandiose a ce lieu de repos et quel soleil majestueux l’éclaire chaque jour !... » Baratier, le Baratier de Fachoda, le futur compagnon de Marchand, alors lieutenant, avait vu mourir Planhol, son capitaine. La route de Kayes à Nioro était jalonnée de cadavres. De Planhol fut le sixième. « A Biron, au pied d’un baobab, nous creusions la sixième tombe. Planhol était mort, mort de la fièvre, sans avoir entendu siffler les balles, mort sans avoir rien accompli de ce qui gonflait son âme, mort du moins en réalisant le rêve qu’il avait formulé :

Heureux l’humble héros qui meurt pour sa chimère,
Pleuré par ses amis...

« Oui, devant la pauvre croix dressée sur la terre qui le recouvre, nous avons tous pleuré... »

Combien d’autres jeunes hommes sont restés sur l’immense continent noir, dont aucun signe ne marque la sépulture ! La basilique de Dakar recueillerait leur mémoire perdue. Ce serait l’œuvre du Souvenir africain.

A mesure que Mgr Jalabert m’exposait ses projets, voici que je voyais s’élever cette cathédrale dominant la mer. Car il me montrait les plans de l’architecte Wulffleff. En belles pierres teintées et d’architecture byzantine, avec ses tours régulières et sa coupole centrale, elle se rapprocherait de la Sainte-Sophie de Constantinople, imitée par tant de monuments orientaux, chrétiens ou musulmans.

— Dakar n’a pas d’église, insistait l’évêque, et Dakar a plus de 40.000 habitants dont cinq ou six mille catholiques (40.000 habitants en 1913, elle en a 75.000 aujourd’hui). Elle en avait une, bien médiocre, qu’il a fallu démolir il y a quelques années parce qu’elle avait été bâtie sur un terrain friable et qu’elle était menacée de s’effondrer. Mais le nouvel édifice ne sera pas seulement destiné à assurer le culte catholique au Sénégal : il sera le Panthéon des morts d’Afrique. Les parois du chœur seront réservées à la longue liste des missionnaires tombés dans l’accomplissement de leur tâche religieuse. Puis il y aura la chapelle des soldats de Faidherbe, celle du Soudan, du Dahomey, du Tchad, de Madagascar aussi et du Maroc. D’autres chapelles seront réservées aux gouverneurs, administrateurs coloniaux, médecins, juges, instituteurs, fonctionnaires, colons, explorateurs enfin. Croyez-vous qu’il y ait beaucoup de familles françaises qui ne soient directement intéressées aujourd’hui à la basilique de Dakar et qui n’aient un nom à inscrire sur ces murs ?

Comme il avait raison, Mgr Jalabert ! J’en compte deux pour ma part : un juge de paix à Fort-National, mort à vingt-six ans des suites d’une insolation prise au cours d’une enquête, et un sous-lieutenant de vingt ans, tué au Maroc, en avant de Taza. Combien sont nombreux, depuis des siècles, les liens qui attachent la France à la terre d’Afrique !

Je promis à mon admirable compatriote mon concours. Ainsi l’honneur me fut-il accordé d’écrire, dans l’Écho de Paris et l’Illustration, les premiers appels en faveur de la basilique de Dakar. Puis la guerre éclata. Le Père Brottier, le représentant et le trésorier du Souvenir africain, demeuré en France, s’en fut au front comme aumônier volontaire. Il devait en revenir avec la Légion d’honneur et la Croix de guerre et il fut appelé à prendre la direction de l’œuvre des Orphelins apprentis d’Auteuil. L’évêque était retourné au continent noir. II parcourait son vaste diocèse en tous sens, à pied, à cheval, en pirogue, à dos de chameau, pour soutenir les cœurs, éclairer les esprits, maintenir ou créer le patriotisme. Avec la Grande Guerre, son œuvre s’élargissait, car les Africains y avaient tenu leur rôle. « Nos tirailleurs, par milliers sont tombés pour la France, écrivait-il : grâces en soient rendues avant tout, par-dessus tout, à ceux dont le dévouement a conquis l’Afrique et ouvert à la France les immenses réservoirs sans lesquels nous eussions certainement connu des détresses encore plus profondes. La valeureuse armée coloniale qui a donné sur tous les champs de bataille, notre splendide marine qui a relié toutes nos possessions extérieures à la mère patrie et monté sur l’immensité des Océans là plus héroïque garde que jamais l’Histoire ait enregistrée auront droit aussi au souvenir et à la prière. » C’était là le nouvel appel lancé par Mgr Jalabert revenu en France au mois de juin 1919. Rien de plus loyal, rien de plus juste. Je vois encore à Verdun ces bataillons noirs qui s’en allaient à la bataille : de tout jeunes hommes qui riaient si volontiers, montrant leurs dents blanches. Conduits la nuit jusqu’aux lignes, ils admiraient tant les fusées éclairant tout à coup les ténèbres, que leurs officiers ne pouvaient obtenir qu’à grand’peine de les faire coucher. Pour un Samba Diouf revenu au village natal, dont les Tharaud ont raconté l’odyssée, combien sont restés sur le sol de France qu’ils ont contribué à libérer ! Leur souvenir doit aussi être gardé dans la cathédrale de Dakar.

