Cérémonie du centenaire de Chateaubriand
Le mardi 16 novembre 1948
DISCOURS
DE
M. Le comte de CHAMBRUN
Délégué de l’Académie française
Mesdames,
Messieurs,
Le privilège de la vieillesse est d’enchevêtrer les générations et d’apporter des visions lointaines avant qu’elles s’estompent dans le brouillard du passé. En vous parlant de Chateaubriand, ressuscité ce soir, à qui ma famille était unie par l’indépendance de la pensée, je voudrais vous associer au récit ingénu que me fit ma mère d’une visite à Neuilly au printemps de 1847. Parée de ses seize ans et de ses saintes mousselines, elle qui fut présentée dans un jardin enchanté, entrevue fugitive dont elle conserva le souvenir.
« Regarde-le bien, disait grand-mère en souriant de connivence avec son illustre ami, regarde-le bien, c’est un grand homme. » Sans doute, mais sa taille dominatrice était petite quoique son ascendant fût incroyable : il se tenait sur le perron, l’homme de tous les songes, poli et admiratif, les cheveux aventureux, plus argentés que blancs, le regard caressant, le sourcil olympien, le visage osseux et glabre, ardent et glacé, sa main aux veines bleues appuyée sur une canne qui l’aidait à franchir ses chimères. « Un vieillard devant une rose blanche », répondit le vieux galant en s’inclinant avec grâce. Ma mère, timide jeune fille, pâle et blonde, remercia l’octogénaire d’une révérence.
Auguste vieillard aux vastes pensées dont le centenaire est célébré dans l’enthousiasme ! Que d’oraisons funèbres, d’encens, de paroles élogieuses devant le maître-autel des Missions étrangères, dans l’ombreuse Vallée-aux-Loups, sur les marches de Combourg, où le Président Herriot l’interpella, face aux remparts de Saint-Malo où la mer et les flots le saluent intarissablement.
Rassurez-vous, Messieurs, nos discours seront les derniers.
L’Académie française, heureuse de s’associer à ce triomphe des Belles Lettres, m’a délégué auprès de vous. Lointain successeur de Chateaubriand à l’ambassade de Rome, détenteur, quoique indigne, de son fauteuil à l’Académie, celle-ci a pensé que je m’attacherai à exalter dans cet amphithéâtre non seulement le magicien du romantisme, dont la prose a la caresse troublante de la musique et la cadence des vers, mais aussi le protagoniste du gouvernement représentatif, qui défendit la liberté politique et celle de la presse, sans laquelle toute liberté expire.
La Sorbonne et l’Académie sont apparentées l’une à l’autre par le but qu’elles poursuivent, la gloire de la langue française, et par le grand protecteur dont chacune d’elles s’honore. Prieur de la Sorbonne, Richelieu repose dans votre chapelle ; fondateur de l’Académie, il règne encore parmi nous. N’en doutons pas, nos coupoles sont sœurs.
Le Génie du Christianisme, l’œuvre militante de Chateaubriand, parut le 14 avril 1802, quatre jours avant que le bourdon de Notre-Dame eût carillonné le Te Deum du Concordat, paix entre les hommes, paix avec l’Église. Ce livre d’une haute signification spirituelle ouvre le XIXe siècle, comme le Contrat social avait fermé l’ère de l’encyclopédie.
La gloire qui en jaillit sur l’auteur, le désigna pour entrer dans la diplomatie et lui attira le sourire bénévole du Souverain Pontife. Nommé secrétaire à Rome auprès du Cardinal Fesch, oncle de Bonaparte, Chateaubriand logea non loin de la place Navone, dont les tritons joufflus du Bernin rafraîchissaient l’azur, là-haut, sous les combles du Palais Lancellotti où les puces familières, insensibles à son génie, lui sautaient aux jambes. Le Cardinal ambassadeur, le jugeant désinvolte, ne le traitait guère mieux que ces bestioles gourmandes et haussait les épaules dès qu’il apercevait, le croirait-on, sa signature.
Mais bientôt le jeune diplomate interrompit brusquement sa carrière lorsqu’il apprit, tragique nouvelle, le rapt du duc d’Enghien. Cet enlèvement sanguinaire taché d’opprobre, sépara deux destinées qui tendaient à se rapprocher. Désormais Napoléon, sous son masque légendaire, flagellé par l’ambition, avance dans la voie impériale bordée de victoires, tandis que Chateaubriand reprend sa vie jalonnée de désespérance et d’amour, en même temps qu’il saisit cette plume sans concurrente et sans égale.
C’est l’époque de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem et des Martyrs. Ses disgrâces, nées de l’iniquité du siècle, furent sa félicité littéraire. L’unité de son œuvre, ce sont les drames dont il fut témoin et qu’il recueillit avec ivresse en les classant : « Levez-vous, orages désirés ! » L’incertitude des événements lui a servi de canevas.
