ALLOCUTION
DE
M. HENRI MONDOR
Directeur de l’Académie Française
lue dans la séance du 11 Septembre 1958
La longévité de notre Secrétaire perpétuel devait lui sembler parfois un légitime privilège de sa fonction : il s’en prenait, en effet, volontiers, à celle-ci, des surmenages et des angoisses de celle-là.
Mais il avait montré longtemps les allures d’une jeunesse bien vivante et d’emblée généreuse. Je tiens de lui qu’à l’heure oratoire du banquet offert à Jean Moréas, en 1891, il s’était brusquement levé, anonyme, inattendu, farouche et sans délégation, pour lancer, d’une voix certainement pathétique, ces simples mots où on le reconnaît : « Je bois à ceux qui travaillent et ne mangent pas. »
Lors de sa réception sous la Coupole, il y a un tiers de siècle, Jean Richepin lui fit honneur d’allier aisément sa piété pour Lamartine et son culte pour Victor Hugo. Remarquons, à notre tour, qu’il était né dans l’année mémorable de la mort de Baudelaire, qu’il goûtait assez paradoxalement ensemble Georges Seurat et Albert Besnard, était l’ami de Fénéon appelé, un jour, pour son étonnante perspicacité, le seul critique de la fin du XIXe siècle, et qu’il s’associa à la remarque de Barrès déplorant qu’un grand poète, en son impassibilité doctorale, se fût trop « méfié du beau trésor qu’un artiste porte dans son cœur ».
Notre confrère n’a cherché ni à calmer ni à cacher le sien. Son cœur était partout : dans ses romans, ses essais de dramaturge, ses ouvrages d’esthéticien, ses bienfaisantes activités sociales et ici. Déjà, en 1926, aux yeux du Directeur chargé de le recevoir en notre Compagnie, l’œuvre littéraire de Georges Lecomte apportait, de notre monde moderne, une histoire qui devait au réalisme sa rude vérité et à une sensibilité particulièrement émotive ses fleurs d’idéal. Dans l’éloge qu’il dut prononcer, le futur Secrétaire perpétuel, avec sa liberté, ne masqua pas le hérissement bougon, l’aigreur rébarbative derrière quoi il avait dû découvrir la droiture et la bonté de son prédécesseur à l’Académie. Il lui emprunta même un instrument assez aigu pour un autre portrait, celui d’un de ces joueurs de flûte qui se croient grands artistes, une de ces utilités, ajoutait-il, qui ambitionnent le premier rang, y sont malheureusement poussés et n’atténuent un peu le souvenir de leur insuffisance que par la bonne grâce d’en convenir ou de s’en accuser.
Si je retiens, dans l’œuvre romanesque, son livre Les Valets, ce n’est pas pour rappeler que l’ancien Directeur de La Cravache avait déjà usé d’un titre menaçant, mais parce qu’il a fustigé l’indignité de bien des politiciens avec une telle sincérité que la vague, qui récemment les coucha, a dû le soulever d’un ultime contentement.
Pour la première des onze fois consécutives, Georges Lecomte avait été élu Président de la Société des Gens de Lettres, à quarante ans. Son dévouement à des hommes généralement désintéressés et un peu gauches en leurs gestions matérielles était déjà proverbial. Complimentons-le encore et félicitons-nous qu’il ait pu récemment entendre célébrer ses mérites d’homme d’action par d’éloquentes voix : surtout celle de l’un d’entre nous, qui lui a toujours montré un attachement très attentionné et, aux heures douloureuses de la vie, ne lui retarda jamais d’un jour son assistance fraternelle. Devant une foule tout entière acquiesçante, Georges Duhamel, c’était lui, l’avait ému jusqu’à d’heureuses larmes, par ces belles paroles devenues un adieu « À cette noble existence, si bien remplie, si chaude et palpitante de vie, hommage devait être rendu par une affection pure. »
Appelé à prendre fréquemment la parole, Georges Lecomte, malgré les apparences, ne s’y est pas souvent complu. Le jour même où il entrait à l’Académie, une allusion à cette Société des Gens de Lettres où il avait vu bien des dénuements, recueilli des confessions pitoyables, admiré d’ardentes vocations, lui permit, dès le premier alinéa de son remerciement, de faire, d’une confidence un peu désinvolte, un compliment adroit, en disant : « Les pouvoirs que l’amicale confiance des écrivains me renouvelle depuis si longtemps, m’ont contraint à bien des discours. J’en ai prononcé quelques-uns avec émotion, deux ou trois avec plaisir. Je n’étonnerai personne si je dis qu’aucun ne m’a donné, autant que celui-ci, d’émotion et de plaisir. »
Sur les estrades et les tribunes où Georges Lecomte parut tant de fois, la certitude d’être utile l’emportait donc, en lui, sur l’orgueil ou la majesté de présidence, et la modestie, qui dicta ses dernières volontés, ne pouvait nous surprendre.
Mais nous ne devions, mes chers Confrères, à Mâcon et à l’Institut, sans manquer à un grand devoir de gratitude, obéir à son vœu de suprême effacement. Notre Chancelier a bien voulu l’accompagner jusqu’à sa terre natale, et si Émile Henriot, tenu comme moi à un laconisme déférent, n’y a prononcé que quelques mots, nous lui savons gré d’avoir offert nos condoléances au fils de notre confrère et écrit, il y a peu de temps, dans une de ses chroniques, des lignes très agréables à l’auteur de Ma Traversée : celles-ci, par exemple : « Essayiste, critique, romancier, l’auteur des Cartons verts et de Servitude Amoureuse, le vénérable et actif Secrétaire perpétuel de l’Académie, a toujours été un homme curieux de son temps. Il n’y a jamais voulu faire figure d’émigré. Il s’est intéressé à tout, a beaucoup vu, il a entendu plus encore... »
Vers la place où j’ai l’honneur de parler de lui en votre nom, il nous arrivera souvent d’imaginer l’éclatant visage du nonagénaire vaillant que nous vénérions, de nous rappeler les scrupules, les tourments de son abnégation, la bonté qui authentifiait sa bonhomie, le soin pieux qu’il apportait à honorer les funérailles ou la mémoire des écrivains disparus, son patriotisme vibrant, sa joie de faire applaudir ou secourir des talents nouveaux, et son art d’accueillir, parmi nous, avec une égale affabilité et des ressources d’humour, ceux à qui il avait donné son suffrage... et les autres. Vous vous souviendrez aussi, je n’en doute pas, de ses charmantes impatiences, quelquefois de ses colères marmonnées, lorsqu’il attendait vite une réponse à cette adjuration facilement frémissante : « Mes chers Confrères, nous aimons tous à ranimer le souvenir des écrivains trop oubliés. L’un de vous sera certainement heureux de se rendre dans la sous-préfecture qui n’est qu’à sept ou huit cents kilomètres de Paris, d’y revêtir l’habit brodé et de représenter, pendant une heure, l’Académie française. »
Pour lui-même, Georges Lecomte, Secrétaire perpétuel, ami et aimé de tous, a préféré les plus simples obsèques... et je crois voir son geste nous le rappelant.