Ce voyage fut le dernier de Mgr Jalabert. Avant de repartir pour le Sénégal, il voulut connaître la joie, ne pouvant joindre ni Lyautey ni Joffre et n’ayant pu revoir Galliéni avant sa mort, de rendre visite à nos grands coloniaux, Gouraud et Mangin, dans leur nouvelle résidence, le premier à Strasbourg, le second à Mayence. Mangin, dans son livre sur la France d’Afrique, a rappelé ce trait assez significatif pour l’histoire de notre colonisation africaine : « En mars 1919, j’habitais à Mayence le palais des grands ducs de Hesse et je recevais chaque soir à ma table l’officier de garde. Le général Gouraud, de passage, avait bien voulu s’y arrêter. C’était un peloton sénégalais qui venait de lui rendre les honneurs, c’était un officier sénégalais qui s’asseyait à table au milieu de nous. Grand, mince, avec un visage fin et intelligent, du plus beau noir. Je lui ai demandé son nom :

« — Touré, me dit-il.

« — Mais c’est le nom de famille de l’almamy Samory.

« — Je suis son fils, me répondit-il. Trois de mes frères ont été tués dans cette guerre.

« Je réunissais par hasard le général Gouraud et son ancien prisonnier, l’un des enfants dont il avait remarqué le groupe « qui avait fort bon air ». Mais je crois bien que c’est là un fait unique, qu’on n’a jamais pu voir dans une autre armée que l’armée française, et il m’a semblé que le cadre ajoutait même un peu à la valeur et à la signification de ce spectacle. »

Gouraud et les fils de ce Samory, notre opiniâtre et terrible ennemi de naguère, combattant ensemble pour la France, voilà, en effet, qui souligne notre façon de coloniser et montre comment nous savons préparer avec nos ennemis de la veille nos soldats, nos collaborateurs de demain. Sur les murs de la cathédrale de Dakar sera donc aussi rappelé le souvenir de ces troupes noires qui ont pris part à la guerre de délivrance en même temps que celui de tous nos héros d’Afrique.

Mgr Jalabert, au mois de janvier 1920, repartait pour le Sénégal avec la joie de sentir son œuvre du Souvenir africain agrandie et caressée par la faveur publique. Dès l’arrivée à Dakar, on ouvrirait les chantiers, on poserait la première pierre. Il emmenait avec lui tout un état-major de Pères du Saint-Esprit, et quels admirables compagnons, tous illustrés aux colonies ou dans la Grande guerre ! Joyeusement on s’embarqua sur l’Afrique. L’Afrique, le 12 janvier, disparut corps et biens au large de l’île de Ré.

Dans la Chanson de Roland, le héros, maître du champ de bataille, mais seul survivant de l’armée avec l’archevêque Turpin, s’en va chercher les corps des douze pairs de France et les aligne devant l’homme de Dieu pour qu’il les bénisse. La troupe de Mgr Jalabert a-t-elle pu, dans la tempête, se rassembler autour de lui pour obtenir une bénédiction suprême ? Personne n’a retracé cette nuit d’ouragan et d’horreur. Sûrement il aura, lui, rassemblé en esprit le petit groupe de ses compagnons dont il attendait pour sa colonie tant de bien. Et comme Turpin, il aura béni ces morts vivants. D’avance il les a inscrits, dans une dernière pensée ; sur la, liste de ceux qui sont tombés au service de la France et qui figureront avec son propre nom sur les murs de la cathédrale du Souvenir africain.

Son œuvre s’est continuée après lui. Mgr le Hunsec et Mgr Grimault l’ont successivement reprise et menée à bonne fin. Ils n’ont pas voulu oublier l’ami et le collaborateur d’un instant de Mgr Jalabert. Ainsi, ai-je représenté le Souvenir africain à la consécration solennelle de la basilique de Dakar consacrée aux morts de l’Afrique française.

Le Souvenir africain, oui, sans doute, mais l’Académie française, à quel titre s’est-elle fait représenter ? Je pourrais vous répondre que sa place est partout où le nom de la France est célébré, car rien ne dure sans l’inscription dans la littérature et dans l’histoire. Mais, par une merveille du sort, elle se trouve avoir des liens particuliers avec l’Afrique occidentale, comme elle en a avec l’Algérie par le duc d’Aumale, avec le Maroc par le maréchal Lyautey. J’ai rencontré au Sénégal et au Soudan deux de mes confrères qui ont joué un rôle dans l’histoire de nos colonies africaines : l’un à la fin du dix-huitième siècle, l’autre à la fin du siècle dernier. L’un est le chevalier de Boufflers, l’autre le commandant Joffre.