Sa fidélité à la tradition lui valut, après le retour de Louis XVIII, une série d’honneurs : l’épée de pair de France, le ministère des Affaires étrangères, les Ambassades de Berlin, de Londres et de Rome.
De sa longue émigration en Angleterre, avait rapporté une conception nouvelle, l’alliance entre l’honneur et la liberté qui doterait la France d’une Assemblée élue et d’une presse libre.
Epris de la liberté, Chateaubriand l’était aussi de la grandeur nationale. Ambassadeur à Rome, il rêvait d’une politique de prestige qu’il avait esquissée au Congrès de Vérone. Il aurait voulu améliorer à notre profit l’équilibre de l’Europe auquel Talleyrand dut se résigner en 1815 et conférer à la restauration l’insigne honneur de restituer à la France ses frontières naturelles qu’il nomme « ses frontières protectrices. »
Léon XII, le Souverain Pontife auprès de qui M. de Chateaubriand représentait Charles X, était un prince bienveillant et fort raisonnable. « J’entre dans vos vues », disait-il à notre Ambassadeur dès sa première audience.
L’année suivante, le Pape mourut subitement. « J’ai vu, écrit Chateaubriand à Mme Récamier, Léon XII exposé, le visage découvert, sur un chétif lit de parade au milieu des chefs d’œuvre de Michel-Ange ; j’ai assisté à la première cérémonie funèbre dans l’église Saint-Pierre. À la lumière des flambeaux mêlés à la clarté de la lune, le cercueil fut enlevé par une poulie et suspendu dans les ombres pour être déposé dans le sarcophage de Pie VII. On vient de m’apporter le petit chat du pauvre pape. Il est tout gris et fort doux comme son ancien maître. »
Pendant le conclave, Chateaubriand prononça un discours au Sacré Collège dans ce style fastueux que son talent éparpillait. Il s’enivra de son succès ; la chrétienté et les artistes s’en délectèrent.
Tandis que j’évoque Chateaubriand, je ne puis m’empêcher de songer à cette matinée de décembre, il y a quatorze ans, où nous inaugurâmes son buste à Rome. Nous étions réunis devant les jardins de la Villa Médicis sur une terrasse dominant cette place d’Espagne où jadis la main anxieuse de René avait senti s’arrêter le cœur de Pauline de Beaumont. L’Italie en se rapprochant de la France répondait au vœu de l’élite de la nation. Plus tard, après mon départ du Palais Farnèse, lorsque le gouvernement italien, malgré, les graves avertissements que je donnais, s’éloigna de notre pays, les ruines de sa politique s’ajoutèrent aux débris de la Ville éternelle.
« Vous qui aimez la gloire, disait Chateaubriand, soignez votre tombeau », et, pour se conformer à ce précepte, il avait obtenu de la ville de Saint-Malo où il était né, bercé par la sonorité des vagues, quelques pieds de terre pour sa tombe. Quand il rendit l’âme le 4 juillet 1848, la révolution avait semé le désordre dans les esprits. Ces lendemains d’émeute ne permirent pas de rendre au chantre de la volupté et de la mort, à celui de qui procède toute notre littérature, des funérailles que Victor Hugo aurait voulu royales. En ces jours d’angoisses, une messe fut dite dans la chapelle des Missions étrangères, à un vol d’hirondelle de la chambre où il s’était éteint. Après quoi la dépouille mortelle fut transportée dans sa province.
Mon grand-père se rendit à Saint-Malo avec Alexis de Tocqueville. Triste pélerinage. Le glas invitait les deux amis à la prière. Jamais ils ne virent spectacle pareil. Une foule innombrable de coiffes ailées, de surplis au vent et de paysans recueillis dont les cheveux flottaient, attendait le cercueil. Lorsque, porté sur les épaules de ses compatriotes, celui-ci parut, les Bretons, le deuil au cœur, entonnèrent :
Combien j’ai douce souvenance
Du joli lieu de ma naissance !
L’amour de la France ne cessa d’animer Chateaubriand. Si l’histoire est la science de l’homme vieillissant, que sera-t-elle pour ce devin qui en a écouté le bruit et qui a pressenti un changement dans l’esprit du siècle ? Lorsqu’il prit congé de la Chambre des Pairs et qu’il prononça, le 7 août 1830, son ultime discours, il n’hésita pas à déclarer que la république serait l’état futur du monde.
Aussi, dans les mémoires d’outre-tombe, qui reposaient au pied de son lit d’agonisant et qui furent scellés par son dernier souffle, nous livre-t-il le secret de sa destinée : « Je me suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue. »
Cette rive inconnue vous a accueilli, esprit superbe à la plume d’or, dont les écrits emplissent la postérité. La mort a éclairé votre gloire.