Richelieu, qui a fondé l’Académie française, est aussi le premier qui ait favorisé officiellement notre colonisation, au Sénégal entreprise déjà avant lui. C’est la marque des grands hommes d’envisager ce qui donne à leur pays une expansion utile et bienfaisante qui durera après eux. Avait-il prévu que l’un des membres de cette Académie française, qu’il fondait, viendrait un jour prendre la parole sur cette terre d’Afrique dont il convoitait déjà la conquête et la conversion et porterait jusqu’ici le témoignage des lettres françaises ? Or, après André Brüe, qui fut le premier gouverneur attaché au Sénégal et désireux d’en faire une terre prospère et administrée avec justice et bienveillance, je trouve dans l’histoire du Sénégal deux continuateurs excellents, tous deux venus de la Cour, tous deux mis brusquement et sans aucune préparation en face des difficultés coloniales et tous deux assez débrouillards et assez autoritaires pour les dominer, le duc de Lauzun et le chevalier de Boufflers, ce qui tend à prouver que la meilleure école est encore celle de la connaissance des hommes qui peut suppléer bien des insuffisances quand on a la volonté, l’intelligence et la belle humeur. Saint-Louis a été perdu et pris par les Anglais. Le 28 janvier 1779, Lauzun y rentre en maître avec l’escadre commandée par M. de Vaudreuil. Car notre marine, qui a salué le Légat du pape avec la voix de ses canons, les avait fait tant de fois entendre ici-même pour soutenir les droits de la France, et il est juste qu’elle soit à l’honneur aujourd’hui. Lauzun organise la ville de Saint-Louis avec un maire responsable, il réunit administrativement le Sénégal aux établissements de Gorée, du Cap Vert et de la Gambie, prend le premier le titre de gouverneur, met à la raison les petits rois indigènes et sur cette série de coups d’État il retourne en France. Mais bientôt il s’en fut en Amérique avec Rochambeau. Sous la Convention, il sera le général Biron. Dénoncé au Comité de Salut public, sans raison valable, il sera décapité en 1794. Les services coloniaux étaient parfois en France, autrefois, récompensés d’étrange façon.

Le chevalier de Boufflers fut relativement plus heureux, puisqu’il se contentera de l’émigration pour récompense. C’est l’amour qui va le conduire au Sénégal. Il était connu à Paris, pour son esprit, ses poésies légères et ses aventures galantes, quand il rencontra Mme de Sabran. Elle avait vingt-sept ans et lui plus de quarante. Veuve d’un vieux mari qu’elle n’avait pu que supporter, elle menait une existence paisible, occupée de peinture, de musique, de belles-lettres, et encore plus de ses enfants, voyant le monde sans beaucoup s’y plaire, l’hiver à Paris, dans son confortable hôtel de la rue Saint-Honoré, l’été au château d’Anisy, près de Laon. « Si les difficultés m’avaient rebuté, lui écrira plus tard Boufflers, tu ne serais pas à moi. » Elle se défendit tant qu’elle put, car elle se méfiait du trop changeant chevalier. Comme il la devait aller voir à Anisy, il fut retardé par un orage ; inquiète, elle lui avait écrit, et ce fut son inquiétude qui la trahit. Ils étaient libres tous deux de s’épouser, mais Boufflers, qui était sans fortune, ne voulait pas vivre aux dépens de sa femme. « Si j’étais jeune, lui écrit-il, si j’étais riche, il y a longtemps que nous porterions le même nom ; mais il n’y a qu’un peu d’honneur et de considération qui puisse faire oublier mon âge et ma pauvreté : ma gloire, si j’en acquiers jamais, sera ma dot et ta parure. » Cet ancien roué n’est pas sans honneur. Il fuit un mariage dont il ne s’estime pas digne encore et malgré les larmes de son amie, il sollicite le poste de gouverneur du Sénégal. Après avoir passé sa jeunesse à jouer, souper et faire la fête, il révèle tout à coup de remarquables dons d’activité et d’initiative, remue ciel et terre dans son gouvernement et secoue avec bonheur les bureaux de Paris déjà doués — quelquefois — de la force d’inertie. Son humeur seule ne change pas. Il garde sa gaieté et son entrain, sa confiance et ses goûts aventureux. L’esprit de Cour n’est guère compris à Saint-Louis, mais il s’en amuse lui-même. Tandis que l’honneur l’entraîne à mille lieues de son bonheur, il sourit encore et sur le bateau qui l’emporte il écrit à son amie : « Je t’aime plus qu’on n’a jamais aimé sur terre ni sur mer. »

Je l’avoue, le chevalier de Boufflers a beaucoup contribué à me faire aimer le Sénégal. Mme de Sabran se mit en route pour l’y rejoindre, mais dut s’arrêter aux Canaries. Tout cela est d’un romanesque charmant. Il est des amours qui détruisent, ou paralysent l’activité. Le grand amour de Boufflers est au contraire un stimulant. Il veut laisser son nom à la colonie. Saint-Louis ne lui plaît guère. Mais le Cap-Vert l’enchante. « O mon enfant, écrit-il à Mme de Sabran, que n’étais-tu avec moi toutes ces journées où je visitai le Cap-Vert ! Une fraîcheur délicieuse, des prés verts, des eaux limpides, des fleurs de mille couleurs, des arbres de mille formes, des oiseaux de mille espèces, après les tristes sables du Sénégal, quel plaisir de retrouver une véritable campagne et de penser que moyennant un petit traité et un médiocre présent, je pourrai, pour le roi, et peut-être pour moi, jeter les fondements d’un empire du Cap-Vert dont la capitale serait nommée Boufflers ! Ambition sans laquelle personne ne fait attention à nous, pas même nous-mêmes. » Cet empire du Cap-Vert qu’il entrevoit aura pour capitale Dakar. Il ne lui donnera pas son nom, mais il y aura son nom inscrit. Il fut un administrateur juste et actif. Il desserra les entraves des esclaves et ne laissa plus vendre que les noirs coupables d’un crime. Quand il rentra en France, en 1788, après deux années bien employées, il fut élu à l’Académie française. Mais ce fut en exil qu’il épousa enfin, pendant la Révolution, Delphine de Sabran, dont le privilège fut d’être aimée absente, comme présente elle l’avait été et le fut jusqu’à la mort.

Dans l’épopée noire, dans l’histoire de la conquête de l’Afrique équatoriale, se retrouvent presque tous ces beaux noms qui font notre gloire militaire et coloniale, les Archinard, les Galliéni, les Trentinian, les Audéoud, les Marchand, un Mangin, un Gouraud. J’y retrouve aussi le commandant Joffre. Il a déjà fait ses preuves en Chine. Au Soudan, officier du génie au service des chemins de fer, comme il est chargé de conduire une colonne pour rejoindre par terre à Tombouctou la colonne Bonnier, il rencontre tous les obstacles, les inondations, les attaques des Touaregs, et les ordres mêmes d’un gouverneur provisoire, d’un gouverneur étrange qui devait être bientôt destitué et qui seul fait tache dans la série des gouverneurs tant civils que militaires. Il recueille les restes de la colonne Bonnier massacrée ; il rentre dans Tombouctou où il décide de demeurer pour achever sa victoire et organiser la défense et l’ordre. C’est déjà la marque du futur généralissime : rien ne le déconcerte, il prend ses responsabilités et il sait commander et organiser.

Son calme dans le danger est déjà imperturbable. Interrogé plus tard par mon camarade de guerre Louis Madelin au Grand Quartier sur la confiance qu’il avait gardée dans le soldat français lorsqu’il exigea de lui, après la retraite de Charleroi jusqu’à la Marne, la marche en avant qui devait nous donner la victoire, il répondit simplement : — Quand je conduisais ma colonne sur Tombouctou, la fatigue de mes hommes était extrême. Cependant, le soir je les entendais chanter. Ce que j’avais pu exiger là-bas, je pensais bien que je pouvais l’exiger en France. Notre pays est bon...

Heureusement un Trentinian remplace bientôt au Soudan un Grodet. L’incapacité est d’autant plus dangereuse qu’elle justifie la désobéissance. Trenrinian après Archinard, c’est une chance. Oui, notre pays est bon qui fournit de tels hommes, chefs et soldats. Encore ne conviendrait-il pas de compliquer leur tâche par de lourdes erreurs venues d’en haut.

Boufflers, Joffre, vous voyez que l’Académie a sa part dans la conquête et l’organisation de l’Afrique occidentale.

Il est un autre nom que l’Académie française avait retenu parmi nos gloires africaines, et c’est celui du général Mangin. Le vainqueur de Douaumont et de Louvemont était aussi un grand écrivain. Sur ma proposition, l’Académie lui avait décerné sa plus haute récompense : le grand prix de littérature. Dans ses Lettres du Soudan, écrites à sa famille par le lieutenant Mangin en 1890 et 1891, se trouve par exemple le récit émouvant, du départ du colonel Archinard, obligé par la maladie de quitter la colonie :

« Le colonel, écrit-il à son père, nous a reçus tous ensemble, la veille du départ, couché. Il parlait doucement avec une onction et une simplicité d’apôtre. Il nous recommanda surtout la prudence et l’union, nous dit sa fierté de nous avoir commandés : « Ce n’est pas moi qui reviendrai ici l’année prochaine, mais nous nous retrouverons et je ne vous dis pas adieu : il y a d’autres luttes en Europe qui nous réuniront encore, je pense. » Une calme voix de malade donnait à cette évocation à vingt lieues du Niger une certitude absolue... » Ainsi prophétisait-il la Grande guerre où se retrouveront en effet tous ces grands coloniaux, sauf ceux que l’Afrique aura gardés pour toujours, car voici Galliéni et Joffre, voici Mangin qui rencontre Marchand, voici Lapérine, le camarade et l’ami du P. de Foucauld qu’il rejoindra dans la sépulture, à Tamanrasset ; et avec Mangin, voici Gouraud, le lieutenant Gouraud qui s’est emparé de Samory et qui commande une armée, et tant d’autres, si nombreux et si fiers qu’ils fatiguent l’énumération. Ils sont trop et chacun d’eux devrait être célébré séparément. Tous le seront ensemble sur les parois de la basilique de Dakar, mémorial du Souvenir africain.

Je ne quitterai pas Mangin sans le citer encore. A l’assaut de Diena (30 janvier 1891), il est blessé et voici comment il l’apprend à son père, associant à ses blessures celles de son oncle sur la terre africaine : « Ton sang a arrosé une fois de plus les terres lointaines, mon cher papa. Il a bien coulé à cet assaut de Diena, et par trois blessures. J’étais plein d’orgueil en le voyant sur cette brèche-là tel qu’il avait été sur celle de Zaatcha, et bien heureux de la joie que tu aurais d’apprendre qu’il n’a pas dégénéré dans mes veines. » Blessé, il le sera encore, un peu plus tard, à l’affaire de Bossé, échappé miraculeusement à la mort par l’effigie de sa croix qui fait dévier une flèche lancée en plein cœur, mais frappé à l’épaule du ricochet d’une grosse balle de fer. « Je portais, écrit-il gaiement, une tunique légère que j’avais fait faire pour aller au bal et ce « bleu » me fit remarquer au capitaine Bonaccorsi (son chef) combien nos domestiques se négligent au Soudan, car le choc sur le drap en fit sortir beaucoup de poussière. »

Demain, le général Gouraud, que nous avons la chance et l’honneur de posséder parmi nous au lieu même de son premier séjour en Afrique, ne vient-il pas apporter, au nom de la veuve du grand Mangin le képi du colonel Mangin au Cercle des officiers de Dakar ? Il unira ces deux noms, le mort et le vivant, dans le même tribut d’admiration.

Il est encore un autre noir que je désire rappeler ici pour lui apporter l’hommage de l’Académie française, et c’est celui d’un grand écrivain, Eugène-Melchior de Vogüé. On a reproché souvent à notre littérature, et non sans raisons, de ne pas toujours mettre en évidence la grandeur de notre pays, et de chercher ce qui nous divise ou nous rapetisse de préférence à ce qui nous unit et nous donne la fierté d’être Français. Melchior de Vogüé, dans un article célèbre, les Indes Noires, et dans un roman plus célèbre encore, les Morts qui parlent, a chanté, comme un poète, notre épopée africaine... D’avance il a vu en Afrique un réservoir d’hommes et d’énergies. On vante toujours dans l’histoire le peuple romain qu’on a appelé le peuple bâtisseur. Il me semble, après être venu au Maroc et à Dakar, que notre pays n’a rien à envier à Rome et qu’il sait plus humainement construire quand une colonie est gouvernée comme le Maroc par un Lyautey, comme l’Afrique occidentale par un Roume, un Merlaud-Ponty, un Merlin, un Carde, car je m’arrête au passé, n’osant pas louer en sa présence le glorieux présent qui peut s’honorer d’avoir suivi sur place une carrière dont on peut mesurer aujourd’hui l’immense action efficace et bienfaisante.

Je vous ai parlé des gouverneurs et des chefs, des administrateurs et des soldats.

Notre effort colonial en Afrique occidentale fut grandement aidé par les innombrables religieux et religieuses qui apportèrent en pays noir, avec l’Évangile, les douceurs de l’amitié et de l’assistance et qui fondèrent des écoles, des dispensaires, des asiles. Combien d’entre eux n’ont jamais revu leur pays natal, ont donné leur vie avec leur dévouement quotidien ! Un ordre spécial fut même fondé pour le Sénégal, et c’est l’ordre du Saint-Esprit. Ses origines sont pittoresques. C’est toujours aux origines qu’il faut remonter pour connaître une œuvre. L’Afrique occidentale, dans ses origines, est toujours le triomphe de quelques individus dont le rayonnement est venu d’une sorte de génie intérieur. A la fin du XVIIe siècle, un jeune étudiant de Nantes, Claude Poullart des Places, voit débarquer sur le port les nègres ramenés d’Afrique pour l’esclavage. Ceux-ci lui inspirent tant de pitié que dès lors, il ne pensera plus qu’à les servir. Son père est directeur des Monnaies à Rennes. Lui-même est l’espoir d’une famille ambitieuse. Il a fait de brillantes études, nul ne parle mieux que lui en public, nul ne tient mieux que lui les rôles tragiques dans les représentations théâtrales d’étudiants. On l’envoie à Paris pour y achever son éducation : après, on lui trouvera une bonne place, en rapport avec son mérite. Mais à Paris, sur la montagne Sainte-Geneviève, il recueille les petits ramoneurs savoyards qui lui rappellent les malheureux noirs débarqués à Nantes. La charité le dévore. Il est possédé du désir de porter au loin l’aide divine entre dans les ordres et, après l’œuvre des Pauvres Écoliers ; il fonde, pour l’évangélisation des terres lointaines, un ordre qu’il place sons l’invocation du Saint-Esprit. Lui-même meurt à trente ans d’une pleurésie : néanmoins son œuvre durera après lui, cette œuvre « destinée à fournir aux colonies françaises des religieux aptes à évangéliser les pays infidèles » et qui se fondit avec les missionnaires du vénérable Père Libermann.

Le supérieur qui lui succède, M. Bouic, connaît les pires tribulations. Rien n’est plus touchant et comique ensemble que l’éternelle promenade à travers Paris de son économe, M. Pierre Caris, à la recherche de la nourriture de ses quatre-vingts séminaristes. Un jour, un homme de condition qui se faisait la barbe dans son rez-de-chaussée l’aperçut dans son miroir et lui trouva si triste mine qu’il le fit appeler par son domestique. Il l’interroge avec bonté.

« Je suis Caris, le pauvre prêtre et je n’ai pas une once de pain à donner aux quatre-vingts jeunes gens que je suis chargé de nourrir. »

Le gentilhomme lui remet cent pistoles. Une autre fois, passant rue Saint-Antoine, le Père Caris reçoit sur la tête le contenu d’un pot de chambre. Le domestique qui le déchargeait par la fenêtre ô douces mœurs d’autrefois ! — effrayé des suites de son étourderie, court en rendre compte à son maître qui lui ordonne de lui amener incontinent la victime de son imprudence. Le Père Caris étant entré, le maître se confond en excuses. Le Père Caris l’assure que cela est sans importance, car il est habitué aux rebuffades et aux immondices, puis il avoue sa détresse et explique l’œuvre du Saint-Esprit.

« Eh bien, dit ce seigneur, si vous m’aviez dénoncé la police, j’aurais été condamné à l’amende : je vais vous en faire bénéficier. »

Et aussitôt il lui remet cinq cents livres. Le pauvre prêtre Caris, comme il s’appelait lui-même, mérita l’épitaphe inscrite sur sa tombe « Cy gist Pierre Caris, qui vécut pour Dieu et le prochain toujours, pour lui jamais. »

A l’origine, presque toutes les grandes œuvres ont rencontré les mêmes difficultés matérielles. Pendant tout le XVIIIe siècle, la petite Société des Pères du Saint-Esprit prépara des missionnaires pour les colonies françaises et pour l’Extrême-Orient. Supprimée pendant la Révolution qui naturellement, méconnaissait leurs services, elle est rétablie, non moins naturellement, par Napoléon qui en comprend l’utilité et l’influence et ne désire pas perdre ces forces d’expansion. Puis, en 1848, elle reçoit, je l’ai dit, l’appoint d’un autre ordre, les missionnaires du Saint-Cœur de Marie, fondé par le vénérable Père Libermann, fils d’un rabbin de Saverne, converti au catholicisme, esprit dévoré de foi, cœur brûlé de dévouement.

L’histoire de l’ordre est un véritable martyrologe. La liste des Pères décédés en Afrique, dont les noms devront figurer sur la cathédrale du Souvenir africain à Dakar, serait à elle seule émouvante : car presque tous meurent à trente ou quarante ans, éprouvés par le dur climat, ou par les privations, ou par l’excès de fatigue, et souvent dans l’isolement de quelque poste perdu, loin de la côte, loin de leurs frères, loin de tout secours. Mais comment isoler les Pères du Saint-Esprit de leurs admirables confrères, les Pères Blancs au Soudan, les Missionnaires de Lyon au Congo et au Dahomey, et ces saintes femmes, ces ardentes et merveilleuses religieuses de tant de missions que rien ne rebute dans leur œuvre sacrée ? Dans l’embarras du choix, je voudrais citer un seul exemple, celui de Mgr Augouard.

Il est assez curieux de comparer entre elles les appréciations sur les indigènes des religieux et aussi des religieuses envoyées au Sénégal. En 1763, le Père Demanet, qui fut à Gorée et à Joal, écrivait : « Les noirs sont naturellement rieurs et querelleurs. Ils ont l’esprit vif et pétillant. Ils ne regardent pas comme un crime le vol et le larcin. Ils sont paresseux. Ils passent leur jeunesse dans la débauche, leur vie moyenne dans l’oisiveté, leur vieillesse sans remords. Le riz et le mil suffisent à leur bonheur ; l’eau-de vie les comble de joie.... » Quand il vint évangéliser le pays de Bane, le roi lui dit : « Convertis mes sujets d’abord, moi après... » afin de profiter, le dernier, des mauvaises mœurs. « Cependant, explique Mme Beslier dans son Histoire du Sénégal, les noirs ivrognes et débauchés s’attachaient à sa personne. Ils demandaient que leur fût accordé un clergé permanent qui prit soin de leurs âmes. »

Le compagnon de Marchand, Baratier, sûr de ses tirailleurs sénégalais, rendait pourtant ce témoignage à notre influence en pays noir : « La bravoure de nos tirailleurs est admirable et folle ; toutefois, si elle atteint ce paroxysme qui l’élève jusqu’aux plus sublimes dévouements, c’est grâce à la présence des blancs. Cette bravoure de nos noirs est faite d’honneur et de fierté de race : cependant on ne trouverait dans leurs combats, antérieurement à notre domination, aucun de ces actes qui sont la monnaie courante dont ils paient aujourd’hui notre affection. Dans tous les domaines, on constate ces lacunes dans la mentalité du noir qui a toujours besoin d’être dirigé et guidé. La société noire semble être une masse presque inorganique tant qu’un levain ne vient pas l’organiser et tant que ce levain ne maintient pas les cadres. »

Ce levain, nos missionnaires n’ont pas cessé de l’apporter. L’un des plus typiques est, sans aucun doute, ce Mgr Augouard qui a inspiré à M. Georges Goyau une courte biographie excellente. Du jeune Prosper Augouard on ne pouvait rien tirer en France. Il était de ces jeunes gens impossibles tant qu’on n’a pas trouvé l’emploi de leurs facultés excessives. Il va le trouver au Congo où les Pères du Saint-Esprit, qui était sa congrégation, s’étaient installés à Landana en 1874. Là, il apprend la langue et tâche à évangéliser des sauvages qui, la plupart du temps, s’enfuient à son approche en l’injuriant. Il ne se décourage pas et s’engage plus avant dans le pays, jusque sur le Pool où il rencontre Stanley. Un peu plus tard, quand Brazza, traitant avec le roi Makoko, eut mis le pavillon français à Loango, le commandant Cordier, expédié plus au sud dans la région de la Pointe-Noire, réclama le Père Augouard comme interprète. Celui-ci recevait les confidences des chefs indigènes. « Ton ami le commandant, lui disait l’un d’eux, aurait dû procéder comme moi. Quand je veux ajouter une femme à celles que je possède, je lui dis de bonnes paroles, qu’elle ne travaillera pas, qu’elle sera la première femme. Le mariage conclu, si elle ne veut pas travailler, je lui frictionne les côtes avec une lanière d’hippopotame et elle est mise à la raison. Ton commandant aurait dû faire de même avec nous. Il aurait pu nous promettre toutes les redevances annuelles que nous demandions. Alors il aurait tranquillement installé un petit fort et n’aurait eu qu’à nous envoyer promener à la première réclamation. Et nous nous serions soumis volontiers puisqu’il n’y aurait pas eu moyen de faire autrement. » Il fallut bien faire comprendre que cette duplicité n’était pas une coutume de France.

En 1886, le voilà dans la vallée de l’Oubangui. Il y retournera en 1891, au moment le plus périlleux, mais il y retournera avec une crosse et une mitre, car il est sacré à Paris le 23 novembre 1890. Le Congo est agité, les massacres blancs se sont multipliés. Cependant il remonte l’Oubangui dont une rive est française et l’autre belge, mais qu’habitent des anthropophages par qui il se sent palpé désagréablement, tandis qu’il comprend leur langage où il est question de le manger avec des bananes. Il fonde néanmoins la mission de Saint-Paul des Rapides où il sauve et recueille les enfants, où il ose se promener sans armes où il se fait si bien respecter et aimer qu’il recueille des indigènes ces souhaits imprévus : « Enivre-toi tous les jours... Tue tous tes ennemis... Puisses-tu avoir beaucoup de femmes !... Puisses-tu voler sans être vu ! » Un chef bigame à qui il avait fait honte de ses mœurs, ne lui apporte-t-il pas un jour cette confidence : « J’ai fait ce que tu m’as dit. Je n’ai plus qu’une femme, la moins méchante des deux. Alors, tu as renvoyé l’autre ? — Non, je l’ai mangée. »

Revenu en France et de passage à Rome, Mgr Augouard s’en fut rendre hommage au pape Léon XIII. Celui-ci l’interrogea paternellement sur les mœurs de ses étranges clients. — Se mangeaient-ils encore entre eux ? « Oui, très Saint-Père, et quotidiennement. » Inquiet, le Pape observa que nul martyr n’avait péri de cette manière. — « Je serai peut-être le premier, soupira l’évêque. — N’en faites rien, s’écria Léon XIII, vous ne laisseriez pas de reliques... » Plaisanterie tout ecclésiastique où se cachait l’admiration du Pape pour ce pauvre évêque que son sacre vouait à de tels diocésains.

Trente ans, Mgr Augouard évangélisa le pays noir, de Brazzaville au Haut-Oubangui. Il portait sur sa soutane blanche et râpée la croix de la Légion d’honneur que le capitaine Marchand lui avait remise un jour au nom de la France. Il ouvrait des écoles gratuites, il protégeait les femmes contre le mari polygame, leur restituait la décence et la dignité comme il s’opposait à l’exploitation des noirs, à qui il s’efforçait de donner le goût du travail et de la modération. Parfois ses conversions l’édifiaient lui-même par les trésors d’âmes découverts. Ainsi la petite Kalouga, rachetée dans l’Oubangui, qui voulut être religieuse, et comme l’évêque lui imposait un délai de six mois, elle se rebiffa : « Ne pouvons-nous donc pas, nous les noirs, aimer le bon Dieu comme les blancs ?... » Devenue religieuse indigène, elle demanda à soigner ses frères atteints de la maladie du sommeil. Gagnée par la contagion, comme elle se sentait perdue, elle confia ses dernières volontés : « Je suis une pauvresse du bon Dieu, je veux être enterrée comme telle. Vous ne me mettrez pas un pagne neuf : cette natte, quoique usée, sera bien assez bonne pour envelopper mon cadavre ; vous ne prendrez pas une corde pour me ficeler, une liane de la forêt suffira. » Car elle était parvenue au comble du détachement et Mgr Augouard l’envia.

Il n’avait rien à envier à personne. Malade et rapatrié en France, parvenu au bout de son effort humain, il mourut à Paris le 3 octobre 1921.

 

Mesdames, Messieurs,

Quelques mois avant la guerre, M. Gabriel Hanotaux, mon confrère de l’Académie française qui, pendant son passage au Gouvernement, sut défendre la cause de nos Colonies africaines et lier les uns aux autres les morceaux de notre Empire, invitait à Paris l’ancien Président de la République des États-Unis, celui-là même qui avait su proposer un idéal de volonté et de chevalerie à la grande Nation américaine, idéal qu’il devait réaliser pour son compte en donnant dans la Grande Guerre quatre fils, dont trois furent blessés et le quatrième, aviateur, tué. C’était Théodore Roosevelt dont le Président actuel est le parent éloigné.

M. Hanotaux le priait de désigner, comme un souverain, les convives que son hôte désirait de recevoir. Théodore Roosevelt désigna le général Brugère, ancien généralissime, qu’il avait connu à Washington, le philosophe Boutroux, M. Ribot. et le comte d’Haussonville, ses confrères de l’Académie des Sciences morales dont il faisait partie, le général Mangin, qui revenait d’Afrique et qui avait publié la France Noire, et moi-même à cause de la Peur de vivre, un livre qu’il avait aimé. L’un de nous cita le mot de Livingstone, qui vécut si longtemps au cœur de l’Afrique : « Sur les trois questions essentielles, c’est-à-dire Dieu, la Famille, le Sentiment amoureux, je n’ai pas trouvé que le noir différât du blanc. » Le général Mangin qui pouvait apporter son expérience du Sénégal, du Soudan, du Tchad et de la Mauritanie, approuva le rapprochement. Que pouvons-nous donc apporter de plus aux populations de l’Afrique Noire ? Sans doute une civilisation plus avancée qui leur donnera plus d’hygiène, plus de confort, une meilleure entente de la terre et du travail. Mais ce n’est pas encore suffisant : Ce que nous pouvons leur apporter de plus, demandez-le aux Grands Gouverneurs, un André Brüe, un chevalier de Boufflers, un Faidherbe, un Boume, un Merleau-Ponty, au gouverneur général actuel. Demandez-le à un Galliéni, à un Joffre, à un Lyautey, au général Mangin lui-même et à ses prédécesseurs, tous les grands coloniaux ; demandez-le au Père Augouard, à la Mère Javouhey et à leurs religieux et religieuses : ce que nous pouvons apporter de plus, c’est la flamme du dévouement et du sacrifice au but qui dépasse, c’est l’élan humain qui nous porte à secourir nos semblables, s’ils nous sont inférieurs, et à leur donner plus de sécurité et plus de bonheur, l’élan divin qui nous élève au-dessus de la terre. Cela surtout, et peut-être cela seulement, qui est la marque de la civilisation supérieure...

 

[1] S. E. le Cardinal Verdier, Archevêque de Paris, Légat du Pape.

[2] S. Ex. M. Brévié, Gouverneur général de l’Afrique Occidentale Française, représentant le Gouvernement de la République.

[3] Le général Gouraud, Gouverneur de Paris, représentant le ministre de la Guerre et le ministre des Colonies.

[4] Leurs Excellences les Archevêques et Evêques, composant la Mission.